Corps de l’article

The weather was clear that day. The woman came out of her sodhouse and saw a mist above the village. She went back in her sodhouse and told the children something was wrong with the village. The mist was steam from the blood of all the people.

Funk 2010, 539

Les Bow-and-Arrow Wars chez les Yupiit

Les Yupiit sont un des groupes natifs de l’Alaska occupant toute la partie sud-ouest de l’Alaska, notamment sur les côtes de la Mer de Béring et le long du delta Yukon-Kuskokwim. Le peuple Yup’ik, à l’instar des autres peuples de l’Arctique, est souvent perçu comme un peuple pacifique. Cette vision serait le produit des premières rencontres sans conflits majeurs entre les premiers explorateurs et les populations locales, par opposition aux premières interactions bien plus belliqueuses avec les Indiens des Plaines des États-Unis ; à cela s’ajoute l’influence de l’anthropologie américaine des années 1960 qui analyse les chasseurs-cueilleurs inuit en opposition au bellicisme états-unien au Vietnam (Fienup-Riordan 1994). Pourtant, dans les siècles qui précèdent l’arrivée des premiers explorateurs russes, l’histoire yup’ik est marquée par des épisodes de conflits intertribaux très violents. Cette période, aux contours chronologiques encore flous, porte le nom de Bow-and-Arrow Wars (Guerres des arcs et des flèches).

Les informations qui subsistent sur cette période proviennent essentiellement de l’histoire orale, des comptes rendus des premiers explorateurs (notamment à partir de cette même histoire orale) et, très récemment et dans une moindre mesure, de l’archéologie. Cette partie de l’histoire yup’ik demeure peu connue en Alaska, même au sein des jeunes générations yupiit. En effet, les anciennes générations dépeignent généralement une version idéalisée de leur propre passé :

In many cases, elders who describe a peaceful past are the same men and women who […] give vivid accounts of episodes of murder, revenge, banishment, and cannibalism. Perhaps in eulogizing the peace of their past they are being rhetorical, picking the part of their history that best serves their present need, which is to create an opposition between traditional Yup’ik values that they seek to preserve and the Western world that they increasingly view as a threat. (Fienup-Riordan et Rearden 2016, 110)

De fait, une source importante pour la compréhension de cette période de conflit précontact se base largement sur l’histoire orale des peuples natifs, notamment documentée dans le cadre de l’Alaska Native Claims Settlement Act (ANCSA), entre les années 1970 et 1990 (Fienup-Riordan et Rearden 2016; Funk 2010; Pratt 2013). À cette époque, le Bureau of Indian Affairs (BIA) a constitué une documentation exhaustive de l’histoire orale des différentes populations natives de l’Alaska, en invitant les aînés à raconter l’histoire orale de leur peuple. Les Bow-and-Arrow Wars étaient très présents dans les récits des populations yupiit (Funk 2010) et même certaines batailles spécifiques sont largement documentées par diverses sources orales, témoignant de leur crédibilité (Pratt 2013).

Les conflits yupiit se définissent essentiellement par une succession de raids sur des villages (notamment motivés en représailles à une action précédente), dont l’objectif est l’annihilation complète et l’exécution de tous les habitants, femmes et enfants inclus (Fienup-Riordan et Rearden 2016; Funk 2010; Griffin 2002). La destruction et l’incendie des villages est une constante de l’histoire orale dans toute la zone yup’ik (Funk 2010). Certains auteurs comme Pratt (2013) considèrent que l’échelle de ces conflits était moins importante que ce qui est généralement décrit dans l’histoire orale. Cet argument se tient, puisque l’histoire orale nous informe que les raids de ripostes pouvaient intervenir avec plusieurs années d’écart. Pourtant, sans remettre en cause la présence de conflits, Pratt (2009; 2013) considère que les chercheurs ont exagéré leur portée et leur intensité, et que dans la plupart des cas, il s’agissait de conflits à une échelle quasiment individuelle et non pas régionale : « reported warfare between “regional confederations” was also more commonly local (i.e., kin-related) than regional in scope » (Pratt 2009, 272). Pour cela, Pratt pose pertinemment la question des raisons de ces conflits, puisque d’après les sources orales, il ne s’agissait pas de conflits liés à des questions territoriales ou de ressources : « Reports of warfare among the Central Yup’ik have seldom if ever been attributed to issues of boundary defense or protection of resources against outside intrusions […]. If warfare truly was endemic in this region prior to European contact […] then what was its motivating factor ? » (Ibid., 274).

