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Ce recueil d’essais, dirigé par deux grands spécialistes anglo-saxons de la critique musicale française et issu d’un colloque à l’Université d’Ottawa en 2011, se veut un ouvrage qui balaye largement son sujet et éclaire la critique de l’entre-deux-guerres dans son ensemble. S’appuyant sur l’histoire musicale, l’histoire des idées et l’analyse de texte, tout en étant redevable aux méthodes de la New Musicology comme aux théories de la réception et parfois de la sociologie bourdieusienne, le livre met au jour les réseaux et les motivations individuelles et générationnelles qui régissent la construction des réputations et des canons musicaux.

Les directeurs de la publication et les auteurs font montre d’un effort réel pour proposer un ouvrage uniforme, dans lequel les articles se répondent les uns aux autres. Bien que l’approche de chaque chapitre soit souvent monographique, les discours musicaux sont toujours replacés dans le contexte professionnel et matériel de leur production ; la précision des analyses permet d’élucider les motivations concrètes des discours, et révèle toute la complexité et la richesse de la presse musicale de cette époque.

Après avoir exposé les trois concepts autour desquels est structuré le volume, nous voudrions insister sur quatre thèmes qui nous semblent constituer une réelle avancée théorique.

L’introduction constitue en elle-même une remarquable synthèse allant au-delà d’un simple résumé des différents articles, et restera un texte de référence sur la question. Elle éclaire notamment le choix de penser le recueil autour de trois grandes thématiques, qui ne régissent pas la table des matières, mais constituent le fil rouge des différents « chapitres » : autorité, défense (« advocacy »), et héritage. Il faut saluer ce vrai travail d’éditeur, qui donne son unité au volume.

Premièrement, la bataille pour l’autorité du critique, déjà prégnante dans l’avant-guerre entre les différents styles de critiques (des moins techniques aux plus spécialisées), se voit encore renforcée dans l’entre-deux-guerres, où la question de l’expertise technique et musicale devient centrale en raison de la structuration de la musicologie autour de certains pôles (la Société française de musicologie créée en 1917, La Revue musicale en 1920, la Revue de musicologie en 1922).

Deuxièmement, l’ouvrage permet de décrypter les stratégies de défense et de promotion employées par les différents critiques. L’entre-deux-guerres constitue une période durant laquelle la vérité absolue en termes de musique est contestée ; puisqu’il est admis que chacun puisse avoir un avis différent, les commentateurs prennent conscience du pouvoir de la critique et n’hésitent pas à en faire un usage vigoureux, pour défendre le debussysme (Vuillermoz), l’internationalisme (Prunières), ou la musique contemporaine (Honegger), parfois dans une perspective d’autopromotion.

Troisièmement, l’héritage des générations précédentes reste fort, et les commémorations prennent une place importante dans la vie musicale : celles des personnages morts au combat comme celles des musiciens disparus pendant cette période, Debussy et Fauré en tête, respectivement en 1918 et 1924. Les éditeurs choisissent de concentrer l’étude sur cette période de l’entre-deux-guerres, particulièrement signifiante et instable, mais considérée comme injustement laissée pour compte par les chercheurs. Ils s’écartent aussi de la réception des « grandes oeuvres » pour aborder la question depuis le champ critique, mettant ainsi en lumière des pans inconnus de celui-ci. L’une des grandes nouveautés de l’ouvrage est de faire une place inhabituellement large à l’étude des conditions économiques de la critique, et du rôle du lectorat ou des auditeurs de radio, pour mettre en lumière des phénomènes jusque-là peu connus, comme les stratégies d’autopromotion des critiques, ou l’enchevêtrement entre les différents types de réseaux, professionnels, idéologiques ou générationnels, à une époque marquée par le traumatisme de la guerre et la perte d’êtres chers.

