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Introduction

Comprendre les relations qu’entretiennent l’État et les territoires à travers la mise en oeuvre des politiques publiques est un défi que de nombreux travaux ont tenté de relever (Bradford, 2008 ; Douillet, 2005). En effet, l’apparition de nouveaux territoires d’action publique, qu’ils soient ou non formellement institutionnalisés, interroge le rôle de l’État dans ces nouveaux appareillages. Dans cet article, nous proposons d’explorer le rôle de l’État dans le développement des régions, dans un contexte de changement d’échelle d’action publique. Plus précisément, notre analyse porte sur le changement d’échelle de la gouvernance forestière dans trois régions situées dans deux provinces canadiennes : les régions de la Capitale-Nationale et de l’Outaouais au Québec et la région de Madawaska-Restigouche au Nouveau-Brunswick. Par-delà leurs spécificités, ces trois cas régionaux partagent deux points communs. Premièrement, le secteur forestier y occupe une place essentielle en matière de développement territorial. Deuxièmement, on y a assisté au cours de la dernière décennie à des changements d’échelle de l’action publique forestière. L’origine de ces changements diverge toutefois. Ainsi, dans le cas des régions québécoises, ce sont des modifications de la politique forestière du gouvernement provincial qui ont mené à la mise en place d’institutions régionales (les Commissions régionales des ressources naturelles et du territoire — CRRNT). À l’inverse, dans le cas de Madawaska-Restigouche, ce sont les acteurs territoriaux qui ont cherché à se doter d’institutions et d’une gouvernance régionale. Au Canada, la politique forestière est le plus souvent conçue comme une politique avant tout sectorielle (Howlett, Rayner et Toleffson, 2009 ; Rayner et coll., 2001), voire néocorporatiste (Howlett et Rayner, 2001). Le rôle de l’État[5] y est important, mais en lien avec les industriels titulaires de permis d’exploitation de la forêt publique. Cet arrangement public-privé offre traditionnellement peu de place aux acteurs territoriaux dans la prise de décision concernant la forêt publique (Blais et Chiasson, 2005). De fait, on peut s’interroger sur l’apparition de nouveaux échelons régionaux et leur insertion dans une gouvernance forestière traditionnellement verticale et sectorielle.

L’émergence de ces nouveaux échelons n’entraîne pas mécaniquement la désectorialisation. Toutefois, dans la mesure où ils ouvrent de nouveaux espaces pour la participation d’acteurs jusqu’alors exclus des arrangements sectoriels et néocorporatistes, ces échelons régionaux peuvent potentiellement infléchir les formes de la gouvernance forestière traditionnelle à la fois verticale et sectorielle. L’analyse du changement d’échelle dans les cas de Madawaska-Restigouche, de l’Outaouais et de la Capitale-Nationale nous permettra de vérifier si celui-ci ouvre sur une certaine transformation du rôle de l’État en matière forestière.

Pour répondre à cette question, nous nous appuyons sur une recherche originale menée dans ces trois territoires à partir d’une approche qualitative. Pour chacun d’entre eux, nous avons d’abord collecté et analysé les documents à caractère institutionnel (des gouvernements provinciaux) autour de la mise en place et du fonctionnement de ces nouvelles instances régionales, puis des corpus de textes spécifiquement liés à chacun de ces cas (procès-verbaux de réunion, décisions, revues de presse, etc.). Ces documents ont été analysés à l’aide des notions et concepts extraits de la revue de la littérature, incluant notamment les notions de secteur, de territoire, d’échelle, de verticalité et d’horizontalité. En complément, 35 entrevues semi-dirigées ont été menées dans les trois territoires avec les acteurs clés de chacun de ces dispositifs (élus, industriels, petits producteurs locaux, activistes, représentants citoyens…). Seize de ces entrevues ont été réalisées dans la région de la Capitale-Nationale, onze en Outaouais et huit à Madawaska-Restigouche[6]. L’analyse de ces entrevues a permis de préciser les enjeux et représentations liés à la mise en place et au fonctionnement de ces nouveaux territoires d’action publique.

L’objectif de ce texte est, dans un premier temps, de documenter les changements d’échelle d’action publique forestière – une réalité méconnue au Canada[7] – et, dans un deuxième temps, d’apporter un éclairage sur le rôle et la place de l’État dans ces processus de changement d’échelle. Pour ce faire, nous présentons d’abord la littérature sur la question du changement d’échelle qui nous permet d’interroger la diversité des pratiques forestières au Canada. Après avoir brossé un rapide portrait des cas québécois (des régions de l’Outaouais et de la Capitale-Nationale) et néo-brunswickois (de la région de Madawaska-Restigouche), nous proposons une discussion sur un État qui se révèle à la fois omniprésent, bien que sous des formes variées, et le plus souvent méfiant du développement d’une réelle capacité régionale.

1. Le changement d’échelle : entre territoire et État

On trouve dans la littérature deux principales perspectives théoriques qui placent le changement d’échelle au coeur de leur analyse, soit le nouveau régionalisme (Amin, 1999) et le rescaling (Brenner, 2004). Même s’ils partagent un intérêt pour le changement d’échelle, ces deux cadres d’analyse s’opposent à bien des égards, notamment du point de vue du rôle accordé à l’État. Alors que le premier en fait un acteur marginal du processus, le second voit dans les nouvelles échelles une stratégie de redéploiement de l’État. Toutefois, l’essentiel des travaux empruntant à ces deux perspectives s’intéresse au contexte métropolitain. Nous proposons ici de reprendre certaines de leurs hypothèses et de les tester sur les régions ressources, et plus spécifiquement là où la mise en valeur de la forêt publique occupe une place importante dans la socioéconomie régionale.

