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Une nouvelle option en fin de vie : la mort assistée

Dans le monde occidental contemporain, il y a de plus en plus de pays au sein desquels la mort assistée est dépénalisée ou légale et, par conséquent, les personnes qui choisissent ce type de fin de vie sont également plus nombreuses. En 2017, on estime que, mondialement, plus de 13 000 personnes sont décédées à la suite d’une mort assistée (Borasio, Jox et Gamondi, 2019). Ces pratiques sont entrées dans les textes légaux durant le dernier siècle : par exemple, le suicide assisté est légal en Suisse depuis 1918 et dans l’État américain de l’Oregon depuis 1997; l’euthanasie et le suicide assisté ont été légalisés en Belgique et aux Pays-Bas en 2002 (Borasio, Jox et Gamondi, 2019; Srinivasan, 2019). Il est à noter que l’euthanasie et le suicide assisté auraient déjà été pratiqués dans l’Antiquité dans le contexte d’une « bonne mort » (Andriessen et al., 2019). Au Québec, le paysage des soins de fin de vie a été transformé par l’adoption de la Loi concernant les soins de fin de vie, entrée en vigueur en 2015. Cette loi encadre la possibilité de demander l’aide médicale à mourir (AMM), soit l’administration par un médecin, à la demande d’une personne apte en fin de vie, de médicaments pour entrainer son décès (Gouvernement du Québec, 2019). Cette pratique, bien que nommée différemment, est équivalente à l’euthanasie (parfois aussi appelée euthanasie active) telle qu’elle est pratiquée aux Pays-Bas et en Belgique. L’introduction de cette nouvelle pratique au Québec, bien que disposant d’un soutien sociétal et médiatique important, a suscité un profond malaise dans le champ des soins palliatifs. Au départ, de nombreux acteurs et actrices des soins palliatifs ont émis des réserves par rapport à ce « soin » et ont commencé par refuser de prodiguer l’AMM dans leur milieu. Cette situation est cependant en constante évolution, l’AMM devenant une option de plus en plus intégrée dans le champ de la médecine palliative ainsi que dans le discours public. En effet, l’AMM revient fréquemment dans les contenus médiatiques, que ce soit lorsque sont dénoncées les difficultés d’accès de certaines personnes à l’AMM, mais aussi pour nourrir la discussion par rapport à un certain élargissement des critères d’admissibilité, par exemple aux mineurs aptes ou aux personnes qui sont atteintes d’une maladie mentale, comme c’est le cas en Belgique.

Au Québec, on recense 1 632 personnes ayant reçu l’AMM entre le 10 décembre 2015 et le 31 mars 2018 (Commission sur les soins de fin de vie, 2019). Le nombre de personnes décédées suite à une AMM est en progression constante depuis l’entrée en vigueur de la Loi concernant les soins de fin de vie. Par exemple, en 2017, le nombre d’AMM administrées a augmenté de 73 % par rapport à 2016. Il est intéressant de noter que les décès par AMM ont représenté 1,09 % du nombre total de décès survenus au Québec entre janvier 2016 et mars 2018. Les personnes ayant reçu l’AMM étaient pour la plupart âgées de 60 ans ou plus; 78 % d’entre elles étaient atteintes d’un cancer. La très grande majorité des personnes qui ont reçu l’AMM avait un pronostic vital estimé à trois mois ou moins (79 %). Enfin, d’après la compilation des formulaires présentée dans le rapport de la Commission sur les soins de fin de vie, 89 % des personnes indiquaient éprouver des souffrances physiques et psychiques. Dans l’ensemble, les renseignements indiquent que les proches, bien qu’attristés, comprennent et respectent la décision de la personne de recevoir l’AMM. De rares déclarations rapportent cependant l’opposition d’un ou plusieurs membres de la famille (Commission sur les soins de fin de vie, 2019).

Au sein des sociétés occidentales contemporaines, que la sociologue Céline Lafontaine (2008) qualifie de postmortelles en raison de la transformation de notre rapport à la mort dans la postmodernité, le contexte de fin de vie est caractérisé par :

  • la sécularisation, avec une perte marquée de repères religieux;

  • la médicalisation du mourir, avec une augmentation de repères scientifiques;

  • l’individualisme, avec une accentuation de l’individualisation des rites funéraires, souvent relégués à la sphère privée;

  • et le tabou ou le déni de la mort, avec une atténuation de l’importance de vivre son deuil et une dépréciation de la fonction des rites funéraires dans le processus de deuil.

