Corps de l’article

La présente étude voudrait s’associer aux réflexions qui interrogent aujourd’hui la place du végétal dans la mutation des espaces anthropisés. Sa visée la plus lointaine converge vers la vaste remise en question que tente d’effectuer l’Occident moderne au regard de son travers anthropocentrique qui l’a conduit à considérer les plantes comme des attributs territoriaux ou des ressources économiques tombant sous sa coupe et, par là, soumises à la domestication et l’exploitation. Pour éclairer concrètement ce problème, pour lequel on ne peut se satisfaire d’une approche globalisée établie généralement sur un mode pathétique, un cheminement ethnographique s’est patiemment constitué, prenant pour point de départ la ville moyenne de Tiznit, chef-lieu de province situé au sud-ouest du Maroc dans la région du Souss, à quelques kilomètres seulement de la côte atlantique[1]. Confrontée à un processus d’urbanisation qui charrie au passage des outils de gouvernance censés piloter son réaménagement (thématique ayant fait l’objet de mes précédentes analyses [voir Breviglieri 2018]), la commune tizniti peine à trancher quant au statut de sa palmeraie, espace moribond et dégradé auquel certains acteurs associatifs semblent pourtant vouer un indéfectible attachement (Goeury 2018b). Mais, plutôt que de s’installer auprès des agriculteurs qui campent leur position sur la résistance, articulant leur activité productrice avec différentes logiques de rentabilité et de mise en conformité légale et administrative, cette étude jette un pont en direction de quelques femmes âgées qui travaillent quotidiennement à collecter des plantes adventices. Si nous allons insister sur ce point, c’est principalement parce que ces femmes nous ont aidé à mettre au jour un rapport complexe, intime et singulier à la végétation. Celui-ci s’enlève à l’horizon d’une cosmologie animée par de multiples formes de coexistences interspécifiques qui, d’une certaine façon, renversent la lecture du monde oasien en dirigeant l’attention première vers les noeuds de présence du vivant plutôt que vers les formes d’institutions structurant la vie en société. Se trouve alors débordé de toute part le champ de préoccupation habituellement circonscrit au seul espace de souveraineté du sujet humain.

Fig. 1

Commune d’Idaousmlal, située en amont de Tiznit, avril 2015

Commune d’Idaousmlal, située en amont de Tiznit, avril 2015
Source : Marc Breviglieri

-> Voir la liste des figures

L’indiscernable présence

La littérature anthropologique consacrée aux sociétés rurales d’Afrique du Nord n’a pas fait grand cas de la présence journalière des femmes qui procèdent à la collecte ni réellement considéré l’usage des plantes adventices. Pour comprendre cette omission, on peut regarder dans deux directions. Une première amorce de réflexion démonte un ressort de la modernité occidentale marquée par la dissociation structurante de deux sphères ontologiques opérant à travers la partition mondaine entre le sauvage et le domestique (Descola 2005). Qu’il s’agisse de l’anthropologie d’époque coloniale (Doutté 1909 ; Laoust 1920 ; Westermarck 1935) ou de travaux plus récents largement menés à l’initiative de chercheurs maghrébins (Hammoudi 1988 ; Rachik 1990 ou Douchaïna-Ouammou 2008 — pour s’en tenir au Maroc), le rapport aux plantes est loin d’être ignoré. Cependant, il rend apparent, très systématiquement, le filtre d’une socialisation qui consacre l’emprise humaine et structure l’intégration du végétal dans sa culture d’appartenance. Ainsi, la flore apparaît sous des aspects domestiqués spécifiques de domaines culturels homogènes : cultivations soumises à la maturation des techniques agricoles, symboles de l’attachement collectif au terroir, artifices magnifiant certaines cérémonies ou distinguant des rituels, choses de prestige véhiculant un gage dans l’échange. Or, les activités de collecte, qui s’associent le plus souvent à de petites opérations d’entretien et de vivification de la palmeraie, ne figurent pas dans ce registre de constitution signifiante de la société fondée sur la dissociation nette du sauvage et du domestique. En effet, les femmes qui y vaquent n’exercent pas d’emprise sur le sol de leurs récoltes ; elles n’ont pas directement la maîtrise des adventices dont la présence dispersée ne respecte aucune délimitation réglementée socialement[2]. De fait, ces végétaux ne leur apparaissent pas dans un état d’opposition polaire aux espèces mises en culture, c’est-à-dire comme des présences « sauvages », informes et nuisibles selon la norme instituée pour la plante cultivée, mais bien plutôt comme des entités ayant de remarquables aptitudes à vivre en collectivité, avec qui ces femmes échangent, qui font l’objet de savoirs distinctifs, s’affirment parfois comme de bons auxiliaires végétaux et prolifèrent dans des zones intensément fréquentées par les humains et les esprits (bords de sentiers, cimetières, pieds des arbres, lisières de propriétés, terres collectives, etc.). En ne permettant pas de tirer une ligne franche entre le domestique et le sauvage, l’analyse de cet usage du végétal a alors revêtu un caractère secondaire, ce dernier se voyant en quelque sorte rétrogradé au stade d’une « forme embryonnaire d’agriculture » (Leroi-Gourhan 1973 : 127), savoir archaïque négligeable au regard du fait agraire.

Une seconde manière d’entendre le peu d’intérêt suscité par ces activités de collecte passe par une approche différenciant les engagements d’êtres et de choses à des échelles variables de la vie commune (Thévenot 2006). Les collectes supposent l’engagement d’une exigeante proximité au milieu vivant de la palmeraie. L’active présence des collectrices repose sur un ferme enracinement au lieu. Celui-ci se prête à l’émergence d’un grand nombre de pouvoirs familiers qui s’accommodent de la manière dont se révèle périodiquement la vie végétale locale. Or, les sciences humaines et sociales demeurent généralement mal équipées pour refléter cette modalité d’engagement familier dans le monde. Leur espace de description et d’explication, situé dans le double héritage des sciences de la nature et de la philosophie politique et morale, s’est rendu largement tributaire d’un ensemble de méthodes d’objectivation et de catégories conceptuelles formatées pour rendre compte d’ordres et de régularités qualifiables en termes généraux. Le détachement public supposé par cette modalité d’observation, tout en jouissant a priori d’une plus grande crédibilité scientifique, va alors entériner l’oblitération ou la minoration dans l’analyse des investissements familiers qui permettent aux êtres vivants d’aménager leurs milieux d’habitation. Cette dimension du commun familier joue pourtant un rôle essentiel dans l’édification d’histoires personnelles reflétant les puissances de l’attachement et révélant des identités sur la base de rapports d’usage plutôt que d’appropriation privative (Breviglieri 2013).

