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Introduction

La configuration de l’environnement bâti est en même temps un ordonnancement des sens. Ainsi que l’a formulé le théoricien critique Max Horkheimer dans son esquisse d’histoire matérialiste des sens :

Les objets que nous percevons dans notre environnement — villes, villages, champs et bois — portent la marque du travail de l’homme. Ce n’est pas seulement dans l’habillement et l’apparence, dans la forme extérieure et le maquillage émotionnel que les hommes sont le produit de l’histoire. Même la façon dont ils voient et entendent est indissociable du processus de vie sociale tel qu’il a évolué au cours des millénaires. Les faits que nos sens nous présentent sont socialement préformés de deux manières : par le caractère historique de l’objet perçu et par le caractère historique de l’organe qui perçoit.

Horkheimer 2014 : 196, notre traduction

Le sensorium est donc une formation historique. L’interaction entre les sens et l’environnement bâti constitue l’infrastructure de la perception humaine[1]. Le fonctionnement des sens se modifie au fur et à mesure que la fabrication de l’environnement change, en une boucle de rétroaction continue.

Cet article aborde en premier lieu deux formes modernes de l’architecture bien distinctes, datant du début du XXe siècle — le gratte-ciel et le bungalow —, et examine les transformations du « champ sensoriel » (Hamilakis 2014) que ces « affordances[2] » ont précipitées. L’accent est mis sur la construction matérielle de l’Umwelt (von Uexküll 1982) ou de l’habitus (Bourdieu 1972), et sur les habitudes perceptives ou « manières de sentir » (Howes et Classen 2014) qui imprègnent de sens ces édifices emblématiques de la modernité.

Les artistes, en raison de leur sensibilité esthétique, sont souvent plus sensibles aux possibilités et aux périls des transformations de la perception induits par les modifications des conditions matérielles de la vie sociale. La première partie de l’exposé qui suit se nourrit donc d’un assortiment de réflexions artistiques sur le destin des sens sous l’égide de la modernisation.

Dans la deuxième partie, l’accent est mis sur les nuisances sensorielles, en particulier les sons et les odeurs indésirables. De telles sensations « déplacées » (Douglas 1966) constituent le sous-produit inévitable de la mise en forme de la matière et de notre vivre ensemble dans la société, par exemple les odeurs de cloaque dégagées par l’usine d’équarrissage chargée d’éliminer les parties inutilisables des carcasses d’animaux destinées à la table du dîner ou la musique diffusée dans la rue par un « club de gentlemen » désirant attirer des clients. Puisqu’ils se préoccupent surtout de comprendre comment s’ordonnent les sens et la société, les anthropologues se sont rarement intéressés à la transgression des frontières sensorielles ou à la perturbation des sensations — hormis quelques exceptions notables, telles que Christopher Fletcher (2005) et François-Joseph Daniel (2019).

Dans la troisième partie, pour boucler la boucle, une étude de cas est présentée sur la judiciarisation de la sensation excessive dans le droit civil québécois. Dans cette section, nous examinons de quelle façon une juridiction particulière a travaillé durant de nombreuses années pour atteindre un équilibre entre le droit de propriété libéral et la notion d’« obligations de voisinage » qui limite la liberté du propriétaire d’user de sa propriété à sa guise.

Il convient de souligner que ce compte rendu est critique et historique, et non pas phénoménologique dans son approche. En effet, la phénoménologie ne tient pas compte de l’historicité des sens et de la socialité de la sensation, en raison de sa focalisation sur l’expérience subjective (voir, par exemple, Ingold 2000[3]). Elle est encline à essentialiser les sens en les traitant comme des éléments préculturels et personnels, alors qu’il faut en réalité analyser la modulation des sens par des facteurs sociaux, matériels et autres (Howes 2015). Comme le souligne François Laplantine (2005), le social et le sensible sont indissociables. La doctrine de la « perception directe », telle que proposée par Tim Ingold (2019 : 39), selon laquelle « dans la perception des affordances […] [les êtres vivants] entrent dans une relation directe et sans intermédiaire avec le monde », ne mène nulle part[4]. Entre autres choses, la position d’Ingold ignore le rôle médiateur de la mémoire dans chaque acte de perception (Bergson 1939), la situation sociale du sujet qui perçoit (Howes et Classen 2014) et l’échafaudage culturel de l’environnement bâti (Horkheimer 2014). Les sens sont faits, pas donnés, et leur déblocage est imprégné de valeurs culturelles en plus d’être façonné par les forces sociales. Présumer le contraire est une grave erreur, compte tenu de tout ce que l’histoire et l’anthropologie sensorielles nous ont appris sur la « préformation sociale » des sens (Corbin 1990 ; Classen 1993, 1997, 2014 ; Le Breton 2006 ; Gélard 2016).

Première partie. Mise en forme de l’habitus de la modernité

Cette section s’appuie sur de nombreuses années de réflexion sur la construction sociale et matérielle du sensorium urbain, après que l’auteur ait été invité à agir en tant que consultant lors de la conception de l’exposition « Sensations urbaines » organisée au Centre canadien d’architecture en 2005, dont Mirko Zardini était le commissaire, et à contribuer au catalogue éponyme (Howes 2005). Elle se compose d’observations « que connaissent tous les écoliers » (voir Bateson 1972) ou, du moins, qu’ils pourraient ou devraient connaître s’ils voulaient bien mettre de côté leur exemplaire de The Perception of the Environment: Essays on Livelihood, Dwelling and Skill (Ingold 2000) et se pencher sur l’écologie et la sociologie des sens[5].

Le gratte-ciel

Grâce aux progrès de l’ingénierie et à l’invention de l’ascenseur, des gratte-ciel ont été érigés dans les grandes villes du monde à partir des années 1930. Ils traduisaient le désir de s’élever au-dessus du sol, tout comme l’autre invention prototypique de la modernité : l’avion. Dans les centres-villes où les terrains étaient limités et chers, il était logique de construire verticalement plutôt qu’horizontalement, de loger les citoyens dans le ciel plutôt que sur la terre. Cependant, les gratte-ciel n’étaient pas seulement des monuments dédiés à l’efficacité ; ils étaient également des emblèmes de la puissance des entreprises et des villes, et même de la sublimité, car leur grande hauteur suscitait le même sentiment d’émerveillement que celui provoqué par les flèches des cathédrales au cours des siècles passés. La majesté du gratte-ciel ne représentait pas, toutefois, la puissance de Dieu, mais plutôt l’ingéniosité humaine :

… Qui a fait les gratte-ciel ?