À notre sens, le fait de choisir de finir ses jours par le biais de l’AMM dépasse le seul décès de la personne concernée par la procédure, mais va teinter l’accompagnement de fin de vie des proches, les réponses cliniques du personnel soignant impliqué ainsi que le processus de deuil des survivantes et survivants. Avec l’exacerbation de l’individualisme dans nos sociétés occidentales contemporaines, on constate que les convictions personnelles sont de plus en plus érigées en absolu (Bertrand, 2008). Les choix individuels deviennent des droits, comme celui de choisir la façon et peut-être même le moment de mettre un terme à son existence en se prévalant de l’AMM (Gamondi et al., 2019). Il y alors lieu, à notre sens, de se questionner quant à la possibilité que la pratique de l’AMM crée de nouveaux contextes de fin de vie, dans lesquels l’accompagnement de fin de vie et le processus de deuil peuvent se penser autrement. Dans la suite du présent article, nous proposons différentes pistes de réflexion sur le rôle que peut tenir l’AMM dans l’accompagnement de fin de vie, la présence de proches au chevet au moment du décès et le processus de deuil des survivantes et survivants. Cette réflexion s’inspire des quelques écrits empiriques disponibles à ce jour, mais également de notre expérience clinique en tant que psychologue au sein d’une unité hospitalière de soins palliatifs au Québec ainsi que de données préliminaires d’une étude empirique en cours dont l’objectif est d’explorer l’expérience des personnes ayant formulé une demande d’AMM et celle de personnes endeuillées suite à un décès par AMM.

L’accompagnement de fin de vie en contexte d’aide médicale à mourir

La plupart des personnes atteintes d’une maladie terminale souhaitent finir leurs jours à domicile et éviter ainsi de décéder en milieu hospitalier (Gagnon Kiyandan, Dechêne et Marchand, 2015). On peut postuler, et c’est encore davantage le cas en contexte d’AMM, qu’en prenant cette décision, la personne peut explicitement choisir de nombreux détails des derniers jours à venir, comme personnaliser l’endroit du décès en y apportant des photos, des bougies et même choisir la musique qui sera jouée au moment du décès (Arteau, 2019). En outre, dans l’espace-temps privilégié de l’AMM, le temps est comme suspendu et les proches peuvent parfois faire abstraction de toutes leurs autres responsabilités pour être pleinement présents à la fin de vie de la personne mourante.

Rappelons que l’accompagnement de fin de vie constitue un moment particulièrement difficile pour les proches, qui vivent souvent une détresse psychologique plus élevée que la personne en fin de vie (Dumont et al., 2006). Presque un proche sur deux fait l’expérience d’une détresse psychologique importante, des taux élevés de dépression et d’anxiété étant retrouvés chez 41 à 62 % des proches aidants (Stajduhar, 2013). Parmi les nombreux défis qui incombent aux proches, il y a notamment l’impuissance pouvant être ressentie face à la souffrance de la personne malade, la constante adaptation à l’inconnu, l’impuissance et la fluctuation fréquente des désirs de la personne en fin de vie. Il peut également survenir une différence de rythme par rapport au cheminement de la personne en fin de vie : la reconnaissance et la compréhension des étapes anticipées dans le parcours de la maladie peuvent être différentes pour la personne en fin de vie ainsi que pour les autres membres de la famille, ce qui est susceptible de complexifier le processus d’accompagnement.

Les décès par AMM étant de plus en plus courants, il y a conséquemment de plus en plus de proches qui vont accompagner une personne en fin de vie en contexte d’AMM. Cependant, les écrits empiriques disponibles portent principalement sur la personne en fin de vie et son processus de décision, les études abordant la perspective des membres de la famille confrontés au décès d’une personne proche par mort assistée étant encore peu nombreuses (Gamondi et al., 2019; Srinivasan, 2019). Or, notre expérience clinique nous a démontré que le fait de mourir dépasse la seule personne en fin de vie, la personne mourante étant le plus souvent accompagnée de proches qui vont lui survivre et entreprendre un processus de deuil.