Fig. 2

Collecte, Tiznit, septembre 2019

Collecte, Tiznit, septembre 2019
Source : Marc Breviglieri

-> Voir la liste des figures

Les polémiques qui pèsent sur la modernisation de l’agriculture marocaine, dans la mesure où elles exercent une contrainte de verbalisation, de justification et de généralisation pour l’accès au public, contribuent d’une certaine façon à reléguer dans l’ombre ces présences et phénomènes qui, comme en témoigne la discrète présence des femmes qui collectent, se conjuguent au prix de relations d’intime attachement et de savoirs familiers incorporés. Ces derniers se transmettent dans une proximité sensible dont la variété des nuances reste largement inénarrable et se prête donc mal au débat public suscité par ces polémiques. Pour pallier cette opacité, nous proposons de commencer l’enquête ethnographique sur les lieux où s’épanouissent les fleurs et plantes adventices pour toucher ensuite aux champs sensoriels qui entraînent la succession habituelle des gestes de collecte dont ces femmes sont les dépositaires. On se laissera enfin guider par différentes voies de diffusion des essences végétales au reste de la communauté, éclairant au passage une cosmologie fragilisée dont reste dépendante la fertilité du milieu de vie oasien.

La flore spontanée

L’univers végétal d’une oasis ne se limite pas à un espace agricole ordonné (qui en demeure néanmoins la figure centrale et le noyau économique valorisé). Une importante végétation spontanée (adventices) se loge dans les interstices des plantations, le renflement des canaux d’irrigation, les brèches creusées dans les murets de terre et de pierres sèches ou encore les terrains en friche distribués de manière irrégulière sur l’ensemble de l’étendue oasienne. Cet ensemble floristique se développe et s’établit dans les ramifications vivifiantes que lui offrent à la fois les techniques de l’agriculture traditionnelle, qui tend à favoriser la pérennisation d’espèces endémiques, et les décombres, zones abandonnées et traces de substances polluantes, qui stimulent plutôt l’expansion d’espèces cosmopolites (Gauchet 2017). Dans ces espaces limitrophes et interstitiels où germe une flore spontanée se déploient de remarquables pulsions génératrices de vie intégrées à l’ordonnancement du monde oasien. Loin d’être réduites au statut d’espèces sauvages (« non domestiquées »), d’entités négligeables ou univoquement nuisibles (« mauvaises herbes »), ces plantes adventices sont l’objet de modes d’appréhension et ont des formes d’existence que nous allons progressivement relever. Dans un tel milieu, une foule de composés odorants invisibles constituée d’une multitude de microorganismes en contact avec l’air génère un très dense foyer de communication sensorielle olfactive et d’interconnexions vitales. Différentes entités (autres végétaux, invertébrés, oiseaux, petits mammifères, humains, etc.), en relation étroite avec ces espaces, y sont soumises à de puissantes forces d’attraction et de répulsion. Ces forces, associées à l’influence tangible des phénomènes cosmiques et atmosphériques (pluie, sécheresse, vent, etc.), jouent un rôle primordial dans leur apparition, leur croissance et leur propagation.

Fig. 3

Collecte, Tiznit, septembre 2019

Collecte, Tiznit, septembre 2019
Source : Marc Breviglieri

-> Voir la liste des figures

Imprégnation cosmique des composants oasiens

Parmi le fourmillement d’existences reliées à ces espaces en friche et limitrophes, on trouve chaque matin quelques femmes d’origine modeste et d’âge mûr qui plongent leurs mains dans cette flore spontanée et baignent dans une nappe virevoltante de molécules odorantes soumises au faible toucher du vent. Ces femmes, auxquelles la société oasienne voue un indéniable respect, collectent des plantes non cultivées qui n’ont pas vocation à se retrouver dans un circuit marchand : elles se dotent d’un arsenal thérapeutique, préventif et magique, sarclent certaines herbes indésirables pour aérer le sol en surface et entretenir le pied des plantes cultivées, puis elles utilisent généralement les herbes arrachées pour la cuisine, les rituels de commensalité ou comme fourrage pour les animaux. Par là même, ces femmes sécrètent de la fertilité et, jouant un rôle de maillon intermédiaire, elles transfèrent les puissances vertueuses de la terre et du monde végétal à la communauté oasienne en son entier. En accompagnant rituellement les réalités cosmiques et leur pouvoir cyclique, en perpétuant les gestes d’entretien qui fertilisent la terre et stimulent la croissance des plantes, elles favorisent aussi la transmission du souffle spirituel des saints de la région, garant d’une essence bénéfique pour la destinée de chaque entité vivante. Car les végétaux qui, comme les adventices, ne sont liés qu’au vent, au ciel et à la sécheresse, ont le pouvoir de manifester le sacré et de le répandre sur les corps grâce au souffle qu’ils diffusent. Ces femmes qui, quotidiennement, tissent la vie avec les fibres du visible et de l’invisible se tiennent alors à la croisée d’expériences anthropocosmiques. Leurs gestes ordinaires et leurs récits (rappel du mythe d’origine, recomposition de trames oniriques ou encore de poésies chantées) s’insèrent dans une réalité manifestement imprégnée d’éléments cosmiques (ciel, terre, lune, soleil, eau de source ou de pluie, etc.) à travers lesquels se déchiffrent et communiquent les choses du monde et les puissances invisibles qui les composent.

Il faut ainsi comprendre la dimension spirituelle qui se glisse en filigrane au sein de phénomènes dont ces femmes aiment rappeler les manifestations : le frémissement des pousses en travail, l’éclosion des bourgeons inflorescenciels, le vert vif de la menthe ou de la luzerne, l’arbre noueux et l’amas de pierres dressées, mais aussi la course sonore de l’eau, la chaleur humide de la terre retournée ou encore l’amoncellement nuageux porteur de brise, d’ombre ou de pluie. Ces phénomènes convoquent l’expression et l’impression d’une présence positive de la force vitale des organismes vivants, développant un maillage de virtualités relationnelles qui font tendre la vie vers le monde. C’est dans ce maillage que prennent forme les activités de ces femmes, les destinant à être garantes de la fertilité du vivant, donc à répandre et entretenir cette présence en stimulant l’interdépendance symbiotique des composants du cosmos oasien.

À cet égard, la sémantique propre au vocabulaire amazigh des plantes et les systèmes référentiels qui le composent lui offrent un moyen de refléter l’interpénétrabilité d’entités d’un même milieu. Des associations analogiques, établissant des ressemblances et créant des compositions entre taxons, consacrent couramment des formes de parenté identitaire entre les végétaux et les autres occupants de l’espace oasien : figures humaines familières (berger, femme âgée, sorcière, etc.), choses usuelles (outils, vêtements, objets de consommation courante), substances minérales ou — surtout — animaux dont certains attributs, principalement physionomiques, permettent le glissement de références (par exemple, le « pain des chèvres » [aghrum n tghetten] désignant un champignon ou le « raisin de chacal » [adil bbussen], la belladone [Tilmatine 2015 : 298]). Les noms des adventices reflètent ainsi souvent des connexions avec leur entourage[3]. Pour nourrir une réflexion sur la manière dont le tachelhit, variation de la langue amazigh parlée au sud-ouest du Maroc, ouvre l’accès au mode d’appréhension et aux configurations perceptives du milieu oasien, de longs ateliers de traduction ont été organisés avec deux collègues, Mohamed Mouskite et Mustapha El Ouiche, respectivement historien et linguiste[4].