L’homme les a faits, le petit farceur à deux jambes, l’homme.

Hors de sa tête, hors de son rêve, couvre-chef de ses intrigues…

Sandburg 2003 : 320, notre traduction

Bien droits et grands comme des géants, les gratte-ciel étaient des hommes figuratifs, s’affichant fièrement comme des conquérants du paysage.

L’impact sensoriel des gratte-ciel était ressenti corporellement en raison de leur présence menaçante dans les rues de la ville et du mouvement ascendant de leurs ascenseurs, mais ce sont leurs effets visuels — la vue de et depuis les gratte-ciel — qui ont produit l’impact le plus profond. Vue de loin, la silhouette de ces immeubles gigantesques se détachant sur le ciel présentait la ville comme un lieu de pouvoir et d’émerveillement. Et même si, « de près, il y a des choses qui ne sont pas très réconfortantes : rues jonchées de détritus, trafic de drogue au coin de la rue, immeubles en ruine » (Douglas 1996 : 2), en attirant le regard vers le haut, les gratte-ciel détournaient les sens des situations souvent moins attrayantes de l’environnement terrestre. La vue depuis le sommet d’un gratte-ciel, à son tour, minimisait l’importance des expériences sensorielles de la vie « sur terre », car elle maximisait le pouvoir de la vue d’englober et de surveiller (Certeau 1990).

Ce n’était pas seulement sa hauteur qui donnait au gratte-ciel son pouvoir visuel particulier ; c’était aussi son absence d’ornementation. La façade élégante et souvent réfléchissante du gratte-ciel semblait transformer le bâtiment en une présence pure. Ne faisant aucune allusion, n’autorisant aucune distraction, la construction était , tout simplement gigantesque. Les surfaces lisses et propres du gratte-ciel s’harmonisaient à la douceur et à la propreté du trottoir ainsi qu’à la fluidité des déplacements en voiture, pour offrir une illusion de vie urbaine tout aussi lisse et propre, commandée et contrôlée par la technologie moderne.

L’absence d’ornementation du gratte-ciel laissait également penser que les travaux entrepris dans un tel bâtiment seraient très fonctionnels, sans aucune déviation par rapport au chemin prescrit. Le gratte-ciel était principalement utilisé comme immeuble de bureaux d’entreprises et, par conséquent, sa conception imitait le travail de bureau soi-disant pragmatique qui se déroulait à l’intérieur et qui aboutissait idéalement à une domination commerciale équivalente à la domination architecturale du bâtiment. De plus, tout comme la façade du gratte-ciel ne présentait pas de traits distinctifs, on pouvait supposer la même chose de la vie des gens qui y travaillaient : chaque individu contribuait simplement à l’effet monumental de l’ensemble. Comme les gratte-ciel étaient les bâtiments que l’on remarquait le plus dans la grande ville, la grande ville elle-même est devenue un symbole du pouvoir sans visage des entreprises et du fonctionnalisme.

Les valeurs esthétiques et symboliques du gratte-ciel se retrouvent dans de nombreuses productions artistiques du XXe siècle. Bien que les fonctions commerciales et prosaïques de ces constructions puissent déplaire à l’imagination artistique, leurs lignes épurées et fonctionnelles, leur hauteur vertigineuse et leur maîtrise de la technologie avaient le pouvoir de lui plaire. La représentation d’un gratte-ciel dans une peinture est devenue le signe d’un artiste confronté aux réalités de la vie moderne. Des peintres comme les Américains Joseph Stella (New York Interpreted—The Voice of the City[6] [1922]) et Georgia O’Keeffe (Manhattan[7] [1932]) représentent ces bâtiments comme des motifs géométriques de lumière et d’obscurité s’élevant dans le ciel. Le compositeur brésilien Heitor Villa-Lobos a dessiné une image de la ligne d’horizon de la ville de New York sur une portée musicale et l’a utilisée comme base pour une suite orchestrale[8]. Le terme skyscraper modern a été conçu pour désigner les meubles et les articles ménagers inspirés des formes des gratte-ciel. En 1934, Malcolm Cowley a proclamé que « les écrivains de notre génération […] avaient un privilège : écrire un poème dans lequel tout n’était qu’ordre et beauté, un poème se dressant comme une tour épurée » (cité dans Tichi 1987 : 289, notre traduction).

Le bungalow

Le contrepoids du gratte-ciel urbain était le bungalow de banlieue (Howes 2010). Importé d’Inde et redessiné par les Britanniques au cours des premières décennies du XXe siècle, ce bungalow discret et à aire ouverte a gagné en popularité dans les villes du monde entier (King 1984). Le fait que sa conception aérée soit particulièrement adaptée aux climats chauds ne le désavantageait pas dans les climats moins cléments puisque les systèmes de chauffage modernes pouvaient remédier au problème de refroidissement causé par ses espaces ouverts et ses grandes fenêtres.

La croissance des banlieues remplies de bungalows a été rendue possible par l’accroissement de l’automobile familiale. Au XIXe siècle, les banlieues étaient souvent considérées comme des lieux de vie indésirables. La plupart des gens qui en avaient les moyens souhaitaient vivre près de leur lieu de travail et des commodités de la ville, à distance de marche. Les périphéries urbaines étaient souvent considérées comme malsaines, pauvres et criminelles, dégageant « une grande variété d’odeurs fétides et dégoûtantes » (Bottles 1987 : 6). Au XXe siècle, la mobilité accrue qu’a permise l’automobile a transformé les abords des villes en lieux de répit, par opposition à la « jungle de béton » des centres-villes, en lieux où l’on trouvait en abondance des logements peu coûteux, des espaces verts et de l’air pur.

Le bungalow a capturé l’esprit de l’ère moderne en offrant un espace plus informel pour la vie de famille qui évoquait les relations sociales plus décontractées du nouveau siècle. Son profil bas et ses grandes fenêtres permettaient au bungalow de s’emplir de la lumière du soleil qui était introuvable dans les rues du centre-ville perpétuellement ombragées par des immeubles de bureaux. La pelouse qui s’étendait devant le bungalow et la cour spacieuse située à l’arrière lui ajoutaient un aspect relaxant et naturel, ainsi que la possibilité de cuisiner à l’extérieur et même de nager dans une piscine si le budget familial le permettait. Tout cela contribuait à l’atmosphère de « maison de vacances » du bungalow et à sa valeur culturelle d’antidote aux pressions et aux formalités de la vie urbaine (Howes 2010).