Les conflits yupiit doivent également être compris dans un contexte plus large de tensions entre groupes natifs : « These wars may have been part of a pan-Alaskan, even pan-North American, series of conflicts in which small nations raided each other, sometimes to complete annihilation […]. It seems now that these wars, in Alaska and throughout North America, preceded the influence of Western states by hundreds of years » (Funk 2010, 559). En effet, les Bow-and-Arrow Wars, ainsi que ces autres conflits au sein des populations autochtones nord-américaines, correspondent de manière générale avec le Petit Âge glaciaire. Dans le cas de l’Alaska, le Petit Âge glaciaire,vers 1350-1900 ap. J.-C., a eu des conséquences environnementales notables (affectant la tectonique, les températures et l’abondance des saumons entre autres. Mann et al. 1998) qui a pu avoir des incidences sur les conflits entre les groupes. Ceci a également été noté dans d’autres régions voisines, notamment au nord-ouest de l’Alaska, dans les territoires iñupiat (Mason 2012). La présence de conflits armés chez les populations précontact dans la zone arctique est, par ailleurs, bien documentée dans certaines zones comme le détroit de Béring, même au sein de formations culturelles plus anciennes (Burch 1974; 2005; Jensen et Sheehan 2016; Mason 2012; 2016a). Dans un article largement dédié aux conflits, Mason (2012) s’intéresse également aux armures (témoins de conflits armés) et observe que ce type de protection était très largement répandu et à son apogée entre 1250 et 1550 ap. J.-C. dans le nord-ouest de l’Alaska, essentiellement le long des côtes de la Mer de Béring.

Concernant la chronologie de ces conflits, certains éléments semblent indiquer qu’ils auraient pris fin en même temps que l’arrivée des premiers explorateurs et commerçants russes, aux alentours de 1840 (Funk 2010). Jugeant que ces conflits n’étaient pas favorables pour le commerce, l’armée russe a mis en place une politique de défense systématique des villages attaqués. Face à l’armement russe, les hostilités entre les groupes yupiit se seraient vite volatilisées, au profit d’un commerce prospère avec les russes. L’épidémie de variole de 1838-39, ayant décimée une partie de la population yup’ik, aurait également influencé et accéléré la fin des conflits entre les groupes (Ibid.). D’autres chercheurs considèrent que les conflits ont pris fin avant même l’arrivée des colons et de l’épidémie de variole (Pratt 2013).

Si la fin de ce(s) conflit(s) semble être bien calée chronologiquement, le début des Bow-and-Arrow Wars est moins clair, à l’instar des causes qui l’ont initié. La tradition orale livre certains récits comme étant à l’origine de ces conflits, les plus connus étant celui de l’incident de l’oeil accidentellement crevé d’un enfant et celui du gendre assassin, ayant dans les deux cas aboutis à une série de représailles en escalade des proches, du village, puis des tribus jusqu’à un conflit étendu à toute la zone yup’ik (Fienup-Riordan et Rearden 2016; Funk 2010; Pratt 2013). Toutefois, ces histoires peuvent difficilement être acceptées au premier degré, ne serait-ce que par l’éloignement chronologique. L’histoire orale est plus précise lorsqu’il s’agit de la fin des hostilités au XIXe siècle, que lorsqu’il s’agit du début de ces conflits quelques siècles plus tôt. Plusieurs hypothèses existent quant à la chronologie de l’apparition des conflits. Une des hypothèses stipule que les conflits ont débuté vers 1000 ap. J.-C., même si d’autres hypothèses considèrent que les conflits débutent plus tardivement, à partir d’environ 1300-1400 ap. J.-C.(Fienup-Riordan et Rearden 2016; Funk 2010). La première hypothèse se base sur l’implantation, sur les côtes du détroit de Béring, de la culture de Thulé vers 900-1200 ap. J.-C. (Mason 2016b; Raghavan et al. 2014), qui vont très rapidement migrer vers le sud le long des côtes de la Mer de Béring en remplaçant et en acculturant les populations locales (Dumond 1977; 1984). Ce bouleversement pourrait être à l’origine de ces conflits : « this transition may not have been benign, and social interaction recognized only by changing material culture may mark the start of the Bow and Arrow War Days » (Funk 2010, 528). Toutefois, une origine plus ancienne n’est pas à exclure. Tout d’abord, des indices archéologiques de conflits existent dès environ 1250-1550 ap. J.-C. dans d’autres régions d’Alaska (voir ci-dessus). Mais il y a également au moins un site dans la région yup’ik pouvant correspondre à un épisode de conflit pré-Thuléen. En effet, le site de Platinum Village a livré une industrie de type Ipiutak (Larsen 1950) datant d’environ  550 ap. J.-C. (Tauber 1960). Un des habitats fouillé est décrit de la manière suivante : « Charcoal, ashes, and burnt logs in the fill and on the floor, a great number of unbroken artifacts, and some burnt skeletal remains of two or three small children are the sad evidences of a sudden and violent fire » (Larsen 1950, 183-84). L’analogie avec la fin tragique de Nunalleq est frappante, mais à ce stade, et en l’absence de publications détaillées sur le site, il est difficile de savoir si l’incendie évoqué pour Platinum Village est intentionnel (lié à un conflit) et, si tel est le cas, s’il s’agit d’un conflit pouvant être rapporté aux Bow-and-Arrow Wars.