Fig. 4

Collecte, Tiznit, septembre 2019

Collecte, Tiznit, septembre 2019
Source : Marc Breviglieri

-> Voir la liste des figures

Interpellation du végétal sur les chemins de collecte

Plusieurs traits relatifs à la place et au rôle occupés par les femmes âgées qui s’affairent à la collecte permettent de les distinguer dans l’ordonnancement oasien. Leurs gestes quotidiens d’entretien et de collecte activent des fonctions sensorielles qui les connectent au souffle (vital, cosmique et spirituel) de l’univers végétal, établissant un certain rapport à la terre, à la chose récoltée et à l’espace traversé. L’expérience même de la collecte instaure une forme de fréquentation et de proximité au monde des plantes faisant contraste avec la relation à l’oeuvre dans la production agricole fondée sur l’exploitation de la terre. Tout d’abord, ces activités de collecte s’opèrent sur des entités qui poussent librement : la flore spontanée ne fait que révéler la puissance du règne végétal ; elle prend vie en symbiose avant d’être cueillie, elle est toujours déjà-là et disponible. Inversement, la plante cultivée suppose un long travail du sol, une attention durable et une expectative inquiète concernant sa croissance. Il arrive fréquemment que les agriculteurs se livrent ponctuellement à ces opérations de sarclage et de cueillette, mais ils leur reconnaissent un caractère plus proprement féminin, les femmes âgées véhiculant un savoir botanique et thérapeutique dont l’étendue, disent-ils, leur échappe en partie. Ensuite, bien que les femmes ramassent les adventices de leurs mains et les conservent chez elles, ces plantes demeurent essentiellement une propriété partagée, réservée pour l’usage de la communauté. Enfin, l’espace de référence à partir duquel s’organisent les collectes féminines est relativement indépendant du découpage fondé sur le fractionnement héréditaire des parcelles exploitables. Ces femmes jouissent en réalité du privilège de pouvoir accéder à la presque totalité de l’espace végétalisé (terres en friche comme cultivées) et de le sillonner. Elles ne circulent pas pour autant dans l’intégralité de l’étendue oasienne, mais tracent des itinéraires dans l’entourage fertile de leurs habitations et certaines aires spécifiques, riches en espèces particulièrement de qualité ou utiles à leurs yeux. Leurs parcours de collecte reposent sur un flair qui agit en cheminant, permettant de capter les opportunités de récolte de la flore locale. Elles empruntent des chemins familiers qui longent les courants de fertilité stimulant la flore spontanée en des endroits particuliers : au pied des plantes cultivées, le long des canaux d’irrigation artificiels, sur des fronts de pollution ou encore à des points de résurgence karstique, désignés comme des sources. On pourrait considérer ces espaces déterminés par le déroulement des collectes comme une réserve commune d’habitation où la collectivité conserve une association dense d’organismes vivants mis en valeur par le savoir botanique local et ancestral de ces femmes âgées[5].

Ces territoires de collecte, où se tisse un lien humain avec la nature souterraine de la terre et les propriétés cosmiques du ciel, qui se déploient sur les surfaces laissées en friche et sur les espaces limitrophes et interstitiels du sol cultivé, sont des points de rencontre entre le monde visible et l’invisible. Des esprits autochtones, très souvent localisés dans les microclimats humides dûs à la densité végétale ou aux aspérités du relief (trouées dans le sol, cavités, rebords d’orifices, marges assombries, etc.), y entretiennent des rapports d’échange ou d’hostilité avec les êtres vivants[6]. Les femmes qui fréquentent quotidiennement ces lieux savent ménager leur susceptibilité de sorte que l’opération de collecte est moins à considérer comme un geste d’accaparement d’une ressource que comme un geste de médiation arrimé à la ferme constance d’une proximité relationnelle. Elles entretiennent ainsi la puissance (ambivalente) de régénération d’une terre investie par les esprits et placée sous l’influence de la baraka des saints locaux. La récolte des adventices est ainsi la moisson d’un « effluve bénéfique » (Mekki-Berrada 2013), d’un don cosmique de poussée vitale qui transite par ces mains féminines pour être ensuite transmis à la communauté oasienne. Aussi, ces femmes ne font pas commerce de leur récolte qui est partagée gracieusement avec leur proche voisinage et les soins thérapeutiques prodigués seront gratifiés d’une simple aumône. Ce don correspond à un bienfait communautaire dont le but est de répondre aux besoins premiers de la proche communauté oasienne : protéger, nourrir, soigner.

Fatima

Pour appréhender la sphère relationnelle de cet univers végétal, suivons les traces de Fatima, femme d’un certain âge, veuve, logeant dans un quartier populaire de la médina de Tiznit. Ses voisines lui attribuent fréquemment le surnom distinctif de tachrift qui marque une affiliation prophétique ou maraboutique présumée. Fatima dispense chez elle des soins traditionnels, conseille les jeunes mères ou les femmes aux prises avec des problèmes conjugaux, traite un vaste champ d’affections courantes au moyen de nombreux remèdes et prescriptions. Elle sillonne une partie du périmètre cultivé et des terrains laissés à l’abandon pour quérir la végétation spontanée dont elle connaît les vertus curatives et nourricières, ramasser un peu de menthe sur la modeste parcelle familiale, récolter l’herbe fraîche et la luzerne comme fourrage pour son mince élevage, glaner parfois des olives tombées au sol…

Fig. 5

Portrait de Fatima, Tiznit, mars 2017

Portrait de Fatima, Tiznit, mars 2017
Source : Marc Breviglieri

-> Voir la liste des figures

Le soin des cautères : tiges solaires et épines de feu

Une fin de matinée d’avril, installés sur un muret de pierre devant la façade chaulée de sa maison, Mustapha El Ouiche, Mohamed Mouskite et moi-même apercevons Fatima rentrant de la Targa, chargée de son sac en tissu rempli d’herbes folles, de quelques brassées de luzerne, de fleurs et de plantes aromatiques[7]. Nous l’attendons, accompagnés d’un voisin à la main tuméfiée et d’une femme sahraouie tenant un jeune enfant endormi dans ses bras. Ils viennent consulter Fatima, lui demander conseil et se faire soigner. Dans l’après-midi, plus d’une dizaine de patients vont franchir le seuil de sa maison pour des raisons similaires[8].

