Corps de l’article

Le champ du management international traverse une période de turbulences, des auteurs appellent ainsi à un renouvellement des thèmes et des approches proposées (Delios, 2017). Alors que la question fondamentale dans le champ cherche à comprendre le succès ou l’échec des firmes multinationales (Peng, 2004), de nouveaux phénomènes émergent et étoffent les possibilités de réponse (Engwall et al., 2018). Ainsi, il semble nécessaire que le champ se réinvente en étudiant des cas plus concrets et davantage contextualisés.

Nous faisons le choix d’utiliser le modèle d’Uppsala (Johanson et Vahlne, 1977) pour explorer et comprendre le rôle de l’expérience de la firme et du résultat d’une première localisation sur le développement de son implantation dans la même zone. Le parti-pris de cet article est de montrer que le modèle d’Uppsala reste une référence pour expliquer l’internationalisation des entreprises (Cuervo-Cazurra, 2011). Les autres théories ont en effet pour la plupart « une approche partielle du processus d’internationalisation et des critères de choix (du pays et du mode d’entrée) associés » (Meier et Meschi, 2010, p. 12) alors que le modèle d’Uppsala semble être le seul à « développer une véritable théorie du processus d’internationalisation » (ibid, p. 12). Ainsi, le modèle d’Uppsala reste incontournable pour répondre à « comment s’internationalise un entreprise ? » (Santangelo et Meyer, 2017); mais ses conclusions et sa conception doivent être étendues (Cuervo-Cazurra, 2011).

Cette extension du modèle peut passer par la question du choix de localisation qui, malgré de nombreux développements, reste d’actualité (Nielsen et al., 2017). Des revues de littérature récentes insistent en effet sur le renouvellement des questionnements relatifs aux choix de localisation (Kim et Aguilera, 2015; Jain et al., 2016; Nielsen et al., 2017). De nouveaux gaps apparaissent dans la littérature et trois semblent particulièrement importants.

Premièrement, l’émergence de nouveaux espaces géoéconomiques appellent à développer des recherches sur les stratégies d’entreprises en Afrique (Nielsen et al., 2017). La question de l’internationalisation et du choix de localisation est prégnante sur ce continent en raison de l’intensité et du volume d’Investissements Directs Étrangers (IDE) entrants, même s’il existe des disparités à l’intérieur de la zone (CNUCED, 2016; Banque Mondiale, 2017). Plusieurs recherches ont mis en évidence les spécificités de l’internationalisation des firmes sur le continent africain (Munemo, 2012; Amal et al., 2013; Adeleye et al., 2015 ). Pourtant l’Afrique, et notamment le Maghreb, restent des zones moins étudiées par les chercheurs (Kin et al., 2015; Tunyi et Ntim, 2016) et encore mal connues.

Deuxièmement, les questionnements sur l’extension du processus d’internationalisation conduisent à s’interroger sur la décision d’une nouvelle localisation (Welch et Paavilainen-Mäntymäki, 2014). Dans l’analyse du processus d’engagement graduel à l’international, peu d’études analysent les causes d’une implantation supplémentaire dans la même zone (Jain et al., 2016). Cette question soulève un enjeu théorique. En effet, analyser une nouvelle décision de localisation faisant suite à une première permet de débattre de la pertinence du modèle d’Uppsala. Le strict respect des étapes ne semble pas toujours nécessaire, et les mécanismes à l’origine d’une nouvelle décision de localisation à l’étranger éclaireront la dynamique d’engagement international.

Troisièmement, l’étude des PME en tant qu’acteur central de la mondialisation est à développer (Ribau et al., 2018). En effet, l’explication de leur internationalisation est encore théoriquement discutable (Dominguez, 2016a; Knight et Liesch, 2016). Des études récentes appellent à améliorer la compréhension du comportement des PME à l’international (Hsu et al., 2013; Huett et al., 2014; Li, 2007) en discutant des causes qui font qu’elles poursuivent leur développement dans une même zone (Sergot, 2006; Yen et Abosag, 2016).

Au final, les apports attendus sont de trois ordres. Premièrement, l’article vise un apport théorique en évaluant la pertinence du modèle d’Uppsala sur un espace géographique émergent. Il s’agit d’étendre la base théorique du modèle pour explorer la question du choix de localisation dans un contexte spécifique. Deuxièmement, les apports empiriques permettent de mettre en évidence la spécificité de l’internationalisation de ces firmes au Maghreb. Troisièmement, les apports managériaux sont doubles : proposer des voies d’actions aux décideurs politiques pour le soutien à l’investissement étranger en direction du Maghreb, et éclairer les dirigeants de PME dans leurs choix de stratégie de développement international.

La première partie de l’article présente une analyse de la littérature qui met en évidence les débats et controverses portant sur le rôle de l’expérience de la firme et sur l’influence du résultat de la première localisation dans le choix de poursuivre l’internationalisation dans la même zone. La deuxième partie détaille la méthodologie mobilisée. Enfin, la troisième partie expose les résultats issus de l’étude de cas et discute leurs principaux apports.

Analyse de la littérature

Expérience de la firme, nature de l’expérience et choix d’une deuxième localisation

Cette partie s’appuie sur le modèle d’Uppsala (Johanson et Vahlne, 1977) pour discuter le rôle de l’expérience dans la décision d’une deuxième localisation. La version amendée du modèle (Johanson et Vahlne, 2009) n’est pas discutée ici pour deux raisons. Premièrement, c’est dans la version de 1977 que la notion d’expérience est la plus explicitée (Johanson et Vahlne, 2009). Deuxièmement, c’est pour mettre en évidence l’importance du réseau d’affaires (Meier et Meschi, 2010) par rapport à la distance psychique que l’article de 2009 est pensé, ce qui n’est pas l’objet de ce papier.

