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On le sait, la connaissance en histoire repose sur les sources de première main, qui permettent aux historiens d’ouvrir une fenêtre sur le passé. Elle progresse grâce aux cadres théoriques et méthodologiques qui sont développés pour traiter ce matériau brut. Elle est aussi faite d’une foule de contraintes matérielles (temps, financement, capacité physique, compétences linguistiques, etc.) et de hasards, qui orientent forcément la démarche des chercheurs. C’est exactement ce qui s’est produit pour moi lors d’un séjour de recherche déterminant qui devait finalement me permettre d’établir le lien entre la médicalisation de la maternité et le phénomène exceptionnel de la féminisation de la profession médicale dans la province méridionale chinoise du Guangdong au début du XXe siècle[1]. Ce séjour de recherche m’a d’abord amenée à la Presbyterian Historical Society (PHS) à Philadelphie, puis au Rockefeller Archives Center (RAC) à New Tarrytown dans l’État de New York. Pourtant, au départ, il ne devait pas se dérouler dans cet ordre, ni me retenir aussi longtemps à Philadelphie. Ce n’est donc que grâce à un imprévu d’ordre logistique que j’ai été amenée à exploiter les sources missionnaires concernant le Guangdong à leur plein potentiel et à m’engager plus avant dans une approche régionale de l’histoire de la médicalisation récente en Chine[2].

Cette expérience de recherche me pousse à interroger aujourd’hui la tendance marquée qu’a l’historiographie à aborder ce phénomène à partir des cas de Beijing et Shanghai[3]. Elle m’amène à penser que cette tendance est peut-être liée à l’intérêt croissant des chercheurs pour les archives de la Rockefeller Foundation (RF). À partir de mon cas d’étude, la province du Guangdong, et de mon expérience de recherche dans les sources, je me demande s’il n’existerait pas un décalage entre la perception que renvoient les archives de la RF à propos des institutions, du personnel impliqué et des activités médicales de la région, et l’action médico-sanitaire qui s’y déploie. Pour tenter de répondre à cette question, j’impose d’abord une mise en contexte en deux temps. Ensuite, grâce à une mise en contraste avec les sources conservées à la PHS, je cherche à savoir quels sont les limites et les biais que présentent les archives de la RF pour les historiens intéressés à aborder le phénomène de la médicalisation d’une perspective régionale. Enfin, je souhaite comprendre comment ces limites et ces biais ont pu contribuer à entretenir le désintérêt des représentants de la RF, et peut-être même celui des chercheurs, pour les institutions médicales des régions chinoises excentrées comme le Guangdong.

Le développement de la médecine occidentale en Chine : une histoire fragmentée

Pour quiconque explore le développement de la médecine occidentale en Chine, le premier constat qui s’impose est que ce développement s’inscrit dans le contexte d’une histoire des plus fragmentée[4]. D’abord, bien que la Chine n’ait jamais été proprement colonisée, il n’en reste pas moins que l’introduction et le développement de la médecine occidentale y sont fortement marqués par l’expansionnisme étranger et la ferveur missionnaire. Dans le sillage des Guerres de l’Opium (1840–1842 et 1856–1860) et du régime des traités inégaux qui en découlent, les puissances occidentales sont en mesure de faire du commerce dans un plus grand nombre de ports et de villes, d’obtenir la concession du sol dans quelques petites zones stratégiques, de se soustraire à la justice chinoise par le principe de l’extraterritorialité et de circuler librement dans tout le pays. Par le fait même, les missionnaires catholiques et protestants sont autorisés à s’établir en dehors des villes ouvertes au commerce et à faire du prosélytisme auprès des populations chinoises[5]. S’accentuant au lendemain de la défaite de la Chine dans la guerre sino-japonaise de 1894–1895, l’immixtion occidentale investit dès lors des secteurs d’activité aussi diversifiés que les douanes, les chemins de fer, le commerce, l’industrie, l’éducation, les sciences, la technologie et, bien sûr, la médecine et la santé.

