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Dans une interrogation sur le rôle de l’humour en psychothérapie, Fonseca (2003, p. 30) nous rappelle qu’il s’agit d’un « outil délicat » permettant, lorsqu’il est manié à propos, d’« aider l’autre à accoucher de lui-même sans le blesser, et [d]’opérer, grâce à une prise de distance, un changement intérieur, sans pour autant occulter les sentiments ». Si un préjugé tenace a tendance à opposer humour et fin de vie, le travail d’accompagnement auprès de personnes gravement malades ou confrontées à la mort dévoile une autre expérience. Le recours à l’humour se conjugue comme une façon de créer du lien, de se défendre de l’inéluctable ou encore d’exprimer des éléments de soi de manière créative (Thompson-Richards, 2008).

Utilisé comme mécanisme de défense permettant de tenir à distance les affects, l’humour peut même soutenir la décharge d’une angoisse de mort en maintenant une continuité dans l’identité propre (Legrand et Le Maléfan, 2017). En milieu de soins, son usage thérapeutique peut être favorisé par la visite de clowns thérapeutiques auprès des patientes et patients. Cette dernière pratique s’est développée depuis une vingtaine d’années dans les hôpitaux pédiatriques et dispose d’un appui croissant dans la recherche (Mortamet et al., 2017; Vagnoli, Caprilli et Messeri, 2010). Elle est en revanche beaucoup plus rare en centre d’hébergement pour ainés (Warren et Spitzer, 2011), et novatrice en ce qui concerne les soins palliatifs pour adultes (Fondation Dr Clown, 2020). Fruit d’un projet pilote d’un an en unité de soins palliatifs pour adultes au Québec, cet article explore le thème de la transmission subjective pouvant avoir lieu par l’intermédiaire du jeu. Trois vignettes cliniques d’accompagnement par des artistes clowns d’un homme et de deux femmes en fin de vie appuient cette démarche. Après avoir rappelé des données de la littérature concernant l’apport de l’art clownesque en milieu de soins ainsi que les besoins des patients en fin de vie, l’expérience de la relation entre les personnes visitées et les clowns est décrite ainsi que les formes de narrativité à l’oeuvre dans le contexte spécifique d’une visite clownesque en soins palliatifs. Ce qui se raconte et se transmet en présence du duo clownesque semble renouveler les manières d’entrer en relation en autorisant l’humour, mais surtout la transposition par la métaphore de thèmes importants pour la patiente ou le patient et ses proches, en situation de fin de vie.

Du clown à l’hôpital à un projet en soins palliatifs pour adultes

L’apparition de programmes de clowns en milieu hospitalier date des années 1980 : Michael Christensen du Big Apple Circus de New York développe un duo de clowns docteurs (artistes clowns professionnels) tandis que Karen Ridd, à Winnipeg, associe un personnage de clown solo à son travail de child life specialist (Vinit, 2010b). Depuis, des organismes professionnels se sont développés à travers le monde, notamment en France (Rire Médecin), en Israël (Dream Doctors), au Brésil (Doutores de Alegria) ou au Canada (Fondation Dr Clown; Clowns thérapeutiques Saguenay).

Les recherches académiques portant sur les impacts du clown thérapeutique ont connu une expansion croissante depuis dix ans. Elles se consacrent cependant en majorité à l’étude des interventions clownesques en milieu pédiatrique, généralement pour évaluer les effets sur les jeunes patients hospitalisés ou sur leurs proches. L’effet bénéfique sur le climat des départements (Barkman et al., 2013), la réduction de l’anxiété des enfants en présence des clowns (Dionigi et Canestrari, 2016) ainsi que les bienfaits de l’accompagnement durant les procédures de soins (Vagnoli, Caprilli et Messeri, 2010) ont suscité l’intérêt de la communauté scientifique. Les études soulignent que le rire et l’usage de l’humour chez la patiente ou le patient ont même un effet de contagion sur l’ensemble des personnes l’accompagnant (Dionigi et Canestrari, 2016). L’absence d’un objectif thérapeutique formel ouvre quant à lui un espace de liberté pour la patiente ou le patient, contrepoids libérateur face à la prise en charge médicale et ses obligations (Linge, 2013).