Dans le modèle d’Uppsala (Johanson et Vahlne, 1977), les entreprises s’internationalisent graduellement, sur des marchés de plus en plus distants avec des modes d’entrée de plus en plus engageants. C’est en s’appuyant sur « une connaissance « expérientielle » élargie des opérations internationales » (Meier et Meschi, 2010, p. 13) que l’entreprise peut minimiser l’incertitude liée à l’internationalisation. La poursuite de l’internationalisation confronte ainsi l’entreprise à de nouveaux problèmes, sources d’incertitude, qui vont conditionner les décisions d’engagement (Eriksson et al., 2000). Le cycle d’engagement décrit par le modèle commence par l’analyse des expansions internationales actuelles et connaissances expérientielles dont l’entreprise dispose avant de sélectionner une nouvelle cible (pays d’implantation et mode d’entrée). Cette analyse a posteriori permet d’évaluer la réussite de l’expansion, favorisant de fait le développement de nouvelles connaissances expérientielles (Meier et Meschi, 2010).

L’adoption d’une approche par étapes se révèle particulièrement pertinente dans le cas des PME (Dominguez, 2017), l’expérience accumulée permettant de minimiser les risques tout en optimisant les ressources engagées à l’international sur le long terme (Tapia Moore et Meschi, 2010). La littérature traitant spécifiquement de l’internationalisation des PME dans une perspective entrepreneuriale précise quant à elle que l’expérience accumulée peut provenir de l’expérience personnelle du dirigeant (Oviatt et McDougall, 1994; Ribau et al., 2018). Les unités d’analyse (expérience de la firme ou expérience du dirigeant) se confondent dans le cas des PME (Mintzberg, 1996; Reuber et Fischer, 1997) mais soulignent bien le rôle central de l’expérience dans le développement international.

Dans le modèle d’Uppsala, deux conceptions de l’expérience se complètent (Meier et Meschi, 2010; Nielsen et al., 2017) et diffèrent par leurs caractéristiques et leurs impacts sur le processus d’internationalisation (Dominguez, 2017) (cf. encadré 1).

L’expérience internationale semble constituer un atout dans la poursuite de l’internationalisation. Elle améliore la capacité de la firme à identifier de nouvelles opportunités de marché et de développement (Anderson et al., 2009). Elle se présente également comme un mécanisme mental de sélection des informations et procédures, utiles et réutilisables dans plusieurs pays lors du choix de localisation (Reuber et Fischer, 1997; Takeuchi et al., 2005). De ce fait, plus une firme est expérimentée, plus elle est en mesure de poursuivre son internationalisation.

L’expérience locale favorise également la poursuite de la stratégie de localisation. La littérature précise en effet qu’une première localisation semble inciter les entreprises à établir de nouvelles filiales (Jain et al., 2016; Nielsen et al., 2017). Plus une firme connaît une zone particulière (connaissance des clients, des fournisseurs, de la concurrence, du contexte (Zhu et al., 2012)), plus elle sera à même de se localiser une nouvelle fois dans la région. Plus spécifiquement, une PME qui accroît progressivement son engagement international est plus à même de développer des routines basées sur les expériences du marché local (Hilmerson et Johanson, 2016) et c’est avec le temps que ces expériences et routines sont institutionnalisées par la firme et lui procurent un avantage concurrentiel sur un marché précis. Cet avantage procuré par l’expérience locale conduit donc la firme à se localiser une nouvelle fois dans la même zone grâce à la position dominante qu’elle a acquise via une meilleure connaissance du terrain que ses concurrents (Kang et Jiang, 2012).

Malgré les arguments précédemment développés, le débat se poursuit concernant l’influence réelle de l’expérience et de sa nature dans le choix de localisation et la poursuite du développement international de l’entreprise.

Tout d’abord, certains auteurs (Dow et Larimo, 2011) remettent en cause le caractère transférable de l’expérience internationale et relativisent ainsi sa portée. En effet, la réplication de méthodes employées dans un pays ne garantit pas la réussite dans un autre pays ou dans un autre contexte (Pinho et Prange, 2016). Cette relativisation fait également écho à la revue de littérature de Nielsen et al. (2017) qui montre qu’une partie des études sur le choix de localisation n’attribue pas un effet significatif à l’expérience internationale. La question se pose ici de la capacité d’une PME à mobiliser son expérience internationale accumulée pour une deuxième localisation dans une même zone.

Apprentissage et choix d’une deuxième localisation

La théorie de l’apprentissage organisationnel considère que les organisations apprennent de leurs expériences (Cyert et March 1963; March 1991) même si cet apprentissage est singulier et reste contingent aux processus de codification, de mémorisation et de diffusion des expériences, qui sont propres aux organisations (Cohen et Levinthal 1990).

Appliquée au contexte d’internationalisation, la théorie de l’apprentissage organisationnel fait écho au modèle d’Uppsala et met en évidence l’ancrage des choix de localisation dans un processus d’apprentissage (Blomstermo et al., 2004). Le choix d’une deuxième localisation est ainsi conditionné par les précédentes activités. En débutant son internationalisation dans des pays « proches » au sens d’Uppsala, la firme va produire des connaissances « expérientielles » et ainsi mieux gérer l’engagement de ses ressources à l’étranger (Eriksson et al., 2000). Les connaissances acquises à partir des interactions avec un marché étranger vont donc guider les choix futurs d’engagement de ressources de la firme (Forsgren, 2002).