À partir du milieu du XIXe siècle, les oeuvres médicales étrangères, particulièrement celles instiguées par les missions chrétiennes protestantes, plus précoces et plus développées, constituent le principal moteur de la médicalisation en Chine. Les missionnaires protestants, principalement américains et anglais, mais aussi allemands, canadiens, australiens, néo-zélandais, voire suédois, mettent non seulement sur pied des dispensaires et des hôpitaux un peu partout au pays, parfois même jusqu’en région rurale, mais ils établissent aussi les premiers programmes de formation médicale et infirmière au pays[6]. À leurs initiatives, s’ajoutent celles des missions catholiques, qu’elles soient françaises, italiennes, canadiennes ou américaines ; celles des puissances impérialistes dans leurs enclaves, principalement l’Angleterre, la France, l’Allemagne, mais aussi les États-Unis et, plus tard, la Russie et le Japon ; celles des autorités chinoises elles-mêmes, des gouvernements locaux jusqu’aux pouvoirs centraux de la dynastie des Qing (1644–1912), en passant par ceux de la jeune République (1912–1927), jusqu’à ceux des nationalistes du Guomindang (1927–1949) ; et bien sûr celles des oeuvres philanthropiques locales et étrangères de petite ou de grande envergure, des guildes de commerçants chinois à la Rockefeller Foundation.

Fortement impliquée dans le champ médico-sanitaire un peu partout à travers le monde à partir des années 1910, la RF s’est en effet révélée être un acteur de premier plan dans le développement de la médecine occidentale en Chine en mettant sur pied le China Medical Board (CMB) en 1914. Après une commission d’enquête sur l’état d’avancement de la médecine occidentale en sol chinois, dont les conclusions mettent à mal les établissements existants, la fondation confie effectivement au CMB le mandat d’ériger le Peking Union Medical College (PUMC) en véritable étalon de l’éducation, de la recherche et de la pratique médicales dans le pays. Sur la base des critères qu’incarnent le PUMC et ses établissements de soins affiliés, le CMB a également pour mandat d’octroyer du financement aux hôpitaux et aux établissements d’enseignement médical qu’il considère prometteurs[7]. Ainsi, non seulement le CMB devient l’un des plus importants promoteurs, via l’octroi de financement, mais aussi régulateurs, via l’établissement de conditions à ce financement, de l’éducation médicale et de l’offre de soins à l’occidentale en territoire chinois dans les premières décennies du XXe siècle.

Malgré tout, les efforts d’homogénéisation et de centralisation déployés par la RF et le CMB, en collaboration avec le ministère chinois de la Santé établi par le gouvernement nationaliste à partir de la fin des années 1920, ont une portée limitée à l’échelle du pays. La dispense de soins et la formation de personnel de santé à l’occidentale relèvent essentiellement d’établissements privés, étrangers comme chinois, qui dans les faits échappent largement au contrôle du gouvernement et du CMB[8]. Durant toute la première moitié du XXe siècle, il n’y a donc que très peu de cohésion entre les différents acteurs de santé en Chine. Cette situation complique bien entendu la tâche des historiens qui souhaitent brosser un portrait global du paysage médico-sanitaire du pays et oriente bien souvent leurs recherches vers les archives de la Rockefeller Foundation, qui comprennent notamment le fonds du CMB.

Le Guangdong : une région reléguée à la marge de la trajectoire médicale nationale

Étant bien consciente de ce contexte éclaté, j’ai dans un premier temps voulu concentrer mes recherches sur la province du Guangdong, une région bien précise de la Chine, connue pour être le premier point de contact entre les Chinois et la médecine occidentale. Située à l’extrême sud du pays, cette région jouit d’une économie prospère et reste pratiquement hors de portée des différents gouvernements centraux jusqu’au début des années 1950. Son réseau fluvial étendu lui permet notamment de développer les échanges intérieurs, alors que sa longue côte maritime lui donne accès à la mer de Chine méridionale et l’amène parallèlement à se tourner vers le commerce extérieur. Ce secteur d’activité est d’ailleurs d’autant plus fort qu’à partir de 1757, la capitale de la province, Guangzhou (Canton), devient le seul port chinois ouvert aux étrangers[9]. Jusqu’en 1842, les règles qui régissent le système du commerce de Canton restreignent toutefois la présence étrangère à une petite lisière de terres située au sud-ouest des murs de la ville, sur la rive nord de la Rivière des Perles. Les diplomates et les missionnaires étrangers y établissent néanmoins leurs quartiers et y développent les premières institutions médicales de type occidental au pays.