Pour de nombreuses personnes, passer d’un appartement urbain à la possession d’un bungalow de banlieue — peu importe qu’il fût humble et sans distinction — constituait également une étape importante de l’ascension sociale. On disait même qu’en Angleterre être propriétaire d’un bungalow s’accompagnait d’un nouveau style de parler allant de pair avec le nouveau statut social qu’il conférait : on l’appelait « l’accent de la baie vitrée » (McKibbin 1998 : 79).

Cependant, certains ont été consternés de voir s’accroître le nombre des bungalows. L’historien social Lewis Mumford a condamné ces banlieues, qu’il voyait comme

une multitude de maisons uniformes, non identifiables, inflexiblement alignées, à des distances uniformes, sur des routes uniformes, dans des friches communes dépourvues d’arbres, habitées par des personnes de la même classe, ayant le même revenu, du même groupe d’âge, regardant les mêmes émissions de télévision, mangeant les mêmes aliments industriels sans goût sortis des mêmes congélateurs, se conformant à tous égards à un moule commun.

Mumford cité dans Clark 1986 : 227, notre traduction

Des succès de librairie américains tels que L’homme de l’organisation (1959) de William H. Whyte, L’homme au complet gris (1956) de Sloan Wilson[9] et The Crack in the Picture Window (1956) de John Keats mettaient en garde contre le fait que la banlieue s’alliait au monde des affaires pour offrir une monotonie étouffante et imposer une conformité aveugle. Dans une chanson intitulée « Little Boxes » (écrite et composée par Malvina Reynolds en 1962 et devenue une chanson à succès lorsque son ami, Pete Seeger, l’a reprise en 1963), les bungalows étaient qualifiés de « petites boîtes de kitsch […] petites boîtes toutes pareilles » qui produisaient des familles « toutes pareilles[10] ». Si les gens se réfugiaient dans les banlieues dans l’espoir d’y trouver plus de place pour leur individualité et plus de diversité sensorielle que dans leurs immeubles de bureaux du centre-ville, il semblerait qu’ils n’aient pas eu de chance (voir Baxandall et Ewen 2000 ; Creadick 2010).

Le réputé caractère terne des banlieues a, en fait, conféré une nouvelle importance au centre-ville en tant que point nodal des activités. C’était particulièrement le cas la nuit lorsque la banlieue était plongée dans l’obscurité et le silence tandis que la ville scintillait de lumière et de mouvement. Dans la chanson populaire et entraînante de 1964, « Downtown », Petula Clark encourageait les gens à aller au centre-ville pour « écouter la musique du trafic dans la ville », regarder les « jolis » néons et danser toute la nuit[11]. Durant la journée, le centre-ville pouvait être l’arène froide et dure des transactions commerciales, mais la nuit il devenait le pays de rêve des plaisirs sensuels. Cependant, ces plaisirs étaient censés, pour la plupart, être interdits aux membres de la famille, hommes et femmes, qui habitaient les banlieues.

Au fil du XXe siècle, les femmes, dans leur rôle de femmes au foyer, en vinrent surtout à être perçues comme les « victimes » de la monotonie des banlieues. Tandis que les hommes des banlieues partaient de la maison en voiture tous les jours de la semaine pour se rendre à leur travail en ville, les femmes restaient cloîtrées dans le bungalow familial. En effet, le bungalow lui-même — de profil bas, proche de la « nature » et au centre de la vie familiale — véhiculait des notions de féminité contrastant avec les traits du gratte-ciel — vertical, centré sur le monde des affaires — associés à la masculinité. Les nouveaux appareils électroménagers, tels que les aspirateurs et les machines à laver, ont permis aux femmes au foyer de consacrer moins de temps à l’entretien de la maison et d’avoir plus de temps libre, mais, coincées dans les banlieues comme elles l’étaient, les possibilités d’action créative ou de stimulation mentale étaient limitées. En 1963, The Feminine Mystique (La femme mystifiée [1964]) de Betty Friedan décrivait en détail la situation critique de la femme au foyer « prise au piège » en ce qui concerne sa vie sensorielle soi-disant ennuyeuse :

Toutes les femmes mariées résidant dans les grandes banlieues durent, seules, trouver un remède à ce malaise. Tout en faisant les lits, les achats à l’épicerie, tout en réassortissant le tissu des housses et en beurrant des tartines pour leurs enfants, tout en véhiculant les jeunes scouts et les guides, tout en réfléchissant la nuit, étendues auprès de leurs maris, elles avaient peur de se formuler même intérieurement cette question : « Ce n’est que ça ? »

Friedan 1964 : 7

Le bungalow, qui représentait jadis la liberté, ressemblait désormais à une prison. Le moment était venu, semble-t-il, pour la libération des femmes.

Au cours des dernières décennies du XXe siècle, le bungalow perdit de son attrait. Il n’avait plus rien de nouveau et d’intéressant ; il paraissait plutôt trop commun et ennuyeux. Cependant, le désir de confort apparu en même temps que le bungalow n’avait pas disparu : la « maison de rêve » avait simplement pris une autre forme, plus imposante. Elle avait deux étages au lieu d’un, deux salles de bain (ou plus) et deux garages — l’un pour le mari, l’autre pour son épouse, car la femme libérée de la maison avait dorénavant besoin de sa propre voiture. La maison était plus que jamais considérée comme une oasis de paix, un abri contre le stress de la vie en ville, en raison des innovations dans les technologies des médias domestiques et de la tendance au « cocooning », qui consistait à se retirer dans la maison. La volonté de conformité, incarnée par l’uniformité des banlieues, n’avait pas non plus disparu. Elle s’est plutôt trouvée masquée par l’apparente diversité des options que proposent des éléments tels que l’aménagement intérieur personnalisé, la télévision par câble, les multiples parfums de crème glacée et les dentifrices tout aussi variés. Il s’agissait peut-être simplement de choix dans un menu limité (Archer 2005 : 337) ; cependant, ils procuraient un agréable sentiment d’individualité tout en garantissant la continuité de la vie dans les petites (bien que de plus en plus grandes) boîtes de banlieue.

Deuxième partie. La régulation des limites sensorielles

Les préoccupations relatives aux nuisances auditives et autres nuisances sensorielles ont été exprimées par les citadins pratiquement depuis la naissance des agglomérations urbaines. Cependant, la privatisation croissante de la vie sociale au XXe siècle a exacerbé les conflits liés aux stimuli sensoriels intrusifs. Les odeurs et les bruits indésirables sont devenus la cible de litiges privés et de réglementations gouvernementales. Paradoxalement, c’est le droit à la propriété privée, qui est à la base de l’idée même de « vie privée », qui a le plus souvent interféré avec la mise en oeuvre des règlements visant à contrôler les atteintes à la sensibilité privée.