1.1 Le nouveau régionalisme : le développement régional face au retrait de l’État

La notion de néo-régionalisme a d’abord été élaborée pour saisir les logiques de coopération à l’échelle d’un même milieu métropolitain (Amin, 1999). Habituellement, elle renvoie à la construction d’institutions plus ou moins formelles à l’échelle régionale qui s’appuient sur la collaboration entre divers acteurs présents sur le territoire (politiques, économiques, issus de la société civile) pour faire face à des défis de développement communs. Les cités-régions résultent ainsi d’un double mouvement simultané, à la fois de downscaling par lequel les forces globales, d’abord et avant tout économiques, favorisent l’échelle régionale comme territoire économique fonctionnel. Parallèlement, un second mouvement d’upscaling, du local vers la région, vise à dépasser les conflits locaux et à accroître la capacité d’action (Jonas et Ward, 2007). Fortes de ces deux dynamiques, les institutions régionales sont vues comme les leviers de mobilisation des forces territoriales dans une logique de gouvernance. Pour les néo-régionalistes, ces deux mouvements de downscaling et upscaling prennent place dans un contexte où l’État central se désengage largement de sa responsabilité en matière de développement. Dans les mots de Markey et coll. (2015, p. 875-876) :

New regionalism has emerged as a prominent approach, and reconceptualization of the spatial entity of the region, for addressing the complexity of territorial development and mitigating the negative impacts associated with both political and industrial restructuring. As both senior governments and major industries have withdrawn from the direct linkages of development responsibility, the region promises both enough scale and capacity to construct and invest in new trajectories of development. New regionalism thus occupies an intermediating position, within a dynamic tension between the abandonment of traditional patterns of top-down stewardship and the appeal of local control and place-sensitive intervention.

Ainsi, pour le nouveau régionalisme, le changement d’échelle est un effort déployé par les forces et les acteurs locaux pour se donner une capacité d’agir face à la contribution déclinante des politiques de développement de l’État.

1.2 Le « rescaling » : la région comme réponse à la transformation du capitalisme

Pour sa part, le rescaling considère que le changement d’échelle n’est rien d’autre qu’un ajustement rendu nécessaire par les exigences du capitalisme en renouvellement. Selon la très influente formulation de Brenner (2004), le type de capitalisme des sociétés fordistes et keynésiennes d’après-guerre nécessitait une régulation à l’échelle du territoire national par l’État. Le passage à une forme schumpetérienne de capitalisme (qualifiée de rescaled competition state regime) à compter des années 1980 apporte la nécessité de changer d’échelle de régulation. Brenner ajoute que ces processus sont aussi porteurs de marginalisation pour de larges pans des sociétés, qu’il qualifie de « uneven spatial development ».

Dans ces travaux, le rescaling doit être vu comme un processus étatique. Dans le contexte du rescaled competition state regime (RCSR), l’apparition de nouvelles échelles, comme celles des quartiers ou des régions urbaines, résulte ainsi des redéploiements de l’État sur des ancrages territoriaux différents. À ce titre, certains auteurs s’inscrivant dans la mouvance du rescaling se montrent très critiques de perspectives comme celle du nouveau régionalisme, qui omettent de considérer la place de l’État dans l’émergence d’institutions de gouvernance métropolitaine. Pour McGuirk (2007), par exemple, la construction de la ville-région (city-region), loin d’être le signe d’une autonomie de la métropole face aux États centraux, est le reflet des politiques spatiales de l’État.

1.3 Le changement d’échelle hors des zones métropolitaines

Les travaux sur le changement d’échelle, autant le rescaling que le nouveau régionalisme, sont fortement liés aux contextes métropolitains et ne proposent que très peu de repères sur les processus de construction de nouvelles échelles d’action publique dans des territoires situés à l’extérieur des métropoles.

De façon générale, le rescaling offre une perspective rarement sensible à la spécificité des territoires et de leurs trajectoires. Comme le changement d’échelle est un processus étatique en réponse à des transformations plutôt globales du capitalisme, les analyses ont tendance à accorder très peu d’importance aux dynamiques ou aux logiques d’acteurs propres à tel ou tel territoire. En outre, lorsque ces travaux explorent des territoires spécifiques, ces derniers sont généralement de nature métropolitaine. Ce tropisme urbain donne l’impression que les processus de changement d’échelle sont réservés aux territoires métropolitains, en laissant largement dans l’ombre les trajectoires de changements d’échelles dans des contextes plus périphériques.

Le nouveau régionalisme est également une perspective fortement liée au contexte métropolitain. La recension qu’en fait Champagne (2002) aux États-Unis montre bien qu’il s’agit d’une réponse, plus porteuse que le public choice, aux défis posés aux grandes villes américaines par la mondialisation. Ce lien étroit entre régions métropolitaines et nouveau régionalisme reste bien présent dans de nombreux travaux. La critique de Hayter et coll. (2003), selon laquelle les travaux sur la globalisation rendent compte uniquement de l’expérience des espaces métropolitains et ignorent la réalité des territoires définis par leurs ressources naturelles (resource peripheries) s’applique assez bien tant au nouveau régionalisme qu’au rescaling.

Cependant, de façon plus récente, d’autres auteurs ont cherché à interroger le potentiel du nouveau régionalisme à l’extérieur des cadres métropolitains, que ce soit des territoires ruraux (Ortiz-Guerrero, 2013) ou des territoires dépendant des ressources (Markey et coll., 2015 ; Zirul et coll., 2015). Markey et coll. (2015) résument en ces termes la situation dans les régions rurales :

New regionalism has emerged as both a reactive and proactive response to recent forces of political and economic restructuring. Reactively, rural regions are pursuing collaborative approaches to help mitigate the loss of senior-government and industrial interventionist roles in the development process. They are working together to pool capacity in the absence of support. Proactively, integrated development at a regional scale offers opportunities to address the complexities of territorial planning and mobilize the strategic competitive advantages of place-based assets within a globalized economy

p. 876

Selon Zirul et coll. (2015, p. 143), « new regionalism explores the mechanical processes of small places ‘scaling-up’ to work more effectively as regions in both the public policy arena and the marketplace ». Les territoires en milieu périphérique faisant face à un certain désengagement de l’État s’inscrivent ainsi dans une logique de scaling up, c’est-à-dire de construction d’institutions régionales pour mieux faire face aux défis de la mondialisation. Si ce processus ne se fait pas sans interroger le modèle municipal traditionnel, il mène à la construction d’institutions régionales que les auteurs interprètent comme un accroissement de leur capacité (capacity). En accord avec ces auteurs, il est essentiel de considérer la place de l’État dans ces processus de scaling up.

