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Avec Among Wolves. Ethnography and the Immersive Study of Power, Timothy Pachirat propose un manuel d’initiation à l’ethnographie à la forme parfaitement originale, celle d’un texte dramatique dont l’intrigue met en scène le « procès » d’Alice Goffman et de son livre controversé On the Run. Fugitive Life in an American City (2014). Cette fiction empreinte d’humour permet de mettre en relation une galerie de personnages, de réels ethnographes dont les répliques sont tirées de leurs écrits ou imaginées à partir de ces derniers. Foisonnant d’histoires et de perspectives parfois opposées, ce livre est loin du vade-mecum mais il ouvre une porte d’entrée ludique vers les questionnements politiques et éthiques suscités par cette approche.

Au début, la pièce expose la découverte d’une potion qui permettrait d’être invisible sur le terrain par un docteur dénommé ironiquement « Popper Will Falsified » en référence au philosophe Karl Popper. La Field Invisibility Potion (FIP) aurait un caractère révolutionnaire, car elle permettrait enfin d’affranchir l’enquête des rapports de pouvoir et de la subjectivité… À travers un débat radiophonique mené au lendemain de la découverte, Pachirat entreprend de schématiser les différences entre des méthodologies positivistes et interprétatives qui proposeraient des modèles opposés de relationalité et de positionalité sur le terrain.

Au début de l’acte 4, on retrouve l’ensemble des ethnographes chevronnés réunis par le procès pour une discussion sur les rapports entre pouvoir et ethnographie en attendant l’arrivée du mystérieux procureur. Ce débat reprend en grande partie des éléments issus de la controverse initiée par la publication de l’article « Scrutinizing the Street: Poverty, Morality, and the Pitfalls of Urban Ethnography » (2002) de Loïc Wacquant. La distinction introduite par Clifford Geertz (1973), dans son essai classique sur la « description dense », entre le locus et l’objet de la recherche sert de base au débat entre une grounded theory focalisée sur la production de descriptions empiriques localisées et une approche plutôt formulée en termes de construction orientée sur la théorie des objets de recherche. La relation entre la description empirique et la théorisation y est également interrogée à partir de la notion de « scalabilité » qui permet de problématiser ce qui a pu être critiqué comme un positivisme extractiviste ou policier en ce qui concerne certaines enquêtes (de l’anthropologie coloniale à la sociologie urbaine américaine), qui contredirait le principe méthodologique de la sérendipité, mais également le principe éthique du souci des conséquences. L’ethnographie du pouvoir ne saurait donc être autrement qu’immersive et ne saurait se conduire autrement que parmi les loups…

L’acte 5 est le plus didactique, alors que Pachirat joue, auprès de ses collègues, à reprendre le cours sur la « praxis de l’ethnographie » qu’il donne à des étudiants du premier cycle. Il y propose une « histoire naturelle » du processus d’enquête, de la formulation de la question de recherche jusqu’aux difficultés de « sortir du terrain », en puisant dans une foule d’histoires issues d’ethnographies classiques ou de ses propres expériences. Cette présentation insiste sur les coulisses intimes de l’enquête et sur les idées d’« improvisation », d’« ambiguïté » et d’« ouverture » que la mise en écriture devrait s’employer à restituer, et non pas à gommer en surjouant une maîtrise factice.

Le début de l’acte 6 coïncide avec l’arrivée du procureur pour le début du procès de Goffman. Ce ressort dramatique correspond à l’exercice de pensée du « procès ethnographique » que Mitchell Duneier proposait dans l’article « How Not to Lie With Ethnography » (2011) afin de cadrer le travail d’interprétation et de restitution des résultats. Après la plaidoirie du procureur qui reprend les accusations formulées au moment de la controverse, les juges remarquent quelques erreurs ou maladresses qui devraient mettre en garde les ethnographes, mais cherchent surtout à défendre l’approche ethnographique face aux critiques récurrentes de non-représentativité ou d’empirisme naïf qui lui sont adressées ou relativement à la perception que l’engagement et la loyauté envers les acteurs ne sauraient produire autre chose qu’un regard subjectif.

Ce récit pourrait très bien amorcer une discussion en classe ou dans un séminaire à propos des enjeux éthiques et politiques suscités par l’ethnographie. Il constitue par ailleurs une illustration des possibilités offertes par des formes narratives non conventionnelles pour éveiller l’intérêt des lecteurs, et une invitation à prendre part à des discussions sérieuses avec humour…