Nunalleq et le village d’Agaligmiut

Les recherches archéologiques sur les côtes alaskiennes de la Mer de Béring au niveau du delta Yukon-Kuskokwim sont rares (Griffin 2002; Shaw 1998) et se sont essentiellement focalisées sur les périodes plus anciennes ou sur des aspects ethnographiques (Ackerman 1964; Nelson 1900; Oswalt 1952; Oswalt et VanStone 1967; VanStone 1954). Mais il y a également eu quelques recherches se focalisant sur la préhistoire récente (précontact) de cette région (Larsen 1950; O’Leary 2007), bien que les fouilles archéologiques soient rares. Le site de Nunalleq est exceptionnel car il représente la première fouille d’un site archéologique datant de la période des Bow-and-Arrow Wars ayant livré des preuves directes de ce conflit. La fouille du site de Nunalleq (GDN-248) a débuté en 2009 dans le cadre d’une opération de sauvetage, avant d’évoluer vers une opération programmée.

Le site est localisé en bordure de mer, dans un environnement de toundra à la topographie plate, dans une zone climatique sub-arctique (Ledger 2018). L’occupation mise au jour représente une succession d’au moins trois niveaux allant d’environ 1570-1630 à 1645-1675 ap. J.-C. (Ledger et al. 2016; 2018), pouvant s’étendre sur une profondeur de 75 centimètres par endroits (Forbes, Britton et Knecht 2015). Le site montre plusieurs phases de la construction, habitation et abandon (après destruction) d’une maison semi-souterraine en tourbe de l’époque précontact. Les différents niveaux d’occupation représenteraient l’évolution d’un même habitat sur plusieurs générations, avec des dizaines de milliers d’artefacts découverts (en céramique, en ardoise, en bois, etc.). Le site se trouvant en contexte de pergélisol et de sols gorgés d’eau, de très nombreux matériaux organiques ont été préservés (Britton et al. 2018; Forbes, Britton et Knecht 2015).

Localisation du site de Nunalleq (GDN-248)

Localisation du site de Nunalleq (GDN-248)

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La fouille du site de Nunalleq (GDN-248) s’inscrit dans ce cadre historique des Bow-and-Arrow Wars (Figure 1). Le site archéologique (et les raisons de son abandon) était encore bien connu des habitants de Quinhagak, un village yup’ik situé à environ trois kilomètres au nord du site (Ledger et al. 2016). De fait, le site de Nunalleq (qui signifie « ancien village » dans la langue yup’ik), correspond au village historiquement appelé Agaligmiut (Fienup-Riordan et Rearden 2016), parfois retranscrit sous d’autres versions (Pratt 2013). L’existence et la destruction de ce village sont attestées par la tradition orale, mais également par les écrits des premiers explorateurs ou missionnaires tel que Ivan Vasil’ev, John Kilbuck ou F. Drebert (Fienup-Riordan 1988; Fienup-Riordan et Rearden 2016; Pratt 2013; VanStone 1988).

L’histoire de l’effondrement du village Agaligmiut, telle que racontée par l’histoire orale des habitants de Quinhagak, fait état d’un raid de la part de guerriers, dont l’origine varie selon les récits : soit d’un village voisin (Qinaq ou Pengurmiut) (Fienup-Riordan et Rearden 2016), soit de Nelson Island (Pratt 2013). Les attaquants auraient ainsi détruit le village par le feu, asphyxié les habitants en enfumant les maisons et exécuté tout le monde (Fienup-Riordan et Rearden 2016). Ces derniers éléments concernant la fin tragique d’Agaligmiut sont confirmés par les fouilles archéologiques en cours (Ledger et   al. 2016; 2018).

