Corps de l’article

cela vient de loin cela qui est mon corps

vêtu de honte et de nouveauté

comme cet homme rompu de misère

et que j’accueille dans ma haine[1]

Il y a dans la carrière de certains auteurs et de certaines autrices des romans qui font figure de « prototype » annonçant une oeuvre à venir. Je pense par exemple à L’enchanteur qui place les bases de ce qui deviendra l’oeuvre la plus encensée de Vladimir Nabokov, Lolita. Les deux textes ont la même prémisse : un homme entretient une relation avec une femme pour se rapprocher de sa fille mineure et vivre avec elle ses fantasmes pédophiles. Catastrophé par son désir assouvi, le personnage principal de L’enchanteur se jette devant un camion et meurt, ce qui met fin au texte. Dans Lolita, c’est plutôt la mère qui décède dans un semblable accident de voiture après avoir découvert le penchant de son mari : la mort de la femme donne le champ libre à Humbert Humbert, et le roman se déploie autour du fantasme empêché dans le premier opus. D’une manière analogue, la narratrice de La danse juive[2] réalise un fantasme parricide qui habitait déjà le fils dans La pêche blanche[3], publié cinq ans plus tôt. Simon ressasse un scénario imaginaire dans lequel il traverse l’Amérique pour tordre le cou de son père. « Je sors toujours épuisé de ce fantasme », pense-t-il, « [j]e sais que je ne le ferai jamais » (P, 51). Une fois le père mort d’un accident, Simon regrette son manque de courage : « Maintenant qu’il est mort, je me sens lâche de ne pas l’avoir tué. » (P, 96) Le voilà amer devant ce scénario inabouti dont il n’arrivait à entrevoir que le « début » dans ses carnets : « J’aurais pu écrire une histoire magnifique : un homme tranquille qui remonte le Nord pour tuer le mal qu’il a en lui. » (P, 96-97) On pourrait dire que La danse juive en propose la suite et la fin. La narratrice du roman est habitée par un même désir — « Je pourrais tuer mon père de mes mains » (D, 78), « Je me répète que je vais le tuer. Cela me calme » (D, 78) — et une même inhibition — « je ne sais pas me révolter, la révolte est emprisonnée avec le reste, dans ma graisse » (D, 133). Or, ce roman se termine sur la réalisation étonnante du meurtre : la fille se révolte et tranche la gorge de son père. Au moment de la sortie de La danse juive, André Brochu écrivait que ce meurtre « peut surprendre car il ne semble aucunement prémédité[4] », mais il ajoutait qu’« à la réflexion, il apparaît comme la conclusion naturelle de la situation intérieure du personnage jusque-là signifiée par des gestes, des attitudes quotidiennes[5] ». J’irais un peu plus loin en suggérant qu’il était même annoncé par les oeuvres antérieures. Lire La danse juive comme un prolongement de La pêche blanche permet en effet d’apporter un éclairage nouveau sur les motifs de ce meurtre[6]. Je dégagerai d’abord la logique selon laquelle la paternité se déploie dans La pêche blanche pour ensuite analyser en profondeur son traitement dans La danse juive. Si le fils et la fille veulent tuer leur père, le texte donne à penser que c’est pour s’extraire du regard de dédain qu’il pose sur leur corps d’enfant[7], à l’origine d’une honte qui les hante et les fait souffrir ; pour soutenir cette hypothèse, je m’appuierai également sur une approche psychanalytique de la honte et de l’identification.

LE PÈRE ET LE TERRITOIRE

On a souvent remarqué l’importance du déplacement et du territoire dans l’oeuvre de Tremblay[8] ; on n’a toutefois pas pris la mesure du rôle de la figure paternelle dans la logique de ces déplacements. Le père dans La pêche blanche méprise ceux qui quittent le Saguenay, son fils Simon au premier chef, lui qui est bûcheron en Colombie-Britannique et passe une partie de ses hivers en Californie loin de sa famille : « Il l’appelait “l’autre”. Il disait qu’il gaspillait son argent dans les motels. » (P, 24) Le père dans La danse juive a quant à lui accédé à son statut de vedette après s’être extrait de son milieu d’origine, une petite ville du Nord où il était méprisé par les siens. Il a « quitté sa région pour réussir » (D, 41). Ces deux informations pourraient suffire à établir la relation étroite entre la figure paternelle et le territoire dans l’oeuvre de Tremblay, mais il semble que cette tension habite l’entièreté des romans.

Un premier moyen de l’appréhender consiste à dégager le rapport déterminant entre la description du père dans La pêche blanche et celle du Saguenay[9], qui en constitue le parfait négatif. Selon Robert, frère de Simon, le Saguenay — sur lequel on pratique la pêche blanche — projette « une lumière qu’on ne pouvait pas soutenir du regard, une lumière fabuleuse. Une lumière qu’on devait contempler tout le jour sans rien faire […], éclatante, sans merci » (P, 55, je souligne). Cette description rappelle le « dos de son père en camisole, lisant le journal la nuit à la lumière du néon de la cuisinière électrique » (P, 31 ; je souligne). Ce dos du père est également désigné comme une « trace blanche sous la lumière » (P, 31). La blancheur est comme une empreinte du père à laquelle Simon s’identifie à son corps défendant : « Je respire fort, ça me rappelle une camisole blanche dans une cuisine. » (P, 40) Simon ne supporte pas « l’image de cet homme en coupe-vent blanc » (P, 40) qui le ramène à l’image de son père. Comme les deux faces d’une même médaille, le père et la rivière Saguenay incarnent le jour et la nuit de ce même signifiant figurant en tête de l’ouvrage. Le père en est le côté sombre, une « ombre blanche » : « l’ombre en camisole blanche […], l’ombre qui ne dort jamais » (P, 67). À la beauté du Saguenay vantée tout au long du roman répond la vulgarité du père, un homme qui a « la manie de se gratter les parties devant [ses fils] sans aucune retenue » (P, 67). À l’immensité de la rivière qui ne peut être captée en un seul regard est opposé l’espace restreint de la maison paternelle, une maison où le père n’utilise et ne chauffe qu’une seule pièce en hiver pour économiser l’électricité (P, 76-77, 92), une maison où le sol, du garage à la salle de bains, est tapissé de boîtes de carton pour éviter que le père ne le salisse (P, 42). La rivière que l’on peut longer « sur quelques milles » (P, 90) en se déplaçant des heures durant contraste également avec l’immobilité du père qui passe ses journées à se bercer (P, 24), c’est-à-dire à bouger sur place. Depuis ce lieu, il paralyse tout de même sa femme et ses enfants, les « emprisonn[ant] dans le bruit de [s]a respiration » (P, 24). Enfin, de la même manière que le père, le Saguenay impose une limite spatiale aux fils :

