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Dans « Le conflit des codes dans l’institution littéraire québécoise », André Belleau distingue un appareillage institutionnel explicite et une norme implicite pour signaler leur interaction conflictuelle. Il insiste sur la manière dont la norme (littéraire et sociale) travaille toujours le texte et les discours par des voies informelles : « Il n’est donc possible de l’atteindre […] que dans la négativité ou la différence, c’est-à-dire par les empêchements, les tensions, les contradictions, les non-dits, les sur-dits[1]. » La norme échappe à la création, mais, en creux, elle agit, façonne et contraint. Lise Tremblay est une écrivaine qui expose le travail de la norme, qui en fait un enjeu important de la représentation et de la prise de parole. Son oeuvre aborde de front la norme en proposant deux attitudes opposées à son endroit : la conformité, qui souligne le désir d’entrer dans le moule, ou son versant contraire, la différence, qui exprime une soif de sortir d’un milieu où tout est marqué du sceau du Même. Pour ce faire, Tremblay a procédé à un immense travail de mise à l’échelle afin de saisir comment les sujets sont refoulés de leur communauté — qu’elle soit intime ou culturelle — ou encore prisonniers d’elle, voire les deux à la fois. En mettant en scène la rue Mésy, le village, le chalet, la Main, elle a façonné une géographie nouvelle féconde pour cerner comment les corps, les mémoires, les représentations de soi, des autres et de la nature sont tributaires d’habitudes, de regards, de silences qui agissent et pèsent sur eux. Elle a aussi raconté le besoin pressant de faire éclater le petit milieu, celui qui enserre les protagonistes de ses fictions. Son écriture précise et puissante se situe sur cette ligne de partage des eaux : dire la conformité, sa protection et ses hontes (sentiment qui traverse presque l’entièreté de l’oeuvre) ; dire l’émancipation, avec ses fuites, sa marginalité et son exclusion potentielles.

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En 1990, Lise Tremblay fait paraître L’hiver de pluie, un roman sur la déambulation qui inaugure une oeuvre marquée par la concision, une écriture dure et elliptique, un regard perçant sur le Québec des marges. D’emblée associée à un renouveau de la littérature québécoise, étant qualifiée de romancière « de la désespérance[2] » avec Carole David, Louis Hamelin et Christian Mistral ; dont les textes sont le signe d’un « renouveau du régionalisme[3] » avec Éric Dupont et Nicolas Dickner ; de la banlieue[4] avec Catherine Mavrikakis et Michael Delisle ; ou encore caractérisés d’un « hyperréalisme[5] » avec Suzanne Jacob, Monique LaRue et Sylvain Trudel, elle a su se construire, au fil de ses sept livres (cinq romans, un récit et un recueil de nouvelles), une voix personnelle capable de remettre en question la manière d’habiter le territoire québécois actuel et de mettre en récit les ambiguïtés du statut de la culture au Québec. Elle a remporté de très nombreux prix littéraires, notamment celui du Gouverneur général (1999) pour La danse juive, et le Grand Prix du livre de Montréal (2003), le Prix des libraires et le prix littéraire France-Québec (2004) pour La héronnière. La traduction de plusieurs de ses livres vers l’anglais et le suédois témoigne également de la reconnaissance critique incontestable dont bénéficie son oeuvre.

Si La soeur de Judith, Chemin Saint-Paul, La pêche blanche et son plus récent titre, L’habitude des bêtes, ont pour cadre le Saguenay, présent ou passé, Tremblay a aussi mis en scène les villes de Montréal (La danse juive) et de Québec (L’hiver de pluie), ainsi qu’un espace non nommé inspiré de L’Isle-aux-Grues (La héronnière). Entre la banlieue, la ville et la région, c’est à une profonde reconfiguration de l’atomisation sociale du Québec que l’oeuvre de Tremblay se bute, cherchant constamment à nommer les entraves à une habitation harmonieuse du territoire (violence, marginalité, rapport problématique à la nature, relations humaines fondées sur la distance, le silence, le rejet, le mensonge, la suspicion). Son écriture dissèque méthodiquement le drame propre à un lieu, dans un rapport qui est celui de la mémoire, de la parole niée et restituée par un travail qui est autant un parcours (déambulation, marche, voyage, déplacement) qu’une plongée (s’immobiliser, être contraint à la claudication, se cabrer dans un refuge). L’art de Tremblay réside dans sa capacité à mettre à l’échelle du lieu la dimension humaine avec laquelle il est pris autant de l’intérieur que de l’extérieur, ce dernier étant lu par les personnages dans ses dimensions affective, filiale, communautaire et imaginaire.