C’est effectivement dès 1835, grâce à un accord avec un influent marchand chinois, que le médecin missionnaire américain Peter Parker met sur pied le Canton Hospital dans un bâtiment qu’il loue juste aux abords de la zone réservée aux étrangers[10]. Sur cette base, missionnaires, médecins et commerçants locaux fondent trois ans plus tard la Medical Missionary Society (MMS). L’organisation a pour objectif de coordonner et d’étendre la diffusion de la médecine occidentale dans le sud du pays. Pour ce faire, le Canton Hospital, alors géré par la MMS, inaugure en 1869 la South China Medical School, la première école à former sur place des Chinois à la médecine occidentale. Dix ans plus tard, ce qui est toujours une première en Chine, le programme d’études médicales ouvre ses portes aux femmes. À partir de 1899, les jeunes Chinoises qui poursuivent des études de médecine à Guangzhou le font désormais au sein d’une école qui leur est réservée, le Hackett Medical College for Women[11]. Les membres de la MMS s’engagent non seulement dans la mise en oeuvre d’établissements de soins et d’enseignement, mais aussi dans la traduction de textes médicaux en langue chinoise, ainsi que dans la publication d’un journal médical, le China Medical Missionnary Journal, le premier organe servant à l’expression et au partage des expériences médicales en Chine[12]. C’est aussi la MMS qui sert de modèle à l’établissement de la China Medical Missionary Association (CMMA), créée en 1886 à Shanghai dans le but de poursuivre ces orientations à l’échelle du pays[13].

Bien que l’apport des institutions pionnières du Guangdong pour la médicalisation à l’échelle du pays soit immanquablement souligné par les historiens, la région n’occupe qu’une place marginale dans les études qui offrent une perspective d’ensemble sur ces développements. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les intérêts politiques et économiques étrangers en Chine se déplacent graduellement vers Shanghai, puis Beijing, et entraînent avec eux l’ensemble des activités qu’ils portent. Le centre de l’activité médicale chinoise glisse donc lui aussi vers ces deux pôles de développement et ce sont eux qui, à partir de la fin des années 1920, servent de base à l’élaboration et à l’application des politiques de santé du gouvernement nationaliste. C’est ce qui explique d’abord et avant tout que les travaux proposant une trajectoire nationale de la médicalisation reposent essentiellement sur ces deux cas de figure. Pour autant, le processus de médicalisation s’est poursuivi dans le Guangdong. Il aurait même rapidement engagé plus d’acteurs chinois que partout ailleurs au pays[14]. Sachant cela, il convient d’autant plus de se demander si des paramètres liés à la recherche n’auraient pas aussi contribué à reléguer la région à la marge de cette histoire.

Des sources limitées

Comme beaucoup d’autres chercheurs avant moi, j’ai voulu faire appel aux archives de la RF, plus spécifiquement au fonds du CMB, pour tenter d’avoir une vue d’ensemble sur le paysage médico-sanitaire chinois, plus précisément celui du Guangdong, dans les premières décennies du XXe siècle. J’espérais que ces sources me permettraient d’établir une cartographie plus précise et complète des agents impliqués dans le développement de services de santé à l’occidentale destinés aux femmes et aux enfants de la région et de prendre la mesure de leurs initiatives à l’échelle du pays. Dès mon arrivée au Rockefeller Archive Center, j’ai toutefois compris que mes attentes initiales devaient être revues à la baisse en raison des limites que posaient ces sources par rapport à mon sujet de recherche.

Tout d’abord, le volume des archives de la RF qui concernent directement les institutions médicales du Guangdong est loin d’être substantiel. Le matériel tient en tout et pour tout dans un peu moins de deux boîtes et a essentiellement été recueilli dans le cadre de la commission d’enquête sur l’état d’avancement de la médecine occidentale menée par la RF en 1914. Il offre donc une vue d’ensemble qui reste très limitée dans le temps et qui est aussi très incomplète. En effet, plusieurs établissements de la région—étrangers comme chinois, missionnaires comme laïques, gouvernementaux comme privés—ne se retrouvent pas dans ces archives. Pour ceux qui y figurent, particulièrement pour les établissements de soins, les informations qui les concernent restent somme toute parcellaires, notamment en raison du format et de la nature des documents. Il s’agit la plupart du temps de formulaires standards produits par la RF, rédigés en anglais, et remplis par la direction des hôpitaux qui ont été ciblés et / ou qui ont pris le temps de les remplir. C’est sans aucun doute ce qui explique que l’éventail des hôpitaux recensés dans la région ne soit pas aussi large que ce à quoi je m’attendais.