Ainsi, si certains auteurs néo-régionalistes se sont penchés sur les régions ressources, comme c’est le cas en Colombie-Britannique (Zirul et coll., 2015 ; Markey et coll., 2015) ou dans le nord de l’Ontario (Kramkowski et Mulvihill, 2017), à notre connaissance, il n’existe rien de tel ni au Québec ni au Nouveau-Brunswick. Empruntant la voie ouverte par cette littérature, nous cherchons à comprendre dans quelle mesure les hypothèses du nouveau régionalisme sont valides dans des régions dépendantes des ressources de ces provinces. À l’instar de ces travaux, nous interrogeons la place que prend l’État dans les processus de construction de nouvelles échelles d’action publique.

Comme mentionné plus haut, les trois territoires que nous avons retenus pour mener notre analyse renvoient à des cas de figure passablement diversifiés en termes de changement d’échelle. Dans le cas de Madawaska-Restigouche, le changement d’échelle est issu de l’initiative des acteurs locaux, qui ont voulu se donner une capacité d’action régionale, alors que dans les deux cas québécois, c’est l’État qui a dicté les changements d’échelle par l’entremise de sa politique forestière. Si, à priori, les cas québécois semblent aller dans le sens du rescaling alors que celui de Madawaska-Restigouche se rapproche de la logique du nouveau régionalisme, nous proposons une lecture plus fine de ces cas.

2. Le changement d’échelle de l’action publique forestière dans les régions québécoises et dans Madawaska-Restigouche

L’économie forestière du Québec et du Nouveau-Brunswick a fait face à d’importants défis au tournant du XXIe siècle. Les réponses gouvernementales, ayant été assez différentes de part et d’autre, ont conduit à des dynamiques contrastées de changement d’échelle forestière dans les deux provinces.

2.1 La création par le haut d’une échelle régionale au Québec

Dans le cas du Québec, le changement d’échelle d’action publique forestière découle d’une crise qui secoue le secteur et les politiques forestières à compter de 1999 (Chiasson, Bernard et Charlebois, 2018 ; Fréchette, 2009 ; Bouthillier, 2002). C’est l’année de la sortie du film L’Erreur boréale de Richard Desjardins et Robert Monderie. Ce film, qui dénonce les pratiques de coupe et d’aménagement forestier ainsi que la proximité entre le ministère responsable des forêts et les industriels titulaires de permis, a fortement ébranlé la légitimité des politiques forestières québécoises auprès du public. La crise découlant de L’Erreur boréale sera à ce point aiguë que le gouvernement québécois assignera à une commission le mandat de revoir la gestion de la forêt publique et de proposer des mesures qui permettraient de rétablir la confiance du public. À l’issue d’un important travail de consultation, la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique, mieux connue sous le nom de Commission Coulombe (Chiasson et Labelle, 2009), dépose en 2004 un rapport qui recommande des réformes en profondeur du régime forestier québécois. Parmi ses recommandations, on retrouve l’importance de favoriser la participation des acteurs des régions forestières québécoises à la gestion de la forêt publique. Le gouvernement donnera suite à ce constat de plusieurs façons, et notamment en adoptant une nouvelle loi qui au moins dans sa dénomination — la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (LADTF) —reconnaît l’importance des territoires. De façon plus concrète, cette loi prévoit également la mise en place de deux mécanismes permettant la participation des acteurs des territoires régionaux : les Commissions régionales des ressources naturelles et du territoire (CRRNT) et les Tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT). La mise en place de ces deux instances dans les régions de l’Outaouais et de la Capitale-Nationale s’inscrit dans une logique de changement d’échelle programmé par la législation forestière du gouvernement québécois.

Les TLGIRT qui sont implantées par la LADTF s’appuient sur une première génération de tables de concertation qui existaient déjà (Lecompte, Martineau-Delisle et Nadeau, 2005). Dans certains cas, comme dans la région de la Capitale-Nationale, ces tables de concertation réunissant les divers usagers de parcelles de forêt publique avaient été créées de façon à répondre aux exigences des organismes de certification forestière (Lindsay-Fortin, 2017). Des expériences semblables se réclamant de la gestion intégrée avaient également été menées dans divers territoires de l’Outaouais (Leclerc et Andrew, 2013). La nouvelle loi vient donc généraliser des mécanismes de concertation sur l’ensemble des terres publiques québécoises, tout en précisant leur fonctionnement (Chiasson, Bernard et Charlebois, 2018). Bien que ces TLGIRT étaient prévues à l’échelle des unités d’aménagement forestier, elles ont choisi dans certains cas de se regrouper en vue d’améliorer leur efficience. C’est le cas de la région de l’Outaouais, où l’ensemble des tables de la région se sont finalement rejointes dans une seule table régionale, la Table régionale de gestion intégrée des ressources et du territoire de l’Outaouais.