Il en découle deux options en termes de deuxième localisation. La première renvoie au cas de figure où le stock (quantitatif et qualitatif) de connaissances expérientielles est important : l’entreprise pourra faire le choix d’approcher des marchés étrangers éloignés et perçus initialement comme risqués; la même zone n’étant pas systématiquement retenue. En revanche, un stock limité de ces connaissances incitera la firme à privilégier la seconde option dans laquelle les cibles sont proches, perçues comme peu ou pas risquées, dans la même zone.

Au final, quel est le rôle respectif de l’expérience internationale et de l’expérience locale dans le cadre d’une deuxième implantation dans une même zone ? Quel est le rôle de l’apprentissage lié à une première implantation dans la décision de s’implanter une deuxième fois dans la même zone ? Ces interrogations nous conduisent à poser la question suivante : Comment la nature de l’expérience et l’apprentissage influencent-ils la décision d’une deuxième localisation dans la même zone ?

résultat de la première implantation internationale, et choix d’une deuxième localisation dans la même zone

Peu d’études analysent l’aspect « dynamique du processus d’internationalisation et des nouvelles implantations » (Cheriet, 2015, p. 16) et très peu envisagent le fait que le résultat de la première localisation affecte la décision d’une deuxième localisation (Jiang et al., 2014). Notre objectif est donc de questionner le rôle du résultat de la première localisation dans la décision de développer ou non une deuxième localisation dans la même zone.

Si la position traditionnelle de la littérature considère le rôle positif de l’accumulation d’expériences dans l’apprentissage (Argyris et Schön, 1978; Thornhill et Amit 2003), la question du résultat de l’expérience (succès ou échec) attire l’attention depuis quelques années de manière croissante (Baum et Dahlin, 2007; Madsen et Desai, 2010). En effet, la littérature ne distingue que peu souvent l’effet d’une accumulation d’expériences réussies et d’expériences d’échecs. En s’appuyant sur la théorie comportementale de la firme (Cyert et March, 1963), nous définissons le résultat comme une déviation des aspirations initiales des acteurs (Greve, 2003), pouvant être au-dessous (échec) ou au-dessus (succès) des attentes. Ce choix repose sur l’idée selon laquelle les managers conçoivent la performance attendue de la firme sur la base d’aspirations organisationnelles qui dépendent de leurs attentes antérieures, de leur performance antérieure et de la performance de firmes comparables. L’écart relatif aux aspirations est considéré à la fois sur la base d’une référence organisationnelle et sur la base d’une référence sociale (Bromiley et Harris, 2014). En outre, les aspirations sont également dépendantes des aspirations antérieures.

Quelques rares études tentent d’approfondir cette question. La littérature souligne tout d’abord le rôle de l’échec dans l’apprentissage (March, 2006; Meschi et Métais, 2011; Madsen et Desai, 2010). Les échecs, événements marquants et riches en information, stimulent l’apprentissage. En remettant en question les modèles et la vision du monde existant, ils encouragent les membres de l’organisation à rechercher de nouveaux modèles plus en adéquation avec la réalité (March et Simon, 1958; Cyert et March, 1963; Madsen et Desai, 2010). Un succès initial, quelle que soit son importance, incite les décideurs à ne pas prendre en compte l’information extérieure et à simplifier leur processus de prise de décision (Audia et al., 2000). Les décideurs sont trop confiants et sûrs de leur stratégie (Madsen et Desai, 2010), il en résulte une certaine stabilité du savoir organisationnel et une difficulté à le remettre en cause. De ce point de vue, le succès ne permet pas un apprentissage organisationnel significatif et engage l’entreprise dans une certaine inertie organisationnelle. À l’inverse, l’échec génère une recherche de nouveaux savoirs à laquelle est associé un sentiment d’urgence. Les firmes présentant une performance inférieure aux aspirations recherchent les moyens d’améliorer leur performance jusqu’à un niveau considéré comme satisfaisant en mettant en place des actions correctrices : prise de risque (Bromiley, 1991), dépenses de R&D (Bromiley et Washburn, 2011), changements organisationnels de grande ampleur (Greve, 1998), innovation (Greve, 2003), investissement ou désinvestissement (Greve, 2003; Shimizu, 2007), etc.

Pourtant, au-delà de la supériorité affirmée de l’expérience de l’échec dans l’apprentissage, certains auteurs soulignent le risque de « myopie de l’apprentissage » (March, 2006; Meschi et Métais, 2011). Du fait de la rationalité limitée des acteurs, plusieurs mécanismes peuvent générer un processus organisationnel par lequel l’échec entraîne l’échec (Meschi et Métais, 2011). Face à des capacités limitées d’analyse du résultat (Husted et Michailova, 2002; Starbuck, 2009) ou à un manque d’expérience, l’échec peut conduire à de mauvaises conclusions quant à la direction à suivre pour les prochaines opérations (Desai, 2015). L’entreprise est alors appelée à reproduire des comportements inappropriés, même s’ils ont généré une performance insatisfaisante, et s’engager dans une logique de l’échec (Meschi et Métais, 2011).

Ces interrogations nous conduisent à poser la question suivante : Comment le résultat d’une première localisation influence-t-il la décision d’une deuxième localisation dans la même zone ?

L’ambition de ce travail est de répondre aux deux questions issues de la revue de la littérature en fournissant une analyse approfondie des facteurs qui régissent la poursuite d’internationalisation des PME dans une même zone géographique.