Ces documents fournissent des informations d’ordre général quant au nom, à l’emplacement, à la date de fondation, au personnel et aux principales activités des institutions concernées. La densité et la précision du contenu, tout particulièrement dans les sections consacrées aux « remarques additionnelles », varient toutefois grandement en fonction des individus chargés de remplir les formulaires. Les plus prolixes, comme les responsables de l’hôpital presbytérien anglais de Shantou (Swatow), ville portuaire située dans l’extrême est de la province, fournissent des renseignements concernant la configuration des bâtiments, les projets d’améliorations des infrastructures, le personnel de santé formé sur place et la collaboration avec les élites locales. En outre, même si cette information n’est pas requise, les statistiques hospitalières sont subdivisées selon le sexe des patients[15]. Les documents plus succincts, qui sont largement majoritaires, se contentent généralement de fournir brièvement les renseignements demandés. Certains d’entre eux sont même très expéditifs. C’est le cas notamment de celui de l’hôpital méthodiste wesleyen anglais de Foshan (Fatshan), ville-marché d’importance majeure située au sud-ouest de Guangzhou. Non seulement ce formulaire ne contient aucune « remarque additionnelle », mais plusieurs des espaces à remplir—comme ceux dédiés à la formation des médecins missionnaires, aux caractéristiques les plus marquantes de leur travail sur le terrain, ou aux principaux problèmes de santé rencontrés chez les populations locales—sont laissés vides. De plus, les statistiques faisant état du nombre de patients hospitalisés ne sont pas détaillées en fonction des cas médicaux et chirurgicaux tel que demandé, et celles dénombrant les visites à la clinique externe ne distinguent pas, tel qu’exigé, les nouveaux patients de ceux qui s’y sont présentés à plusieurs reprises[16]. Ce type de documents ne fournit donc qu’un échantillonnage restreint des établissements de soins de la province du Guangdong et ne permet malheureusement pas de prendre la pleine mesure de leur action ni de les jauger entre eux. Pour tenter de brosser un portrait plus complet et détaillé des agents médicalisateurs de la région, il faut donc se tourner vers les sources missionnaires.

Pour ma part, ce sont les sources conservées à la Presbyterian Historical Society, notamment les rapports publiés par la mission presbytérienne américaine du Sud de la Chine ou par les institutions médicales qui lui sont rattachées, qui m’ont permis de commencer à lever le voile sur la multitude et la variété des établissements de santé de type occidental établis dans le Guangdong. Le contenu de ces sources concerne bien entendu le Canton Hospital et le Hackett Medical College for Women, mais il dépasse en effet largement ces deux institutions phares affiliées à la mission. D’une part, il nous apprend que la mission établit et soutient elle-même plusieurs autres établissements de santé un peu partout dans la province, jusque dans des zones rurales très éloignées de la capitale. D’autre part, il révèle que ses agents collaborent souvent avec d’autres acteurs de santé de la région, qu’ils soient étrangers ou chinois, missionnaires ou laïques, et font mention de leurs activités sur le terrain. De plus, comme les missionnaires forment localement du personnel médical et infirmier avec qui ils maintiennent des contacts, il est fréquent de voir apparaître dans les sources des renseignements à propos des initiatives et de l’action médicales de leurs diplômés.

Les sources missionnaires m’ont ainsi révélé l’existence de plusieurs établissements de santé qui n’apparaissent pas dans les dossiers de la RF, mais qui se sont avérés d’une grande importance pour mes recherches. C’est le cas par exemple de l’hôpital mis sur pied par la mission presbytérienne américaine elle-même à Haikou (Hoi-How), la principale ville de l’île de Hainan. Malgré sa position très éloignée et relativement isolée de la capitale provinciale, cet établissement a su développer des services de maternité très fréquentés, parfois même plus fréquentés que ceux du Hackett Medical College, dont des branches ont même été instaurées dans les régions rurales avoisinantes[17]. De même, grâce à leur collaboration avec le Canton Hospital et le Hackett Medical College, il a été possible de constater que le personnel des hôpitaux de la United Brethren Mission, dans l’île de Henan (actuel district de Haizhu), et de la Presbyterian Canadian Mission, dans la ville de Jiangmen (Kongmoon), ont établis des services de santé destinés aux femmes et aux enfants de ces zones périphériques[18]. C’est encore le cas du Furu yiyuan (Hôpital pour femmes et enfants) de Guangzhou, mis sur pied par la Dre Xie Aiqiong. Il s’agit du premier hôpital chinois du genre dans la région. Accueillant aussi une école de sages-femmes, il est considéré par les autorités et la population locales comme l’un des établissements de santé les plus importants de la ville[19]. Comme la Dre Xie a elle-même été l’une des premières diplômées du Hackett Medical College et qu’elle a continué d’employer des femmes médecins scolarisées par son alma mater, ce sont les rapports de l’institution missionnaire qui m’ont mise sur la piste de son hôpital[20]. Ainsi, non seulement les sources conservées à la PHS donnent une idée plus claire du paysage médico-sanitaire du Guangdong, mais elles présentent aussi la région comme étant relativement pourvue en établissements de santé de type occidental, du moins beaucoup plus que ce que laissent entendre les archives de la RF.