Pour leur part, les CRRNT sont des instances nouvelles qui ne s’appuient sur aucune pratique préalable de concertation à l’échelle régionale. On soulignera par contre que les CRRNT ont tout d’abord pris le titre de Commissions forestières régionales (CFR) lorsqu’implantées sous la forme de projet pilote dans certaines régions en 2007. Ces expériences pilotes seront de courte durée puisqu’on commencera dès 2008 l’implantation d’instances régionales à la grandeur de la province, qu’on appellera Commissions régionales des ressources naturelles et du territoire. Ce changement de nom est révélateur : ces commissions seront désormais responsables de l’ensemble des ressources du territoire public et non seulement de la forêt, comme le laissait entendre la première formulation. En ce sens, les CRRNT concourent à l’idée d’intégration qui est au coeur des TLGIRT : le territoire public englobe une diversité de ressources au-delà des arbres et de la matière ligneuse ainsi qu’une multiplicité d’usagers. En réunissant ces multiples usagers dans des instances de concertation comme les CRRNT et les TLGIRT, on souhaite qu’ils convergent vers une gestion plus intégrée des diverses ressources du territoire public (MRNF, 2008, p. 23). De façon plus immédiate, la création des CRRNT ouvrait un nouveau lieu pour une participation des élus locaux à la gouvernance forestière. Pour reprendre les termes du nouveau régionalisme, ces commissions offraient la possibilité d’un scaling up permettant aux élus locaux de se reporter à l’échelle régionale. Dans sa thèse de doctorat sur les CRRNT du Bas-Saint-Laurent et de l’Outaouais, Leclerc (2013) a toutefois bien montré que les élus ne s’investissent pas de la même façon dans ces nouveaux espaces de gouvernance régionale, certains plus que d’autres saisissant cette opportunité de participer à la gouvernance forestière.

2.2 Madawaska-Restigouche : développer une échelle régionale par la base

Dans le cas de Madawaska-Restigouche, le changement d’échelle découle plus directement du contexte de crise forestière qui frappe de plein fouet ces territoires du nord du Nouveau-Brunswick. C’est à compter de 2006 que les effets de cette crise s’y feront pleinement sentir. Dans le comté de Restigouche, la crise est particulièrement dévastatrice en termes de fermeture d’usines et de pertes d’emplois (Beaudin, Forgues et Guignard-Noël, 2013). C’est dans ce comté que les élus locaux des communautés touchées revendiquent une participation à la prise de décision forestière. Ces premiers efforts s’étendent au comté de Madawaska pour conduire à la création d’un organe régional de gouvernance forestière, le Conseil de gestion intégrée des forêts publiques de Madawaska-Restigouche.

Au Nouveau-Brunswick, il n’existe pas, comme au Québec, d’échelon régional. Le maillage municipal ne couvre qu’une partie seulement du territoire, le reste étant découpé en comtés. Il s’agit d’un maillage administratif ne comprenant pas de mécanisme de représentation de la population. Ainsi, d’un point de vue institutionnel, Madawaska et Restigouche sont deux comtés distincts et ne constituent pas une région reconnue par la Province. Si ces deux territoires ont été regroupés ensemble dans un même conseil « régional », c’est parce que les acteurs du terrain perçoivent qu’ils partagent une problématique commune, soit la crise forestière et les contrecoups qui en découlent, ainsi qu’un intérêt à trouver des réponses communes (ou régionales) à cette problématique (Leclerc et coll., 2014).

L’histoire de la création du Conseil de gestion intégrée des forêts publiques de Madawaska-Restigouche témoigne d’une dynamique de changement d’échelle (ibid.). Puisqu’au Nouveau-Brunswick, les permis de coupe sur les terres publiques sont rattachés à des usines, la fermeture de l’usine de pâtes et papiers de Dalhousie (dans le comté de Restigouche) en 2007 a fait en sorte que le permis de coupe numéro 1 est devenu orphelin. C’est à cette occasion que les élus du comté de Restigouche ont proposé de devenir gestionnaires et responsables de ce permis de coupe. C’est le refus de cette première demande par le ministère des Ressources naturelles, justifié par le manque d’expertise forestière des élus, qui a fait germer l’idée d’un partenariat entre les élus locaux et les industriels forestiers dans le cadre d’une instance régionale (ibid.). Un important travail porté par l’Association des municipalités francophones du Nouveau-Brunswick a finalement permis de tabler sur le contexte de crise pour convaincre les propriétaires d’usines ainsi que les titulaires de permis (et de sous-permis) de coupe de se joindre aux élus municipaux dans le cadre d’un Conseil régional.

Pour reprendre les termes du néo-régionalisme, la création de ce Conseil démontre une volonté de construire une capacité d’action plus importante par rapport à la crise forestière et ses conséquences sur le développement régional. La construction de cette capacité passe par un double élargissement du municipal. D’une part, un élargissement qui débouche sur un partenariat avec les industriels actifs en forêt publique à Madawaska et à Restigouche afin d’avoir accès à une expertise (et une légitimité forestière) que les élus n’avaient pas. D’autre part, l’élargissement du territoire d’action, du territoire de la municipalité locale vers un territoire régional (celui de Madawaska-Restigouche) qui se voudrait plus porteur pour avoir une meilleure emprise sur la forêt publique et sa contribution au développement régional (Leclerc et coll., 2014). Ces deux élargissements sont des manifestations assez éloquentes de ce que les théoriciens du néo-régionalisme qualifient de scaling up.

3. Les divers visages de l’État dans le changement d’échelle

La section précédente a permis de confirmer une trajectoire de changement d’échelle ascendante à Madawaska-Restigouche et descendante en Outaouais et dans la région de la Capitale-Nationale. Ces trajectoires différentes n’excluent pas que l’État puisse, dans tous les cas, jouer un rôle important, que ce soit comme facilitateur ou comme frein dans la construction de nouvelles échelles d’action publique. Dans les prochaines sections, nous avançons l’idée que l’État intervient par l’entremise de diverses politiques et qu’il peut conséquemment influencer, de façons diverses et parfois même contradictoires, les dynamiques de changements d’échelle forestière.

3.1 Le changement d’échelle programmé en Outaouais et dans la région de la Capitale-Nationale

Jusqu’aux réformes des années 2000, la gouvernance de la forêt publique québécoise a suivi une logique fortement sectorielle (Blais et Chiasson, 2005) qui s’est traduite de deux façons. D’une part, la forêt publique est gérée conformément à l’objectif prédominant d’assurer un approvisionnement durable aux usines de transformation du bois (Bouthillier, 2001) et, d’autre part, la prise de décision est assurée par l’État et les industriels forestiers (Howlett et Rayner, 2001). Ainsi, depuis le 19e siècle (Blais et Chiasson, 2005), la forêt publique est gérée indépendamment de la structure institutionnelle mise en place par la politique régionale de l’État québécois à plusieurs échelles (municipalités locales, Municipalités régionales de comté, régions administratives). En effet, la gestion de la forêt publique s’appuie sur un découpage administratif et des objectifs qui sont propres au régime forestier, lequel coïncide peu sinon pas du tout avec le découpage régional. De surcroît, la forêt publique est gérée selon un processus décisionnel distinct, tenant à l’écart les élus locaux. La création des CRRNT a ouvert la possibilité d’un certain rapprochement entre la politique forestière et la politique régionale de l’État. Nous verrons dans les prochaines sections si et comment se rapprochement s’est opéré à l’échelle des territoires régionaux québécois.