Méthodologie de la recherche

Cette partie présente l’objet d’étude avant de détailler la collecte des données et préciser la démarche d’analyse utilisée.

NexVision, une PME qui s’internationalise au Maghreb

Notre recherche s’appuie sur le cas de l’entreprise NexVision (cf. encadré 2) qui apparaît représentative d’une PME inscrite dans une démarche internationale. Sa présence dans plusieurs pays permet tout d’abord de questionner l’influence de l’expérience internationale et locale dans les décisions de localisation. Sa volonté de poursuivre cette démarche d’internationalisation permet ensuite de mettre en évidence en quoi une première localisation influence les choix stratégiques de nouvelles localisations. Dans ce cadre, nous portons une attention particulière à son implantation au Maghreb pour explorer notre question de recherche.

L’étude de cas au service de la compréhension de l’internationalisation des PME

L’analyse repose sur une étude de cas (Yin, 1984; Stake, 1994). Elle est utilisée ici dans une démarche déductive (Huberman et Miles, 1991) qui cherche à saisir les phénomènes réels vécus en situation, avec l’intention de les comprendre. Cette démarche consiste plus précisément à passer d’une représentation théorique à une vérification sur un cas particulier, pour ensuite revenir sur la représentation théorique et l’améliorer.

Dans cet article, le champ d’investigation est la PME. L’unité d’analyse retenue, la firme, est celle sur laquelle sont centrées les théories mobilisées dans ce travail (Lecocq, 2012). En effet, le modèle d’Uppsala comme la théorie de l’apprentissage questionnent respectivement l’engagement international d’une firme et les enseignements qu’elle retire de ses choix stratégiques d’implantation. Le choix de cette unité d’analyse est d’autant plus pertinent qu’il permet de répondre à la question de recherche posée dans ce travail tout en embrassant plusieurs niveaux d’analyse (Lecocq, 2012), la région du Maghreb, la firme, les choix du dirigeant, l’influence des partenaires locaux, etc.

Analyse et collecte des données

L’élaboration de notre étude de cas a suivi le processus en trois étapes identifié par Yin (1984) : (1) nous avons tout d’abord élaboré un cadre général d’analyse organisé autour de composantes clés (Mucchielli, 1991) : question de recherche, propositions, unité d’analyse, critères d’interprétation des observations; (2) le recueil d’informations a ensuite combiné plusieurs sources dans un souci de triangulation (Miles et Huberman, 1994; Eisenhardt, 1989) tout en ciblant grâce à la grille de lecture les caractéristiques à étudier; (3) l’analyse du cas a suivi la stratégie déductive de Yin (1984) et Huberman et Miles (1991). Nous nous sommes ainsi attachés à comparer méthodiquement les phénomènes observés avec les phénomènes prédits grâce au codage mis en place dans la grille d’analyse. Cette organisation de l’information recueillie autour d’une grille de lecture renforce la rigueur de l’analyse tout en laissant la possibilité d’ajouter des catégories pour rendre compte de phénomènes qui n’avaient pas été anticipés (Huberman et Miles, 1991).

La méthode de recueil de l’information (étape 2 du processus de Yin) utilisée dans ce travail combine la pratique d’interviews et l’étude de documents. Les matériaux collectés comprennent des documents internes fournis par l’entreprise, des documents externes fournissant un jeu de données secondaires (articles de presse, données sur le CA à l’international récoltées sur des bases) ainsi que des entretiens avec le top management de la PME (le dirigeant et ses deux associés) et son partenaire local (responsable de la filiale marocaine). Le choix des personnes interrogées au cours des entretiens se justifie par la volonté d’étudier la dimension stratégique de l’engagement international. Le caractère multilatéral de ce recueil d’informations consolide d’une part l’analyse et enrichit d’autre part les résultats obtenus.

Les entretiens sont de type semi-directif et ont été menés à l’aide d’un guide structuré, complété par des questions « d’investigation » en cours d’entretien. Les questions prévues portent à la fois sur des faits objectifs et sur des représentations. Chaque personne a été interrogée seule, la durée des entretiens variant de 50 minutes à presque 3h.

Chaque entretien a fait l’objet d’un codage manuel, systématique et plurinominal (Dumez, 2013) à partir des catégories issues du guide d’entretien et de catégories émergentes. Chacune des catégories de la grille de lecture constituent d’une part un critère pour interpréter les observations et fiabilisent d’autre part le protocole de codage. Suivant les préconisations de Miles et Huberman (1994), chaque donnée a été codée et rattachée à sa source. Cette analyse fournit une description synthétique mais « dense », organisée autour des thèmes structurants retenus (cf. tableau 1).

Les facteurs d’influence du développement d’une deuxième localisation dans une même zone géographique ont été codés selon deux thèmes issus de la littérature (1) l’expérience de la firme, (2) le résultat de la première implantation, et deux thèmes émergents (3) la distance psychique et (4) l’intention stratégique. Chacun de ces thèmes fait l’objet de sous-thèmes recensés dans le tableau 1. L’analyse latente du cas (Berg, 2004) a permis quant à elle d’identifier des termes utilisés de façon récurrente par les interviewés et d’en déduire les résultats ci-après.

Résultats et discussion

Les résultats sont présentés de manière à apporter des éléments de réponse aux deux questions posées dans l’analyse de littérature :

  1. Comment la nature de l’expérience et l’apprentissage influencent-ils la décision d’une deuxième localisation dans la même zone ?

  2. Comment le résultat d’une première localisation influence-t-il la décision d’une deuxième localisation dans la même zone ?