« Pas trop proche du Saguenay[10]. » Sa mère répétait cette phrase lorsqu’elle les voyait se diriger lui et Simon vers la batture pleine de vase. […] « Pas trop proche du Saguenay » et elle restait debout, une main en visière à scruter la mer et le village. […] « Pas trop proche du Saguenay. » La phrase lui revenait. Sa mère vivait soumise à la rivière, la regardant, la respectant, sachant que cela était beau, qu’il n’y avait probablement rien de plus beau au monde. S’il y avait un accident, des noyés, elle disait : « C’est le Saguenay. » Ça expliquait tout : les noyades, le vent, les naufrages que lui racontait sa grand-mère lorsqu’elle était petite.

P, 44-45 ; je souligne

Le Saguenay apparaît comme un lieu auquel la mère reconnaît une complète autorité, un lieu qui empêche les fils de jouir, comme le ferait un père tyrannique.

Le père et le Saguenay s’inscrivent donc dans le roman comme les deux pôles qui fondent l’identité des fils préoccupés par le désir de s’en approcher ou de s’en éloigner, de l’observer de près ou de loin. Robert veut « posséder [la] vue » (P, 78) du Saguenay, tandis que Simon veut le fuir. « Même enfant je savais qu’il fallait partir » (P, 32), pense-t-il ; « Partir règle tout. C’est ma seule foi. » (P, 105) Pour Simon, quitter le père et son lieu est la seule manière de lutter contre leur domination symbolique. Le Saguenay, dans son discours, est comme un père totémique[11] toujours trop grand, toujours trop haut, auquel on ne peut pas se mesurer :

Je ne pense jamais tout de suite à la rivière, mais elle revient lentement et ce sont ces images-là qui me restent. Des enfants essoufflés sur un belvédère, des enfants trop petits et qui savent que, même lorsqu’ils seront grands, ils seront trop petits pour elle. Elle gagnera toujours. Elle aura toujours le dernier mot et, même vieux, ils auront les yeux mouillés lorsqu’ils la contempleront.

P, 98

Le père de Robert et Simon est fait de chair, mortel ; la rivière a un caractère « divin » qui la situe au-dessus du vivant. Sa lumière « traverse tout, même l’âme » (P, 96). Contrairement au père qui est immobile, le Saguenay ne s’inscrit ni dans l’espace ni dans le temps : « Jamais je me dis “là-bas, c’est l’hiver”. Jamais. C’est autre chose. Comme si l’hiver était un état. On le porte à l’intérieur de soi. » (P, 13) La connotation religieuse du Saguenay est explicitée lorsque Robert dit avoir été frappé par l’histoire d’un étudiant qui, lors d’une promenade à skis sur le bord de la rivière, « interpellait Dieu à voix haute pour le narguer, pour voir s’il jaillirait de là, de cette beauté » (P, 45).

Si la mort du père annonce une liberté relative, force est de constater que ses signifiants ne meurent pas avec lui. Au cimetière, « [t]out est blanc. C’est très beau dans la lumière de l’hiver » (P, 87), pense Simon. Avec son frère, dans les jours suivant l’enterrement, Simon va observer les cabanes de pêche sur le Saguenay, défiant un interdit parental datant de leur enfance. Apparemment rendue possible par la mort du père, cette vue est « la plus belle […] du monde » (P, 70). En ce lieu, ils ont accès à l’envers du décor : « [Robert] pointait du doigt l’autre côté de la rivière d’où, d’habitude, il les observait [les cabanes]. » (P, 91) Le blanc est présent dans la scène ; il est question de « seaux blancs » (P, 91), d’« oies blanches » (P, 91), mais surtout du blanc de la neige : « Il y avait tellement de lumière que la neige était aveuglante. » (P, 90) Simon quitte le Saguenay pour s’éloigner des traces du père, pour fuir cette lumière qui continue de jaillir après sa mort : « Je suis un homme dans un autobus, je suis nulle part, enfin content de mon errance. […] Je suis un homme tranquille. » (P, 104-105) La mort du père lui donne accès à une paix qu’il peut maintenir à condition de ne se poser nulle part et de demeurer dans un perpétuel mouvement de fuite.