3.1.1 le croisement entre politique régionale et politique forestière

Les nouvelles instances régionales (CRRNT) instituées par la législation forestière héritent d’une responsabilité en matière de planification des usages du territoire public à l’échelle régionale. Une de leurs principales raisons d’être est de produire le Plan régional de développement intégré des ressources et du territoire (PRDIRT), lequel doit définir les orientations qui guideront la mise en valeur des ressources sur le territoire public (Leclerc, 2013). Pour leur part, les TLGIRT ont également un rôle à jouer en matière de planification, puisqu’elles sont appelées à participer à l’élaboration des Plans d’aménagement forestier intégré tactique (PAFIT) à l’échelle plus restreinte des unités d’aménagement forestier (UAF). Auparavant, ce travail de planification était essentiellement sous la responsabilité des industriels titulaires de permis de coupe. C’est donc dire que la création des CRRNT et des TLGIRT entraîne, du moins en principe, un transfert de responsabilité significatif vers des instances régionales.

En outre, le fait que les CRRNT soient placées sous la gouverne des Conférences régionales des élus (CRÉ) fait en sorte que le travail de planification forestière est mis en lien avec la structure institutionnelle du développement régional. Les CRRNT sont gouvernées par une assemblée formée de plusieurs acteurs (élus locaux, industriels, pourvoyeurs, loisir forestier, etc.) avec droit de vote auxquels s’ajoutent des représentants de bureaux régionaux de ministères concernés par la forêt publique, mais sans droit de vote. Les CRRNT peuvent également compter sur le soutien d’un personnel permanent sous l’autorité du directeur général. Les élus locaux, qui sont majoritaires au conseil des CRÉ, acquièrent ainsi un droit de regard nouveau sur la gouvernance de la forêt publique. En effet, les CRÉ doivent ultimement approuver les PRDIRT et les autres grandes orientations établies par les CRRNT. Dans la pratique, les élus locaux de la région de l’Outaouais seront présents comme membres de la Commission régionale et vont jouer un rôle assez significatif dans les exercices de planification du territoire public régional. Dans le cas de la Capitale-Nationale, la place et le rôle des élus locaux au sein de la Commission apparaissent moins importants. Ce faisant, alors que la politique forestière avait toujours été conçue indépendamment de la politique régionale, la mise en place de ces nouvelles instances force un rapprochement des deux univers et une certaine ouverture de la gouvernance forestière aux acteurs territoriaux. Ce rapprochement sera plus ou moins important selon les régions.

La mise en place des CRRNT, dans la mesure où elle invite les élus locaux à dépasser le cadre municipal pour investir l’échelle régionale, correspond bel et bien à un changement d’échelle forestière. Cependant, ce changement d’échelle, s’il crée un nouveau cadre régional, n’offre pas nécessairement de garanties aux acteurs du territoire (notamment les élus locaux) pour qu’ils puissent s’approprier ce cadre ou acquérir une capacité accrue de piloter le développement forestier. Les entrevues menées tant dans la Capitale-Nationale qu’en Outaouais montrent qu’à bien des égards, les logiques sectorielles restent bien présentes dans le cadre des CRRNT et des TLGIRT, de même que les difficultés pour les acteurs du territoire de se tailler une place dans cette gouvernance. Certains participants ont exprimé des frustrations face à la difficulté de faire valoir leurs points de vue et intérêts propres et se sont montrés assez critiques quant au poids exercé par certains acteurs plus proches de la logique forestière traditionnelle, comme les industriels ou les représentants du Ministère. Ainsi, à la question « Avez-vous l’impression que les TLGIRT ont permis de changer des choses en matière de gestion des forêts », 14 des 16 informateurs des TLGIRT de la région Capitale-Nationale ont soit répondu non ou oui, mais avec beaucoup de réserve : « À la question, je réponds oui, mais ça reste limité. C’est toujours le Ministère qui décide » (Entrevue CN5).

Pourtant, dans le cas particulier de la CRRNT de la région de l’Outaouais et malgré ces critiques et les barrières soulevées par plusieurs, le changement d’échelle a semblé assurer une certaine ouverture de la gouvernance aux élus locaux. Plusieurs répondants ont à cet égard souligné la collaboration presque sans faille entre trois acteurs de la CRRNT de l’Outaouais. Ensemble, ils dictent une bonne partie des orientations retenues dans le PRDIRT, et plus largement dans la gouvernance régionale. De façon un peu surprenante, les deux premiers acteurs de ce trio n’ont pas de droit de vote formel à la Commission. Il s’agit d’une part de la direction générale régionale du ministère des Ressources naturelles, qui détient un simple siège d’observateur, et d’autre part du personnel de la Commission, notamment du directeur général et de son équipe, à qui revient la tâche de donner suite aux décisions de la Commission. Le troisième acteur, les élus locaux, a non seulement un droit de vote à la Commission, mais en assurera la présidence tout au long de son existence. Or, si cette collaboration tripartite n’a pas empêché d’autres acteurs, comme les industriels, d’y jouer un rôle important, elle a assurément imprégné le fonctionnement de la Commission.