Au Québec, la Fondation Dr Clown (2019) offre des programmes de clowns thérapeutiques depuis 2002 dans des établissements de soins et des écoles spécialisées. Elle a pour mission d’améliorer la qualité de vie des personnes en situation de vulnérabilité, par la visite de clowns thérapeutiques créant une relation de complicité par le jeu et l’imaginaire. Les artistes travaillent en duo, chacun ayant un personnage clownesque qui lui est propre, et collaborent avec les équipes soignantes et le personnel du milieu de l’éducation. Elles et ils ont une formation spécialisée en art clownesque, adaptée aux réalités du monde hospitalier. Avec le programme La Belle Visite, les clowns vont à la rencontre d’adultes et d’ainés vivant en centre d’hébergement.

Les accompagnements clownesques se faisant au long cours, la fin de vie et la mort sont des réalités humaines auxquelles les clowns thérapeutiques sont fréquemment confrontés, tant auprès des enfants hospitalisés que des ainés. En 2017, des artistes de la Fondation Dr Clown ont souhaité s’attarder aux particularités de la fin de vie chez les adultes. Le projet pilote mis en place visait à mieux connaitre les besoins rencontrés en milieu de soins palliatifs pour adultes et à développer des outils artistiques et psychosociaux adaptés. Les artistes y participant ont été accueillis sur l’unité de soins palliatifs pour adultes d’un hôpital de la ville de Québec. Cinq artistes au total participaient au projet et intervenaient en binôme à l’occasion d’une visite hebdomadaire auprès de patientes ou patients, durant quinze semaines. Les artistes se faisaient assigner par une infirmière de liaison les personnes à voir en priorité : celles qui étaient seules, souffrantes, déprimées ou qui avaient explicitement manifesté leur intérêt à voir les clowns thérapeutiques. Ce projet pilote, financé par le Fonds Germaine Gibara de la Fondation Dr Clown, s’est déroulé sur près d’un an et était divisé en trois phases principales :

  • Recherche documentaire, recherche de terrain et adaptation de l’approche artistique et relationnelle des clowns thérapeutiques. La direction du département a promu le projet au sein de l’équipe soignante. Certains membres du personnel avaient initialement quelques réticences : crainte de l’infantilisation, peur que la présence de clowns thérapeutiques choque les familles ou crainte d’être dérangé. Les artistes initiatrices du projet ont donc tenu une rencontre de groupe durant laquelle elles ont expliqué les valeurs du clown thérapeutique et détaillé leur approche artisitique et relationnelle.

  • Présence d’un duo de clowns sur une unité de soins palliatifs pour adultes en milieu hospitalier, de façon hebdomadaire, pendant deux heures. L’unité avait entre neuf et onze lits dédiés aux soins palliatifs. Les artistes visitaient en moyenne sept patientes ou patients par visite et entraient en relation avec environ dix proches et neuf membres de l’équipe soignante. Chaque patiente ou patient recevait une visite d’une durée de 5 à 25 minutes. Des journaux de bord contenant un résumé descriptif du type de jeu réalisé avec les patientes ou patients et des réactions constatées des personnes étaient rédigés par les artistes après chaque demie-journée, en plus d’un rapport verbal offert à l’équipe soignante.

  • Observations. Médecin, psychologue, proches et directeur artistique ont pu suivre les artistes à quelques occasions, offrant ensuite des commentaires écrits ou verbaux.

  • Bilan du projet. Des entrevues informelles des artistes avec la direction de l’unité et l’infirmière chef ont eu lieu à la fin des quinze semaines. Des formulaires remplis par les soignantes et soignants de l’unité ont été compilés et ont mené à la publication d’un rapport pour la Fondation Dr Clown.