Repérer ainsi la subjectivité dont est investi le Saguenay dans La pêche blanche permet de mesurer l’importance attribuée au territoire dans l’oeuvre de Tremblay, lequel est étroitement lié à la paternité. Les deux partagent les mêmes signifiants et déterminent l’identité des fils. À l’image de la paternité, le territoire n’est pas seulement un espace physique dont on peut tracer les contours. Cette idée trouve à s’exprimer dans la pensée de Robert : « Ce matin, il s’était mis à expliquer à ses étudiants que les médias créaient des régions imaginaires, puis, trop ému, il n’avait pas su comment le démontrer. C’était tombé à l’eau et son malaise l’avait suivi toute la journée. » (P, 35) On comprend que Robert voulait montrer à ses étudiants que l’espace n’est pas seulement délimité par des frontières physiques, mais par des images et des discours. Ce souvenir du professeur se termine d’ailleurs sur un sentiment de honte, celle de n’avoir pas réussi à transmettre un savoir à ses étudiants. La honte ne cesse de déterminer les mouvements des personnages dans les deux romans et de créer, justement, des « régions imaginaires ».

Cette idée me permet d’introduire l’articulation particulière entre la honte, le territoire et la paternité dans La danse juive. Dès les premières lignes du roman, une petite précision de la narratrice à l’égard des bouteilles de Southern Comfort achetées par sa mère donne une indication claire du rapport entre la honte et l’espace : ces bouteilles, elle ne les « achète jamais […] dans la banlieue où elle habite » (D, 12). Par là, le texte signale que la honte concerne une représentation de soi entachée par le regard d’un autre pour lequel on croit exister comme sujet (famille, amis, communauté), c’est-à-dire un proche. Pour la même raison, le père dans ce roman invite ses enfants et son ex-femme à souper « dans un endroit que seuls les anglophones et les touristes riches fréquentent » (D, 16), manière de n’être jamais vu avec eux par son public, dont le regard lui importe, lui qui travaille dans le milieu de la télévision. La narratrice doit redoubler d’efforts pour échapper à ce contrôle du père :

[J]’avais acheté à New York une robe rouge exprès pour l’occasion. Je la remets chaque année. Je deviens une grosse femme obèse très voyante. Nous [son frère et elle] avions organisé notre résistance. Lorsque nous l’avions vu, assis sur sa chaise, le regard contrarié, nous avions su que nous lui échappions.

D, 17

Échapper au père, c’est se soustraire à son regard (La pêche blanche), c’est s’obstiner à lui faire honte (La danse juive).

La narratrice de La danse juive sillonne le Mile-End — c’est d’ailleurs le titre du roman dans sa traduction anglaise —, ce quartier qui jouxte précisément la ligne de partage entre l’est et l’ouest de Montréal. Dans l’autre axe géographique se situent le passé et le présent : la « petite ville du Nord » de laquelle la mère a été « déplacée[12] » — et où vivent encore ses soeurs — pour suivre le père, avant d’être abandonnée dans une « grosse maison inutile » (D, 70) en banlieue de Montréal, où elle boit tous les soirs deux verres de Southern Comfort, cherchant en vain son confort au Sud, dirait-on. Si ce terme, déplacée, « renferme toute la vie de [l]a mère » (D, 48), c’est aussi parce qu’elle était perçue par le père comme « déplacée » dans ses gestes et ses paroles, de mauvais goût : elle n’était pas à la hauteur de son milieu. Le père est en effet à la fois au sommet et au centre : « Il était vite monté. Dans le langage de mes tantes, cela voulait dire partir. » (D, 124) Être à la fois loin et au milieu, l’idée « sonne faux » pour la narratrice, suivant les mots qu’elle utilise en relatant une discussion avec son amie d’enfance, Alice. Cette dernière « a pensé qu’avec ses relations, [le père] lui trouverait peut-être quelque chose dans le milieu. “Milieu”, Alice se plaît à dire ce mot […], et pourtant, à chaque fois qu’elle le prononce […], il sonne faux » (D, 98), dira en effet la narratrice.

LA PATERNITÉ, ENTRE L’IMAGE ET L’HÉRÉDITÉ

Si la paternité dans La pêche blanche est partagée entre l’homme (de chair) et la rivière (divine), dans La danse juive, ces deux versants sont incarnés par le même père. Cela dit, ce père a en quelque sorte deux existences, familiale et publique, qui en dédoublent les images. Par le biais de la télévision et des magazines, le public n’a accès qu’au portrait d’un homme qui « réussit ». « Ceux qui réussissent sont les nouveaux envoyés de Dieu » (D, 17), ironise la narratrice, que cette grandeur-là n’impressionne pas. Cette version du père est une icône. D’ailleurs, la mère « achète religieusement » (D, 11) les magazines qui montrent cette image-là. Toutefois, cette facette du père n’a aucune hauteur pour la narratrice. Dans la photo de son père affichée sur la publicité d’un télé-horaire, elle ne voit qu’une paternité feinte, un leurre, une image de son père en déclin : « L’article titrait : “Ce que j’ai appris”. […] Il misait sur l’image de père maintenant. Ses cheveux greffés viraient au gris. » (D, 32) À l’inverse de Robert, qui voue un culte au Saguenay, sorte de totem substituant le père et l’autorisant à se soumettre à quelque chose de plus grand que lui sans éprouver de honte, la narratrice de La danse juive ne peut accéder à cette verticalité : tout ce à quoi le roman confère une certaine hauteur est l’objet de suspicion, de mépris, en plus d’être inséparable de l’homme même qui constitue l’objet de sa haine. À l’image du mythe freudien du père de la horde[13], il lui faudra tuer le père pour accéder — on ne peut que le supposer, puisque le meurtre met fin au roman — à une transcendance. Le mythe en question a justement la fonction de mettre en image le passage subjectif par lequel tout sujet en vient à assumer son nom ; le parricide qu’invente Freud est la métaphore de ce processus psychique de subjectivation. Il est la mise en récit d’une « première » destitution historique de la toute-puissance paternelle dont Freud suppose qu’elle a lieu en chaque sujet, sur le plan de l’inconscient, au moment de s’approprier le langage. À la toute fin de La danse juive, alors qu’elle est au téléphone avec un membre de la famille paternelle peu de temps avant le meurtre, la narratrice se nomme pour la première fois du roman, comme si s’inscrire dans le nom du père devenait possible à l’aube de sa mort seulement : « Je me nomme. Il y a un silence. La voix attend, elle arrive à murmurer : la fille de R… Le prénom de mon père me surprend, je dis oui. » (D, 125) La narratrice tue son père comme on tue les « méchants » des productions télévisuelles de ce dernier. Ainsi, c’est en accédant à son langage qu’elle signe sa fin, faisant de lui le personnage d’une histoire qu’il aurait pu écrire :