Poursuivons notre réflexion sur la façon dont le processus d’AMM peut intervenir dans l’accompagnement de fin de vie en abordant la possibilité de discuter de l’AMM au sein de la famille et des proches. En effet, Lessard (2020) souligne le potentiel de l’AMM de briser le tabou de la mort qui est cristallisé dans les sociétés postmortelles (Lafontaine, 2008). Lorsque l’AMM est discutée au sein de la famille, le choix de ce type de décès peut permettre aux proches d’être mieux préparés et d’accepter davantage le décès anticipé (Ganzini et al., 2009; Srinivasan, 2009), puisque l’imminence du décès et son ancrage dans un espace-temps plus concret et prévisible peuvent donner l’occasion de prendre un temps pour dire un dernier au revoir à la personne au crépuscule de sa vie. Les discussions autour de l’AMM peuvent également servir de prétexte pour aborder des éléments relationnels plus intimes, revenir sur des regrets, des conflits, demander pardon ou pardonner. Cette décision peut également faire vivre de l’anxiété aux proches, notamment de l’anxiété par rapport au fait que le décès soit planifié et/ou par rapport à l’anticipation précise du moment du décès (Srinivasan, 2019). Rodrigues et Jacquemin (2018) insistent également à l’effet que la demande d’un geste de mort n’est jamais simple, car elle peut bousculer des valeurs familiales et un attachement à la vie généralement partagé. Dans notre expérience clinique, nous avons rencontré des proches pour lesquels la demande d’AMM de la personne en fin de vie constituait une menace, voire même une trahison : comment la personne malade peut-elle considérer demander à mourir alors que l’on est tant engagé à ses côtés dans ses soins et que l’on a passé la majorité de sa vie ensemble?

Ainsi, chaque trajectoire de fin de vie, comme chaque vie, est unique; l’AMM s’ajoute à une histoire relationnelle préexistante. Le fait d’aborder l’AMM avec ses proches n’enlève pas la possibilité que subsistent des incompréhensions, des conflits, des non-dits ou encore des quiproquos, même si de telles expériences ne sont pas documentées dans des écrits empiriques à l’heure actuelle. Dans notre expérience clinique, nous avons remarqué que les discussions autour de l’AMM peuvent aussi créer un « écran » entre la personne en fin de vie et ses proches lorsqu’elles se limitent à des aspects concrets et organisationnels inhérents à la procédure et/ou à la cérémonie funéraire. Ce faisant, les personnes évitent d’aborder des enjeux plus sensibles et porteurs de sens comme le vécu de la fin de vie, ce que l’on souhaite léguer à ses proches, surtout dans une perspective existentielle, ce que l’on conservera en mémoire d’une personne en fin de vie ou encore sa contribution au développement des personnes qu’elle a côtoyées.

Le scénario décrit ci-dessus est particulièrement susceptible de se dérouler lorsque les membres de la famille ne partagent pas les mêmes valeurs par rapport à l’AMM que la personne en ayant fait la demande, ou ne souhaitent pas que la personne malade finisse ses jours ainsi (Srinivasan, 2009). En effet, le fait d’être d’accord avec le décès par mort assistée a été relevé comme un facteur important de l’expérience des familles dans l’accompagnement de fin de vie, le partage des valeurs par rapport à ce type de décès serait soutenant tant sur le plan moral qu’au moment de la préparation à la mort et de l’ingestion de la médication létale (dans le cas du suicide assisté, Gamondi et al., 2019). Dans les cas où les valeurs par rapport à l’AMM ne sont pas partagées, plusieurs situations sont susceptibles de se produire. D’abord, la procédure d’AMM peut devenir un tabou, et ne plus être abordée au sein de la famille, ou encore rendre les discussions entourant la fin de vie plus difficiles. Il se peut également que cette décision devienne source de conflits et complexifie les derniers moments de fin de vie. Dans de plus rares cas, il est également possible que la personne en fin de vie prenne la décision de décéder par AMM sans en informer ses proches. Cette situation, vraisemblablement exceptionnelle, met les soignantes et soignants dans une position difficile, celle de garantir la confidentialité du choix de la personne concernée tout en favorisant l’accompagnement de fin de vie des proches, même si cet accompagnement ne se fera pas durant les tout derniers moments. Une telle situation prend aussi les proches par surprise une fois que le décès aura été provoqué[1], ce qui ne sera pas sans conséquence sur les perceptions du vécu de l’accompagnement de fin de vie et, par la suite, sur le processus de deuil. En fait, la loi québécoise ni n’incite ni n’oblige une personne en fin de vie à informer ses proches de son intention de décéder par AMM. Ceux-ci pourraient donc ne pas avoir été prévenus, et se présenter au chevet de leur proche sans savoir que la personne est décédée, ni les circonstances dans lesquelles le décès s’est déroulé, puisque les équipes soignantes sont tenues de respecter la confidentialité de la décision de la patiente ou du patient (Ummel, Vinit et MacKinnon, 2017).