Le premier thème que le volume permet ainsi d’élucider de façon précise concerne les conceptions et les carrières de certains grands critiques, notamment Boris de Schloezer (1881-1969), Émile Vuillermoz (1878-1960), Charles Koechlin (1867-1950), Léon Vallas (1879-1956) et d’autres, que l’on retrouve dans plusieurs articles. L’article de Michel Duchesneau qui débute le volume (« Music Criticism and Aesthetics During the Interwar Period: Fewer Crimes and More Punishments ») permet de dresser un portrait de groupe du monde de la presse musicale dans l’entre-deux-guerres et de ses enjeux. Il remarque par exemple que les amateurs éclairés ont plus tendance à avoir des positions tranchées que les critiques ayant reçu une formation musicale, ou encore que beaucoup de critiques musicaux conservent une vision conservatrice de la musique, par exemple en faveur de la tonalité, courant renforcé par l’arrivée du Groupe des Six, malgré la circonspection généralisée sur les motivations du groupe.

Des articles plus monographiques complètent ensuite ce tableau. Ainsi Philippe Cathé montre dans le chapitre 3 (« Charles Koechlin: The Figure of the Expert ») la variété de l’activité de Charles Koechlin, à la fois compositeur, critique, pédagogue, conférencier, encyclopédiste, et ne cache pas son admiration pour ce personnage qu’il considère comme un artiste complet et une figure intellectuelle majeure de l’époque. Autre compositeur-critique, Arthur Honegger est l’objet du chapitre 6, signé par Pascal Lécroart (« Arthur Honegger: Music Critic for Musique et Théâtre (1925-1926) »), qui permet de réfléchir à la définition de la « critique musicale ». En effet, la critique de Honegger est difficile à cataloguer, quand bien même il fut l’un des critiques les plus célèbres du quotidien culturel Comoedia et le responsable de la section « Théâtres de musique » du bimensuel Musique et Théâtre en 1925 et 1926. Selon Lécroart, à l’instar de toute critique d’artiste, elle nous informe sur sa propre esthétique : en l’occurrence, la conception de l’artiste comme artisan, dans la ligne de Jacques Maritain, et la méfiance envers la musique pure. Les chapitres 7 et 8, respectivement consacrés à Nadia Boulanger (1887-1979) et Alejo Carpentier (1904-1980) par Kimberly Francis et Caroline Rae, mettent en lumière les complexes réseaux de sociabilités qui régissent leur activité de critiques, qui s’inscrit pour tous deux dans la défense de l’internationalisme. Danick Trottier, dans le chapitre 12 (« Creating a Canon: Émile Vuillermoz’s Musiques d’aujourd’hui and French Musical Modernity »), interroge en détail la conception de la « musique d’aujourd’hui » d’Émile Vuillermoz à la lumière du recueil d’articles éponyme publié en 1923.

Certaines figures, comme Vuillermoz ou Schloezer, s’avèrent des « figures carrefours » dans le champ de la critique musicale, que l’on retrouve d’un article à l’autre. Ainsi, Michel Duchesneau analyse en détail la position de Boris de Schloezer, et en particulier son refus du « dogme de la variabilité des goûts musicaux » (p. 36). Le vrai dogmatisme, selon Schloezer, c’est de refuser toute théorie, et de croire que le jugement esthétique objectif n’existe pas.

Pour défendre leur propre idée de la valeur musicale, les critiques ne se limitent pas à leurs articles dans la presse : dans le chapitre 5 (« Common Canon, Conflicting Ideologies: Music Criticism in Performance in Interwar France »), Barbara Kelly montre l’importance, pour la défense des conceptions esthétiques, que prennent les concerts organisés par certains critiques comme Prunières ou Vallas. Cette activité en elle-même, par les choix de programmation qui sont faits et les paratextes qui l’accompagnent (publicités dans les revues, conférences en marge des concerts, comptes rendus), contribue pour beaucoup aux stratégies employées par les critiques pour défendre leur propre idée de ce que doit être la musique après la guerre.