Je pense à mon père, à ses productions sirupeuses où les méchants sont punis à la fin du film par des châtiments terribles […]. Je pense que je suis le châtiment de mon père : il a engendré un monstre lui aussi. Cela lui ferait une bonne série : le producteur à scandales entouré de belles petites poulettes, qui a engendré cette truie.

D, 53

Sa première pensée après l’acte est consacrée à la représentation du père qu’elle transforme et qui sera projetée après sa mort : « Mon père ferait la une des journaux à scandales. » (D, 135) En le tuant, elle assure la permanence de son image, une image jaunie, sale, qui lui « fermera la porte des magazines officiels ». Il s’agit donc de tuer du même coup le père réel et son image, celle adulée par autrui :

[J]’attends le faux pas, la fêlure, le désordre. Je dévore les magazines où il est question de lui pour essayer de voir venir la faille qui le propulsera dans l’opprobre, dans l’échec, dans le mauvais sentiment, dans ce qui lui fermera la porte des magazines officiels et le reléguera aux journaux jaunes de vedettes dont l’encre salit les mains et qui se nourrissent de descentes aux enfers.

D, 111

Ainsi, la narratrice ne veut pas seulement s’en prendre au corps du père ; elle veut porter atteinte à son image. Les deux romans de Tremblay s’intéressent à ce qui, dans le rapport entre le père et l’enfant, relève d’une construction « imaginaire », et qui est donc intangible. La science permet depuis peu (à l’échelle de l’Histoire) d’établir génétiquement la concrétude du lien au père. Ce lien « concret » est lui aussi rejeté par la narratrice, notamment parce qu’elle lui attribue — paradoxalement — une connotation religieuse : « “Hérédité”, c’est un des mots des soeurs de ma mère, un mot qui calme, qui vient de Dieu, qui apporte la paix et qui m’a enfermée dans cette graisse à tout jamais. » (D, 106 ; je souligne) Dire de ce mot qu’il vient de Dieu, c’est une façon pour elle de signifier qu’il a le pouvoir de décharger le sujet qui s’en réclame d’une part de sa subjectivité. L’hérédité, c’est ce que nous ne pouvons pas contrôler, c’est ce qui vient d’en haut et nous transcende. « À d’autres que moi », semble-t-elle dire dans l’extrait cité, comme si ce mot, hérédité, n’avait pas le pouvoir de lui apporter la paix. Il est permis de penser que ce terme l’embête parce qu’il fait de son lien au père un lien définitif, irrévocable, un lien qu’elle ne peut pas trancher comme elle tranche « les veines enflées » (D, 134) de son cou. La narratrice cherche avec ce meurtre à atteindre « la paix » ; c’est du moins ce qu’évoquent les tout derniers mots du roman : « Je me suis souvenue de sa paix. » (D, 135) Cette pensée de la narratrice à propos d’un juif chargeant des camions « à la lumière de l’aube » (D, 135) survient immédiatement à la suite du meurtre. Tuer le père répond à un désir de se débarrasser d’un lien « éternel et impossible[14] », au-delà de l’hérédité ; un lien de mots et d’images. « Ces jours-ci, c’est à l’adolescent que je pense. Je le porte aussi dans ma graisse […]. Toutes ces histoires sont gravées dans les couches de ma graisse. » (D, 98) C’est dire que le poids du passé paternel est aussi lourd que le corps qu’il lui a transmis.

LA HONTE ET L’IDENTIFICATION

« La honte ne guérit jamais, elle est éternelle » (D, 124), dit la narratrice de La danse juive. Dans son essai Mourir de dire, Boris Cyrulnik met de l’avant la principale caractéristique de la honte : « Je connais des substances qui provoquent des rages sans objet. Je connais des liqueurs qui apportent l’euphorie de bonheur sans raison. Mais je ne connais pas de produit qui induise la honte parce que ce sentiment naît toujours dans une représentation[15]. » En cela, la honte est un affect particulièrement littéraire, dans la mesure où l’écriture peut rendre compte de son étoffe, qui est faite de mots et d’images.

La honte est le sentiment désagréable de l’inadéquation de sa propre image avec un idéal. Lorsque Lacan crée le terme « hontologique[16] » dans son dix-septième séminaire, c’est pour indiquer que la constitution de l’être ne fait jamais l’économie de la honte. L’identification — opération à l’origine de la subjectivité — implique que le sujet tend vers un idéal qui, nécessairement, ne lui correspond pas. Mesurer sa propre image à cet idéal engendre la honte ; en cela, cet affect inaugure un écart à l’origine de la subjectivité, un écart « ontologique ». Jacques Brunet-Georget va plus loin dans sa lecture du néologisme lacanien, proposant que la honte ébranle le voile de l’identification et rapproche ainsi le sujet — expérience forcément insoutenable — de ce qui se cache derrière le moi : le « réel ».

La honte peut conduire le sujet, au-delà des identifications complaisantes qui tissent sa réalité, à toucher un point où se pose la question de sa propre disparition, et où s’expose à vif la vulnérabilité fondamentale de sa présence au monde, à savoir sa vocation à la mort dans ce qu’elle a de résolument irreprésentable. Ce point est qualifié de « réel » dans la mesure où il échappe aux cadres symboliques et aux images organisant notre identité[17].