En outre, des thèmes structurants émergeant de la phase de codage ont été intégrés et discutés. Ils portent sur la distance psychique et l’intention stratégique. Ces résultats sont illustrés par un ensemble d’encadrés rendant compte de la richesse des échanges menés avec l’équipe dirigeante et le partenaire local.

Tableau 1

Liste des thèmes structurants retenus

Liste des thèmes structurants retenus

Tableau 1 (suite)

Liste des thèmes structurants retenus

* : thèmes émergeant des entretiens semi-directifs

Source : élaboration personnelle

-> Voir la liste des tableaux

Nature de l’expérience, apprentissage et décision d’une deuxième localisation

Comme évoqué plus haut, la présence de NexVision dans plusieurs pays permet de questionner l’influence de l’expérience internationale, de l’expérience locale et de l’apprentissage dans les décisions de localisation. Cette section présente les résultats relatifs à l’influence de ces facteurs.

Influence de l’expérience internationale

L’expérience internationale de la PME s’articule selon les dirigeants autour de « règles de base » transposables dans différents contextes. Dans les pays en développement, ciblés majoritairement par NexVision, il semble en effet nécessaire d’adopter des « valeurs universelles » (cf. tableau 1) qui facilitent la localisation : l’écoute, la patience, le respect ou encore la famille : « Finalement, ce ne sont pas les mêmes codes en Inde ou au Maroc mais certaines valeurs universelles restent » (cf. tableau 1). Cette expérience internationale renvoie également chez NexVision à la nécessité d’investir des moyens financiers ou humains conséquents lors de la mise en oeuvre de la stratégie de localisation, comme le soulignent le PDG et le partenaire local. De chacune de ces expériences internationales, les dirigeants retirent certaines connaissances qu’ils comptent réemployer ensuite (cf. encadré 3).

L’ensemble du top management s’accorde à dire que ces précédentes expériences internationales ont été utiles lors de la localisation au Maroc. En ce sens, la PME vérifie le modèle d’Uppsala puisqu’elle a analysé son activité internationale actuelle et fait état de ses connaissances expérientielles pour s’implanter au Maroc (Johanson et Vahlne, 1977); la capacité de la firme à se développer à l’international a donc été améliorée (Anderson et al., 2009). Il existe donc un lien entre expérience internationale et choix de nouvelles localisations, l’expérience internationale favorisant bien la décision de poursuivre l’engagement international.

Pour autant, rien n’est mentionné concernant l’influence de ce type d’expérience sur le choix d’une deuxième localisation dans la même zone. En effet, si l’expérience internationale devrait favoriser la décision de poursuivre son développement, et par extension son développement dans une même zone grâce aux connaissances accumulées (cf. partie théorique), le lien entre cette expérience et la poursuite de l’implantation au Maroc ne se vérifie pas chez NexVision car, depuis 2011, l’entreprise n’a pas de nouvelle implantation dans la zone. Le débat mentionné dans la revue de littérature discutait de la significativité de l’expérience internationale en évoquant son caractère finalement peu transférable (Dow et Larimo, 2011). Mais les propos recueillis auprès du top management de la PME ne remettent pas en question la transférabilité de cette expérience puisqu’elle a été mobilisée pour l’implantation au Maroc. D’autres auteurs (Zhou et Guillen, 2015) nuancent quant à eux la portée de l’expérience internationale en remettant en question la capacité de l’entreprise à générer une base de connaissances internationales cumulative fondée sur la variété des expériences et leurs durées. Là aussi, les propos recueillis chez NexVision laissent à penser que l’entreprise a construit cette base de connaissances. L’expérience internationale de la PME aurait donc dû favoriser une nouvelle implantation au Maroc. Une réponse, explicative du comportement observé, consisterait à proposer deux scénarii : (1) l’expérience internationale n’influence pas la décision d’une deuxième implantation; (2) l’expérience internationale renforce plutôt l’intention stratégique de la firme de se développer à l’international, dans d’autres zones (dans le cas de NexVision en Afrique subsaharienne, cf. encadré 3). L’expérience internationale serait alors vectrice de stratégies « têtes de pont » au sens de Javalgi et al. (2010) : « la sélection de la localisation et le niveau d’engagement de l’entreprise « ne sont pas seulement influencés par le potentiel de croissance du [marché cible], mais aussi par sa capacité à servir de porte d’accès vers d’autres marchés [voisins] »(Javalgi et al. 2010, p. 209) » (Dominguez 2016b, p. 111).

Influence de l’expérience locale

Si l’équipe dirigeante de NexVision soutient que l’expérience internationale est importante, elle précise également que « L’expérience est vraiment spécifique à chaque pays […] Il n’y a pas de stratégie commune à tous les pays dans lesquels on va; il y a une adaptation à chaque pays ». Il est question ici de l’expérience locale.

Plusieurs éléments d’ordre macro-économique, humain et financier semblent caractéristiques et significatifs (cf. encadré 4a).

À ces premiers éléments s’ajoute le rôle majeur du partenaire local de NexVision (cf. encadré 4b). La collaboration avec le partenaire local, détenteur de connaissances terrain, a permis à NexVision d’enrichir sa base de connaissances spécifiques et donc de générer de l’expérience locale. Le lien entre expérience locale et choix de localisation apparaît ainsi fondamental en ce sens que l’expérience locale est bien source d’avantage concurrentiel et moteur du processus d’internationalisation (Johanson et Vahlne, 1977). NexVision vérifie à nouveau le modèle d’Uppsala puisqu’elle a basé son choix d’implantation au Maroc sur ses connaissances expérientielles accumulées (seule et grâce au partenaire).