Ce qui occupe en effet la plupart des critiques dans cette période charnière, c’est la construction ou défense d’un canon français. Le volume propose deux concepts pour désigner ceux dont l’activité consiste à défendre la réputation de certains musiciens ou de certaines musiques : Marianne Wheeldom reprend au sociologue Gary Alan Fine la notion d’« entrepreneurs réputationnels » (« reputational entrepreneurs »), qui caractérise des critiques se consacrant à fonder la postérité de leur héros et d’eux-mêmes, et montre dans le chapitre 9 (« Debussy’s “Reputational Entrepreneurs”: Vuillermoz, Koechlin, Laloy and Vallas ») que cette notion s’applique parfaitement au cas de certains critiques musicaux de l’entre-deux-guerres. On retrouve en effet chez eux les trois éléments donnés par Fine, qui interfèrent cependant fortement entre eux : intérêt personnel, efficacité narrative et position professionnelle favorable (p. 220). Danick Trottier, quant à lui, désigne comme des « canoniseurs » (« canonisers ») les défenseurs assidus de la réputation de Debussy, Ravel et Fauré, dont fait partie Vuillermoz.

Les mécanismes qui inscrivent progressivement la triade Debussy/Ravel/Fauré comme le parangon de la musique française constituent un autre fil rouge du volume, traité sous différents angles. Si Marianne Wheeldon se propose d’étudier la réception de Debussy par quatre auteurs (Koechlin, Louis Laloy, Vuillermoz et Vallas), montrant ainsi leurs différentes stratégies, Danick Trottier se concentre au contraire sur la seule figure de Vuillermoz et distingue les diverses méthodes qu’il utilise, selon les musiciens qu’il souhaite canoniser. Ces études mettent en lumière la lutte pour le canon dans un contexte peu favorable (chap. 1) : le désir de la génération d’après-guerre de faire table rase de la musique de l’avant-guerre, considérée comme décadente, et de rafraîchir la musique française, en pousse certains à faire de Debussy un bouc émissaire dans l’affirmation d’une nouvelle esthétique, et son héritage n’est pas assuré après sa mort en 1918.

Des figures d’horizons variés défendent ces musiciens, souvent pour des raisons différentes : Vuillermoz ou Koechlin, tous deux debussystes de la première heure, font de la défense de Debussy une stratégie de promotion personnelle (chap. 3, 4[1], 9 et 12) ; de la même façon, si le plaidoyer en faveur de Debussy de Nadia Boulanger (chap. 7) est, selon Kimberly Francis, en partie dicté par l’émotion d’une perte familiale — le décès de sa soeur Lili —, sa défense assidue de Ravel viserait davantage à définir un héritage à long terme pour les générations futures et à s’assurer qu’il sera respecté par les prochaines générations, afin d’assurer sa propre stabilité professionnelle (p. 170). Dans un contexte idéologique bien différent, Dominique Sordet (1889-1946) semble assimiler dans L’Action française Debussy et Fauré à l’idéologie maurrassienne pour justifier l’éloge qu’il en fait (Christopher Moore, chap. 2 : « Nostalgia and Violence in the Music Criticism of L’Action française »). Quant à Prunières et Vallas, malgré leurs différends, ils programment tous deux abondamment les oeuvres de Fauré, Debussy et Ravel dans leurs concerts (chap. 5), symbolisant ainsi l’unanimité nationale.

Les enjeux médiatiques de cette canonisation sont également mis en avant : la publication d’une monographie s’avère ainsi beaucoup plus efficace, en termes de légitimité, que les articles de périodiques. Jann Pasle (chap. 4) analyse ainsi une stratégie collective de canonisation, à travers l’exemple d’un volume collectif de vulgarisation de la musique, L’initiation à la musique à l’usage des amateurs de musique et de radio (1935).

La troisième avancée du volume, pour une meilleure compréhension du champ de la critique musicale de l’entre-deux-guerres, concerne l’élucidation des réseaux, amitiés, inimitiés et luttes de pouvoir qui structurent ce champ. Michel Duchesneau rappelle dans le chapitre 1 que la période se caractérise par une grande ferveur de la presse musicale, qui transforme l’opposition binaire d’avant-guerre entre modernistes et conservateurs en une constellation très variée d’orientations esthétiques. Cependant, l’opposition centrale que l’on retrouve au fil des textes est celle qui oppose la triade canonique Debussy/Fauré/Ravel aux jeunes compositeurs du Groupe des Six, et leurs défenseurs respectifs.