La honte implique une dévalorisation de l’image de soi : « La cause de la honte est dans la perte soudaine du soutien de l’idéal du moi selon la représentation imaginaire que s’en fait le sujet. Son mécanisme en est la perte de l’enveloppe leurrante du moi idéal, la perte du support qu’il constitue pour le moi[18]. » Le moi est une fiction, et ses contours ne coïncident pas avec ceux du corps réel. En cela, on peut souffrir d’un regard imaginé sur un corps imaginé. « La mère agissait comme si tous les murs de la maison étaient transparents et que tout le monde aux alentours pouvait voir à l’intérieur » (P, 33), mentionne Simon dans La pêche blanche, ce qui revient à dire que le regard de l’autre à même de frapper le sujet de la honte est une représentation capable de transpercer les murs.

Dans La danse juive, un souvenir d’enfance est évoqué à deux reprises et identifié comme le début de la honte de la narratrice ; un souvenir qu’elle n’arrive plus à chasser depuis qu’elle suppose un déclin de l’image du père. Il s’agit d’un scénario « qui met en scène un point sensible de [son] histoire intime[19] » :

J’ai l’impression que mon corps encombre. Je sais d’où vient cette impression même si j’arrive presque toujours à éviter le souvenir. Dans le sous-sol de la grosse maison de banlieue, il y a plein de monde que je n’ai jamais vu. Ma mère se tient silencieuse dans un coin parce que mon père lui a dit que son accent était ridicule ; il le lui a dit la veille, en même temps qu’il lui a annoncé cette réception. Elle n’a rien à faire, un traiteur sera là. Il a tout arrangé. En même temps, il m’a regardée. Il n’a rien dit. J’étais trop grosse, plus difficile à cacher que l’accent traînant de ma mère. Il faut qu’il se résigne.

D, 54

Cette scène représente la honte du père qui ne veut pas être associé à sa femme, mais aussi la honte que le regard du père fait naître chez la fille qui, dès lors, ne peut plus occuper son corps nonchalamment. La fille ne peut plus « être » sans faire l’objet de son propre regard sur elle. Lorsqu’elle repense à l’adolescente désinhibée qu’elle a été, elle a « honte de son impudeur » (D, 93). Le souvenir évoqué ci-haut montre également que la honte est contagieuse. Comme le souligne Monique Selz, qui effectue une judicieuse distinction entre la pudeur et la honte, celle-ci « vient révéler une blessure ou une défaillance narcissique alors que la pudeur témoigne de la qualité de la relation à l’autre et de l’existence d’un espace de discontinuité entre soi et autrui[20] ». Cet affect a donc à voir avec l’impossibilité de distinguer l’autre de soi, et pour cela il se déploie aisément dans le cadre familial. À cet égard, la narratrice raconte une soirée de Noël dans la famille paternelle où le père cherchait en vain de la reconnaissance. C’est elle qui avait honte de lui, ou pour lui — aussi bien dire d’elle-même : « Il lançait des noms de personnalités célèbres au-dessus de la table de réveillon et personne ne l’écoutait. J’avais honte. J’avais honte parce que sa famille ne l’aimait pas. » (D, 42)

Pour le dire avec une image limpide de Cyrulnik, « [p]our souffrir d’une déchirure, il faut avoir tissé un lien[21] ». Au fil de La danse juive, la narratrice est attentive aux liens qui l’attachent au père, comme en témoignent ces trois passages : « Je suis intoxiquée de mépris. Cela m’effraie. J’ai attrapé la maladie de mon père » (D, 86) ; « Il ne supporte plus les vêtements. Je dis tout haut : comme moi » (D, 92) ; « Je sors un gros flacon d’analgésiques. J’en ai toujours sur moi. Comme mon père. Un autre lien. » (D, 94) La notion d’identification telle que Freud l’a élaborée tout au long de son enseignement permet de donner une articulation logique — au-delà de l’hérédité — à ce qui, du lien à l’autre, est à l’origine de l’identité. L’identification est le procédé par lequel le premier moi « se comporte à certains points de vue comme l’autre, l’imite et se l’approprie partiellement[22] ». Ce « premier moi » est celui qui se forme très tôt dans le développement de l’enfant et s’appuie sur l’image des parents, ces premiers « autres » du sujet :

[L]es effets des premières identifications, qui ont lieu au tout premier âge, garderont un caractère général et durable. Ceci nous ramène à la naissance de l’idéal du moi, car derrière lui se cache la plus importante identification de l’individu : l’identification au père de la préhistoire personnelle. […] [C] ’est une identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet[23].

Il faut retenir qu’à l’origine de l’identité se tisse un lien au père, ou à tout le moins un lien à « l’autre de la mère[24] ». Cette identification originaire permet au moi d’advenir. Alors que l’enfant vivait en cohésion avec le monde, fondu dans les images et les mots des autres desquels il ne se distinguait pas encore, le voilà incomplet en raison de l’apparition d’un tiers qui dérange son unité, obligé de s’identifier à lui et aux autres pour se garantir une consistance. L’identification au père rend supportable cette première division. Il n’y a d’identité possible que par une aliénation à l’image de l’autre : l’identité du sujet est fondée sur l’incorporation d’images qui lui permettent d’être quelque chose plutôt que rien. En langue française, le terme « identité » inclut les deux versants de ce rapport à l’autre : l’identité (du latin identitas : « fait d’être le même ») est ce qui me caractérise, me distingue, mais c’est aussi ce qui me fait identique à autrui. La famille est le premier lieu des identifications, et les romans de Tremblay ne cessent de signaler que le sujet peut faire l’expérience de la honte parce que l’image de son semblable est dévalorisée.

