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Two Lenins: A Brief Anthropology of Time est un livre de Nikolaï Ssorin-Chaikov, professeur d’anthropologie à l’École des hautes études en sciences économiques de Saint-Pétersbourg. L’auteur poursuit son travail sur l’État russe, entre son terrain sibérien (Ssorin-Chaikov 2003) et ses recherches sur le patrimoine soviétique. Cet ouvrage propose une réflexion anthropologique sur le temps, explorant les jeux de relation entre deux cadres temporels majeurs : la modernité socialiste, portée par le dirigeant soviétique Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, et le désordre postsocialiste, incarné par un second Lénine, un fermier de la forêt d’Evenki, en Sibérie orientale.

Two Lenins part d’un argument anthropologique aujourd’hui classique : la multiplicité du temps. L’auteur n’entend pas renouveler théoriquement cette conception du temps, qui est admis comme donnée composite du social plutôt que comme unité culturelle autonome. L’enquête a un objectif plus empirique : caractériser cette multiplicité. L’auteur explore la notion de « temps » à partir d’un matériau ethnographique singulier et complexe : une ferme collective en Sibérie contemporaine (chapitre 2), la visite d’un entrepreneur américain en URSS au début des années 1920 (chapitre 3) et un carnet de terrain (chapitre 4).

L’argument repose sur une approche relationnelle du temps compris dans une double dimension : la relation entre plusieurs temporalités et la temporalité comme relation en soi. L’auteur théorise deux modes principaux de relation entre différentes temporalités : le changement (Y évince X) et l’échange (X = Y et Y = X). Le changement est une relation de rupture : une vérité temporelle se substitue à une autre et l’invalide. Dans le cas des chasseurs de la forêt d’Evenki (chapitre 2), le désordre cyclique du temps postsocialiste remplace l’idée léniniste du temps linéaire du développement socialiste. L’échange, au contraire, est un mode de relation temporelle qui s’apparente au troc. Dans l’échange, aucune temporalité n’est définitivement évincée, mais déplacée. Dans le cas des relations entre Lénine et l’entrepreneur américain Armand Hammer (chapitre 3), qui troque des marchandises états-uniennes contre des marchandises soviétiques, un échange complexe s’opère entre les différentes temporalités du don, du marché et de l’État. Ssorin-Chaikov montre — et c’est là le point fort de l’analyse — qu’au sein de ces relations temporelles de changement et d’échange, chaque temporalité consiste en une série de temporalités intrinsèques. Le cadeau de Hammer à Lénine est ainsi composé d’une pluralité de temporalités : celle du don, mais aussi celle du crédit et de la valeur du marché américain. Cette multiplicité n’est pas appréhendée sur un mode concurrentiel, mais sous le prisme de la coexistence.

L’ouvrage propose par ailleurs une réflexion stimulante sur la temporalité de l’anthropologie contemporaine. Le carnet de terrain (chapitre 4) est compris comme un chronotope au sens de Mikhaïl Bakhtine. Il est composé d’une pluralité de relations entre le monde décrit et les mondes de l’auteur, du lecteur et des acteurs de ces descriptions. Ssorin-Chaikov nous montre que le carnet de terrain — objet qui, aux yeux des interlocuteurs, assure un statut officiel d’ethnographe — inscrit la présence du chercheur dans le temps étatique et induit une forme d’échange entre la temporalité de la recherche et la temporalité de l’État.

Two Lenins est un livre rare et ambitieux qui se démarque par son niveau élevé d’empirie : le temps est traité directement comme fait social, à un niveau micro d’analyse ethnographique. L’ouvrage se distingue par sa densité conceptuelle, au croisement de l’anthropologie économique et politique et de l’anthropologie de la mémoire. Le temps est exploré grâce au recours à d’autres notions anthropologiques — celles du « don », du « troc », de l’« État » ou encore de la « perte » —, qui sont abordées comme des mécanismes de temporalisation. En particulier, l’auteur revisite la conception maussienne du don en la confrontant à la définition marxienne de l’échange et à la philosophie hobbesienne de l’obligation (chapitre 5).

Ce livre offre de nouvelles perspectives pour qui s’intéresse à la mémoire collective. Il étudie avec finesse la dimension narrative de la mémoire, à travers l’exemple de bribes discursives. Ssorin-Chaikov analyse le mécanisme de l’abréviation (p. 34), référence au langage utilisé dans le récit des acteurs pour évoquer un événement du passé collectif. L’auteur montre que l’abréviation crée des effets temporels d’actualisation qui doivent s’analyser en termes de simultanéité plutôt que de rupture. Sortant du prisme continuité/discontinuité souvent utilisé dans les études du postcommunisme, l’auteur explique, par ailleurs, en quoi le recours à la notion de « don » est un idiome du discours sur la perte (p. 86).