Des sources biaisées

Compte tenu de la position d’autorité médicale et scientifique que s’est donnée le CMB, il est étonnant de constater que les archives de la RF ne fournissent qu’une vue partielle des institutions médicales de la province Guangdong. Il est d’autant plus déconcertant de constater que cet aperçu est aussi lourdement biaisé par des préjugés fondés notamment sur la race et le genre. Si ces préjugés ne ressortent pas des formulaires dont il a été question plus haut et qui ne recensent que les établissements de soins, ils sont bien perceptibles dans les documents qui traitent des écoles de médecine. La RF souhaitant s’engager dans l’amélioration et la standardisation des programmes de formation médicale en Chine, elle accorde en effet un intérêt particulier aux établissements d’enseignement établis un peu partout sur le territoire. Ainsi, les sources qui concernent les écoles de médecine du Guangdong et leurs hôpitaux affiliés sont plus riches et donnent accès cette fois à la perspective des représentants de la RF. Il s’agit en général de rapports préliminaires rédigés par les commissaires dépêchés dans le Guangdong en 1914 dans le cadre de la commission d’enquête sur l’avancement de la médecine occidentale. Ils contiennent des observations minimalement éditées qui ont servi de base à l’élaboration du rapport d’ensemble, intitulé Medicine in China, publié la même année.

En raison de la nature de l’exercice, les conclusions du rapport final n’épargnent évidemment pas les établissements passés en revue. Par exemple, il est noté que les critères d’admission de l’école de médecine Gongyi (Kung Yee), issue d’une coopération entre des intérêts privés cantonais et des médecins missionnaires, ne sont pas suffisamment élevés[21]. De son côté, l’école de médecine organisée au sein de l’hôpital Doumer de Guangzhou, financé par le ministère français des Affaires Étrangères et le Gouvernement Général de l’Indochine, est jugée tout à fait inadéquate[22]. À l’instar des deux autres écoles de médecine pour femmes du pays, établies respectivement à Beijing (Peking) et Suzhou (Soochow), le Hackett Medical College for Women est décrit comme étant « small, poorly equipped, ill-prepared to train competent physicians » et les résultats qu’il a rendus jusque-là sont jugés médiocres[23]. Au final, le rapport conclut que même si la présence médicale européenne et américaine, principalement missionnaire, est très ancienne dans la capitale du Guangdong, « attempts at the formation of medical schools to teach western medicine have not been very successful »[24].

Si les conclusions de la version publiée du rapport peuvent sembler sévères, les termes utilisés par les commissaires dans leurs rapports préliminaires non publiés sont particulièrement durs, voire injustes à l’endroit des établissements visités dans le Guangdong. D’abord, ils émettent de sérieuses réserves à propos du soutien financier que le Dr Paul J. Todd, à la tête de l’école de médecine et de l’hôpital Gongyi, prétend obtenir de la communauté locale. Ils écrivent : « From various people, however, we gathered that much of the support given by the Chinese Committee is moral rather than financial ». Selon eux, il est fort probable que le Dr Todd, qui entretient parallèlement une pratique privée étendue au sein des élites cantonaises, en réinvestisse en fait les recettes dans l’école de médecine qu’il dirige[25]. Évidemment, il est impossible de vérifier si ces doutes sont fondés, car les rapports publiés par l’école Gongyi ne font pas état de telles manoeuvres financières[26]. Il est toutefois étonnant que les commissaires n’aient pas jugé bon de se méfier, ou du moins de remettre dans leur contexte les informations recueillies auprès de la communauté médicale de Guangzhou. Les institutions médicales sont effectivement nombreuses dans la ville et elles se partagent, voire se disputent la reconnaissance et l’assistance financière des autorités et des populations locales—en plus fort probablement de celles que pourrait éventuellement leur apporter la RF. Il est donc possible que les médecins interrogés à l’extérieur de l’établissement aient eu intérêt à présenter cette pratique comme étant tout simplement trompeuse, afin de minimiser les succès du Dr Todd. Les sources conservées à la PHS révèlent pourtant qu’il s’agit d’une pratique relativement répandue et acceptée au sein de la communauté médicale missionnaire. Par exemple, on sait que les femmes médecins missionnaires américaines développent elles aussi une clientèle privée qui leur permet de faire croitre les établissements dont elles sont responsables. La Dre Mary H. Fulton le fait pour le Hackett Medical College et sa collègue, la Dre Mary W. Niles pour l’école pour aveugles Mingxin. Dans les deux cas, il semble que seuls des dons consentis par la population locale soient inscrits aux rapports financiers des institutions[27].