Cet article présente une analyse qualitative du projet, à partir du vécu des artistes et d’histoires de cas issues de leurs journaux de bord.

Les soins palliatifs adultes : des réalités et des besoins complexes

La mort fait partie intrinsèque de l’existence humaine; elle n’est pas un symptôme de maladie mais de la vie (Van den Berg, 2007, p. 26). Cette reconnaissance de la mort comme un processus normal et inséparable de la condition humaine est au coeur du développement des soins palliatifs : la fin de vie est une réalité existentielle complexe dépassant la seule gestion des symptômes physiques (Organisation mondiale de la Santé, 2018). Le souci de développer et de maintenir jusqu’au bout une qualité de vie ainsi que celui d’une humanisation des soins sont deux piliers de l’approche palliative (Hintermayer, 2010). La préservation des liens familiaux, sociaux et culturels des patientes et patients revêt ainsi une importance fondamentale : l’accompagnement d’une personne en fin de vie et de ses proches nécessite une « conduite d’intention commune autour du partage » (Rossi, 2010, p. 42). La personne malade est placée au coeur de la démarche de soins, sa subjectivité se déploie dans tous les aspects de l’accompagnement offert et sa capacité d’autodétermination est valorisée (Organisation mondiale de la Santé, 2018; Castra, 2010; Hintermayer, 2010).

Le fait d’avoir l’occasion de se raconter revêt dans ce contexte une importance centrale (Fromage, 2012; Rossi, 2010). Le philosophe Ricoeur a souligné combien la souffrance de la patiente ou du patient « appelle récit » (1983, p. 115), comme une réponse au risque d’exclusion de sa parole et au sentiment d’avoir encore une place dans la communauté des vivants et des bien portants : « Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées » (Ricoeur, 1983, p. 143). La personne en fin de vie fait face à une crise identitaire majeure : ce qu’elle présentait aux autres comme son identité (rôle social, apparence, capacité à faire) se trouve singulièrement abimé par la maladie et la perte d’autonomie. Reste la promesse faite à autrui, la dimension de l’identité que Ricoeur nomme ipse, irréductible à toute détermination et qui perdure au-delà des transformations affectant le corps ou le caractère (Ricoeur, 1983).

La fin de vie amène aussi une perception modifiée de la temporalité. Pour les personnes, le temps perd souvent sa linéarité et fait rupture avec « l’avant-maladie, l’avant palliatif » (Clément-Hryniewicz, 2016, p. 5). La qualité de vie devient alors prépondérante sur la quantité de vie. Les patientes et patients utilisent souvent ce temps, maintenant compté, pour revenir sur leur histoire, se questionner sur le sens de l’existence et sur les valeurs qui leur demeurent fondamentales malgré les bouleversements. Dans l’accompagnement des personnes en soins palliatifs, il apparait donc essentiel de les reconnaitre comme uniques expertes de leur expérience, puisque « seule la personne qui vit la perte peut en décrire totalement le sens, l’ampleur et l’intensité » (Foucault et Mongeau, 2004, p. 28).