Ainsi, dans le cas de la CRRNT de l’Outaouais, la présence des élus locaux n’est pas seulement formelle. Ces derniers ont réussi à se tailler une place significative dans les mécanismes de prise de décision et à y exercer une influence considérable. L’inclusion et l’influence des élus locaux dans les mécanismes de prise de décision marquent un changement important par rapport aux modalités de gouvernance forestière précédentes. Dans le modèle de gouvernance antérieur, la prise de décision était, en réalité, réservée aux acteurs sectoriels (industriels et experts de l’État) et ne comportait aucun forum permettant à des acteurs externes au secteur de participer à la gouvernance. L’introduction des élus locaux dans la CRRNT représente ainsi autant une reconnaissance symbolique de la légitimité des élus comme acteurs forestiers qu’une brèche dans le modèle sectoriel de gouvernance.

La construction de cette alliance et le développement d’une capacité d’action régionale ont parfois entraîné la nécessité de négocier des compromis acceptables entre les trois partenaires et, dans certains cas, pour toutes les parties prenantes de la Commission. Le dossier des « bois sans preneurs » est un exemple particulièrement éloquent de compromis qui a été soulevé par de nombreux informateurs. On appelle « bois sans preneurs » le bois qui ne peut pas être transformé par les usines de la région, une problématique particulièrement importante en Outaouais. Pour les industriels, ces bois sans preneurs représentent une augmentation des coûts de récolte, alors que pour la population et les acteurs préoccupés par le développement du territoire, ils correspondent à du bois gaspillé ou à un potentiel de développement perdu pour la région. Ces divergences de point de vue ont mené à une situation de « crise » (Entrevue O9), principalement dans la MRC Pontiac, le territoire le plus durement frappé par la crise forestière en Outaouais.

« Les débats [sur les bois sans preneurs] ont été assez épiques et houleux […] on est finalement revenus avec un compromis qui n’était pas l’idéal pour tout le monde, mais tout le monde était prêt à vivre avec. Ils comprenaient et endossaient le compromis »

Entrevue O9

Ce compromis consistait à rechercher de nouvelles formes de valorisation à plus forte valeur ajoutée des bois sans preneurs. Une importante étude financée par la Commission régionale va permettre d’identifier plusieurs utilisations de ces bois et de développer un projet de valorisation de la biomasse pour la MRC Pontiac. Cet épisode démontre l’émergence d’une certaine capacité d’action publique régionale. Les élus locaux ont réussi à faire valoir leurs préoccupations en matière de développement des territoires et à infléchir un tant soit peu la prise de décision sectorielle.

3.1.2 Le retour à l’échelle locale

En 2014, moins de dix ans après leur mise en place, le gouvernement québécois annonçait la suppression des CRÉ et le transfert d’une partie des budgets et des attributions régionales aux MRC (Fortin et Brassard, 2015 ; Vachon, 2015). Cette réforme, qui résulte au départ d’un changement de politique régionale pour l’État québécois, va avoir des incidences importantes et immédiates sur la gouvernance forestière. Les CRRNT, qui relevaient des CRÉ, ont elles aussi été supprimées, ce qui signifiait de facto l’abandon de la planification du territoire public à l’échelle régionale. Dans la foulée de cette réforme, les MRC ont hérité de la responsabilité d’assurer le suivi et l’animation des TLGIRT.

À divers égards, les changements apportés par l’État à la politique régionale donnent lieu à une certaine réaffirmation de la logique sectorielle de la politique forestière. Devenues le principal relais de la politique forestière en région après l’abolition des CRRNT, les TLGIRT offrent surtout un espace de participation aux différents usagers des forêts publiques (pourvoyeurs, clubs de motoneige, clubs de marche en forêt, industriels, etc.). Même si les élus locaux héritent de la responsabilité formelle des TLGIRT puisqu’ils siègent au conseil de la MRC, ils ne participent pas directement aux travaux des Tables, ou très peu. Leur absence donne à penser que les préoccupations liées au développement des territoires, plutôt portées par les élus, sont éclipsées au profit d’enjeux liés à la cohabitation entre divers usagers et occupants de l’espace forestier.

L’énoncé du mandat des TLGIRT (voir l’article 55 de la LADTF) laisse également entrevoir une certaine réaffirmation de la logique sectorielle. Selon ce mandat, les TLGIRT doivent participer à la planification forestière par le biais des plans d’aménagement forestier intégré tactique (PAFIT). Ces PAFIT sont censés définir les orientations qui vont guider les travaux d’aménagement forestier sur le territoire, plus précisément les « valeurs, objectifs, indicateurs et cibles » pour le territoire forestier (MFFP, 2018a ; Lindsay-Fortin, 2017). On peut noter que les décisions plus opérationnelles sont prises dans le cadre d’un autre exercice de planification, le plan d’aménagement intégré opérationnel (PAFIO), qui implique surtout des acteurs sectoriels (industriels et représentants du Ministère) ainsi que des représentants des communautés autochtones (Grammond, 2009). Les TLGIRT sont également conviées à réagir aux PAFIO. La portée des discussions et décisions prises dans le cadre des TLGIRT est toutefois limitée par le fait que le PAFIT reste sous la responsabilité de la direction régionale du Ministère. Selon les termes employés dans la Loi sur l’aménagement durable des territoires forestiers, le Ministère doit prendre en compte [8] des avis émis par les Tables concernant les PAFIT, mais n’a pas l’obligation d’y adhérer (Lindsay-Fortin, 2017).

Les entrevues réalisées auprès des participants à ces Tables montrent que les rapports entre la direction régionale du Ministère et les participants sont variables selon les régions et selon les Tables et peuvent aller de la confrontation à la collaboration. Ces entrevues révèlent tout de même un décalage important entre les attentes initiales de plusieurs participants, qui pensaient pouvoir participer pleinement à la prise de décision, et la réalité sur le terrain, où la prise de décision reste fortement encadrée par la direction régionale (Lindsay-Fortin, 2017). Ces déceptions qui, sans être partagées par tous, reviennent tout de même assez fréquemment chez les répondants des deux régions, tendent à confirmer que la prise de décision reste l’apanage d’un acteur sectoriel traditionnel et que l’ouverture de la gouvernance vers des acteurs du territoire se fait difficilement.