Les Bow-and-Arrow Wars vues par l’armement

Grâce à l’exceptionnelle conservation du site, des analyses nombreuses et variées ont été publiées sur différentes thématiques : l’ADN (Britton et al. 2018), la chronologie (Ledger et al. 2018), l’archéo-entomologie (Forbes, Britton et Knecht 2015), les miniatures de kayak (Jordan 2014), la céramique (Farrell et al. 2014), le paléoenvironnement (Ledger 2018), le régime alimentaire des chiens (McManus-Fry et al. 2018), ainsi que tous les articles du présent volume. Notre article se focalise sur l’outillage en pierre de Nunalleq et, plus précisément sur les pointes de projectiles (armes de chasse ou de guerre), outillage qui avait également fait l’objet d’un mémoire de Master (Redgate 2016). Il s’agit donc d’étudier cette période de conflits yupiit à travers un des types d’outils ayant justement servi à ce conflit : les armatures de flèches d’un épisode des Bow-and-Arrow Wars. Au long de cette étude, plusieurs questions vont être soulevées :

  • Quelles informations nous apportent l’armement en pierre sur la période des Bow-and-Arrow Wars et sur le déroulement de l’attaque qui a conduit à la destruction et l’abandon du village d’Agaligmiut ?

  • Peut-on percevoir différents phases d’intensité de conflit entre les phases de l’occupation d’Agaligmiut ?

  • Peut-on différencier les pointes des attaquants de celles des habitants d’Agaligmiut ?

  • Que nous dit l’analyse spatiale des pointes de projectiles ?

  • Comment peut-on utiliser les informations de la tradition orale dans le cadre d’une analyse de la production en pierre ? Quelles en sont les limites ?

Armatures et pointes de lances polies à Nunalleq

Le site se caractérise par un outillage lithique de plusieurs milliers de pièces, la vaste majorité étant fabriquée sur différents types d’ardoises, même si d’autres matériaux plus fins sont présents comme la jadéite. L’outillage lithique du site se compose de différents types d’outils : herminettes, burins à facettes multiples, uluit (couteaux féminins hémicirculaires), perçoirs, armatures (end-blades), pointes de lances et lames de couteaux. Il existe également des ornements en pierre, tels que des labrets et des figurines. Quelques rares productions sont encore emmanchées sur des supports organiques, dont certains burins, armatures, pointes, couteaux et uluit. Toutes ces productions lithiques sont polies, avec l’utilisation de la retouche lors de certaines phases de mise en forme ou de ravivage. Cet article se focalise uniquement sur une partie de l’outillage en pierre : les pointes de projectiles. Cette catégorie regroupe essentiellement deux types d’outils, des petites armatures (end-blades) et des pointes de lances de plus grand calibre. Ces pointes de projectiles polies sont essentiellement faites en ardoise ou dans d’autres matériaux divers plus fins. De manière générale, l’ardoise utilisée pour la production d’armatures et de pointes de lances se présente sous toute une gamme de couleurs à tendance noirâtre, grisâtre ou bleu foncé.

Sur le site, et dans le contexte chrono-culturel qui nous occupe, cohabitent les propulseurs et les arcs. D’un côté, les harpons sont montés sur des sagaies tirées par des propulseurs lors d’activités de chasse marine, alors que les pointes lithiques sont les armatures à l’extrémité des flèches tirées à l’arc (Figure 2) ; il y a également des flèches avec des pointes en matières dures animales sans insert lithique. Les armatures peuvent a priori servir tant pour la chasse que pour la guerre. En effet, ethnographiquement et dans l’histoire orale (Fienup-Riordan et Rearden 2016; Mason 2012), les armatures en ardoise sont polyvalentes et ne sont pas spécifiquement dédiées à une activité ou l’autre. Le mobilier du site de Nunalleq en est un exemple, puisque trois armatures ont été découvertes encore emmanchées : une sur un harpon et deux sur des fragments de pré-hampe en matière dure animale (Figure 3). Deux de ces armatures (une sur harpon et une sur pointe de flèche) ont été découvertes dans le même niveau (niveau F, phase II). Ces armatures emmanchées ne sont pas identiques, mais au vu de la variété des armatures du site, il est difficile de savoir s’il y avait une vraie distinction technologique ou typologique entre les armatures destinées à la chasse et celles pour la guerre.