Même dans les cas où les valeurs relatives à l’AMM sont partagées au sein de la famille, devant l’anticipation du décès, plusieurs proches ont partagé avoir fait l’expérience d’un conflit interne entre leur souhait profond que la vie de leur proche en fin de vie soit prolongée le plus longtemps possible et l’impuissance de constater que son décès était inéluctable (Gamondi et al., 2019). La temporalité du décès anticipé est ainsi également à prendre en considération. Si certaines familles apprécient connaitre à l’avance le moment et le lieu du décès, pour d’autres, la tâche émotionnelle d’organisation du dernier au revoir ajoute à l’affectivité intense souvent palpable dans l’accompagnement de fin de vie (Holmes et al., 2018; Dees et al., 2013). Enfin, certains proches ont indiqué que le décès par AMM avait constitué une mort plus paisible que celles dont ils avaient été témoins par le passé (Holmes et al., 2018). Cette temporalité prévisible constitue également une façon de contrôler davantage les circonstances du décès, puisqu’en contexte de mort assistée, les rituels, l’endroit et le moment du décès peuvent être choisis avec attention (Gamondi et al., 2019). Cette possibilité d’avoir du contrôle sur son décès a d’ailleurs été relevée comme un facteur facilitant du décès attendu chez certains proches (Srinivasan, 2009). À cet égard, une difficulté particulière réside dans le choix de la date de décès. Aux Pays-Bas, c’est généralement le médecin pratiquant l’euthanasie qui va déterminer la date de la procédure alors qu’en Suisse, ce sont plutôt les organisations en charge du suicide assisté qui la choisiront (Gamondi et al., 2019). Au Québec, la nécessité de respecter un délai minimal de dix jours entre le dépôt officiel de la demande d’AMM et le moment de la procédure ainsi que la contrainte que la personne soit apte au moment de l’AMM constituent des aspects pouvant affecter le déroulement de l’AMM et ont été relevés comme des éléments sources de préoccupations pour les personnes en fin de vie (Arteau, 2019; Hales et al., 2019). Cependant, la mesure de sauvegarde exigeant une période de réflexion de dix jours lorsque la mort est raisonnablement prévisible et la possibilité de pouvoir donner son consentement au préalable constituent des modifications récentes au régime d’AMM du Code criminel du Canada dans le plus récent projet de loi; il est donc possible que ces aspects disparaissent. En outre, la possibilité qu’une AMM puisse être reportée ou annulée est également susceptible d’affecter les proches et de constituer une source de stress (Arteau, 2019), ce que corroborent nos propres données empiriques préliminaires. Enfin, dans certains cas, le fait de souhaiter décéder par AMM peut même donner une mission aux proches : se battre pour que le patient en fin de vie puisse réaliser son dernier souhait, soit décéder d’une mort assistée, ce qui peut éventuellement lui permettre d’éviter de prolonger certaines souffrances physiques et/ou psychologiques (Gamondi et al., 2019).

La présence des proches au moment du décès

En choisissant l’AMM, la personne en fin de vie peut connaitre à l’avance le jour et l’heure exacte de son décès. Contrairement à ce qui est généralement le cas lors d’une mort naturelle, même en contexte de soins palliatifs, la mourante ou le mourant peut alors choisir quelles personnes elle ou il souhaite inviter à son chevet lors de son dernier souffle. Dans le cadre de notre expérience clinique ainsi que des données empiriques récoltées à ce jour, nous avons constaté que ce sont habituellement les proches les plus significatifs que la personne en fin de vie va convier à assister à son décès, par exemple conjointe ou conjoint, parent(s), enfant(s) et fratrie. Parfois, les personnes en fin de vie savent avec certitude quelles seront les personnes présentes (dans la pièce ou par visioconférence) et donc combien elles seront, alors qu’à l’inverse, pour d’autres, cela reste incertain. Une personne rencontrée à moins d’une semaine de son décès par AMM affirmait à cet égard que, si cela relevait de son choix strictement personnel de décéder par AMM, cela se devait d’être une décision personnelle de chaque membre de sa famille d’être présent ou non au moment de son décès, et que cela n’avait pas à être déterminé à l’avance. Cette personne ne voulait pas imposer ou mettre de la pression à son entourage, et indiquait avoir déjà partagé ce qu’elle souhaitait dire à chacune des personnes chères à son coeur.