Odeurs nauséabondes

Pour commencer par les odeurs, les villes prémodernes étaient souvent notoirement malodorantes en raison d’activités malsaines telles que le tannage ainsi que de l’accumulation des déchets humains, mais les fléaux olfactifs étaient considérés comme le corollaire inévitable de la vie en milieu urbain surpeuplé. Au XIXe siècle, sous la pression du surpeuplement croissant et de la prolifération des usines vomissant leurs fumées, le degré de puanteur a spectaculairement augmenté et a accru l’anxiété générale en raison du lien que l’on percevait entre les miasmes et les maladies (Corbin 1982). Au cours des siècles précédents, les gens se mettaient un mouchoir parfumé sous le nez lorsqu’ils se déplaçaient en ville, en particulier lors des épidémies de peste (Classen et al. 1994 : 58-62). Mais ces mesures prophylactiques individuelles faisaient de plus en plus la preuve de leur inefficacité, et les réformateurs de la santé publique et d’autres réclamèrent davantage de mesures sociales. Leurs tentatives d’améliorer la situation au moyen d’ordonnances publiques furent toutefois souvent entravées par des objections selon lesquelles cela porterait atteinte aux droits de propriété. Comme le disait un réformateur sanitaire londonien en 1854 :

Lorsque vos sommations s’adressent à quelque propriétaire de biens répréhensibles qui sont une source constante de nuisance, de maladie ou de décès ; lorsque vous voulez obliger une personne à s’abstenir de souiller l’atmosphère générale par les résultats d’une activité nauséabonde […] on vous rappellera les « droits de propriété » et « le droit inviolable d’un Anglais de faire ce qu’il veut de ce qui lui appartient ».

Cité dans Classen 2005 : 296, notre traduction

Il faudra encore cinquante ans avant que les gouvernements occidentaux commencent enfin à promulguer des lois sur la réduction des fumées (Brimblecombe 1999 : 15-16). Ce retard était en partie dû au « caractère sacré de la propriété privée », mais également au fait que les autorités répugnaient à compromettre le développement économique au nom de l’air pur.

Dans l’intervalle, les préoccupations au sujet des mauvaises odeurs concernaient surtout les quartiers ouvriers et les communautés d’immigrants, où les gens étaient contraints de vivre dans des conditions de surpeuplement et d’insalubrité. Dans les années 1880, à San Francisco, les membres du Parti des travailleurs de Californie[12] ont rédigé une pétition pour que Chinatown, « ce laboratoire d’infection », soit reconnu comme une nuisance : « Les immondices […] sont partout manifestes aux sens de la vue et de l’odorat » (Workingmen’s Party of California 1880, notre traduction). De même, l’association entre « classe ouvrière » et « puanteur » s’était tellement enracinée que même les penseurs les plus progressistes, tels que le socialiste engagé George Orwell, ne pouvaient surmonter leur antipathie olfactive envers ceux auxquels ils aspiraient à s’identifier. Dans Le quai de Wigan, Orwell (1995 [1937] : 147) se souvient de la manière dont on lui a inculqué une conscience de classe moyenne lorsqu’il était enfant, alors qu’on lui avait enseigné, « à peu près simultanément, à se laver le cou, à se tenir prêt à donner sa vie pour son pays, et à regarder de haut les “basses classes” ». En même temps, il était conscient que la perception des différences de classes allait au-delà des pratiques hygiéniques, car, comme il l’a observé :

[…] Même les représentants des « basses classes » que vous ne pouviez soupçonner de malpropreté — les domestiques, par exemple — avaient quelque chose de peu ragoûtant. L’odeur de leur sueur, le grain même de leur peau, étaient, pour quelque mystérieuse raison, différents de ce qui vous caractérisait, vous. 

Ibid. : 144

L’odeur, qu’elle soit réelle ou attribuée à l’autre, constituait un « obstacle infranchissable » à la solidarité sociale (Classen et al. 1994 : 166-167).

À partir du milieu du XIXe siècle, l’ampleur du problème des odeurs, en plus des épidémies de choléra qui lui étaient associées, a finalement contraint les autorités des villes affectées à prendre des mesures. Des réseaux d’égouts souterrains ont été construits, des immeubles surpeuplés ont été décrétés illégaux et les règlements de zonage ont fait disparaître les commerces nocifs et les décharges d’ordures des quartiers urbains. Une nouvelle répartition du sensible a été instituée, comme en témoigne la configuration de nombreuses villes modernes, telles que Montréal, avec des zones résidentielles généralement spacieuses, arborées et aisées à l’ouest, et des zones industrielles et résidentielles plus pauvres et plus peuplées à l’est. Les vents dominants courant d’ouest en est, la bourgeoisie était assurée de ne pas avoir les narines incommodées (Howes 1989-1990).

Ces dernières années, les émissions industrielles et automobiles ont été soumises à des contrôles de plus en plus stricts, mais d’autres désagréments olfactifs ont pris leur place, y compris le parfum lui-même. Le parfum synthétique des shampooings, déodorants et autres produits d’hygiène est considéré comme nocif par beaucoup de personnes souffrant de « sensibilité environnementale », mais les tentatives d’établir des « zones sans odeur » dans les universités, les églises et autres espaces publics n’ont guère eu de succès (Fletcher 2005). Les odeurs de cuisine émanant des restaurants « ethniques » ont elles aussi été attaquées, car elles gênaient les habitants qui voulaient profiter de leur maison et de leur jardin. L’abaissement général des seuils de tolérance olfactive s’est également étendu aux zones rurales alors que les citadins aisés, à la recherche de quiétude sensorielle, ont fui les centres-villes et construit des maisons luxueuses dans des zones traditionnellement agricoles, pour y être choqués par l’odeur du fumier et d’autres odeurs agricoles désagréables. Leurs tentatives de contrôler ces désagréments en faisant pression sur les conseils municipaux pour qu’ils adoptent des règlements qui les limiteraient ont, en retour, contraint les gouvernements à se ranger du côté des agriculteurs et à créer des tribunaux tels que la Commission de protection des pratiques agricoles normales[13], mise sur pied en vertu de la Loi sur la protection de l’agriculture et de la production alimentaire de l’Ontario[14] (1998) (voir Valverde 2019).