Fatima, penchée sur l’enfant, applique des cautères sur sa nuque, à la lisière du cuir chevelu. La mère lui a confié que son fils a peur de tout et de rien et reste prostré dans un état craintif. Fatima donne de légers coups avec la pointe de la tige d’ifzi (marrube blanc) ; elle murmure : « Non, non ; mon enfant n’a peur de rien. » Elle a préalablement appliqué du sel et du henné sur la peau. Elle picote la chair d’un geste rapide et saccadé pour attirer le mal, l’extraire d’un mouvement sec et l’expulser, l’envoyer ailleurs. Elle utilise les tiges de six plantes qui ont chacune une fonction spécifique : ifzi (marrube blanc), alili, le laurier-rose que l’on trouve en bord de rivière, azukkeni (thym), izri (armoise de l’Atlas), îfrskel (launea arborescens), plante buissonnante où les abeilles aiment butiner, ayniw, la tige de palmier utilisée pour soigner les furoncles ou les démangeaisons. Rangées sur le côté, des tiges de métal réparties selon leur calibre, en ordre croissant, sont rougies sur le feu ou avec une braise de charbon de bois. Fatima répète le tapotement en effleurant à peine l’endroit à traiter pour ne pas brûler la peau. La chaleur infiltre une énergie bénéfique, comme le rayon du soleil que la plante absorbe pour fabriquer de la matière vivante comestible. Tapoter se dit à partir d’une racine nominale, ikd, qui désigne aussi un soleil brûlant ou des braises rougeoyantes. Le « piquant », qui est aussi source de chaleur, laisse l’impact d’une frappe. Il est aussi un connecteur taxinomique usuel qui différencie les existants (plantes, insectes, humains) selon qu’ils possèdent ou non un attribut piquant (épine, dard ou parole acérée). Il permet de gérer et qualifier des relations de contact immédiat, qu’il s’agisse d’agresser ou de se défendre, de blesser ou de soigner.

Fig. 6

Portrait de Fatima, Tiznit, août 2017

Portrait de Fatima, Tiznit, août 2017
Source : Marc Breviglieri

-> Voir la liste des figures

Les plantes épineuses, nombreuses dans les régions arides et semi-arides, exigent une attention au faisceau d’ambivalence qui les caractérise et qui exige des précautions d’usage. Ces plantes sont puissantes et vigoureuses, la dureté de l’épine traduit une force ardente pouvant « frapper » celui qui s’en approche trop. Elles résistent à la sécheresse, « elles gardent l’eau », explique Fatima, promesse d’une immortalité, « comme le fait la bonne terre, celle qu’on appelle afza [marne] » parce qu’elle s’avère friable, perméable et bénéfique. Les plantes épineuses, broyées et mélangées, dans les préparations culinaires et les autres soins diffusent leurs propriétés odoriférantes et gustatives bénéfiques. Fatima ne se contente donc pas de cautériser, elle combine une large gamme d’interventions qui comportent une profusion de correspondances analogiques liant les propriétés du corps aux attributs du cosmos oasien. Ainsi, chaque force élémentaire de l’ordre cosmique trouve une correspondance dans le type de soin prodigué et la manière de l’administrer : le cautère, tel un rayon solaire, réchauffe la partie dolente du corps ; les poudres végétales inhalées transitent par la voie aérienne ; les décoctions et infusions liquéfient les propriétés bénéfiques de la plante ; les onguents fortifient la peau comme l’engrais nourrit le sol ; les fumigations exhalent de savants mélanges végétaux et minéraux pour imprégner le corps et les vêtements.

Fig. 7

Cautères, Tiznit, septembre 2018

Cautères, Tiznit, septembre 2018
Source : Marc Breviglieri

-> Voir la liste des figures

Le principe de contagion et les destins scellés

Les soins de Fatima traitent aussi l’ensorcellement, notamment celui des nouveau-nés. Des mères viennent frapper à sa porte avec leur enfant qui présente des symptômes de ce que la biomédecine définit comme l’hydrocéphalie du nourrisson. Elle décrit les symptômes : « Le front est mou ; on ne trouve pas d’os, il n’y a que la peau ; la tête est comme divisée en deux parties ; ce sont les signes de tawmmist ». Tawmmist, potion enfermée dans une bourse cachée sous les vêtements, serait portée par une femme soit pour atteindre le nouveau-né par jalousie, soit pour charmer un homme, mais son odeur néfaste, livrée aux forces incontrôlables du vent, aurait alors accidentellement été humée par l’enfant. Fatima dit que la charge maléfique de cette potion repose sur l’association de substances hétéroclites (végétales, animales, minérales ou humaines) qui dégagent un effluve infect et possèdent une puissance d’imprégnation remarquable. Cette charge se diffuse soit par contact direct, soit à distance lorsque la préparation contient des substances corporelles (cheveux, ongles, etc.) ou des effets personnels de la personne visée. La médiation de tawmmist entre le monde visible et le monde invisible des esprits provoque par contagion des changements néfastes dans l’état des personnes.

Fig. 8

Tawmmist sur nourrisson, Tiznit, septembre 2018

Tawmmist sur nourrisson, Tiznit, septembre 2018
Source : Mustapha El Ouiche

-> Voir la liste des figures

Ce principe de diffusion par contagion se retrouve symétriquement dans le geste thérapeutique qui rend interdépendants des destins en inversant mutuellement leurs routes pour qu’un expédient sain soit affecté par ce à quoi le souffrant prétend échapper : si l’enfant souffre de boutons sur la peau, on y applique un petit escargot dont la substance bienfaisante aspire le mal. Puis, jeté à terre, le gastéropode se ratatine et se dessèche sous la brûlure du soleil pendant que le mal disparaît et que l’enfant guérit. À partir de plantes et de résines, Fatima fabrique un antidote à tawmmist :

Je [le] prépare dans un tissu rouge, je mets dans ma préparation lmiâa [gomme d’olivier], azarif [alun], lhrem [peganum], un peu d’ifzi [marrube blanc], l-fasuh [gomme ammoniaque usuellement utilisée contre les sortilèges] ; je place tout ça dans un plastique blanc, je forme une boule et ferme l’ensemble avec une petite ficelle, un tissu de laine rouge. On ajoute aussi du blé moulu. Je dis à la femme enceinte de porter l’antidote avec des bijoux en argent, puis, sinon, de le remettre à son enfant.

L’antidote s’oppose à la charge odorante du tawmmist maléfique en le couvrant de ses émanations, une odeur d’air « propre » qui protège en constituant une barrière invisible.

Fig. 9

Tawmmist, Tiznit, septembre 2018

Tawmmist, Tiznit, septembre 2018
Source : Mohamed Mouskite

-> Voir la liste des figures

Capacités respiratoires du végétal, diffusion d’atmosphères et communication olfactive

Ces considérations évoquent les travaux pionniers de Hubertus Tellenbach (1983 : 40) sur le goût et l’odorat : « Dans presque toute expérience de nos sens se trouve un plus qui reste inexprimé. Ce plus qui dépasse le fait réel mais que nous sentons en même temps que lui, nous pouvons le nommer atmosphérique ». L’atmosphère caractérise ce par quoi s’entend l’inexprimable, ce par où le réel se trouve débordé, cette frange invisible qui enveloppe le tangible et que l’on discerne par un intime pressentiment. L’exhalaison, bonne ou mauvaise, attirante ou repoussante, renforce la dimension atmosphérique, la nimbe d’un champ sensoriel qui circule au gré de l’agitation du vent. Le mouvement de l’air traduit l’action des esprits qui déforment, frappent, soulèvent, gonflent, bombent, et s’immiscent dans le visible en laissant une trace odorante discriminante signalant une troublante altérité.