À l’approche de la mort, la confrontation imminente à la finitude, la multiplication des atteintes physiques et les freins à l’autonomie côtoient les exigences du quotidien autant que la soif de relations nourrissantes. Les proches se trouvent pour leur part confrontés à l’affaiblissement et à la perte d’élan vital de la personne en fin de vie ainsi qu’aux résonances, questionnements complexes et sentiment d’impuissance que cela peut susciter en eux (Clément-Hryniewicz, 2016). La confrontation au déclin et à la mort d’autrui peut également faire surgir en eux un questionnement identitaire et existentiel difficile à traverser. La reconnaissance de facettes de l’identité de la personne mourante à travers l’évocation de leurs souvenirs communs, tout comme le renouvellement possible de leur lien d’attachement (Foucault et Mongeau, 2004), peut devenir un angle de l’accompagnement proposé. C’est cet aspect que nous développons sous le vocable de la « transmission », posant l’hypothèse que la présence des artistes facilite un échange relationnel à cette période particulière de la vie, soutenant la subjectivité des personnes hospitalisées et leur expression auprès de leurs proches ou des autres personnes rencontrées (membres de l’équipe soignante, artistes thérapeutiques, etc.). L’étymologie du terme transmission réfère en effet à l’idée de « déposer au-delà » : la racine latine « trans » traduisant le fait de traverser, tandis que le préfixe sanskrit « tr » qui le compose amenant à la fois l’image d’un chemin, d’un passage, mais aussi celle d’un astre brillant. Transmettre parle donc d’un mouvement de traversée, mais aussi de quelque chose qui peut faire signe et guider (autant pour celle ou celui qui transmet que pour celle ou celui qui reçoit cette transmission). Il s’agit en outre d’adopter une « attitude active et solidaire face au déroulement des trajectoires de fin de vie, visant à inscrire les mourants dans la communauté des vivants » (Castra, 2010, p. 16). Les clowns thérapeutiques partagent résolument cet objectif, en étant fortement ancrés dans l’instant présent et en incarnant un personnage ouvert, parfois naïf, ayant soif d’apprendre et de rencontrer l’autre.

Des clowns en soins palliatifs pour adultes : une approche en éclosion

À travers le monde, quelques organismes se spécialisent dans une approche d’accompagnement clownesque adaptée à la fin de vie chez les adultes. Dans ce contexte spécifique, le clown est abordé dans sa fonction poétique (Meunier, 2009). Il autorise l’expression des émotions dans leurs pôles contradictoires, favorise la narrativité de la personne et la soutient dans sa capacité à faire face aux limitations que sa condition lui impose (Thompson-Richards, 2008). Selon l’artiste clown et infirmière fondatrice en Suisse romande de Clown to Care, la spécificité des interventions en soins palliatifs se trouve dans la recherche d’authenticité et l’expression des émotions dans un climat de confiance (Grivel, 2014). Elle souligne également la narrativité spontanée émergeant des rencontres, chaque patiente ou patient ayant tendance à immédiatement « raconter sa vie, pas sa maladie » (Grivel, 2014). L’auteure relève que l’expression des récits des personnes en fin de vie et le miroir animé qu’en offrent les clowns par la mise en scène de ces souvenirs favoriserait une réappropriation subjective de leur histoire, et donc une forme de transmission.

Les artistes improvisent en se basant sur la lecture émotive de la situation, l’expression non verbale des personnes présentes, leur disposition dans la chambre, le ton de leur voix, les objets personnels qui les entourent, etc. (Vinit, 2010a). L’aspect visuel des clowns thérapeutiques est la première porte d’entrée relationnelle, le choix du costume étant une façon de se présenter et de créer une réaction chez les personnes visitées. Dans leurs visites des ainés en centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), les artistes de la Fondation Dr Clown revêtent des habits du dimanche des années 1920 à 1950 rappelant aux personnes l’époque de leur vie de jeunes adultes. Cette époque de vie correspond au pic de réminiscence, expliqué en psychologie comme étant une augmentation marquée du nombre de souvenirs subjectifs de la personne alors qu’elle avait de 10 à 30 ans environ (Shum, 1998). Il s’agit d’une période souvent associée à des souvenirs heureux et marquants et la proposition visuelle crée un pont vers ceux-ci. La réactivation de ces souvenirs aide d’ailleurs à en garder la vivacité (Vézina, Cappeliez et Landreville, 2007). Dans le cadre du projet pilote en soins palliatifs, l’unité visitée recevait des patientes et patients adultes de tous âges. Différents anachronismes ont été ajoutés aux accessoires principaux et aux objets des artistes, permettant d’évoquer diverses périodes de l’histoire de vie des personnes plus âgées tout en offrant des clins d’oeil contemporains aux plus jeunes. Les personnages devenaient ainsi une forme de « courtepointe » des époques traversées par les patientes et patients. L’adaptation développée valorise aussi l’image du clown voyageur, en proposant une métaphore sur le périple de l’existence et sur le cheminement vers la mort que vivent les personnes rencontrées. Personnage transitoire dans l’institution hospitalière, le clown est lui-même un être de passage : il partage cette caractéristique et cette vulnérabilité avec tous les êtres vivants, mais encore davantage avec les « êtres de seuil » que sont les personnes en fin de vie. Le voyage représente également la découverte d’un espace nouveau et inconnu pouvant amener une perte de repères, la nécessité de s’adapter et la possibilité de mettre en branle sa créativité, ce qui est une autre façon de rejoindre la situation spécifique des personnes visitées.