Les compositeurs-critiques directement concernés, comme Honegger, mènent des batailles esthétiques dans les colonnes des journaux, pour des raisons à la fois financières et carriéristes. Pascal Lécroart (chap. 6) montre ainsi que les premiers articles du compositeur sont tous liés aux polémiques autour du Groupe des Six et mus par la possibilité de défendre ses amis et lui-même. Cependant, son positionnement est ambivalent et marqué par l’ironie : il se déclare lui-même critique occasionnel, met en scène le « remplissage » de ses chroniques et critique des collègues pontifiants sans sensibilité, parodiant notamment Schloezer. Dans le chapitre 11 (« Satie, Relâche and the Critics: Controversies and Legacy »), Jacinthe Harbec retrace quant à elle l’échec critique du ballet Relâche (1924) de Francis Picabia et Erik Satie, en partie causé par les mauvaises relations de ce dernier avec la presse musicale.

Les luttes sont aussi idéologiques : Christopher Moore (chap. 2), décrypte la critique de Sordet et de Lucien Rebatet (1903-1972) dans L’Action française, montrant que si Rebatet s’inscrit dans une « esthétique de la violence » (terme qu’il emprunte à David Carrol), Sordet se montre plus mesuré. De façon générale, leurs opinions musicales sont pourtant sensiblement les mêmes que celles des autres critiques de leur époque ; ils constituent en tous cas deux figures d’autorité dans le monde musical.

Inversement, rester en dehors des polémiques peut constituer une stratégie en soi : c’est le cas de Nadia Boulanger dont la critique se caractérise par l’esprit de consensus. Kimberly Francis (chap. 7) l’explique, d’une part, par la nécessité, pour cette femme célibataire durement touchée par les difficultés matérielles de la guerre, d’assurer sa sécurité matérielle, mais aussi, d’autre part, par une position professionnelle et générationnelle intermédiaire, qui la pousse à se tenir à l’écart des antagonismes.

Enfin, l’ouvrage fait naturellement une grande place aux conséquences du premier conflit mondial sur les discours de la critique musicale. L’espoir du renouveau musical laisse bientôt la place à un désenchantement face à l’apparent échec du renouvellement musical après la guerre (Michel Duchesneau, chap. 1). C’est en partie ce qui fonde l’opposition d’une partie de la critique au Groupe des Six : Vuillermoz, par exemple, leur reproche de ne pas embrasser l’élan unanimiste et humaniste de l’après-guerre. Les exemples individuels de Koechlin et de Nadia Boulanger montrent à quel point les difficultés matérielles durant le conflit et dans l’immédiat après-guerre influent sur les stratégies professionnelles et les prises de position critiques. Dans le chapitre 10 (« The Legacy of War: Conceptualising Wartime Musical Life in the Post-War Musical Press, 1919-1920 »), Rachel Moore s’interroge sur la place du conflit dans les discours musicaux de l’immédiat après-guerre. Son étude des articles parus en 1919 et 1920 montre clairement la permanence des thématiques du sacrifice et de la commémoration, ainsi que l’instrumentalisation des émotions de la guerre à des fins polémiques voire propagandistes, y compris de la part des institutions.

L’exemple d’Alejo Carpentier, exilé politique à Paris à partir de 1928 (Caroline Rae, chap. 8), propose un autre regard sur les liens entre politique et critique musicale, puisque l’écrivain cubain, opposant au régime de Machado, fait de sa critique musicale un outil idéologique qui l’amène non seulement à défendre le cosmopolitisme, mais aussi à définir l’identité cubaine, notamment artistique et musicale

En conclusion, on peut ajouter que les auteurs du volume sont tous des spécialistes dans leur domaine, et qu’ils offrent ici des articles qui sont eux-mêmes des travaux de synthèse. Autre qualité notable, tous s’appuient explicitement sur les travaux existants, souvent d’autres auteurs du même volume. En appendice, on trouvera d’ailleurs non seulement une bibliographie générale des sources secondaires pour l’ensemble du volume, mais aussi une bibliographie fort utile des sources étudiées dans le livre, y compris les documents d’archives non publiés.