Pour autant, deux constats nuancent l’influence de l’expérience locale sur le choix d’une deuxième localisation dans la même zone. Premièrement, et comme évoqué plus haut, NexVision n’a pas continué son développement au Maghreb. Deuxièmement, l’étude de la PME met en lumière une tendance générale à la corruption au Maroc et laisse à penser que certains recours (ceux aux partenaires locaux notamment) ne seraient peut-être pas efficaces « ailleurs au Maroc ».

Ainsi, NexVision ne corrobore pas la littérature consensuelle selon laquelle une firme qui connaît une zone particulière sera plus à même de se localiser une nouvelle fois dans cette région (Jain et al., 2016; Nielsen et al., 2017). Même si la première implantation de la PME au Maroc a permis l’acquisition de connaissances (cf. partenaire local) et le développement de routines basées sur les expériences liées au marché local (recours à une main d’oeuvre locale, par exemple) (Hilmerson et Johanson, 2016), cet avantage concurrentiel n’a pas été exploité. En effet, la position dominante potentiellement acquise (obtention de l’appel d’offres pour la ville de Fès) (Kang et Jiang, 2012) n’a pas joué dans la décision de poursuivre et développer sa localisation dans la même zone.

Expliquer le comportement observé pousse à formuler une nouvelle fois deux scénarii : (1) suite au premier constat, l’expérience locale n’influence pas la décision d’une deuxième implantation au Maghreb. Elle peut toutefois renforcer la position dominante globale de l’entreprise et donc favoriser l’intention stratégique de la firme de continuer son développement à l’international, dans d’autres zones (cf. encadré 3); (2) suite au second constat, l’influence de l’expérience locale sur le choix d’une deuxième localisation dans la même zone est soumise à une accumulation de connaissances plus étendues concernant la zone. En effet, en l’état, on peut penser que NexVision ne possède pas assez de connaissances spécifiques pour développer son implantation au Maghreb.

Apprentissage et deuxième localisation

La question théorique adressée ici concerne l’influence de l’apprentissage sur le choix d’une deuxième localisation dans la même zone. Deux cas de figures ont été envisagés, chacun fonction de la qualité et de la quantité des expériences acquises (Tapia Moore et Meschi, 2010).

Chez NexVision, les expériences internationales et locales constituent la base expérientielle de la PME et peuvent se résumer ainsi : (1) nécessité de répliquer des connaissances générales, (2) nécessité d’engager des moyens importants, (3) importance des facteurs macro-environnementaux, (4) humains, (5) financiers et administratifs. De plus, chez NexVision, l’internationalisation a débuté tôt (un an après la naissance de la firme) tout en se déroulant sur un laps de temps relativement long, la vitesse entre deux implantations dans des pays différents étant plutôt lente (entre 2 et 5 ans). Il en résulte une base expérientielle progressive, cumulative et importante qui semble toutefois plus globale (connaissances de plusieurs pays) que locale (pas d’implantations multiples dans une même zone). NexVision semble avoir cultivé une base d’expériences internationales solide, variée et durable. Mais sa base d’expérience locale, concentrée sur une ville du Maroc, semble surtout apportée par le partenaire et la présence sur place. L’apprentissage de NexVision, conséquent mais global, pousse donc la PME à « réutiliser cette expérience en Afrique subsaharienne » et à viser, dans le futur, des pays distants, « nouveaux » (Canada, Corée du Sud).

Ainsi, la tendance selon laquelle une base expérientielle solide et importante mène les entreprises à investir « loin » semble vérifiée. En effet, forte de son expérience à l’international ancienne et variée, NexVision peut se projeter sur tous types de destinations (premier cas de figure théorique), elle n’est pas cantonnée à une poursuite d’internationalisation dans des zones proches (second cas de figure), même si elle aurait pu faire ce choix. Cette situation se vérifie d’ailleurs à travers le fait que NexVision n’envisage pas de développement précis au Maghreb mais qu’elle envisage plutôt de poursuivre sa route ailleurs. In fine, l’étude de NexVision vérifie et enrichit la proposition théorique de départ en précisant que l’apprentissage influence la décision de deuxième localisation et que cet apprentissage peut être majoritairement basé sur des expériences internationales. Un déficit d’expérience locale peut d’une part être compensé par un partenaire local et/ou de l’expérience internationale, il peut d’autre part conditionner les choix d’implantation qui se traduiraient par de nouvelles implantations dans de nouvelles zones cibles, et non des poursuites d’implantation dans la même zone.

Résultat de la première localisation et deuxième localisation

La volonté de NexVision de poursuivre sa démarche globale d’internationalisation permet de mettre en évidence en quoi une première localisation influence les choix stratégiques de nouvelles localisations. D’après les dirigeants de NexVision, l’implantation au Maroc en 2011 est réussie (cf. encadré 5a). Pourtant cette réussite semble relever davantage d’une perception implicite au vu des résultats financiers obtenus par la filiale, de l’aveu même des dirigeants : « Cette affaire n’a pas du tout été rentable. Il existe des risques contractuels et relationnels qui nuisent à la rentabilité des projets ».

Deux explications possibles peuvent être mobilisées pour expliquer cette contradiction apparente (cf. analyse de la littérature). Une première serait que l’échec ou la réussite sont conceptualisés comme un écart entre aspirations et performance (Baum et Dahlin, 2007). De ce point de vue, les dirigeants considèrent que l’implantation est un succès du fait d’un écart positif entre leurs aspirations et les résultats obtenus, en dépit des résultats financiers. La seconde explication serait qu’en cas d’échec modéré, les managers considèrent tout de même qu’il s’agit d’un succès, soit en raison des conséquences limitées soit du fait d’une tendance à « l’autosatisfaction organisationnelle ». Ainsi, les dirigeants considéreraient cet échec financier comme un succès car il ne pénalise pas gravement la rentabilité de l’entreprise et/ou par manque de lucidité.