3.2 Madawaska-Restigouche : construire l’échelle régionale sans reconnaissance de l’État

Dans le cas de Madawaska-Restigouche, la mise sur pied du Conseil de gestion intégrée des forêts publiques est issue d’une collaboration entre des acteurs du territoire. Certes, tous les acteurs impliqués dans ce Conseil ne partagent pas nécessairement le même objectif. Alors que les industriels espéraient que leurs demandes obtiendraient une meilleure écoute du gouvernement au sein du Conseil, les élus locaux souhaitaient pour leur part être en mesure de participer à la prise de décision du secteur forestier en crise (Leclerc, et coll., 2014). Comme nous l’expliquons dans les pages qui suivent, l’action du Conseil a oscillé entre deux vocations distinctes, soit la collaboration et le partenariat entre les membres du Conseil d’une part et la recherche de reconnaissance de la part de l’État et du secteur forestier d’autre part.

3.2.1 Faire reconnaître Madawaska-Restigouche comme une échelle d’action publique forestière

La mise sur pied du Conseil a permis certains rapprochements entre acteurs se connaissant peu ou n’ayant pas nécessairement l’habitude de travailler ensemble. En cela, il a offert une arène où des acteurs aux positions et aux intérêts divers (industriels, groupes écologistes, élus, etc.) ont eu l’occasion de tisser certains liens. Ces rapprochements sont autant d’occasions d’agrandir les réseaux de contacts et de procurer un accès privilégié à d’autres intervenants, comme nous l’ont souligné plusieurs répondants. Pour reprendre les propos de l’un d’entre eux, les réunions du Conseil constituaient des « occasions de rencontrer ces acteurs-là alors que je n’aurais pas toujours eu la chance de les déranger aussi facilement » (entretien MR4). La participation au Conseil procure ainsi des ressources sociales additionnelles aux membres présents.

Dans certains cas, ce rapprochement a donné lieu à des collaborations concrètes qui n’auraient probablement pas vu le jour sans la présence du Conseil. Tous les intervenants interrogés ont d’ailleurs cité le même exemple, soit le prêt d’un hélicoptère par la compagnie J. D. Irving au Conseil de gestion du bassin versant de la rivière Restigouche. Ce dernier a ainsi pu utiliser cet hélicoptère pour surveiller l’érosion des berges et le rejet de sédiments nuisibles aux populations de saumon de la Restigouche. Cette surveillance permettait notamment au Conseil de proposer des ajustements localisés aux coupes et des aménagements forestiers pour contrer l’érosion. Comme le font valoir certains répondants, cette collaboration entre industriels et acteurs impliqués dans la conservation a également débouché sur un projet visant à intégrer les bassins versants dans la planification de l’aménagement forestier (Chiasson, Mévellec et Audet, 2015).

Si l’initiative du Conseil est clairement territoriale, ce dernier a constamment cherché à se faire reconnaître comme un interlocuteur régional par l’État néo-brunswickois, et plus précisément par le ministère des Ressources naturelles. À compter de 2006, le gouvernement a lancé plusieurs exercices de consultation forestière (Beckley, 2014). Considérant les intérêts assez différents réunis autour de la table du Conseil, les prises de position communes appellent à d’importantes discussions et à des compromis parfois importants de la part des acteurs. Malgré tout, le Conseil réussit à émettre des avis communs sur ces exercices. On remarque cependant que les efforts déployés par le Conseil pour développer une voix régionale pour Madawaska-Restigouche n’ont trouvé que peu d’écho du côté du ministère des Ressources naturelles ou du gouvernement. Si le bureau régional du Ministère a délégué une personne qui agissait comme observateur lors des discussions du Conseil, cela n’a toutefois pas vraiment permis de pousser plus loin l’idée du Conseil comme interlocuteur régional du Ministère.

Par ailleurs, aux yeux des élus locaux qui ont joué un rôle de leadership dans la création du Conseil, l’enjeu était plutôt d’être reconnus comme participants et interlocuteurs légitimes à l’intérieur du secteur forestier. Dans le cadre d’un régime forestier néo-brunswickois qui n’a jamais vraiment dérogé à la logique du « business-government nexus » décrite par Howlett et Rayner (2001), les élus, à l’instar de plusieurs usagers non industriels des terres publiques, sont largement exclus de la prise de décision (Dussault et Blais, 2011). La création du Conseil ouvrait donc une certaine possibilité pour les élus d’asseoir leur légitimité à participer à la gouvernance de la forêt publique et aux acteurs non sectoriels de faire entendre leurs préoccupations dans cette gouvernance. Les entrevues réalisées démontrent que le Conseil est un lieu d’apprentissage pour les non-experts de la forêt qui permet à terme à tous les participants de développer un langage commun autour des enjeux forestiers. Les acteurs non sectoriels qui s’impliquent au sein du Conseil ont aussi l’occasion d’acquérir une certaine crédibilité auprès de l’industrie (entrevue MR6). De façon intéressante, cette idée de lieu d’apprentissage rejoint des éléments soulignés à plusieurs reprises dans les TLGIRT québécoises.

3.2.2 La Stratégie forestière de 2014 : la volte-face de l’État et des industriels

En 2014, l’adoption par le gouvernement d’une « Stratégie forestière » a toutefois fait dévier de façon importante la trajectoire du Conseil de gestion intégrée des forêts publiques. Selon Beckley (2014), cette Stratégie forestière répondait favorablement à la demande exprimée depuis de nombreuses années par les industriels d’accroître le bois disponible sur les terres publiques. Ce changement de politique forestière de l’État néo-brunswickois provoquera cependant beaucoup de mécontentement. Pour le Conseil, la Stratégie forestière aura un effet dévastateur conduisant presque à sa dissolution. Du point de vue des industriels impliqués dans le Conseil, au contraire, la Stratégie forestière représentait une victoire sur toute la ligne. Ce virage de la politique forestière allait tout à fait dans le sens de leurs revendications.