« Le bruit, ça nuit » : plaque de rue dans le Vieux-Montréal

La problématisation et la régulation du bruit ont une histoire tout aussi en dents de scie que celle de l’odorat. Il convient de souligner que, comme l’odeur, le bruit est « un concept essentiellement relationnel. Il ne peut prendre sens qu’en signifiant autre chose […] » (Novak 2015 : 126). En d’autres termes, le bruit n’est pas perçu directement, comme le dirait Ingold (2019) : il ne s’agit pas du son comme tel, mais d’un « métadiscours du son et [de] son interprétation sociale » (Novak 2015 : 126). C’est ce qui ressort de la manière dont le vacarme croissant de l’industrialisation et de l’urbanisation a été considéré comme le résultat « naturel » du progrès technologique et comme un indice de prospérité tout au long du XIXe siècle : « pour de nombreux résidents, le volume sonore et la dissonance acoustique de la ville étaient attirants et symbolisaient le dynamisme, la vitalité et l’excitation de la vie urbaine » (Mopas 2019 : 310, notre traduction).

Les attitudes vis-à-vis du bruit ont commencé à changer au début du XXe siècle lorsque diverses associations de lutte contre le bruit ont commencé à apparaître, sous l’impulsion de l’élite intellectuelle et culturelle. Les membres de l’élite se plaignaient de ce que le barrage sonore des klaxons des voitures, des sifflets des machines à vapeur et des cris des vendeurs de rue affectât leur capacité de concentration et de réflexion. Leurs protestations étaient souvent écartées du revers de la main comme une manifestation du snobisme des classes supérieures, jusqu’à ce qu’ils changent de tactique. À partir des années 1930, les membres de l’élite ont commencé à définir le problème du bruit en termes de « productivité » et d’« efficacité ». En associant le bruit des machines à l’inefficacité ou au gaspillage, ils ont réussi à convaincre les autorités que « loin d’être le “bourdonnement sain” de l’activité industrielle, le bruit pouvait entraver l’efficacité des travailleurs et affecter les profits » (ibid. : 311). À titre de preuve, ces groupes de pression signalaient des études menées par des psychologues du monde industriel qui montraient que le bruit affectait les gens ordinaires, notamment les dactylos, tout autant que l’élite. On avait constaté que les dactylos tapaient plus vite, utilisaient moins d’énergie et commettaient moins d’erreurs dans un environnement de laboratoire silencieux que dans un environnement bruyant. Grâce aux pressions de la Société new-yorkaise pour la suppression du bruit inutile[15], la ville de New York a institué un code complet sur le bruit en 1936.

L’introduction du décibel (dB) constitua un autre développement important des premières décennies du XXe siècle. L’invention de la mesure en décibels a permis de mesurer les sons en les reportant sur une échelle de 0 à 120 dB. Cette quantification de la sensation, qui « a fait de la mesure de l’intensité sonore une question purement physique » (Bijsterveld 2001 : 52), a permis aux fonctionnaires municipaux de surveiller les niveaux sonores d’une manière apparemment scientifique et d’élaborer des lignes directrices objectives pour la régulation du bruit « inutile ».

Mais le bruit est-il simplement une question de volume sonore ? Il suffit de considérer le conflit au sujet du paysage sonore religieux dans les villes occidentales contemporaines, qui en est arrivé à un point critique du fait de l’afflux des immigrants musulmans (Weiner 2013). L’appel à la prière musulmane a été dénoncé par ceux qui le considèrent comme une invasion auditive de l’espace public (en particulier lorsqu’il est amplifié), tandis que d’autres soutiennent que le muezzin a autant le droit d’être entendu en public que les cloches des églises chrétiennes. En réalité, les cloches des églises, qui faisaient autrefois partie du tissu de la vie paroissiale (Corbin 1994), ont elles-mêmes été attaquées ces dernières années comme une forme de pollution sonore (Weiner 2014). Mais est-ce leur volume ou leur signification religieuse codée qui fait qu’elles sont « déplacées » (Douglas 1966) dans le domaine public ? Dans ces cas, la circulation du son se fait par superposition et par distinction de catégories (chrétienne/musulmane, laïque/religieuse, publique/privée) qui font de certains signaux acoustiques des sons et de certains autres du bruit, mais le décibelmètre est incapable de les distinguer, seulement « l’oreille qui entend » (Stoever 2016). Cela nous ramène au caractère relationnel de la distinction entre son et bruit (Novak 2015). La perception des affordances n’est jamais aussi claire et nette, jamais aussi « directe et sans intermédiaire » qu’Ingold (2019) voudrait nous le faire croire. Sa doctrine de la « perception directe » ne tient pas compte de la « préformation sociale » des sens. La raison en est évidente. Pour Ingold, le sensible est phénoménologique. De notre point de vue, le sensible est politique (voir Bull et al. 2006 : 6), c’est-à-dire qu’il peut faire l’objet de débats, de négociations, de législation et, en dernière analyse, qu’il est soumis à l’opinion des juges. Dans la partie suivante, nous nous intéressons à la manière dont les tribunaux québécois ont traité l’épineuse question de la détermination des limites de la tolérance.

Troisième partie. La judiciarisation des sensations excessives dans le droit civil québécois

Historiquement, la gestion des nuisances auditives et des autres nuisances dans le droit civil du Québec était encadrée par deux régimes : le régime de la propriété et le régime de la responsabilité civile. Selon l’article 406 du Code civil du Bas-Canada (1866), « [l]a propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements. » Selon l’article 1053, « [t]oute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté. »

Le caractère théoriquement absolu du droit de propriété dans la tradition du droit civil a provoqué un casse-tête puisqu’il impliquait que toute action entreprise sous sa couverture était ipso facto licite. Comme le dit la maxime latine : « qui use de son droit n’est pas fautif » (« nullus videtur dolo facere, qui suo jure utitur »). Cependant, le potentiel d’abus induit par cette dispense était atténué par une autre maxime : « use de ton propre bien de manière à ne pas nuire à autrui » (« sic utere tuo ut alienum non laedas »). Cette dernière maxime, qui suggère qu’il existe des limites fondées sur la proximité à l’exercice du droit de propriété, est à l’origine de ce qu’on appelle les droits de voisinage. Le problème était que ces obligations de voisinage, qui avaient été formulées par divers auteurs de traités aux XVIIIe et XIXe siècles, n’étaient pas codifiées et qu’aucune démarche précise ne leur était liée. Ainsi, pour intenter une poursuite pour nuisance à l’encontre d’un propriétaire, le demandeur devait recourir au régime général de responsabilité civile prévu à l’article 1053 du Code civil du Bas-Canada, qui était explicitement fondé sur la faute.