Les entretiens menés nous conduisent à opter pour la première explication. En effet, le projet d’implantation semble présenter un écart positif par rapport aux aspirations des dirigeants (qu’il s’agisse du top management français ou du partenaire local) en matière de survie de la filiale et de sa capacité à opérer sur le marché, de satisfaction du client, d’effet marketing, de respect de l’éthique (notamment sur le plan social) et d’accomplissement personnel (cf. encadré 5a). Tout d’abord, le projet a été mené à terme, le système est opérationnel (il est utilisé par la police de la ville de Fès) et la filiale a survécu dans le temps. Si le critère de survie est classiquement mobilisé pour rendre compte du succès d’une alliance ou d’une filiale (Hennart et al., 1998), les dirigeants tirent dans ce cas une grande satisfaction de la pérennisation de leurs activités dans ce pays, alors même qu’ils doivent faire face à des concurrents de plus grande taille. Ensuite, ils soulignent la satisfaction des clients et des utilisateurs de leur système, ce qui est selon eux un critère essentiel. Ainsi, même si des difficultés techniques pénalisent ponctuellement la performance du système, ils en assurent l’entretien et la maintenance, là encore à la différence de leurs concurrents, qui négligent cet aspect du service après-vente. Par ailleurs, le projet constitue un outil de communication et de promotion pour l’entreprise qui montre sa capacité à opérer dans le monde et en Afrique, ce qui était une des attentes majeures de l’entreprise. L’associé local précise d’ailleurs à quel point il est important de bénéficier de l’image de marque générée par ce partenariat avec NexVision. Enfin, les dirigeants tirent une grande satisfaction de leur contribution au développement local. Cette dimension sociale est importante pour les dirigeants français comme pour l’associé local. D’autre part, la « culture d’ingénieur » de l’entreprise explique le fait que la réussite est plus fortement associée au fait de délivrer un travail techniquement satisfaisant qu’au fait d’obtenir des gains financiers.

Lorsque l’équipe dirigeante et le partenaire marocain ont été interrogés sur leur volonté de développer leur présence au Maghreb, plusieurs points ont été soulevés (voir encadré 5b).

Comme vu précédemment, les expériences antérieures de l’entreprise ont généré un fort apprentissage qui se caractérise cependant par une dimension plus internationale que locale. Ce faible stock de connaissances locales peut s’expliquer par le fait que l’implantation est un succès. En effet, un succès initial a tendance à encourager les décideurs à simplifier le processus de décision et à limiter la remise en cause (Audia et al., 2000), voire la prise de risque. Ce succès au Maroc aurait ainsi limité l’acquisition de connaissances locales liées au Maghreb pour NexVision. En témoigne également la conscience aiguë de la difficulté à s’installer dans un autre pays du Maghreb (cf. encadré 5b). En revanche, l’entreprise a développé ses connaissances internationales sur la base de l’accumulation de ses expériences passées (Inde et Bulgarie notamment) et de l’échec vécu en Inde, ce qui l’encourage à aller plus loin dans ses implantations géographiques. Le PDG, tout comme son associé marocain, soulignent tous deux d’ailleurs le rôle de « relai » que le Maroc peut jouer dans le développement de l’entreprise en Afrique subsaharienne, considérant la filiale marocaine comme une « tête de pont ».

Au-delà de ces premiers résultats, deux thèmes structurants, émergeant de la phase de codage, doivent également être intégrés : la distance psychique et l’intention stratégique.

La distance psychique toujours d’actualité

Les discours du top management ont régulièrement été ponctués par des injonctions relatives à la distance qui sépare deux pays, ici la France (pays d’origine de NexVision) et les pays ciblés dans le développement international (cf. encadré 6).

Il est en réalité question de la distance psychique (Johanson et Vahlne, 1977). Elle a souvent été évoquée par la PME pour expliquer les difficultés comme les facilités rencontrées à l’international. Les échanges avec l’équipe dirigeante, retranscrits dans l’encadré 6, font écho aux précédents éléments de discussion relatifs aux expériences et à l’apprentissage. En effet, NexVision accumule moins d’expérience locale, expérience justement liée aux spécificités culturelles, locales identifiées dans la notion de distance psychique. Il semble donc cohérent que la PME soit sensible à ce facteur. Notons enfin que nos premières réflexions sur l’apprentissage et le choix d’une deuxième localisation intègrent déjà la notion de distance car « gérer » la distance psychique est une compétence, un apprentissage à intégrer dans la base expérientielle de la firme.

L’intention stratégique, vers une relativisation de l’aspect déterministe d’Uppsala ?

Le dernier thème émergeant concerne les opportunités stratégiques, les motivations et plus largement l’intention stratégique de la firme (cf. encadré 7).

La stratégie tête de pont (Javalgi et al. 2010; Dominguez, 2016b) a guidé toute la trajectoire de la PME : l’implantation en Inde servait à rallier l’Asie, la Bulgarie servait à s’étendre vers l’Europe de l’Est. Le Maroc ouvre une voie au développement dans les pays de l’Afrique subsaharienne. Notons que suite aux expériences indiennes, bulgares et marocaines, les dirigeants de NexVision ont décidé de modifier leur stratégie d’internationalisation pour se recentrer sur quelques marchés cibles (cf. encadré 8). Les entretiens confirment les articles de presse publique (cf. tableau 1 et encadré 2) qui indiquent que la PME marseillaise va cibler des pays développés pour un type de produit particulier. En lien avec un cabinet de consulting spécialisé dans le développement des activités à l’international (cf. encadré 8), la PME passe d’une logique d’internationalisation volontariste mais peu construite, à une logique de ciblage de pays et de produit.