La capacité respiratoire des espèces végétales entretient un lien étroit avec leur mode de communication. Celui-ci fonctionne largement par exhalaisons croisées alentour. Les composés chimiques volatils responsables des odeurs sont liés au mouvement alternant dilatation et contraction du corps végétal, auquel prédisposent le rythme circadien et les cycles de la fertilité. C’est donc essentiellement depuis un flair, premier fond d’affectibilité, que s’imprime le tissu relationnel, tandis que les mouvements atmosphériques déplacent, répandent et font tourbillonner les messages olfactifs. Fatima explique :

Les odeurs des herbes s’imprègnent mutuellement, elles se sentent l’une l’autre ; il n’y a que le chou-fleur, la carotte et le navet qui puissent être en contact avec la mauvaise odeur de l’oignon. Le danger, c’est qu’une herbe étouffe une autre plante, la privant de pouvoir respirer.

Sentir avec ses narines est formé, dans la langue amazigh, à partir de la racine kdu qui a le sens d’« attraper en soi », donc d’« absorber l’odeur ». À travers le souffle bénéfique du vent d’ouest, promesse de fraîcheur et d’humidité, une énergie fécondatrice se diffuse dans l’univers végétal de la palmeraie. Par le circuit complexe des échanges olfactifs, qui répand alentour des effluves odorants, s’entretient un contact avec les esprits autochtones, propice à l’expression d’un sentiment de sacralité. Il n’est pas surprenant, à cet égard, que Fatima, montrant une gerbe de wazkkun (avoine) qu’elle vient de ramener chez elle, évoque spontanément une parabole coranique : le prophète aurait invité sa fille Fatima à placer dans le four une mesure d’avoine alors que la sécheresse faisait craindre une famine ; le lendemain matin, elle trouva l’appareil rempli de pains et put sustenter les ouvriers qui menaçaient de se révolter. La parabole ne contribue pas seulement à faire du pain un support symbolique et le vecteur d’une explication allégorique : il place la plante dans le lignage du prophète, lui conférant un pouvoir régénérant qui charge le monde de sacralité.

Le vent complice

Fatima se déplace dans l’espace végétalisé oasien pour accomplir son sarclage et effectuer ses collectes opportunistes. Elle se rend surtout dans les zones non irriguées de la palmeraie, les zones d’agriculture pluviale. C’est d’ailleurs là qu’il y a la plus grande variété de plantes, notamment celles, dit-elle, « qui ne sont pas ensemencées par les humains » et dont « les graines sont poussées par le vent ou transportées par les insectes ». Elle collecte d’abord des impressions sur l’écoulement de la vie : elle observe la germination et la maturation des végétaux, perçoit l’exhalaison, subodore les communications olfactives, interroge l’état de la terre. Elle parle par exemple d’iskid. Iskid est une graminée dont le nom signifie « langue d’oiseau » qui s’installe et pousse au pied de l’orge. Fatima dit qu’elle « féconde l’orge » : « Iskid met l’orge enceinte [ar issaru tumzine] ». « Regarde ! », dit-elle en sortant de son sac en tissu une gerbe d’orge accompagnée d’iskid. Je vais distribuer tout ça aux enfants des voisines ; emportez ce que vous voulez. » Puis elle sépare délicatement l’orge encore verte :

Tu vois, elle va mûrir ; c’est le moment de la ramasser pour la laisser sécher au soleil, puis, une fois la barbe de l’épi éliminée, on pourra moudre les grains avec fliyyu [menthe pouliot], timijja [menthe à feuilles rondes] et du sel, et faire la farine ijjane qui sent très bon et servira à préparer aznbu.

Le champ phénoménologique déployé par Fatima se rapporte spontanément au concert baroque du vivant : il relie les existants par un jeu d’affinités ou d’irritabilités qui finissent par créer des symbioses. Elle ne décrit donc jamais des individus biologiques spécifiques, mais des systèmes de coopération, de conflit ou d’assimilation qui relient les végétaux à d’autres végétaux ou aux autres existants. Elle hume un milieu de vie animé aux liaisons d’interdépendance multiples qu’elle entretient en s’y approvisionnant. Elle ne confond donc pas ses collectes végétales avec des ressources environnementales utilitaires ni ne réduit le désherbage à l’élimination de nuisibles, mais envisage un patrimoine fertile hétérogène, en symbiose avec la vie alentour. La fécondité, la croissance ou la sénescence sont ainsi au centre de son attention aux végétaux. À cet égard, elle dit de l’épi flétri que sa croissance s’est inversée (ad khsint), ce qui signifie tout à la fois qu’il s’est retourné en s’affaissant, que le grain s’est dégonflé et qu’il a perdu le souffle qui l’animait. Au souffle est octroyée une importance élémentaire et fondamentale, comme il conditionne un accord cosmique au sein duquel la vie se mélange et respire (Coccia 2016).

Fatima fait un détour par le jardin hérité de son père dont son frère s’occupe depuis la mort de ce dernier. Elle y prend soin de la menthe et d’autres plantes aromatiques (sauge, persil, notamment). La première chose dont elle parle, c’est de la fragilité de la menthe, qui est particulièrement exigeante si on veut préserver et favoriser les conditions de fertilité qui la voient s’épanouir. Il est important, dit-elle, de ne pas l’approcher le matin, ni même de l’irriguer, et la piétiner lui serait fatale. Elle décrit l’extrême sensibilité de la menthe aux odeurs des autres plantes qui peuvent lui transmettre des maladies et la rendre incomestible, et pour cette raison, à l’aide d’une faucille, elle élimine minutieusement et rapidement les espèces nuisibles dans ses parages. Ces herbes superflues ne sont pas exclues du cycle de vie : elles alimenteront le bétail. Il faut aussi gratter méticuleusement le sol avec un épillet dénudé (support du régime de dattes) afin d’enlever les tiges de menthe que les ouvriers ont laissées après la moisson. Fatima détaille le travail d’entretien et de fertilisation de la menthe :

Après la moisson, il faut s’assurer que la tige de la menthe est revenue au niveau de la terre : on la rase. Le champ devient comme un miroir, il est ainsi parfaitement nivelé et bien nettoyé. C’est alors que l’on doit réparer à la pioche et nettoyer les petites rigoles d’irrigation, bien désherber, relever la terre, la retourner et lui redonner une forme renflée pour que l’eau puisse circuler. Puis, enfin, on ajoute le fumier, on irrigue, et la menthe explose. Après une semaine, elle explose, et on l’irrigue encore. Pas moins de vingt jours après, elle est debout : on peut la récolter.