Les propos que tiennent les commissaires en ce qui a trait à l’école de médecine Guanghua et son hôpital affilié sont certainement encore plus acerbes du fait qu’il s’agit d’une institution fondée, financée et entièrement dirigée par des Chinois. En effet, même s’ils admettent qu’ils ont visité l’établissement durant la période des vacances estivales et que, par conséquent, il leur a été impossible de se faire une idée précise de la qualité de l’enseignement dispensé, ils concluent tout de même que « from all appearances it must be extremely low ». Ils renchérissent en affirmant que « the teachers have certainly had pretty poor education and there seemed to be very little to teach with, even if they did know anything »[28]. Pourtant, le rapport prend la peine de préciser que l’hôpital affilié à l’institution répond à des standards d’hygiène et d’efficience plus élevés que la plupart des hôpitaux missionnaires et que les deux médecins qui en ont la charge ont respectivement été formés à l’Université de Californie et à l’école de médecine mise sur pied par les Britanniques à Hong Kong. Selon les mêmes commissaires, les critères d’admission de l’école de médecine de Hong Kong seraient justement trop élevés pour permettre aux Chinois de Guangzhou d’y accéder et ceux qui en sortent seraient le plus souvent récupérés par les autorités britanniques pour servir dans leurs hôpitaux établis en colonie[29]. Sans contredit, les inconsistances qui émanent de ces rapports montrent que leurs conclusions sont fortement teintées par des préjugés se rapportant à la race.

Les préjugés de genre sont également bien perceptibles dans les rapports préliminaires qui traitent des écoles de médecine pour femmes de la région. Par exemple, les Chinoises qui étudient la médecine sous la direction de la Dre Nina Beath à l’hôpital presbytérien anglais pour femmes de Shantou sont considérées par les commissaires de la RF comme n’étant « neither nurses nor doctors ». Elles reçoivent pourtant une formation d’au moins quatre ans, voire plus si leur niveau d’éducation de base est jugé insuffisant, durant lesquelles on leur enseigne l’anatomie, la physiologie, la chimie, la pharmacopée, l’obstétrique et des bases de pédiatrie[30]. Leurs homologues masculins étudiant à l’hôpital pour hommes sous la direction des Drs Alexander Lyall et George Duncan Whyte, qui ont une éducation préalable jugée tout aussi insuffisante et reçoivent une formation tout à fait similaire, sont pourtant bien décrits comme des étudiants de médecine[31].

Les commissaires sont également très prompts à critiquer le Hackett Medical College for Women de Guangzhou, dirigé à l’époque par la Dre Mary H. Fulton. Leurs conclusions sont les suivantes : « apparently the work of this medical school is very poor and the graduates are of very little value, except that they know a little obstetrics ». Le rapport stipule pourtant lui-même que les diplômées sont en grande partie responsables du fonctionnement de l’hôpital, jugé propre et moderne, au sein duquel elles pratiquent l’essentiel des chirurgies et forment les infirmières, qui elles sont décrites comme ayant une bonne réputation auprès des médecins de la région[32]. Les archives missionnaires suggèrent elles aussi que les propos des commissaires sont injustement exagérés. Par exemple, la Dre Luo Xiuyun (Lau Shau Wan), formée au Hackett Medical College et à l’emploi de l’institution à titre d’enseignante spécialiste de chirurgie lors du passage de la RF, ne pouvait raisonnablement pas être considérée comme une diplômée de faible valeur. Avec une feuille de route impressionnante dénombrant pas moins de 45 chirurgies abdominales consécutives sans perdre de patiente, 200 césariennes et l’ablation réussie d’une tumeur ovarienne de 105 livres, elle devait certainement être beaucoup plus qualifiée qu’une simple sage-femme, comme le sous-entend le rapport de la RF[33].