Au final l’étude de cette PME alimente les réflexions critiques relatives à l’aspect déterministe du modèle d’Uppsala dans sa première version (Welch et Paavilainen-Mantymaki, 2014). L’étude a en effet permis de mettre en avant le caractère auto-entretenu du processus d’internationalisation d’une PME à partir de l’étude des étapes antérieures. C’est en se basant sur l’analyse des résultats des localisations précédentes et sur son expérience (faculté d’apprentissage) que NexVision a choisi de poursuivre son internationalisation.

Conclusion

En management international, la question de la trajectoire d’internationalisation et des facteurs explicatifs des choix de localisation demeure centrale. Nous nous appuyons sur le modèle d’Uppsala (Johanson et Vahlne, 1977) pour explorer et comprendre le rôle de l’expérience de la firme et du résultat d’une première localisation sur le développement de son implantation dans la même zone géographique. En outre, notre analyse se concentre sur le cas des PME, qui, si elles représentent une part conséquente dans le phénomène de globalisation, restent encore trop peu analysées au regard de leur comportement d’internationalisation (Ribau et al., 2018). Enfin, nous focalisons notre attention sur le cas de l’Afrique et plus spécifiquement la zone du Maghreb qui attire un volume important d’IDE (CNUCED, 2016). Dans ce cadre, nous interrogeons tout d’abord les rôles respectifs de l’expérience locale et de l’expérience internationale (Johanson et Vahlne, 1977) et l’influence de l’apprentissage expérientiel dans le choix de poursuivre son implantation dans la même zone (Tapia Moore et Meschi, 2010). Ensuite, nous posons la question du rôle respectif du succès et de l’échec d’une première localisation sur la décision de se localiser à nouveau dans la même zone.

Pour répondre à ces questions, nous nous intéressons au cas de l’entreprise NexVision. L’entreprise est représentative d’une PME inscrite dans une démarche internationale : sa présence dans plusieurs pays permet de questionner le rôle de l’expérience dans les décisions de localisation; sa volonté de poursuivre son internationalisation permet également de mettre en évidence l’influence du résultat d’une première localisation dans le choix de poursuivre son implantation dans la même zone.

Nos résultats confirment premièrement qu’une base expérientielle solide et importante (qualitativement et quantitativement) conduit les entreprises à augmenter la zone géographique considérée pour s’implanter, sans se cantonner à des zones proches, notamment quand il s’agit d’expérience internationale. En revanche, notre étude ne confirme pas l’avis de la littérature selon lequel une firme qui connait une zone particulière (ici le Maghreb) sera plus à même de se localiser une nouvelle fois dans la région. Cette situation peut s’expliquer soit par le fait que l’expérience locale n’influence pas directement la décision de poursuivre son implantation dans la même zone mais peut, au même titre que l’expérience internationale, encourager la localisation dans des zones connexes (dans notre cas l’Afrique subsaharienne), soit par le fait que le niveau de connaissances locales accumulées est encore insuffisant. Deuxièmement, concernant l’influence du succès et de l’échec de la première implantation, nos résultats confirment tout d’abord la pertinence du modèle des aspirations organisationnelles (Bromiley et Harris, 2014) en soulignant que, malgré des résultats financiers décevants, l’implantation au Maroc est considérée comme un succès car elle présente un écart positif entre les attentes des dirigeants interrogés et les résultats obtenus (en termes de survie de la filiale et de sa capacité à opérer sur le marché, de satisfaction du client, d’effet marketing et de respect de l’éthique). Ensuite, nos résultats tendent à confirmer qu’un succès initial limite le développement de connaissances locales en encourageant les décideurs à simplifier le processus de décision et à limiter la remise en cause (Audia et al., 2000), voire la prise de risque. Le succès ressenti sur le marché marocain serait de ce point de vue, indirectement, à l’origine de la décision de ne pas poursuivre l’implantation dans cette zone.

L’apport de cette étude est triple. Tout d’abord elle teste la pertinence du modèle d’Uppsala sur un espace géographique émergent et sur la question de la poursuite de la localisation dans une même zone. Nos résultats offrent ensuite une première base empirique pour élargir la connaissance du comportement d’internationalisation des PME. Enfin, cet article propose des pistes de réflexion devant guider l’action des dirigeants de PME et des pouvoirs publics dans le cadre du développement international des PME dans la zone Maghreb.

Cependant ce travail n’est pas exempt de limites. Premièrement, le choix d’une étude de cas unique ne permet pas de généraliser les conclusions, valables pour NexVision, à d’autres entreprises qui se localiseraient au Maghreb. Dans cette optique, il serait intéressant d’analyser un échantillon de PME qui cherchent à étendre leurs activités dans cette zone. Deuxièmement, le choix du modèle d’Uppsala dans sa version de 1977, même s’il reste d’actualité dans le cadre de l’étude de cas, mériterait d’être complété par sa version de 2009 pour prendre en compte le rôle du réseau, non traité dans ce papier. De même, la convocation de modèles concurrents, tels que le modèle INV (Oviatt et McDougall, 1994), pourrait enrichir l’analyse en apportant une vision alternative de l’internationalisation et en se focalisant sur des niveaux d’analyse différents.