Comme la nature au printemps, comme un bourgeon gonflé, comme le renflement de la terre le long des canaux d’irrigation, la menthe explose en libérant un pouvoir fertile qui s’éparpille dans l’air, indice d’une dimension céleste de la vie naissante. Et le vent fait du ciel un lieu de passage et d’errance : nul ne peut décider ce qu’il en adviendra, mais « ce qui est florissant […] peut se communiquer en une émanation finement parfumée que transmet l’atmosphère » (Tellenbach 1983 : 41).

Un soutènement de la vie oasienne est la lutte contre l’emprise de l’aridité, et l’absence de vent est toujours susceptible d’engendrer un déséquilibre, source de sécheresse et de stérilité. Fatima cherche à défaire cette emprise par une constellation d’attentions et de gestes familiers, par des regards qui interrogent les nuages, légères taches pâles peinant à assombrir la terre, par quelques suppliques discrètes adressées au vent d’ouest dont Laoust (1920 : 392) dit qu’il est le seul à être chargé de baraka, par d’intimes habitudes plus ou moins conscientes, mais dont on pressent qu’elles ont une certaine parenté avec d’anciens rites propitiatoires destinés à faire lever la brise (balayer, souffler sur le mal, asperger un peu d’eau sur le sol, nouer et dénouer des fils de laine, des étoffes, des tresses, chuchoter quelques suppliques aux saints[9]). Lors du tiwizi, où se partagent les tâches de récolte et se resserrent les liens de communauté, les femmes en groupe lèvent les yeux au ciel et apostrophent le vent : « richa, richa, richa », « plume, plume, plume » ; elles réclament la brise qui les aiderait dans cette tâche, ce vent qui pollinise les fleurs, repose les travailleurs, charrie la pluie et caresse la terre des saints. Et pour séduire les nuages, le groupe des femmes entonne le mélodieux tangift des moissons :

[…]

À toi le vent d’ouest si parfumé

Remue la moisson que portent ces bras

La moisson que portent ces bras

Répands ton souffle sur les chanteurs

Ô, mon Dieu, étends cette fraîcheur ; mon Saint de Dieu, étends cette fraîcheur 

Ô, mon Dieu, étends cette fraîcheur jusqu’aux parcelles des généreux

Où l’on moissonne pour soulager leurs efforts

[…]

Et que soit un couvert d’ombrages rafraîchissants

Apporte-nous une seule ombre, et j’y moissonne avec plaisir

Une moisson sur un lieu ombragé, je t’implore mon Saint de Dieu

Que cela me vienne du ciel

Ô mon Dieu, que cela me vienne du ciel pour moissonner et soulager les généreux[10].

Le partage du domaine de fertilité

Il convient désormais de nous replacer à l’échelle plus vaste du collectif oasien, peut-être pour mieux tirer profit de notre brève excursion en compagnie de Fatima. La dégradation des périmètres oasiens soulève désormais des questions environnementales sensibles aux dynamiques récentes d’urbanisation qui projettent des motifs nouveaux de transformation. La combinatoire des foyers de légitimité qui autorisent le traitement politique des environnements oasiens représente ainsi une tentative fragile de conciliation entre des principes d’appréciation concurrents. De fait, les espaces oasiens du Maroc s’aménagent progressivement pour faire place à certaines démarches qualité et pour introduire des dispositifs politiques horizontaux ouverts à une pluralité de « porteurs d’intérêt ». C’est ainsi que des mesures qui touchent à la réglementation du foncier, à la labélisation des produits du terroir ou à la création d’associations d’usagers des eaux agricoles contribuent à requalifier l’espace en légitimant de nouvelles manières, libérales et modernistes, d’organiser le territoire, d’évaluer et de réorienter sa production, ses aménagements et son commerce, d’identifier ses ressources rares, de redécouvrir son patrimoine, etc.

L’attachement aux communs

Dans trois articles récents sur le devenir controversé des domaines d’irrigation collective dans l’oasis de Tiznit, le géographe David Goeury (Goeury et Leray 2017 ; Goeury 2018a, 2018b) relate finement cette dynamique de décomposition/recomposition d’un environnement agricole dont la fonction séculaire est profondément mise en question. La Targa, le périmètre irrigué sous contrôle d’un droit coutumier fondateur qui recèle un considérable enjeu identitaire, a glissé récemment de l’autorité publique du ministère de l’Agriculture au contrôle de la commune urbaine de Tiznit. Une dialectique de la menace (du bien commun) et du projet (urbain) se déploie le long d’une ligne de tension où s’attribuent les qualités variées de l’espace oasien. La marginalisation croissante des activités agricoles et l’urbanisation rapide rendent sensible son potentiel d’attractivité comme zone foncière exploitable, base de loisir ou patrimoine agropaysager qui tend à « réduire l’identité oasienne à son iconographie » (id. 2018b). Parmi les protagonistes impliqués dans ces tensions, Goeury met particulièrement l’accent sur le travail politique des propriétaires historiques de parcelles. Largement représentés dans le conseil municipal, soutenus par un principe participatif inspiré par l’expérience de Porto Alegre, regroupés au sein de l’association des usagers des eaux agricoles où peuvent converger des intérêts hétérogènes, ces propriétaires revendiquent avec force un retour de l’eau collective dans la palmeraie et la reconnaissance de leur statut d’« agriculteurs urbains » (Goeury et Leray 2017). Goeury soulève à plusieurs reprises une question : « Pourquoi ces individus [les héritiers de parcelles] sont-ils autant attachés au périmètre irrigué ? Pourquoi sont-ils si véhéments dans sa défense ? » (Goeury 2018a : 84).

Ce questionnement prend tout son sens devant le bilan très mitigé de la libéralisation des politiques agricoles marocaines et des politiques d’ajustement structurel censées favoriser les processus de globalisation de l’économie (Bessaoud 2011). Loin des filières intensives qui prônent une nouvelle occupation des sols pour favoriser des cultures commerciales, de nombreux petits exploitants, éloignés du système rentabiliste, rencontrent d’importantes difficultés matérielles et sociales dans les zones à irrigation ancestrales régies par les droits coutumiers (Ftaïta 2011). Sur le périmètre de la Targa, les superficies irriguées sont réduites et y prédomine une production vivrière à faible valeur ajoutée. Si les propriétaires historiques de parcelles y réclament le retour de l’eau agricole collective, c’est dans l’idée de réactiver sa propriété partagée et sa gestion commune au sein des nouvelles organisations associatives, et de retrouver par là une marge d’autonomie démocratique à l’échelle locale (Goeury 2018a). Selon Goeury, l’attachement des propriétaires à leurs terres et leur mobilisation politique se comprennent comme une résistance à la privatisation rampante et à l’emprise concurrente de l’État.