La seule institution d’enseignement médical du Guangdong qui n’est pas mise à mal par les commissaires de la RF est en fait la seule qui n’existe pas, c’est-à-dire l’école de médecine que projettent de mettre sur pied, grâce à un éventuel partenariat dont les termes ne sont pas fixés, le Canton Hospital et le Canton Christian College (ultérieurement la Lingnan University). Comme le mentionnent tous les documents de la RF qui les concernent, ces deux institutions ont échoué à maintenir leurs écoles de médecine et se sont vues dans l’obligation de les fermer respectivement en 1908 et 1914. Pour autant, une série de correspondances entre les représentants de la RF, du Canton Hospital et du Canton Christian College montre bien qu’en raison des aptitudes supposées du personnel des deux établissements, de leur grande réputation et de leurs infrastructures adaptées, la RF appuie leur projet dès le départ et, contrairement aux institutions existantes, elle est prête à leur offrir un soutien financier[34]. La mise en valeur d’un projet très embryonnaire, porté par une direction occidentale et masculine ayant connu de récents échecs, au détriment d’établissements chinois ou féminins pourtant déjà bien en selle, confirme très certainement que les inégalités de race et de genre ont affecté la commission d’enquête de la RF et marqué les observations de ses commissaires.

Des perceptions qui perdurent

Bien que les biais que présentent les archives de la RF ne lui soient absolument pas exclusifs, il n’en reste pas moins qu’ils n’ont pas forcément été relevés par les historiens. Pourtant, les conclusions du rapport d’enquête de 1914, fortement teintées par les préjugés de ses commissaires, semblent avoir profondément marqué les esprits de l’époque. En effet, l’image défavorable qu’elles renvoient à propos des institutions médicales du Guangdong ne semble pas avoir beaucoup évolué au fil du temps. Bien que ces établissements continuent de se développer sur le terrain, les archives de la RF n’indiquent pas si ces développements sont bien consignés, connus et pris en compte par le CMB. Il semble qu’aucun agent de la RF ou du CMB n’ait requis de rapport périodique pour suivre les progrès des institutions médicales en activité dans la région ou n’ait été dépêché sur place après 1914 pour en prendre le pouls. C’est peut-être ce qui explique qu’il semble y avoir un fossé entre les représentations véhiculées à propos des institutions médicales du Guangdong depuis la commission d’enquête de la RF et l’action que mènent concrètement ces mêmes institutions sur le terrain.

L’exemple le plus patent est sans doute celui du Hackett Medical College for Women. Comme la plupart des institutions médicales recensées par les représentants de la RF, le Hackett Medical College s’est employé à rehausser ses standards de qualité depuis la parution de leur rapport en 1914. Au cours des années suivantes, ses programmes de formation de médecine et d’infirmière, ainsi que ses équipements et ses infrastructures, ont effectivement fait l’objet d’améliorations jugées majeures. Pour autant, la perception qu’en a la RF semble toujours aussi mauvaise. À preuve, en 1919, sans même s’enquérir des progrès réalisés, les représentants de la RF vont jusqu’à décourager la direction de l’institution de soumettre une demande officielle de financement en raison de ses faibles chances de succès[35]. Bien entendu, l’établissement est loin d’être le premier ou le seul à se faire rabrouer poliment par la RF et le CMB. John R. Staley a en effet bien démontré que les exigences élevées du CMB privent bon nombre d’institutions missionnaires et chinoises de soutien financier et que celles de petite envergure installées en régions rurales sont pour la plupart condamnées à essuyer refus sur refus[36]. En 1919, le Hackett Medical College n’est pourtant pas un établissement de seconde zone dans le Guangdong, bien au contraire. Comme le révèlent les archives missionnaires, il est réputé posséder la meilleure salle d’opération de Guangzhou, ainsi que des laboratoires particulièrement bien équipés, avec lesquels les autres établissements de la région ne peuvent de leur propre aveu rivaliser. Les deux expertes pathologistes qui sont désormais à sa tête, les Dres Martha Hackett et Harriett Allyn, effectuent même les analyses de laboratoire du Canton Hospital et de l’hôpital affilié au Canton Christian College (plus tard la Lingnan University), les deux institutions privilégiées par la RF[37]. C’est donc vraisemblablement sur la base des conclusions émises en 1914 que le Hackett Medical College se voit écarté d’emblée des candidats éligibles au financement du CMB.