Cette contradiction peut paraître insoluble dans une perspective strictement positiviste. Cependant, au cours de la période qui a immédiatement suivi la codification (1866-1920), les juristes québécois n’étaient pas tellement soumis au Code. Ils ont pratiqué ce que j’ai appelé ailleurs une « jurisprudence nomade » (Howes 1987), levant constamment le voile de la codification pour rechercher ce qui faisait autorité parmi les sources (traités, droits coutumiers, maximes) sur lesquelles le Code était fondé, et contournant souvent le Code pour baser leurs décisions sur la jurisprudence de tribunaux étrangers (Angleterre, Luxembourg, Louisiane) ou sur des considérations de loi naturelle. Les juristes québécois critiquaient également le libellé du Code à la lumière de ces sources « étrangères ». Une autorité devait être persuasive ou elle n’était pas une autorité du tout (Glenn 1987). Considérons les remarques du juge Thomas Aylwin dans R. c. Bruce (1860 : 120) : « La pure moralité de cette belle règle [à savoir sic utere tuo] garantirait son introduction dans la loi de chaque pays chrétien, et elle n’est pas moins anglaise que romaine. Son application aux nuisances est directe et manifeste. » Ce type de délibération cosmopolite allait se poursuivre sans relâche pendant la période qui a suivi la codification. Il allait falloir au moins cinquante ans avant que la pensée juridique québécoise soit « domestiquée » (Howes 1989), c’est-à-dire restreinte à l’interprétation et à l’application du « sens clair » des dispositions expresses du Code.

L’arrêt principal de la loi sur la nuisance au Québec pendant la période suivant immédiatement la codification est Drysdale c. Dugas[16]. Le défendeur dans cette affaire, William Drysdale, un immigrant écossais qui avait exercé divers emplois consistant à s’occuper de chevaux, y compris durant quelque temps au prestigieux Montreal Hunt Club, avait construit dans la métropole, sur la rue Saint-Denis, une écurie qu’il gérait lui-même. Le plaignant, Calixte-Aimé Dugas, lui-même juge et membre de l’élite francophone, s’était plaint des odeurs désagréables, des liquides fétides et des bruits émanant de l’écurie. Il convient de noter que Dugas était aussi en quelque sorte un spéculateur : en plus de sa propre maison, à deux portes de l’écurie, il avait acheté et loué la maison située entre son domicile et l’établissement de Drysdale.

Dugas intenta une action en dommages-intérêts de 4500 $ devant la Cour supérieure du Québec en 1892 : 3500 $ pour la perte de loyer et la baisse de la valeur de la propriété et 1000 $ en dommages non spécifiés. L’avocat de Dugas allégua que les odeurs de l’écurie mettaient en danger la santé publique et rendaient inhabitables les maisons voisines, ce qui excédait les inconvénients auxquels on pouvait normalement s’attendre dans un tel voisinage. En d’autres termes, Dugas a fait valoir que Drysdale abusait de son propre droit de propriété et portait atteinte aux droits de ses voisins, de sorte qu’il devrait être obligé de verser des dommages et intérêts à titre de réparation. L’avocat de Drysdale répliqua que l’écurie n’était pas interdite par la loi ; qu’elle était la meilleure possible sur le plan de sa conception, de sa construction et de sa gestion ; que les odeurs étaient des odeurs normales dans une écurie et que, de plus, celle-ci fournissait un service nécessaire, compte tenu du recours généralisé au transport à cheval. Drysdale fit en outre valoir qu’il existait d’autres quartiers, y compris des quartiers aisés, où les écuries étaient tolérées et que, de toute façon, le profil de la rue Saint-Denis était en train de changer, passant d’une rue résidentielle à une rue de plus en plus commerciale, soulignant l’ouverture récente d’une boucherie à proximité.

L’argument de Dugas, qui était implicitement formulé en termes d’obligations de voisinage, a prévalu devant la Cour supérieure, de nouveau devant la Cour d’appel et lors de l’appel subséquent de Drysdale devant la Cour suprême du Canada, qui a également été rejeté. Dans une décision à cinq contre un, la Cour suprême a examiné les jurisprudences française et québécoise, ainsi que certaines décisions juridiques anglaises, et a conclu que, compte tenu du profil du quartier, si Drysdale était en droit de gérer une écurie, ses droits n’allaient pas jusqu’à incommoder sévèrement ses voisins en « répandant des odeurs dans les salons et les salles à manger des intimés ou en corrompant leur atmosphère » (Drysdale c. Dugas 1896 : 27). La Cour avait fait référence à l’article 1053 du Code civil du Bas-Canada, mais seulement en passant. La discussion avait principalement porté sur le profil du quartier. En conséquence, le tribunal a reconnu un régime d’indemnisation sans égard à la responsabilité (no fault) pour les dommages matériels. Il s’agissait là d’une contradiction juridique évidente, compte tenu de l’écart entre les articles 406 et 1053 du Code, mais qui était néanmoins convaincante. Plutôt que de se soumettre à l’obligation de payer une indemnisation continue, Drysdale choisit de fermer son écurie.

L’ambiguïté persistante quant à la question de la responsabilité fut partiellement résolue cinq ans plus tard lorsque la Ville adopta le Règlement concernant les bâtiments de Montréal[17] (1901) qui imposait notamment des limites strictes à la construction d’écuries. Comme le note l’historien de la culture juridique Eric Reiter, l’effet de cette réglementation publique

allait commencer à remplacer l’évaluation subjective de la nuisance qui conduisait à des litiges privés par des critères de réglementation objectifs comme le risque d’incendie et l’hygiène, tels qu’ils sont interprétés et appliqués par les inspecteurs publics. Cela signifiait, en outre, que le principe de la séparation des classes, qui était à l’origine de nombreuses plaintes pour nuisance, serait désormais facilité au niveau public plutôt que d’être abandonné aux aléas des litiges privés.

Reiter 2012 : 59, notre traduction

Ces problèmes ont été définitivement résolus en 1994 avec l’adoption du nouveau Code civil du Québec, plus précisément de l’article 976. Cet article stipule que « [l]es voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux » et introduit ainsi la responsabilité pour nuisance dans le régime de la propriété.