Dans La danse juive, la narratrice guette l’image « concrète » du père projetée par les magazines et la télévision et dont elle attend (redoute ?) « la fêlure », « le désordre », « la faille » (D, 111). Dès les premières pages du roman, il est question de ces magazines de « vedettes locales » (D, 11) sur lesquels apparaît le père et que la mère apporte à sa fille. « C’est notre lien » (D, 11), se dit la narratrice. La danse juive prend place au moment où un changement survient dans cette image : « Il arrive que son langage le trahisse : une trace d’accent, un mot mal utilisé. Son regard se rembrunit. Il en est conscient. Je l’écoute, fascinée. » (D, 49) Ce changement va dans le sens d’un rapprochement entre le père et la fille : « Mon père a commencé à grossir, beaucoup ; il va redevenir comme ses frères, comme moi, un bel obèse bien rose. C’était le seul de la famille qui avait réussi à se débarrasser de sa graisse, au prix d’efforts immenses. » (D, 13) Ce déclin de l’image paternelle trouble la narratrice dans son rapport à son propre corps, comme en témoigne ce passage-clé où le père et le je se confondent[25] :

Pendant longtemps je suis parvenue à oublier mon corps, sauf récemment. Je suis hantée par l’image de mon père qui semble s’être remis à grossir sur les magazines, par l’odeur que je dégage et qui me ramène à la petite maison blanche et propre de la famille de mon père. Une petite maison remplie de gros.

D, 66 ; je souligne

Il est souvent question, dans La danse juive, de liens apparemment absents entre une chose et une autre ; entre le père et la fille, entre le présent et le passé, entre la réalité et l’idéal[26]. Pour désigner l’absence de ces liens, il arrive à la narratrice d’utiliser l’expression « chaînon manquant » : « Je n’arrivais pas à voir le lien entre la petite ville du Nord, cette grosse maison déserte et l’obèse couchée dans ce lit. Un chaînon manquait. » (D, 73) La notion d’identification telle que je viens de la développer permet de proposer que, si un chaînon manque entre la narratrice et son père, c’est non pas parce qu’un écart les sépare, mais, au contraire, parce que dans la (con)fusion de leur image rendue insoutenable par l’expérience de la honte, il n’y a pas d’espace, pas d’écart pour un chaînon. Qui plus est, l’expression « chaînon manquant » est présentée comme une « vérité » dans le texte. La narratrice dit parfois se trouver dans un demi-sommeil dont elle émerge « avec la conviction d’avoir trouvé une vérité inaltérable dont [elle] ne [se] souv[ient] plus une fois réveillée » (D, 73). Durant son séjour chez sa mère, pour la première fois, elle s’en souvient au réveil : « Je pense au chaînon manquant. Je ne l’ai pas oublié. » (D, 73) C’est avec ces mots qu’elle essaie de convaincre sa mère de retourner dans la petite ville du Nord où vit sa famille, endroit dont le père l’a déplacée[27]. « Je parle du chaînon manquant, ma mère ne comprend pas. » (D, 77) Or, cette nuit-là — « la nuit du chaînon manquant » (D, 110) — est aussi celle où le voeu de mort à l’endroit du père lui apparaît pour la première fois, la nuit où « [s]a haine […] s’est dissoute » (D, 115-116) : « Je pourrais tuer mon père de mes mains » (D, 78), pense-t-elle. Le meurtre est le chaînon manquant ; le geste que la narratrice doit réaliser pour atteindre une paix, pour cesser d’être « déplacée ».

LA PAIX

« Personne ne faisait attention à moi, j’étais invisible, paisible » (D, 60), dit la narratrice à propos de sa présence au « café des Arabes ». La paix est, dans cet extrait, associée à l’absence de regard sur soi. Le regard de l’autre fait exister le sujet dans l’espace et donne à son corps un contour : le corps devient plus lourd ou plus léger selon la nature du regard d’autrui. La paix, dans ce roman, est un autre mot pour désigner la plénitude : un état dans lequel le sujet demeure inentamé par la présence et le regard de l’autre. Le roman présente en alternance des moments où la narratrice oublie son corps et d’autres où celui-ci lui pèse — avec comme point de fuite le souvenir de la réception évoqué plus haut, où le regard du père apparaît comme l’instigateur de cette scission. Chaque scène pourrait être lue à la lumière de cette opposition. « Depuis longtemps, je n’entends plus lorsque je joue » (D, 36), mentionne-t-elle à propos du piano. « J’ai joué ces pièces cent fois. Il n’y a que mes mains qui bougent sur les notes. » (D, 36) La musique apparaît ainsi comme un langage dans lequel elle se coule pour ne faire qu’un : un espace de paix. Il s’agit d’une certaine manière du propre du langage : tout sujet qui s’installe dans une langue en vient à « oublier », lorsqu’il parle, la différence entre le son émis et le son entendu. Le psychanalyste Gérard Pommier insiste sur cette distinction : la nomination permet au sujet de concevoir un lieu depuis lequel il parle, le nouant à son image[28]. Autrement dit, parler et entendre coïncident du moment que le moi est constitué. Mais cette construction peut, sans éclater totalement comme c’est le cas dans la psychose, présenter un certain relâchement. Le roman de Tremblay imagine un tel écart.