Ce nouveau contexte considéré comme uniquement favorable aux intérêts industriels a rompu le fragile équilibre et les compromis qui avaient débouché sur des prises de position régionales dans le passé. L’adoption de cette nouvelle politique a amené plusieurs membres du Conseil à penser que les industriels avaient privilégié la voie sectorielle classique en négociant directement avec le Ministère, sans impliquer le Conseil et sa logique territoriale. Un sentiment de trahison a conduit plusieurs participants à se dissocier de la position publique finalement adoptée par le Conseil. Cette position témoigne d’ailleurs du malaise interne. Prenant acte de la nouvelle politique, le Conseil, dans une lettre ouverte publiée en mai 2015, revendiquait une reconnaissance officielle de son existence et de sa pertinence de la part du Ministère. Le gouvernement n’ayant pas donné suite à cette demande, la situation du Conseil demeure depuis précaire. Le projet de territorialiser la gouvernance forestière n’a pas réussi à surpasser les logiques sectorielles traditionnelles (Miller et Nadeau, 2017).

4. Conclusion : le (difficile) face-à-face du régional avec l’État

Les exemples québécois et néo-brunswickois illustrent des dynamiques de changement d’échelle opposées. Dans le cas de Madawaska-Restigouche, l’initiative portée par des élus locaux émane du territoire. En cela, elle n’est pas sans rappeler les cas de figure privilégiés par le nouveau régionalisme, où les municipalités locales s’investissent à une échelle métropolitaine ou régionale pour accroître leur capacité par rapport aux défis de la mondialisation. À l’inverse, dans les régions de la Capitale-Nationale et de l’Outaouais, c’est l’État, à travers sa politique forestière, qui crée un nouveau cadre régional d’action publique forestière. Si ces différences entre les régions sont bien réelles, notre présentation des trois cas montre qu’elles ne nous renseignent pas complètement sur les trajectoires de part et d’autre. Les résultats de nos entrevues nous permettent de faire une lecture plus fine du rôle de l’État en rapport avec les acteurs territoriaux. Cette lecture révèle mieux toute la complexité de ces trajectoires de changement à travers les régions.

Notre analyse des trois régions montre en particulier que l’État reste omniprésent dans les trois processus de changement d’échelle de l’action publique forestière. Cette présence ne réduit pas pour autant les dynamiques observées à un simple processus de redéploiement de l’État sur de nouvelles échelles, tel que proposé par le rescaling. En effet, le cas de Madawaska-Restigouche illustre bien la capacité des élus locaux de convaincre les industriels de s’associer dans un partenariat régional de façon ad hoc et sans reconnaissance de l’État provincial. Le rôle joué par les acteurs locaux a également son importance dans les régions québécoises et donne lieu à des configurations variées selon les régions. Même si les trois cas étudiés présentent des différences assez marquées en ce qui concerne le degré d’implication des acteurs territoriaux ainsi que les modalités de collaboration et d’action publique, ils illustrent tous l’importance du travail des acteurs du territoire dans le changement d’échelle d’action publique, à l’instar des travaux du nouveau régionalisme. Les cas à l’étude révèlent aussi toutefois que ce rôle est exercé dans un rapport parfois étroit avec l’État qui, par ses diverses actions (ou inactions), peut faciliter ou empêcher le changement d’échelle.

Notre analyse montre également que, dans un contexte de changement d’échelle, l’État se présente sous divers visages. Jobert et Muller (1987) parlaient de « l’État en action » pour désigner l’État rendu visible à travers ses politiques publiques. L’exemple de la gouvernance forestière confirme que si l’État peut peser sur les changements d’échelle par l’entremise de diverses politiques, ces dernières ne convergent pas toujours, d’où l’idée d’un État à plusieurs visages. Politiques forestières et politiques régionales illustrent ces enjeux de cohérence. Les politiques forestières (autant celles qui changent que celles qui durent) ont joué un rôle important dans le changement d’échelle que nous avons observé. Dans le cas des régions québécoises, le rapprochement entre la politique forestière et la politique régionale de l’État québécois a largement facilité la construction d’une échelle régionale d’action publique. Dans le cas de Madawaska-Restigouche, on pourrait argumenter que l’absence de lieux permettant aux élus locaux de participer à la gouvernance de la forêt découlant d’une politique forestière qui reste très sectorielle explique en bonne partie la volonté de créer un Conseil régional.

C’est cependant une autre facette de l’État, c’est-à-dire sa politique régionale, qui est venue miner la construction d’une gouvernance régionale dans le cas des deux régions québécoises. C’est en effet l’abolition des CRÉ comme principal interlocuteur en matière de développement régional qui a entraîné l’abolition des CRRNT et le retour à une gouvernance forestière à l’échelle des TLGIRT. Ce retour au local, comme nous l’avons démontré, va dans le sens d’une réaffirmation de la forêt et du développement régional comme autant de secteurs indépendants l’un de l’autre. Du côté de Madawaska-Restigouche, les changements apportés à la politique forestière (la Stratégie forestière de 2014) ont confirmé la préséance de la logique sectorielle et mis en péril les efforts consentis en vue d’opérer un rapprochement à l’échelle régionale entre les industriels et les autres acteurs du territoire.

Le rôle qu’a joué l’État dans la fragilisation de l’échelle régionale tant à Madawaska-Restigouche qu’en Outaouais ou dans la région de la Capitale-Nationale rappelle ce que Zirul et coll. (2015) ont observé dans le cas de la Cariboo-Chilcotin Beetle Action Coalition. Selon ces auteurs, la Colombie-Britannique, par des politiques et pratiques mal adaptées aux mécanismes de gouvernance régionale, a contribué à l’échec de ces expérimentations. Nous reprenons ainsi à notre compte leur expression « Government trumps Governance » pour résumer le fait que, tant au Québec qu’au Nouveau-Brunswick, l’État, en changeant de stratégie, reconnaît mal la gouvernance régionale et contribue à la miner. Ce que montre l’analyse de nos cas toutefois, c’est bien que l’État, au gré de l’évolution différenciée de ses politiques sectorielles, peut agir tour à tour comme le moteur ou le frein dans la construction d’une capacité d’action publique régionale.