Encore dix ans plus tard, la perception qu’ont les représentants du CMB et de la RF du Hackett Medical College ne semble pas tout à fait conforme à la réalité. En effet, un rapport rédigé en 1929 pour le compte du CMB et du PUMC, intitulé Memorandum Concerning Nursing Problems, semble a priori plutôt sceptique à l’égard des perspectives d’avenir de Wu Jiehua (Ng Tsit Wa), une diplômée de la Turner Training School for Nurses, affiliée au Hackett Medical College, et première infirmière du Guangdong à se rendre à Beijing pour se spécialiser en santé publique. Il est noté que l’étendue des services qu’elle souhaite développer pour le centre de santé dont elle prend la charge est gigantesque et qu’il s’agit d’un projet impossible à mener et à réaliser pour une seule personne. Le rapport mentionne bien que Wu Jiehua s’est entourée d’un comité consultatif et que son initiative est soutenue et intégrée au Hackett Medical College, mais il semble présumer qu’il n’y a peut-être pas suffisamment de ressources, de volonté ou d’expertise sur place pour la mener à bien. Les sources missionnaires montrent pourtant qu’à cette époque, l’hôpital affilié à l’école de médecine fait fonctionner depuis quelques années une clinique pour nourrissons, ainsi que des cliniques pré et postnatales, des services déjà bien implantés qui doivent évidemment servir de base aux développements prévus[38]. Ainsi, il n’est peut-être pas étonnant de constater, comme le stipule d’ailleurs un peu plus loin le rapport lui-même, que l’ensemble de la planification établie par Wu Jiehua a pu se matérialiser et que quelques activités sporadiques ont même pu être ajoutées[39]. Comme le démontre bien le cas du Hackett Medical College for Women, il est possible que certaines institutions médicales ayant été dépeintes en des termes peu élogieux par la commission d’enquête de la RF en 1914 aient continué de porter cette image au fil du temps, et ce malgré les transformations qu’elles ont pu connaître.

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En dépouillant les archives de la RF, et plus particulièrement le fonds du CMB, et en les mettant en contraste avec les sources recueillies à la PHS, il m’est apparu très clair que les limites et les biais qui en émanent, bien qu’ils n’en soient pas l’apanage, sont particulièrement encombrants pour les historiens qui souhaitent utiliser ces sources pour explorer la médicalisation des populations chinoises en dehors des grands centres que sont Beijing et Shanghai. D’une part, les sources concernant le Guangdong qui sont conservées au Rockeckefeller Archive Center sont somme toute très limitées et le portrait qu’elles offrent du paysage médico-sanitaire de la région demeure très incomplet. Elles donnent à penser que la province n’est pas bien pourvue en termes d’établissements et d’intervenants de santé. Les sources missionnaires montrent que ce n’est pourtant pas le cas. D’autre part, le discours des représentants de la RF, empreint du sentiment de supériorité que leur confère leur position, donne l’impression qu’il n’y a aucun acteur médical digne de ce nom dans le Guangdong. Les sources conservées à la Presbyterian Historical Society révèlent que ce discours est en fait marqué par des préjugés fondés sur les inégalités de race et de genre qui renvoient une image biaisée des agents médicalisateurs de la région. Cette image défavorable tenace a sans doute contribué à faire perdurer le désintérêt des représentants de la RF pour les institutions médicales régionales. Durant mon séjour au Rockefeller Archive Center, j’ai moi-même songé à explorer l’histoire d’agents médicalisateurs mieux documentés et jugés plus dignes d’intérêt par la RF. N’eut été du heureux hasard qui m’a d’abord fait atterrir à la Presbyterian Historical Society, c’est certainement ce que j’aurais fait. J’ajouterais donc qu’il est fort probable que les archives de la RF, dont la richesse et la valeur ne sont par ailleurs aucunement contestées, aient contribué à infléchir la démarche des historiens qui les ont exploitées et à détourner leur regard des régions chinoises excentrées.