Passant d’une chambre à l’autre, dans des univers différents où la fin de vie est toujours vécue de façon unique, les artistes se devaient de cultiver un état d’écoute et de porter une attention particulière aux signes d’une bonne réception de leur présence. Pinna et al. (2018) nomment cette capacité de lecture « empathie humoristique ». Celle-ci comprend notamment le fait de sourire et d’établir d’emblée un contact visuel, avec une certaine promptitude à utiliser tous les éléments présents pour favoriser le contact. Il suffisait souvent que ces personnages « hors système » entrent dans la chambre avec leur curiosité et leur bienveillance pour qu’ils aient droit à des partages sur des pensées philosophiques, des histoires sur les spécificités et rôles de chacune et chacun dans la famille, des récits d’amour, des anecdotes complices, etc. Influencés par l’utilisation de l’approche systémique dans l’intervention sociale par l’art clownesque (Bonnange et Sylvander, 2012), les clowns ont encouragé ces échanges en lançant des hypothèses sur la scène en cours, sur la fonction de chaque personne en regard de leur disposition dans l’espace et de leur expression non verbale.

Un moment de tendresse en musique, 2019.

© Catherine Desautels

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De l’humour à la joie d’exister : Madame Boisclair

Quand Candide et Mariette, les artistes clowns, entrent dans la chambre, Madame Boisclair lève les bras dans les airs. Avec cet accueil, Candide se sent aussitôt comme dans sa famille et serre tout le monde dans ses bras. La famille est effectivement très chaleureuse et le contact est facile. Candide dit à Madame Boisclair qu’elle semble être le genre de personne qui avait toujours une maison pleine. Celle-ci confirme et chacun des proches commente le fait que sa porte était toujours ouverte et qu’il y avait toujours de quoi manger. Il s’agit d’un beau moment où le fils, la belle-fille, la soeur et la fille de Madame Boisclair en font l’éloge et se relancent, pendant que la principale intéressée acquiesce. Candide a un élan et chante avec Mariette Dans nos vieilles maisons pour Madame Boisclair en changeant des mots pour la personnaliser. Sa soeur chante avec elles de bon coeur et Madame Boisclair chante également par moments. Sa fille demande alors de sortir le ukulélé et Mariette entonne You Are My Sunshine alors que Madame Boisclair fait danser son pied sous sa couverte et que sa soeur chante aux toilettes avec nous (nous l’entendons malgré la porte fermée et elle se dépêche de nous rejoindre dès qu’elle a terminé!). Madame Boisclair dit : « Vous mettez de la joie dans nos coeurs. »

Cette vignette illustre la préservation de la capacité d’humour en soins palliatifs et la manière dont elle crée un lien avec l’entourage Le clown thérapeutique incarne physiquement, dans son ouverture et sa disposition à l’autre, la possibilité de la joie, sous-jacente aux situations les plus difficiles. La joie proposée par la présence clownesque semble être reçue à travers l’ouverture émotive, l’innocence du clown et ce qu’elle peut contribuer à susciter en retour comme réactions similaires, au-delà d’une attitude défensive. Dans sa posture « d’étonnement d’être au monde », cette « forme transcendantale de l’enfance » (Cusset, 2011, p. 56) fait fi de l’ordre protocolaire et régulé du monde adulte et privilégie un contact sans condition : la naïveté et le grand coeur du clown « lui permettent de recevoir ce qui se présente, de manière bienveillante et non-jugeante » (Grivel et Gay, 2014, p. 136).