En fonction de la présence ou non de proches au moment du décès, et en fonction de la planification inhérente au moment de la fin de vie, toute une diversité de rites et de rituels sont susceptibles de se déployer. En effet, pour Rodrigues et Jacquemin (2018), le rite permet tout d’abord de construire un sens autour de la mort prochaine. « La ritualisation de la mort permet de combattre le retour au chaos, celui de l’échec thérapeutique, de la souffrance et du non-sens, par un geste qui remet de l’ordre et dont le malade a l’initiative (au risque paradoxal de sa propre mort!) » (Rodrigues et Jacquemin, 2018, p. 46). De plus, les rites, dont la vocation est notamment de servir le groupe, ont un effet important sur les individus qui y participent. Les rites funéraires permettent ainsi aux endeuillés d’exprimer leurs émotions ressenties par rapport à la perte et que ces dernières soient accueillies par les personnes présentes lors de ce rituel. Le soutien social obtenu pendant un rite funéraire, et idéalement par la suite aussi, est crucial pour soutenir les endeuillés dans leur processus de deuil (Bacqué, 2013). Avec la sécularisation grandissante et la perte de repères religieux, en particulier dans le contexte culturel québécois, ainsi que l’individualisme de plus en plus prégnant, les rites funéraires sont de plus en plus individualisés et réalisés dans la sphère privée (Lessard, 2020). La ritualisation de la mort peut également permettre aux proches de favoriser leur adaptation à la perte, voire de faciliter leur deuil, en ce sens que le rite pourrait attester que le défunt n’est pas mort pour rien : il aurait en quelque sorte vaincu la mort puisqu’il l’aurait voulue (Rodrigues et Jacquemin, 2018). L’AMM serait-elle alors aussi, pour l’individu en fin de vie, une façon de prendre une distance face au malaise inhérent à sa propre finitude, l’angoisse de mort, et de poser un dernier choix signifiant pour son existence? Encore une fois, il nous semble nécessaire de souligner l’importance de la signification accordée, par la personne en fin de vie et par ses proches, à la mort assistée. En effet, le sens accordé à l’acte nous apparait souvent prépondérant par rapport à l’acte en lui-même, et c’est le même constat qui peut être réalisé par rapport au processus de deuil en contexte de mort assistée.

Entamer un processus de deuil en contexte de mort assistée

On retrouve des données sur l’expérience de deuil en contexte de mort assistée dans plusieurs écrits scientifiques, mais aucun réel consensus ne se dégage des données disponibles en ce qui concerne l’impact positif ou négatif de la mort assistée sur le processus de deuil. Certains auteurs et autrices laissent entendre qu’ils n’ont pas trouvé, chez les endeuillés en contexte de mort assistée, de différence par rapport aux symptômes dépressifs (Ganzini et al., 2009; van den Boom, 1995), aux soins reçus en santé mentale (Ganzini et al., 2009) ou encore au taux de deuil compliqué (Wagner et al., 2012). D’autres autrices et auteurs relèvent une meilleure santé mentale durant le processus de deuil en contexte de mort assistée. Ces endeuillés auraient obtenu de meilleurs scores de deuil compliqué ainsi que des symptômes moins sévères pour le deuil et le stress post-traumatique (Swarte et al., 2003). En revanche, des autrices et auteurs font état d’une santé mentale plus fragile dans une trajectoire de deuil à la suite d’une présence lors d’une mort assistée (Wagner et al., 2012). Le propos n’étant pas ici de discuter des éventuelles incohérences dans les résultats de même que des limitations méthodologiques inhérentes à ces différentes études, nous invitons les personnes intéressées à consulter les récentes recensions des écrits réalisées par Andriessen et al. (2019) et Gamondi et al. (2019) pour davantage d’informations sur ces aspects. Nous poursuivons plutôt en mettant l’accent sur la signification de la mort assistée dans l’expérience de la fin de vie et du processus de deuil.