La danse juive, La pêche blanche et L’habitude des bêtes mettent en scène le corps souffrant dans cet espace oppressant. En trop, blessé, vieillissant, le corps revendique sa présence, malgré la honte, l’incorporation du regard d’autrui et les silences qui en découlent. L’obésité y est récurrente, engendrant des souffrances liées à des attentes sociales et familiales intériorisées, et déçues. Le corps est ainsi une zone de contact entre l’émotion, la mémoire, la douleur et l’espace où il se meut péniblement.

La question de la filiation est omniprésente dans l’oeuvre de Tremblay. Tous ses livres interrogent sans complaisance l’héritage familial pour reconfigurer autant les récits filiaux que les extensions culturelles, imaginaires d’un « héritage de la pauvreté[6] ». D’une part, la figure d’un père autoritaire, silencieux et blessé montre la difficulté à être soi, là, dans un lieu investi de sens, de présence, de mémoire. D’autre part, la mère refuse de se soumettre entièrement au rôle prédéterminé qui la contraint à la domesticité ; ses excentricités, ses saillies verbales et ses colères figurent comme autant de fuites des lieux réels et symboliques qui l’enserrent. Fils et filles sont appelé(e)s à se construire un espace autant géographique que psychique en assumant (ou non) le corps et la mémoire dont ils ont hérité.

Autour de ces trois composantes que sont l’espace, le corps et la filiation[7], notre dossier étudie l’oeuvre de Tremblay pour confirmer sa pertinence et son originalité dans le paysage littéraire québécois actuel. Les tensions entre les trois pôles évoqués permettent de poser, entre autres, l’enjeu d’une violence larvée du cadre québécois qui n’est pas si fréquemment révélée. Même si Tremblay publie peu, ses livres constituent des jalons dans une démarche concertée et cohérente pour mettre en forme des mémoires oubliées du Québec contemporain autour de protagonistes complexes à la conscience blessée mais perçante. L’oeuvre de Tremblay aborde à la fois des histoires intimes et collectives ; elle dépeint les espaces tant de la forêt, de la ville que de la banlieue. Il nous apparaît dès lors plus que nécessaire de dresser un réel premier bilan de cette oeuvre phare de la littérature québécoise qui se déploie depuis près de 30 ans.

À partir de perspectives théoriques variées, les auteurs et les autrices de ce numéro prennent la mesure de cette oeuvre complexe. Regroupant des études influencées par la géocritique et le féminisme, en passant par les réflexions institutionnelles et psychanalytiques, le dossier avance clairement que la richesse de l’oeuvre tient à sa capacité à saisir les récurrences d’un discours social transmué par des personnages qui le subissent à même leur corps. Les études sont accompagnées par un entretien dans lequel Tremblay révèle sa spontanéité, qui s’oppose à l’orfèvrerie patiente de son écriture, tout en montrant ce que sa création doit à l’expérience familiale et à l’éducation. Au détour, l’autrice dévoile son propre rapport à l’institution littéraire. S’ajoutent aussi une bibliographie qui se veut la plus exhaustive possible et un inédit annonçant avec brio un recueil de nouvelles en gestation. Lise Tremblay n’a pas fini de nous bousculer.

Martine-Emmanuelle Lapointe inaugure le dossier de belle façon en examinant, dans La héronnière et La soeur de Judith, les conflits de codes et de classes sociales à l’oeuvre. Elle montre que le travail sur la relation économique entre les villageois et les résidents, dans le premier livre, comme celui sur la dichotomie entre la rue Mésy et la mère de la narratrice, dans le second, cernent les clivages qui constituent ces lieux marginaux. Le mérite de Tremblay, selon Lapointe, consiste précisément en ce qu’elle parvient à circonscrire le caractère irréconciliable de la ville et de la région, du propre et de l’étranger, de la culture populaire et de la culture lettrée, ce qui a pour effet de révéler un univers marqué par le simulacre et les diverses tentatives, avortées jusqu’à un certain point, de sortir des dichotomies.