L’entrée des artistes dans le contexte de la chambre apparait comme un élément extra quotidien semblant agir comme une forme de « dégagement d’espace » (Gendlin, 2006, p.71-82). Elle favorise la possibilité de mettre de côté les préoccupations habituelles pour se relier à ce que nous pourrions appeler, reprenant l’expression de Marine de Fréminville (2008, p. 2), une « toile de fond », soit le « sentiment dominant le rapport à la vie ». Or le clown est justement un personnage vivant des émotions intenses sous fond de joie, ceci au-delà des erreurs, tristesses ou aspects tragiques de l’existence. Il est donc possible de penser qu’il agit en contexte de soins palliatifs comme un rappel émotif de cette tonalité existentielle. Cet appel à la joie se repère à des expressions ou attitudes adoptées par les patientes et patients, dans une sorte de résonance kinesthésique et esthétique avec le clown. L’exemple de Madame Boisclair illustre à cet égard combien la présence clownesque crée rapidement un contexte de célébration, valorisant la capacité d’accueil de la patiente et sa maison généreusement ouverte aux invités. Le fait que la visite clownesque soit de courte durée permet sans doute de s’autoriser une tonalité joyeuse de manière moins menaçante que dans le quotidien des soins. L’identité sociale des personnes est souvent broyée par l’expérience de la maladie : le contact fugace avec la joie réanime un espace de soi intouché par l’épreuve. Il constitue une promesse d’inclusion dans le monde des vivants, rappelant que « le pacte à créer, c’est entre soi et soi. Symboliquement, c’est relier l’être de souffrance à l’être libre, à l’être de joie » (Meunier, 2009, p. 3). L’éclat de rire devient quant à lui un liant sonore entre l’être en partance et les autres qui demeurent, le tout faisant écho et actualisant dans le présent les souvenirs des « grandes tablées familiales ».

Une poésie vivante : l’histoire de Monsieur Dubé

Monsieur Dubé se met à parler aux clowns, Joe et Mariette, des histoires qui peuvent aussi surgir quand « on touche à ce qui traine ». Il explique qu’il s’agit « d’histoires d’horreur, mais avec une belle fin ». Il raconte ainsi que « la fin, ce sont des beaux petits mariages et que le début, ce sont des amoureux, mais que le milieu c’est “bang” »! Le clown Joe met l’histoire en scène avec des figurines mais trouve difficile de faire la partie qui fait « bang », voulant protéger ses petites statuettes en porcelaine. Sa partenaire clown, Mariette, lui explique (avec l’approbation de Monsieur Dubé) que ce n’est pas lui qui décide : « c’est ça l’histoire et c’est tout, des fois dans la vie, ça passe ou ça casse! ». Joe lance finalement ses statuettes par terre et il y en a une qui se casse un bras. Monsieur Dubé se met à rire. Entre temps, Mariette avait résumé l’histoire de Monsieur Dubé en trois étapes, sur des post it en forme d’étoiles. Elle donne le papier du début de l’histoire à Monsieur Dubé (un coeur dessiné pour les amoureux) et celui de la fin de l’histoire (des petits mariages). Elle tend ensuite le papier du milieu, sur lequel est inscrit un gros « bang » et offre à Monsieur Dubé de le déchirer. Il décide alors de le garder et le prend doucement des mains de Mariette, comme quelque chose de précieux et d’important. Mariette suit son exemple et décide elle aussi de garder son milieu de l’histoire; elle se colle donc un post it au milieu du ventre et affirme, déterminée, qu’elle vivra avec son milieu même si ce n’est pas toujours facile. Monsieur Dubé rit à nouveau, embrasse chaleureusement Mariette et serre amicalement la main de Joe.