Lors de la crise qui oppose la narratrice à sa mère, on peut lire : « Je parle, les mots sortent, ma mère est immobile. » (D, 77) La virgule suppose ici l’enchaînement de deux actions, donnant l’impression que la parole précède la sortie des mots. Elle parle et ensuite les mots sortent. Ce décalage est largement dramatisé au sein des romans. Il arrive à la narratrice de La danse juive de voir son reflet dans le miroir et de le désigner comme radicalement extérieur à elle, comme si cette image ne lui appartenait pas : « La femme dans le miroir m’a fait peur. Une vision de moi, dans dix ans, transpirant au moindre mouvement et le cheveu mou et rare comme en ont les femmes obèses. J’avais déjà vu cette femme quelque part. » (D, 60) Cette image semble concerner le passé et le futur, mais ne pas correspondre au présent de son avènement. « Je pense à mon âge, n’arrive pas à faire le lien entre cette femme invalide et moi. Le mot me surprend, m’envahit tout entière. » (D, 54) Lorsqu’elle invective sa mère, la parole fuit son corps : « Je crie, ne me contiens plus. » (D, 77) Une parole en elle la déborde, une parole qui lui appartient, mais qu’elle est surprise de voir apparaître parce qu’un décalage a lieu entre elle et son image depuis que le père est sur son déclin. « Ces mots me viennent, mais je ne sais pas pourquoi. » (D, 77)

Ces moments de plénitude et de déphasage ont partie liée avec l’espace dans lequel la narratrice se déplace. Du conservatoire au café, de la maison de sa mère à son appartement, ses déplacements se présentent comme les passages d’un refuge à un autre. Son « immense baignoire » est l’un de ces refuges : « J’avais l’impression que ma démarche était lourde. Je n’avais qu’une envie, c’était de me laisser tomber dans mon immense baignoire. Le temps qui me coupait de cet instant me semblait interminable. » (D, 61) À cette baignoire-là s’oppose celle de la maison maternelle dans laquelle la narratrice n’arrive pas à oublier son corps[29]. On devine que, dans la baignoire, le corps perd son poids et ses limites : la chaleur de l’eau et la chaleur du corps se confondent et créent une seule masse sans frontière. La majorité des textes de Tremblay prennent place au creux de l’hiver ; la chaleur devient un lieu de refuge où le corps s’apaise, s’engourdit. Entrée chez son ami Paul durant son absence, la narratrice « monte le chauffage » (D, 90), prend une douche et laisse le jet « chaud et puissant […] couler longtemps sur [s]on corps » jusqu’à ce qu’elle devienne « fatiguée » (D, 91). Elle sort de la douche et boit de l’alcool « pour la sensation de la chaleur » (D, 91) qu’il lui procure : « Je sens la chaleur du Southern Comfort dans ma bouche. » (D, 92) La narratrice dit de la canicule qu’elle est « devenue une période euphorique où [elle] reste terrée dans son appartement à jouir de la chaleur » (D, 72). La jouissance peut être comprise comme le comblement de l’écart entre soi et le monde. Jouir, c’est combler cet écart un instant et disparaître à soi-même, engourdi. La narratrice oublie son corps dans la musique, dans la baignoire et dans la chaleur, mais aussi dans la saleté : « À l’entrée du métro, une odeur de poussière chauffée. Je respire à fond, heureuse de me couler dans cette saleté, libérée. » (D, 81)

Finalement, la nourriture — qui est d’ailleurs généralement décrite sous le signe de la chaleur — constitue le refuge le plus déterminant du roman : « J’ai envie de l’odeur du sang brûlé sur le grill, de chaleur. Je pense à la face rougie des cuisiniers grecs ; à leur figure luisante, à leurs bras puissants. » (D, 20) La nourriture apaise, « comble » momentanément la narratrice : « Je sens le haut de mon corps s’alourdir. Je suis bien. La nourriture me comble. » (D, 23) Le texte rapproche constamment la nourriture et le corps ; la narratrice ne fait qu’un avec la nourriture, le texte les confond. Dans sa chambre, la narratrice est comme transportée dans la cuisine du restaurant où elle mange avec Paul : « Les murs de ma chambre sont “bleu restaurant-grec”, c’est Paul qui a trouvé la formule. Il a raison, les murs de la pièce sont exactement de la même couleur que ceux du restaurant de la rue Saint-Viateur où nous allons souvent manger des souvlakis pita. » (D, 15) De même, le désir sexuel de son amant s’apparente à un appétit pour son corps à elle. Au lit, il lui « [lèche] tout le corps » (D, 34), ce qu’il n’arrivait pas à faire avec son ancienne conjointe dont « la peau avait le goût des médicaments qu’elle prenait en énorme quantité » (D, 34). Cette adéquation entre le corps et la nourriture ponctue le roman. « [B]ien au chaud dans le café du Chinois », Paul et la narratrice sont assis, « engourdis dans une odeur de gingembre et de mélasse » (D, 20), à l’image des « cuisses épicées » qui « traînent toute la journée dans un liquide brun » (D, 20). Sur un message téléphonique, son amant « parle de cuisse chaude » (D, 14), ce qui donne faim à la narratrice : « Je n’écoute pas le reste du message. Je veux manger. » (D, 14) À titre de dernier exemple, notons que la « mollesse » désigne à la fois les cheveux de la narratrice (D, 60), sa « faiblesse morale » (D, 42) et la nourriture qu’elle choisit au buffet où elle soupe avec sa mère et son frère : « Tout ce que je croque est mou. » (D, 65)

Il faut comprendre de cette traversée que, selon les termes du texte, la narratrice et la nourriture s’unissent. Cette analyse invite à concevoir la scène finale — le meurtre du père — comme une réaction de la narratrice devant l’obstacle que constitue le père lorsqu’il lui retire des mains une boîte de biscuits et l’empêche ainsi d’accéder à une part d’elle-même :

J’ouvre la boîte de métal où je range mes biscuits aux amandes. J’ai besoin de sentir leur texture, d’abord avec mes doigts puis avec mes dents. J’entends alors un cri. Il m’arrache la boîte des mains et la lance du bout de ses bras. Le couteau suisse de Mel est sur l’étagère juste derrière lui. […] Je prends le couteau. Je vois le cou gras de mon père et les veines enflées par la colère et les cris. Je tranche, là où je vois les veines. […] Je ramasse la boîte de biscuits et je commence à en manger.