L’englobement par le féminin et l’extension cosmopolitique qui en résulte

Les pratiques de sarclage, de collecte spontanée ou de soins traditionnels permettent de saisir d’une autre manière la nature de cet attachement au commun. En favorisant par ces activités le cycle de la fertilité, les femmes vaquant à ces activités contribuent à enraciner la communauté oasienne dans son milieu vivant habité. Aussi, l’attachement à la terre cultivée présuppose ces relations de soin et d’entretien constant qui placent les agriculteurs et le reste de la communauté oasienne dans un rapport de dépendance vis-à-vis d’elles. Mais qu’en est-il de la reconnaissance de cet inlassable et discret investissement ? Soulignons que ces femmes, bien que pouvant être propriétaires de biens fonciers (dont le sol sera toutefois travaillé par un homme de leur parenté), se tiennent en marge des stratégies foncières, économiques ou juridiques. Elles demeurent généralement soustraites aux litiges qui ont cours, pour la plupart relatifs aux conflits d’usage et d’appropriation. Mais en permettant de considérer l’univers végétal oasien comme un réceptacle de vie à transmettre plutôt que comme une ressource économique à exploiter, elles affirment la « valeur englobante du féminin au plan des valeurs cosmologiques » (Théry 2011 : 50). Discerner cette valeur nécessite alors la perception de leur présence active et un effort de qualification éloigné des perspectives rentabilistes dominantes qui tendent à les réduire à des figures folkloriques, traditionnelles ou désuètes.

La plupart des propriétaires historiques considèrent positivement la présence de ces femmes et peuvent relater l’expérience d’une complémentarité subtilement ordonnée dans l’usage de l’espace végétal. Dans l’ensemble de ce dernier, le parcours de collecte des femmes ne pose pas de problèmes d’empiètement ou d’enjambement des propriétés, et les plantes récoltées ne sont généralement pas celles cultivées par les agriculteurs. La valeur opératoire de ce schéma de complémentarité repose aussi sur un régime symbiotique favorable : le désherbage favorise la pousse des cultures, qui alors stimulent la venue d’adventices inféodées utiles à la faune, à l’élevage ou à la pharmacopée traditionnelle ; de même, l’entretien des canaux d’irrigation ou l’édification de clôtures en pisé ou d’épineux favorisent la survenue de plantes spontanées dont les fleurs, les feuilles ou les tiges seront collectées ou nourriront invertébrés, oiseaux ou microorganismes auxiliaires de culture. Ces relations de symbiose enrichissent ainsi la vie commune et politique par un ensemble de présences non humaines couvrant des domaines d’expérience élargis. Cette extension d’ordre cosmopolitique déborde ainsi de toute part la conception moderne occidentale, classiquement anthropocentrée, du politique. Et si les agriculteurs gouvernent les espaces de la négociation politique, mettant en débat la protection des institutions (juridiques, religieuses, étatiques, marchandes) qui stabilisent et structurent leurs activités d’exploitation, les femmes, qui soignent, glanent et collectent, occupent un rôle déterminant, à la fois proto et supra politique, en se mettant au service de l’ordre cosmologique oasien et de son ample communauté traversée par d’innombrables échanges respiratoires. Travailler là où germine la vie et où se contrôle l’assise des cycles de fertilité suppose en effet d’intégrer à cette communauté oasienne certaines entités aux pouvoirs déterminants : des saints, des esprits autochtones, des turbulences atmosphériques, des maladies, des sorts, mais aussi des plantes adventices dont la présence s’étend sur des aires de dispersion variables et discontinues. Les femmes qui collectent, absentes des espaces décisionnaires exclusivement masculins, contrôlent ainsi un éventail d’éléments ambivalents positionnés en périphérie du cercle communautaire. En requalifiant ces formes d’altérité par un ensemble de gestes appropriés, elles les agrègent à la grande communauté interspécifique de l’oasis et à son incessant commerce journalier.

Fig. 10

Flore spontanée sur lisière de parcelle, Tiznit, septembre 2016

Flore spontanée sur lisière de parcelle, Tiznit, septembre 2016
Source : Marc Breviglieri

-> Voir la liste des figures

Porosité et fertilité

Pour étayer notre compréhension du soubassement symbiotique alimenté par ces femmes, il faut garder à l’idée qu’elles procèdent, en quelque sorte, à la manière du vent : elles donnent aux plantes une mobilité dont elles ne sont initialement pas pourvues en transportant leurs vertus nourricières et médicales vers d’autres entités de la communauté oasienne ; pendant ce temps le vent, lui, répand leurs graines alentour et dissémine leurs odeurs attractives vers des groupes d’animaux (abeilles, papillons, oiseaux, etc.) qui les prélèvent et les dispersent également. En cela, la complémentarité de ces femmes et de l’univers végétal oasien repose sur leur mobilité relativement illimitée dans un territoire pourtant délimité par un emboîtement de parcelles cultivées représentant des patrimoines fonciers indépendants. Leurs parcours habituels invitent à se pencher sur le franchissement autorisé de ces délimitations de parcelles[11]. Car, à l’instar d’autres petits écotones limitrophes au pouvoir fécondant (bourrelets et levées de terre retenant l’eau ou délimitant le pourtour des carrés de culture, petites cuvettes creusées au pied des arbres, déblais accueillant des broussailles, etc.), les différentes frontières striant l’espace oasien fournissent une flore adventice variée dont ces femmes pourront tirer parti pour la collectivité entière. Plutôt que voir les démarcations érigées en clôtures comme un bornage des terres cultivées, elles les appréhendent comme une enveloppe vivante et pénétrable favorisant la fertilité dans les parages. À travers ces délimitations poreuses, les semences fertiles et les autres conducteurs de fertilité circulent, permettant à la terre cultivée d’aspirer la force pénétrante de la matière vivante rendue sensible par la conjugaison des substances odorantes et des énergies fécondatrices sacrées. Cette perméabilité de l’espace oasien concoure à la diffusion du vivant par contagion et compénétration et, plus globalement, elle stimule la potentialisation du liant symbiotique. Les formes d’intermédiation et de transaction que ces femmes de la palmeraie maintiennent avec tous les conducteurs de fertilité (végétaux, cosmiques, génies…) favorisent des associations symbiotiques qui particularisent une contribution au commun, installant un lien de complémentarité et de dépendance mutuelle avec les agriculteurs historiques et avec la diversité non humaine de la communauté oasienne.

Le privilège de libre déplacement dont jouissent ces femmes n’est donc pas seulement lié à la collecte de plantes nutritives et curatives : il demeure aussi le garant d’une coprésence qui préserve les conditions de possibilité du vivant, stimule la fécondité et dispense alentour les effluves bénéfiques de baraka dont elles sont les annonciatrices et les conductrices à travers une myriade de gestes attentionnés envers la terre et les associations végétales. Leur présence quotidienne contribue à former le sentiment d’appartenir à un ensemble commun ; elles participent de l’atmosphère du lieu, elles sont un fragment de son âme. Or, c’est précisément le déclin de cette atmosphère qui suscite les plus aigres commentaires de la part des propriétaires historiques étudiés par Goeury. Face au délaissement de certaines parcelles et au rétrécissement de la surface totale cultivée, des rumeurs circulent, traduisant la crainte d’une disparition de l’atmosphère commune. On s’inquiète ainsi du squattage nocturne de certaines parcelles, de la présence d’ivrognes esseulés dans le périmètre agricole, du relèvement à l’aide de béton des clôtures ou de leur substitution par de grandes bâches en plastique, de la disparition de l’ineflass (figure historique investie d’une mission de protection des cultures et des cultivateurs), de l’intrusion de touristes curieux et désorientés sur les chemins, des bris de verre et tubes de colle snifée jonchant un sol renié et nauséabond, autant de traces vues comme significatives d’un climat d’abandon et d’un inconfort croissant traduisant une lente brisure de cette atmosphère commune. Comme le souligne Jean-Paul Thibaud (2018 : 74), les ambiances ont cette propriété « de donner corps à une manière d’être-ensemble » en imprégnant les champs de perception et en s’enchâssant « dans les pratiques ordinaires et les coutumes locales ».