Délimiter les limites de la tolérance

Il est instructif d’examiner de quelle façon l’article 976 du Code civil du Québec a été interprété et appliqué par les tribunaux au cours de la période qui a suivi. Dans Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette (2008), la demanderesse, Huguette Barrette, résidente de la région de Québec, a intenté un recours collectif contre la compagnie défenderesse pour troubles de voisinage (poussière, bruit et odeurs jugés excessifs) résultant de l’exploitation de sa cimenterie malgré les mesures prises par l’entreprise. La Cour suprême a confirmé que l’article 976 du Code civil de la province établit un régime de responsabilité stricte pour les perturbations de voisinage, qui met l’accent sur le résultat de l’action du propriétaire plutôt que sur le comportement de celui-ci. En vertu de cette règle, le tribunal a constaté que les résidents à proximité avaient subi des inconvénients anormaux même si les activités de l’entreprise étaient conformes aux normes en vigueur. La loi se concentre donc sur les inconvénients subis par les victimes, ce qui implique qu’elle est conçue pour protéger les personnes affectées et non la propriété. Avec cette décision, la Cour suprême mit fin à une controverse jurisprudentielle sur la nature de la responsabilité associée aux troubles de voisinage : elle confirma que la disposition établissait un régime de responsabilité stricte (indemnisation sans égard à la responsabilité ou no fault) — ce qui diffère du concept d’« abus de droit » et des règles générales de responsabilité civile. En conséquence, l’article 976 du Code civil du Québec n’exigeait pas que la demanderesse démontre la négligence de la partie défenderesse. Cependant, les interférences doivent être substantielles, et les ennuis insignifiants ne sont pas pris en compte. La Cour a également affirmé que le terme voisins figurant à l’article 976 C.c.Q. doit être interprété de manière libérale, de sorte que ce régime puisse également être utilisé par toute personne qui exerce un droit de jouissance ou d’utilisation de ce terrain (locataire ou occupante) et non seulement bénéficier au propriétaire du terrain. S’il doit y avoir une proximité géographique suffisante entre la nuisance et sa source, il n’est pas nécessaire que les propriétés concernées soient adjacentes. Le tribunal a également reconnu la pertinence de l’article 976 C.c.Q. comme source de responsabilité dans le cadre d’un recours collectif.

Dans l’affaire Entreprises Auberge du Parc ltée c. Site historique du Banc-de-pêche de Paspébiac (2009), la Cour d’appel du Québec a confirmé que les désagréments de voisinage ne devaient pas être évalués de manière abstraite, mais que les tribunaux devraient tenir compte de l’environnement dans lequel l’abus présumé du droit de propriété serait commis. Dans cette affaire, un centre de thalassothérapie cherchait à obtenir une injonction contre une association à but non lucratif organisant des spectacles musicaux en plein air à proximité en été. L’association s’est conformée aux normes provinciales et municipales en matière de bruit, mais la partie plaignante a fondé sa réclamation sur l’article 976 C.c.Q., affirmant que les spectacles musicaux généraient un bruit dépassant la limite de la tolérance dans cette situation. Le tribunal a toutefois rejeté la demande en faisant valoir que le caractère raisonnable des inconvénients du voisinage devait être évalué selon une « norme objective ». Le seuil de tolérance doit être estimé du point de vue d’un voisin raisonnable placé dans des circonstances similaires plutôt qu’en fonction des attentes subjectives des plaignants. Par conséquent, les tribunaux devraient étudier toutes les circonstances pertinentes, ce qui pourrait inclure : la vocation de l’entreprise, le nombre, la durée et le moment des incidents en cause, l’environnement ambiant, les règlements de zonage, l’existence de plaintes de citoyens concernant la nuisance alléguée et des considérations économiques. L’élément clé à considérer est de savoir si les ennuis de voisinage sont qualifiés d’anormaux. La norme de la personne ordinaire appliquée dans ce cas implique que des sensibilités anormales ne puissent pas introduire une réclamation dans le cas où la nuisance n’interférerait pas de manière déraisonnable avec la sensibilité d’un occupant ordinaire.

Dans Homans c. Gestion Paroi inc. (2017), la Cour d’appel du Québec a en outre proposé l’idée selon laquelle, lorsqu’il applique l’article 976 C.c.Q, le tribunal doit rechercher un équilibre entre les droits des parties. Dans ce cas, les voisins se plaignaient du bruit généré par une piste de course. La Cour supérieure a ordonné la cessation des activités de course, estimant que le bruit était une gêne anormale au sens de l’article 976 C.c.Q. Cependant, la Cour d’appel a infirmé cette décision. Le juge d’appel a déclaré que l’objectif de l’article 976 C.c.Q. est d’interdire les nuisances de voisinage considérées comme anormales, mais que cette disposition n’interdit pas toutes les nuisances liées à la vie en société. Selon le tribunal, cela implique l’idée d’un équilibre entre les droits de chacun. Les tribunaux auront donc la difficile tâche d’atteindre cet équilibre en réglementant des activités par ailleurs légales, de manière à garantir que les troubles causés ne dépassent pas les « inconvénients normaux du voisinage ». Selon ce point de vue, les activités ne devraient être interdites que si elles sont illégales ou si les inconvénients ne peuvent être ramenés à un niveau acceptable.

Dans l’affaire Carrier c. Québec(Procureur général) (2011), la Cour d’appel a autorisé un recours collectif contre le gouvernement du Québec intenté par un groupe de résidents de Charlesbourg se plaignant du bruit causé par l’autoroute des Laurentides. Les requérants se plaignaient de la pollution sonore engendrée par la circulation sur l’autoroute et soutenaient que le bruit constituait une nuisance anormale de voisinage selon l’article 976 C.c.Q. Le tribunal a établi que le ministère des Transports (sachant que les émissions sonores dépassaient les niveaux acceptés) ne prenait pas les mesures nécessaires pour réduire le bruit. Cette omission a rendu le gouvernement responsable. La Cour souligne ici qu’en matière de nuisance, la preuve doit être fondée sur les conséquences d’une action sur l’exercice du droit de propriété de la partie affectée. Une personne qui, même si elle n’a commis aucune faute, cause des inconvénients anormaux à ses voisins peut être tenue responsable des inconvénients causés. La preuve requise en vertu de l’article 976 C.c.Q. est cependant exigeante, car, dans de nombreux cas, elle nécessite qu’un expert fasse la preuve du niveau d’anomalie. La preuve doit être suffisamment solide pour convaincre le tribunal que la plainte est fondée. Dans cette affaire, le tribunal attache une importance primordiale à la prévention de la pollution sonore au titre de la protection de l’environnement. Le secteur public est appelé à jouer un rôle majeur dans la protection des citoyens contre les nuisances sonores.