D, 134

L’enchaînement de ces actions n’est pas aléatoire, si l’on en croit les propos de Lise Tremblay rapportés approximativement par Yvon Paré dans Lettres québécoises : « En bon journaliste, je lui avais lancé la question qui tue : “Ça raconte quoi, votre livre ?” Elle m’avait souri et dit : “C’est l’histoire d’une grosse qui tue son père parce qu’il a mangé ses chocolats”[30]. » Encore faut-il saisir le sens inféré par le texte aux « biscuits » pour comprendre la signification de cet énoncé. Derrière cette scène où la fille est séparée par le père de ses biscuits, il y en a une autre, où c’est la mère qui fait l’objet d’une privation plus significative. En effet, le fantasme parricide survient une première fois lorsque la narratrice apprend que le père empêche[31] la mère de retourner dans sa ville natale ; elle cherche frénétiquement des brioches (D, 77-78) et, contrariée parce qu’elle n’en trouve pas, elle pense : « Je pourrais tuer mon père de mes mains. […] Je me répète que je vais le tuer. Cela me calme. » (D, 78) Dans les deux cas, le père est celui qui sépare les protagonistes d’une part d’elles-mêmes et les déplace dans un espace de honte. Ainsi le meurtre du père vise aussi à « replacer » la mère dans la ville de son enfance, à lui permettre (voire à l’obliger) de retourner là où la narratrice suppose qu’elle serait « pleine », en communion avec ses semblables et son passé, sans honte.

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Le philosophe Dany-Robert Dufour place la honte au coeur de son analyse de la postmodernité et nous invite par là à réfléchir à la contemporanéité de l’oeuvre de Tremblay :

Ce n’est plus la culpabilité névrotique, liée à la supposition d’un Autre dont je ne cesserais de décevoir l’attente, qui définit le sujet en postmodernité, c’est quelque chose comme le sentiment de toute-puissance quand on y arrive et de toute-impuissance quand on n’y arrive pas. La honte (vis-à-vis de soi) a en somme remplacé la culpabilité (à l’égard des autres) […]. La honte ne relève plus d’un sentiment intérieur passager pouvant affecter le sujet et qui appelle une rémission rapide, mais relève plutôt d’une réalité extérieure contractée telle une maladie et qu’il faut expier. L’univers symbolique du sujet postmoderne n’est plus celui du sujet moderne : sans grand Sujet, c’est-à-dire sans repères où puissent se fonder une antériorité et une extériorité symboliques, le sujet ne parvient pas à se déployer dans une spatialité et une temporalité suffisamment amples. Il reste englué dans un présent où tout se joue. Le rapport aux autres devient problématique dans la mesure où sa survie personnelle se trouve toujours en cause. Si tout se joue dans l’instant, alors le projet, l’anticipation, le retour sur soi deviennent des opérations problématiques. C’est son univers critique dans sa totalité qui s’en trouve atteint[32].

Les personnages de La pêche blanche et de La danse juive s’opposent ici : Simon et plus encore Robert arrivent à supporter leur honte sans recourir au meurtre, car le Saguenay fonctionne pour eux comme un repère autour duquel leur identité s’articule, avec ce que cela comporte de souffrance et d’exaltation. La narratrice de La danse juive ne peut quant à elle se référer à une telle « extériorité symbolique ». Tout ce qui relève du religieux, de « la croyance absolue » (D, 95), « [l]’ennuie et [l]’angoisse » (D, 94). Toute possibilité de transcendance est empêchée, car constamment associée au père dans lequel sa propre image est « engluée ». Le choix de la narration homodiégétique simultanée et l’usage singulier des deux-points[33] nous donnent tout au long du roman accès à un présent dans lequel « tout se joue », alors que l’échange épistolaire entre Simon et Robert — qui rythme l’alternance des chapitres de La pêche blanche — implique l’attente, la lenteur et l’introspection. Qui plus est, la littérature occupe une place importante dans La pêche blanche. Robert est professeur de littérature et envoie régulièrement à Simon des romans portant sur le Nord (Jim Harrison, Alain Poissant, Gabrielle Roy, Yves Thériault) qui permettent à ce dernier de médiatiser son rapport au Saguenay, et donc à son passé. Pour le dire avec les mots de Michel Nareau, « Simon peut rêver au Nord, s’y projeter puisqu’il s’en éloigne et en éprouve le manque. Il construit son lieu imaginaire, son espace fantasmé et en fait un refuge pour sa mémoire nostalgique de la terre natale[34]. » La narratrice de La danse juive ne bénéficie d’aucun espace semblable lui permettant de maintenir à la fois un écart et un lien entre elle et son passé, entre elle et son père. On pourrait ainsi faire d’elle un personnage type de la postmodernité, submergée par une honte qui la mène à tuer. Cela dit, il ne faut pas manquer de souligner que ce portrait se trouve au coeur d’une oeuvre littéraire qui manifeste un rapport au symbolique inédit. La langue est un tiers dont il ne faut pas négliger l’analyse : écrire, c’est se soumettre à un code, faire avec la langue et créer à partir d’elle. Si le destin des personnages de Tremblay est sombre, s’ils doivent tuer ou attendre la mort du père pour accéder à une « spatialité et [à] une temporalité suffisantes », il n’en demeure pas moins que la mise en récit de leur histoire suppose une énonciation capable d’assumer de façon unique l’affect de la honte qui, structurellement, laisse sans voix.