Francis Langevin, quant à lui, en parcourant quatre textes de Tremblay (La héronnière, L’habitude des bêtes, Chemin Saint-Paul, La soeur de Judith), s’attarde à une structure narrative particulière, celle qui consiste à multiplier les situations de perturbation d’un espace d’abord présenté comme clos. Un tel chamboulement a pour effet de cristalliser les positions, de souligner les conflits, de signaler où les achoppements adviennent. Ce faisant, l’écriture de Tremblay est à même de décrire les espaces de tensions tragiques où se joue la recomposition du groupe contre les agents perturbateurs.

Isabelle Boisclair, dans une analyse attentive aux récurrences textuelles, s’intéresse pour sa part à la représentation de la mère dans La soeur de Judith, Simone, afin de souligner la manière dont ses colères et ses explosions participent d’un positionnement féministe et d’une agnation difficile à réaliser. Contre le traditionalisme des valeurs du voisinage, la mère valorise l’autonomie de sa fille et la voie de l’émancipation par l’éducation, ce que cette dernière devra intégrer à son tour. En se penchant sur la relation mère-fille où l’héritage d’une colère et d’un combat bute contre les représentations dominantes de la rue et les atténuations du père, Boisclair parvient à identifier les enjeux du changement à l’oeuvre dans ce roman et à comprendre l’apprentissage de la narratrice confrontée à une mère rabat-joie.

Dans son article sur La pêche blanche et La danse juive, Louis-Daniel Godin signale d’emblée la continuité entre les deux oeuvres autour d’un parricide, fantasmé dans l’une, puis réalisé dans l’autre. Recourant à la notion d’identification, il parvient à montrer comment la figure du père est chez Tremblay intimement liée au territoire, et comment elle participe à une honte qui façonne les personnages. Même si la violence perpétrée par la narratrice de La danse juive apparaît comme un échec à porter le poids du passé, Godin la mesure à l’aune d’une énonciation capable de cadrer le présent et de lui assigner une histoire, celle qui est racontée.

Finalement, Daniel Laforest, dans son article intitulé « Les territoires de la rumeur dans l’oeuvre de Lise Tremblay. Une approche des régions comme réseaux langagiers », constate que l’oeuvre de Tremblay est peu liée à la vague de la nouvelle régionalité québécoise en littérature, et attribue ce fait au type de représentation qu’elle effectue de ce territoire, moins motivée par la notion d’authenticité que par une logique de l’exclusion. En s’intéressant à la manière dont l’espace est raconté par la rumeur, le bavardage, les ouï-dire, Tremblay parviendrait à cerner comment l’appartenance et l’exclusion sont mises en forme dans le cadre régional. En examinant trois récits de Tremblay, Laforest plaide que la rumeur est travaillée, sapée, et qu’elle sert à illustrer le caractère relationnel des territoires.

Ce parcours analytique diversifié permet de mesurer la richesse de l’écriture de Tremblay. Sa puissance d’évocation, sa capacité à révéler des conflits fondamentaux, son insistance à concevoir les dimensions concrètes et imaginaires des lieux et sa rythmique qui avance comme une traque situent son écriture dans une éthique du contact frontal. Chez elle, le territoire, à saisir comme espace de relations (humaines, filiales, sociales, écologiques, etc.) dynamique, est toujours naturel, mais il précède aussi les personnages en ce qui concerne ses configurations intimes et culturelles (conflits familiaux, mépris de classe, rapports de force touristiques) ; l’oeuvre ainsi conçue permet de mesurer à quel point le paysage mémoriel rend possible l’élaboration d’un imaginaire, mais l’étouffe en même temps. Trop de bûches coupées, trop de silences étouffés dans les râles de la forêt, pourrait-on dire en faisant écho au personnage de Simon dans La pêche blanche. Se fonder sur un tel héritage du silence pour échafauder une parole, c’est être confronté à la honte, au mépris, au vide, et Tremblay fait de cette expérience quelque chose de partagé. Il semble ainsi qu’elle touche à la marginalité (ou à la pauvreté culturelle, peut-être) qui est éprouvée par tout un chacun, et qu’elle lui donne le droit de secouer ses lecteurs d’une manière émancipatrice.