Le dernier épisode de l’évolution de la loi québécoise sur les nuisances est lié à la reconstruction de l’échangeur Turcot, à compter de 2015. La démolition de l’ancienne route et la construction d’une nouvelle autoroute surélevée auraient eu de graves répercussions sur la qualité de vie des habitants des quartiers adjacents de Saint-Henri, Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce et Westmount. Les travaux ont généré des nuages de poussière et une cacophonie continue de bruits de construction et de circulation à toute heure du jour et de la nuit. Les commerçants de Saint-Henri ont intenté un recours collectif contre le consortium KPH-Turcot, arguant que « le bruit et la pollution causés par la réparation de l’échangeur Turcot ont causé des inconvénients abusifs et intolérables » et qu’ils constituaient « une violation de leurs droits à jouir paisiblement de leur propriété » ; la Ville de Westmount a intenté des poursuites afin de tenir le ministère des Transports du Québec responsable de l’érection d’un mur antibruit, entre autres mesures d’atténuation[18]. Ces affaires sont toujours devant les tribunaux et nous les surveillons avec un grand intérêt.

Avec un groupe d’étudiants du Laboratoire d’ethnographie de l’Université Concordia[19], nous avons également mené notre propre enquête sur l’agression présumée des sens occasionnée par la reconstruction. Notre méthode consiste à faire une visite à pied du quartier inférieur de Westmount/Saint-Henri traversé par l’autoroute, armés de nos propres oreilles et de décibelmètres. Jusqu’ici, nous avons découvert que les cris des enfants jouant dans les aires de jeu du parc Westmount peuvent parfois rivaliser avec les sons du trafic autoroutier pour ce qui est du niveau de décibels ; et cependant, les premiers bruits reçoivent un accueil favorable tandis que les derniers sont perçus négativement. Nous avons également constaté que certaines mesures d’atténuation, telles que les murs antibruit en plexiglas érigés sur le périmètre de Westmount, sont vues comme des plaies oculaires en raison de la prolifération des graffitis sur leur surface par ailleurs transparente (ainsi, la réduction d’une nuisance est compensée par l’augmentation d’une autre). Cependant, la présence même de murs antibruit le long de la crête de l’escarpement dans la partie inférieure de Westmount contraste avec leur absence dans le quartier populaire de Saint-Henri. Là, quelques immeubles d’appartements se trouvent à seulement quelques mètres de l’autoroute et de son trafic intense. Cela indique une répartition inégale du sensible selon les classes sociales — une répartition qui est néanmoins proportionnée ou normalisée en fonction du caractère contrasté des deux quartiers.

Maintenant que la reconstruction touche à sa fin, une consultation publique a été lancée, sous la direction de l’Office de consultation publique de Montréal, afin de sonder les idées des résidents pour la planification du futur parc-nature dans la cour Turcot qui relève du mandat du comité exécutif de la Ville de Montréal. Les principales composantes du projet comprennent un parc-nature de 30 hectares visant à concilier développement urbain et préservation de l’environnement ; la création d’une passerelle verte pour piétons et cyclistes qui permettrait aux visiteurs de traverser en toute sécurité les voies ferrées et l’autoroute pour profiter du cadre naturel de la falaise Saint-Jacques (une aire sauvage à la frontière sud de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce) ; et l’aménagement d’une « entrée [verte] dans la ville ».

Lors de séances organisées à la fin de l’année 2018, comme celle qui s’est tenue à l’église unitarienne de Westmount le 19 novembre, les habitants et les associations locales ont exprimé leur enthousiasme général pour le projet, mais ils ont également exhorté la Ville de Montréal — entre autres choses — à faire de nouveau couler les anciennes voies navigables (qui ont été canalisées dans des réseaux souterrains) dans leurs lits naturels ; à commander des oeuvres qui commémoreraient l’histoire autochtone des Kanien’kehá:ka et pas seulement l’histoire industrielle de Montréal ; à ériger des structures qui permettraient aux visiteurs d’observer les espèces d’oiseaux résidents et de se renseigner sur eux ; à étendre la zone protégée à la falaise Saint-Jacques et travailler sur cette zone en éliminant les plantes envahissantes et en plantant une flore indigène ; et à créer un terrain de hurling (un sport d’équipe irlandais). C’est le Club d’athlétisme gaélique des Trèfles de Montréal[20] qui a présenté cette dernière suggestion. Interrogés sur la manière dont cette proposition pourrait être conciliée avec l’objectif de conservation et de protection de la faune, les représentants ont répondu que « les oiseaux aiment le hurling » et que d’autres groupes ethniques (non gaéliques) pratiquent aussi ce sport, de sorte que le terrain proposé favoriserait la solidarité sociale.

Dans « Big Yellow Taxi » (1970), la chanteuse canadienne Joni Mitchell déplorait qu’on ait asphalté le paradis pour en faire un stationnement[21]. C’est le refrain ordinaire qu’inspire l’arrangement de l’environnement naturel sous l’égide de la modernisation. Les citoyens montréalais participant à la séance du 19 novembre 2018 partageaient certainement le sentiment de Mitchell, mais ils ont également inversé les paroles de la chanson : ils voulaient voir la Ville verdir la jungle de béton pour créer un parc naturel. La conservation — ou plutôt la restauration — de la biodiversité était au centre de leurs préoccupations. Mais, en les écoutant attentivement, leurs demandes pouvaient également être interprétées comme un plaidoyer pour une plus grande diversité sensorielle : le vert alternant avec le gris, les chants d’oiseaux faisant contrepoids aux bruits de la circulation, et des ruisseaux frais au lieu de mirages créés par le soleil qui se reflète sur une surface asphaltée. Reste à voir jusqu’à quel point leurs rêves de « plaisirs verts » (Classen 2009) seront réalisés.

Conclusion

Cet article a proposé une analyse critique, esthétique et juridique de la construction matérielle du sensorium moderne. En recourant à la notion de « champ sensoriel » (Hamilakis 2014) et en s’intéressant aux politiques des sensations, il a mis en évidence les nombreux angles morts inhérents à une approche purement phénoménologique de l’étude de la perception environnementale. Il a, en particulier, souligné l’historicité et la normativité de la mise en forme de la matière, par opposition au présentisme et à l’égocentrisme (ou asocialité) du point de vue d’Ingold sur ce que signifie « habiter le monde » et sa doctrine de la « perception directe ». Au lieu de mettre l’accent, comme Ingold, sur l’immédiateté et « l’unité préréflexive des sens » (Ingold et Howes 2011), cette étude a fait ressortir le caractère controversé du régime du sensible, au moment où les citoyens et les forces gouvernementales se divisent ou s’unissent dans leurs efforts pour contrer et réguler la sensation excessive.