Cette seconde vignette illustre la capacité des artistes à traduire dans le jeu clownesque et l’improvisation certaines confidences et préoccupations de Monsieur Dubé, lui offrant un miroir en trois dimensions de ce qu’il avait énoncé verbalement. La poésie y est incarnée par la création d’un univers de créativité et d’imagination traduisant une quête de sens (Santarpia, Romani-Cesaro et Simonds, 2019). Le thème de la brisure abordée n’est pas anodin et questionne chez Monsieur Dubé le sens de certains évènements de vie, mais aussi possiblement l’enjeu de l’oubli et de la disparition. Le fait d’aborder cette thématique de façon non frontale et métaphorique semble favoriser une relation renouvelée de la personne à son propre récit. Les clowns nous semblent ici matérialiser certains éléments de la problématique interne du sujet par la mise en mouvement et en jeu. Le clown peut en faire et refaire l’improvisation, modifier l’ordre des parties du récit, faire ressusciter un objet : il change de forme sans être détruit. Sa disponibilité au jeu, son indétermination, sa capacité à se métamorphoser tout en restant suffisamment fiable à travers les caractéristiques de son style ou des répétitions-rituels présents d’une rencontre à l’autre semblent rejoindre certains traits de l’objet « médium-malléable » décrit par le psychanalyste Roussillon (2000, p. 241). Il favorise une forme d’autoreprésentation de la patiente ou du patient (le clown « agissant » en écho l’histoire racontée) pouvant parfois aller jusqu’à une symbolisation en tant que telle lorsque la personne participe plus directement à la transposition de son récit dans l’espace par le choix des attitudes et gestes requis par l’artiste. En retour, cette capacité de l’artiste à présenter perceptivement les confidences exige une très grande sensibilité pour s’adapter dans l’interaction et maintenir une légèreté suffisante pour éviter de confronter la personne.

Une traversée par l’imaginaire : la rencontre avec Madame Poulin

La porte est entrouverte. Madame Poulin se réveille et sourit. Les clowns Mariette et Joe expliquent à madame qu’ils ont vu qu’elle dormait, et se sont invités dans ses rêves. Elle leur dit qu’elle rêvait beaucoup avant, mais que plus maintenant et qu’elle aimerait beaucoup rêver encore. Les clowns lui proposent un rêve éveillé, sous la forme d’une visualisation dirigée. Madame est ravie et ferme les yeux, comme le propose Mariette. Elle prend de grandes respirations, tandis que les clowns font apparaitre un lac, le soleil, des enfants qui jouent... Elle semble vraiment apprécier : son visage est calme et souriant. Madame se lève ensuite pour montrer les photos de sa famille. Elle partage qu’elle voudrait que sa fille soit heureuse, et qu’elle s’inquiète du fait que celle-ci ait à se soucier d’elle : « Elle m’a toujours dans la tête! » Joe la rassure en lui disant qu’elle est arrivée à être heureuse en ayant sa fille dans le ventre, alors sa fille doit bien arriver à être heureuse en l’ayant dans la tête! Madame Poulin répond alors : « La peur, c’est dans la tête, on peut l’effacer en étant en contact avec des gens joyeux ». Puis elle fait l’éloge de notre travail : « C’est bien ce que vous faites. On n’est pas en train de dire des mots qui veulent rien dire... En tous cas, vous pouvez pas savoir combien vous me faites du bien. Je vous aime beaucoup! »