Composition symbiotique et atmosphérique entre genres de vie oasienne

C’est de cette atmosphère commune dont témoigne l’un des propriétaires historiques, parent de Fatima particulièrement investi dans l’association des irrigants Abrinaz :

Lorsque vient l’eau dans la palmeraie, elle manifeste comme un sursaut heureux d’éveil, et elle prend le chemin du canal d’irrigation. Et tu trouves dans cette palmeraie des arbres dont les branches se touchent. C’est comme si tu entrais dans une étreinte. Comme si elle te faisait venir à elle, et te gardait tenu contre elle, comme ça, dans la paix, à peine sorti de la médina. Et ça t’aspire[12]. Ce milieu vivant t’aspire ; tu es dans un autre monde. En y arrivant, tu y trouves l’eau, des oiseaux qui s’abreuvent et gazouillent, les petits moineaux sahariens ; les ânes aussi s’abreuvent, les femmes arrachent l’herbe et moissonnent la luzerne. Une heureuse tranquillité t’envahit, modifie ta personne intime et cela provient d’une sensation d’échange avec ce milieu qui ouvre tes sens. Tu entends les oiseaux… et soudain surgissent les gens de la municipalité, et ils recouvrent les seguia qui étaient à ciel ouvert, construisant des canaux en ciment. […] les femmes ne peuvent plus récolter l’herbe pour le fourrage ; ces veuves, avec quoi elles vont pouvoir vivre ? Il y a ici des hérissons, des serpents, des petites sangsues, des oiseaux, bien sûr… Qu’est-ce qu’ils peuvent boire, les pauvres ? Un grand nombre de créatures vivent et passent par ici. Et il y a celles qui sont visibles, et celles qui sont invisibles… Dans la nuit surgit l’étrange et l’inconnu[13]. Dans mon jardin, il m’arrive en soirée de verser de l’eau dans un endroit, et le matin suivant je trouve des empreintes sur la terre fraîche. Des traces de hérissons, de gangas catas, des traces qu’on ne peut parfois pas même définir. Et on a pu aussi voir des gens venir là pour faire leurs ablutions et la prière. Ils pouvaient le faire dans la rigole car l’eau y est propre : elle coule. Et voilà, maintenant tout est fermé. Tu l’as fermé pour les êtres vivants et Dieu s’est fermé à nous. Je l’ai dit à la municipalité, et je l’ai dit aussi au type de l’Agence nationale pour le développement des zones oasiennes. Je lui ai dit que sa vision des canaux de la Targa n’est pas saine.

La sangsue ou le hérisson dont parle cet agriculteur ne s’inscrivent pas seulement dans la perspective d’une coquetterie descriptive ou d’une nostalgie pour une vie qui disparaît. La charge de sens se trouve être plutôt du côté de la puissante implication affective du corps dans des conditions symbiotiques de coexistence. Ces entités, minuscules à première vue, représentent en définitive l’un des nombreux compléments existentiels qui alimentent une force d’attraction qui pousse vers la vie en commun, éveillant des sentiments profonds d’appartenance. Nombre de mesures destinées à intensifier les récoltes (bétonnage des clôtures et recouvrement des canaux d’irrigation, expansion des monocultures intensives, diffusion des herbicides) ne font donc pas qu’ébranler certaines habitudes, tronquant au passage des réserves de fourrage ou de simples : elles effritent aussi l’amplitude de l’attachement à l’espace oasien. La perception sensible de ces transformations se superpose au désordre émotionnel causé par l’impression d’une flétrissure du milieu vivant, de l’effondrement d’un monde habité, d’une dissolution du lien au sacré ou de l’enlaidissement d’un paysage familier.

C’est aussi devant de tels désarrois que progressent les programmes d’action pourtant animés par une rhétorique environnementaliste qui s’amplifie à mesure que l’espace oasien se voit ceint par les effets délétères de la saturation écologique. Pour le dire brièvement, le discours transnational, entretenu et réifié par la majorité des débats sur la survie des périmètres agricoles, soutient une modalité d’appréhension très spécifique du rapport à l’eau, à la terre et aux entités qui s’y rattachent. Un enjeu de souveraineté y rend prédominante la question de l’agencement et de l’exploitation des ressources en fonction de projets de modernisation où le traitement réservé aux éléments biotiques et aux composants abiotiques reste essentiellement pensé pour des sociétés en voie d’urbanisation et en quête de productivité économique. Ces programmes de transformations procèdent à une mainmise sur la conception et l’évaluation du monde oasien, au mépris de tout ce qui ne s’affiche pas sur ce front normatif de modernisation présupposée.

La fragile persévérance des présences féminines reliées au milieu de vie oasien et à la respiration des éléments cosmiques qui en demeure le fond matriciel souligne une certaine manifestation de ce mépris. Car ces présences affirment une modalité d’appréhension de la terre et de l’univers végétal si éloignée des projections que déploie ce front de modernisation qu’elles semblent en perdre toute valeur au passage, ne laissant plus paraître, sous cet angle, qu’une vie cernée par les carences matérielles. À l’avancée des stratégies d’attractivité territoriale et de valorisation des produits oasiens, encourageant une logique d’appropriation privative et un désir toujours plus grand de maîtrise des ressources naturelles, elles opposent une fourmillante relation d’interdépendance nouée avec le milieu de vie oasien, pourvoyant au soin et à l’entretien de ce dernier, tissant ainsi des conditions de séjour pour les organismes vivants. La mise en lumière par l’intermédiaire du filon phytothérapique susceptible de mettre à profit leur connaissance des plantes, ou à travers une éventuelle plus-value touristique tirée de leur « typicité culturelle », ne pourvoit pas à la réhabilitation des aspects originaux de traitement sensoriel et d’intelligibilité de l’univers végétal qui relient ces femmes à l’écosystème oasien. Elle révèle plutôt une forme d’exploitation supposée lucrative, convoquée par une coûteuse politique qui tend à rendre l’état du monde entièrement qualifiable à partir du marché, et aboutissant à l’extraction de ces femmes de l’amalgame complexe de relations mutualisées spécifiques qu’elles entretiennent avec le milieu vivant depuis lequel elles tissent un lien subtil avec la société oasienne.