Un premier aspect, relevé notamment par Ganzini et al. (2019) et Srinivasan (2019), concerne le contexte de la mort assistée qui pourrait mieux préparer les proches au décès de la personne en fin de vie. Les endeuillés présents lors d’une mort assistée ont rapporté avoir apprécié la possibilité de dire au revoir à leur proche (Srinivasan, 2019), même si dans certains cas que nous avons rencontrés, la rapidité du processus d’aide médicale à mourir les a surpris. La possibilité pour la personne en fin de vie d’éviter de longues souffrances et de retrouver un certain sentiment de contrôle sur sa vie par le biais de la mort assistée constituerait également un élément facilitateur du processus de deuil (Srinivasan, 2019). Ainsi, le fait d’attribuer une signification positive et de percevoir la mort assistée comme une fin heureuse pourrait effectivement contribuer à faciliter le processus de deuil. C’est également ce que plusieurs autrices et auteurs suggèrent : le processus de mort assistée pourrait constituer un élément favorisant des discussions plus franches avec les proches en fin de vie, ce qui résulterait en une certaine facilitation du processus du deuil des proches (par exemple, Gamondi et al., 2019; Swarte et al., 2003). Or, il nous paraitrait simpliste de considérer la mort assistée uniquement dans cette optique. La présence d’un conflit par rapport à la décision de la personne en fin de vie de choisir l’AMM a d’ailleurs été mentionnée comme un élément perturbateur du processus de deuil des proches (Srinivasan, 2019) et des oppositions, bien que peu nombreuses, sont notamment relevées dans le rapport de la Commission sur les soins de fin de vie (2019).

Les tabous et les opinions négatives de la société et/ou de l’entourage proche par rapport à la mort assistée sont également susceptibles de jouer un rôle dans la trajectoire du deuil. Plusieurs auteurs et autrices ont relevé que certains endeuillés ne se sentaient pas à l’aise d’indiquer que leur proche était décédé par mort assistée et admettaient ressentir la crainte d’être jugés ou stigmatisés pour ce type de décès (Wagner et al., 2012). Srinivasan (2019) a également suggéré que certains de ces proches pouvaient vivre un deuil non reconnu (« disenfranchised grief », Doka, 1989); elle a, en conséquence, proposé que soit développé du soutien de deuil adressé spécifiquement à cette clientèle. En effet, le manque de soutien social et la perception d’une stigmatisation autour de la mort assistée peuvent également provoquer des réactions indésirables lors d’un deuil (Andriessen et al., 2019).

De l’importance de poursuivre réflexions et recherches sur la mort assistée

L’AMM constitue, depuis 2015, une nouvelle façon de finir ses jours au Québec. Si différentes options de mort assistée sont possibles dans plusieurs pays, tant en Europe qu’aux États-Unis (par exemple, euthanasie, suicide assisté), nous ne sommes qu’au début d’une compréhension des différents enjeux pouvant entourer un acte médical au premier abord relativement simple et circonscrit dans le temps. Dans un contexte marqué par l’individualisme, la sécularisation, le déni de la mort et la médicalisation du mourir, nous ne pouvons pas nous soustraire à un processus réflexif rigoureux quant au sens et à l’expérience vécue par les différents acteurs et actrices concernés par l’AMM, c’est-à-dire en premier lieu les personnes en fin de vie qui en font la demande, mais également les proches qui les accompagnent de même que les soignants et soignantes dont la pratique de soins se trouve profondément modifiée. Il est par conséquent nécessaire de s’attarder de façon attentive et approfondie aux différentes formes que peuvent prendre tant l’accompagnement et les soins que le deuil en contexte particulier de mort assistée. Avec davantage de données empiriques et en portant une attention particulière au contexte dans lequel la mort assistée s’inscrit, les interventions cliniques proposées tant aux personnes malades, à leurs proches et aux personnels soignants impliqués pourront être mieux arrimées aux besoins et au contexte en changement. En attendant que de tels résultats soient disponibles, et considérant que les présupposés et croyances des intervenantes et intervenants sont susceptibles d’influencer leurs pratiques (Ummel et al., 2018), nous leur recommandons de commencer par une approche très exploratoire, en utilisant des questions générales telles que : Comment entrevoyez-vous la fin de vie par le biais d’une mort assistée? Avez-vous vécu un aspect positif par rapport au décès de votre proche par mort assistée? Pouvez-vous entrevoir un défi associé au décès de votre proche? Comment vous sentez-vous par rapport à cette décision? L’exploration du sens associé à l’expérience, comme c’est le cas dans la tradition de la psychothérapie constructiviste (Neimeyer, 2009), constitue à cet égard une avenue à privilégier (MacKinnon et al., à paraitre).