La candeur avec laquelle Madame Poulin accepte de voyager dans un paysage narré par les clowns est probablement liée à l’innocence de cette proposition lorsqu’elle est portée par les personnages clownesques. Sandra Meunier, art-thérapeute, offre régulièrement des visualisations dirigées aux patientes et patients qu’elle rencontre en unité de soins palliatifs, expliquant que l’association symbolique « [du clown à la joie], inconsciemment, induit que le voyage sera léger » (Meunier, 2009, p. 211). Dans ce cas-ci, les artistes suggèrent à la patiente de replonger dans des espaces de bien-être qui appartiennent autant à son vécu qu’à son imaginaire, « lui donnant ainsi l’occasion de les revivre en pleine conscience » (Meunier, 2009, p. 212) et d’en faire des lieux de ressourcement. La particularité de ce partage est également sa réciprocité : les clowns font un reflet décalé et la patiente leur transmet en retour sa propre conclusion. Cette tendance à faire du clown le dépositaire d’un élément important pour la personne est un élément également observé dans l’accompagnement clownesque auprès des enfants en soins palliatifs. En favorisant la transmission de ces « perles de vie », les clowns contribuent ainsi à lutter contre la mort sociale, caractérisée par l’arrachement des personnes à leur milieu de vie et à la perte concomitante des statuts qui lui sont associés (Lafontaine, 2010, p. 7).

Le clown au seuil de l’être

L’analyse des vignettes tirées des journaux de bord des artistes fait ressortir plusieurs éléments propres au travail clownesque en soins palliatifs pour adultes. Tout d’abord, le décalage commun à la patiente ou au patient et à l’artiste au nez rouge. Tous deux apparaissent comme des êtres de seuil, à la fois au coeur du dispositif hospitalier et en dehors : pour la patiente ou le patient, par la proximité de la mort et les préoccupations existentielles qu’elle peut faire émerger; pour le clown, par la maladresse, la naïveté et la posture de voyageur en transit. L’attitude du clown thérapeutique semble favoriser la capacité de la personne en fin de vie à partager ses questionnements et prises de conscience à cette étape particulière de son existence. L’habitation commune d’un espace-temps délimité semble agir comme une forme d’espace transitionnel : les salutations rituelles ou encore la reprise d’un objet médiateur préalablement utilisé (objet qui peut être le poème, le rituel d’une chanson en particulier, d’un geste, etc.) encadrent la rencontre. Elles favorisent l’expression d’un contenu parfois chargé émotionnellement, mis à distance par la transposition dans l’espace de jeu mais suffisamment sécuritaire puisque de courte durée.

Le fait de raconter au clown semble avoir pour les personnes en fin de vie un effet de réappropriation subjective d’éléments narratifs de leur histoire. Ce retour sur des éléments du passé ou sur la projection dans un imaginaire sensoriellement nourrissant s’apparente à une forme de liberté en même temps qu’une forme de transgression jouissive par rapport aux normes hospitalières. Par des interactions qui se passent parfois en silence, par une attitude qui répond autrement, à côté, par le recours à la métaphore comme autre langage, le clown, comme le poète, « parle au seuil de l’être » (Bachelard, 1961, p. 2) : il favorise un libre jeu avec les possibilités. Le sentiment de décalage et d’incongruité, loin d’être un élément menaçant, semble mis au service d’une connivence et de la création temporaire d’un espace-temps partagé. Enfin, la reconnaissance de la patiente ou du patient dans son humanité et la valorisation de sa capacité à se dire et à partager avec ses proches semble endiguer le risque d’une mort avant la mort. La présence des clowns thérapeutiques, à l’instar d’approches en art-thérapie, donne l’occasion d’échanger avec des êtres vivants à propos d’autres sujets que la maladie et de nourrir ces relations (Rhondali, Lasserre et Filbet, 2013). Il s’agit d’une magnifique promesse de souvenirs de vie, transmission pouvant accompagner le travail du deuil pour toute personne ayant partagé ces moments « d’atmosphère poétique » (Santarpia, Romani-Cesaro et Simonds, 2019, p. 10) dans le fragile contexte de fin de vie.