Parties composant une flèche, à partir du matériel découvert à Nunalleq

Parties composant une flèche, à partir du matériel découvert à Nunalleq

Note : les pièces représentées sur cette figure (hampe, pré-hampe et armature) proviennent de la collection de Nunalleq, mais ont été découvertes séparément. Elles ont été « assemblées » sur cette figure afin d’illustrer l’aspect d’une flèche composite.

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Armatures emmanchées sur deux types de supports différents

Armatures emmanchées sur deux types de supports différents

Un harpon (a) et deux pré-hampes en os (b et c), site de Nunalleq.

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Matières premières

Le site archéologique se situe dans une zone où il n’y a pas, dans l’environnement immédiat, de sources connues d’ardoise ou d’autres matériaux lithiques pouvant servir à la production de l’outillage poli (à l’exception des polissoirs en argilite). Toutefois, il existe peu de données concernant l’acquisition des matières premières, dont l’ardoise, et peu d’études systématiques concernant les matières premières disponibles dans la région. Néanmoins, l’histoire orale fait mention de certaines sources d’ardoise ayant été utilisées pour la production de pointes de projectiles. Au moins trois sources d’ardoise sont mentionnées dans certaines publications. La première et la plus importante se trouve dans les montagnes de Kusilvak dans la région de Hooper Bay (Funk 2010), à environ 300 kilomètres au nord-ouest du site de Nunalleq. Il s’agirait de la plus importante source d’ardoise de la région, avec de l’ardoise noire commune et de l’ardoise grisâtre (Fienup-Riordan et Rearden 2016). La deuxième source dont font mention les Yupiit se trouve dans la même région (à moins de 100 kilomètres de la source précédente), dans les montagnes d’Askinuk (ou Askinaq), à proximité des côtes de la Mer de Béring (Funk 2010). La troisième source, appelée Ingrirralek, se trouve dans les montagnes de Kilbuck (Fienup-Riordan et Rearden 2016). Cette dernière, à environ 160 kilomètres de Nunalleq, aurait été la principale source de matière première pour les populations vivant dans la vallée de la Kuskokwim (Ibid.). Bien que ces sources semblent éloignées, les habitants de la région de Nunalleq ont pu se procurer les matières premières à travers des échanges, ou en se déplaçant en kayak pour les sources localisées près de la côte : « in the summer people came from far away to gather it for knives, harpoon tips, and arrows, returning home with heavily laden kayaks » (Ibid., 41).

Corpus

Notre corpus prend en compte toutes les armatures et pointes de lance (complètes ou fragmentées), ainsi que les préformes associées. La distinction entre une « armature » et une « pointe de lance » se base sur des considérations morpho-métriques. En effet, les pointes sont en moyenne plus longues et larges, mais aussi systématiquement plus épaisses que les armatures (Figure 4). En outre, les pointes se singularisent par des aspects typologiques, notamment par la présence de pédoncules et/ou d’ailerons dans 78 % des pointes complètes (Figure 4). Quelques rares pièces sont dans une zone de recouvrement (grandes armatures ou petites pointes ?) et seront pour certaines discutées dans l’article. En tout, 905 pièces (919 avant raccords) ont été prises en compte dans cette étude (Tableau 1). Certaines armatures, pointes de lances et préformes découvertes n’ont pas été prises en compte car elles proviennent des dernières campagnes de fouilles (à partir de 2017) et n’étaient pas cataloguées ou disponibles au moment de l’étude. Seules deux des armatures sont en matières dures animales, une du niveau D (phase II) et une du niveau H (phase III). Ces deux armatures sont de calibre et de typologie similaire aux autres armatures, raison pour laquelle elles sont incluses dans le corpus au même titre que les armatures en ardoise. À noter, une cache d’armatures a été découverte dans le niveau D (phase II). Cette cache se compose de 37 pièces, incluant 24 préformes (dont 20 entières) et  13 armatures (dont 2 fragments) (Figure 5).

Nombres et pourcentages des pointes de projectiles par catégorie

Nombres et pourcentages des pointes de projectiles par catégorie

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Armatures vs. Pointes de lance. Rapport longueur/largeur (en haut) et largeur/ épaisseur (en bas) entre les pièces considérées comme armatures ou comme pointes de lance

Armatures vs. Pointes de lance. Rapport longueur/largeur (en haut) et largeur/ épaisseur (en bas) entre les pièces considérées comme armatures ou comme pointes de lance

Note : seules les pièces complètes ou quasi-complètes sont représentées ; par pièce « quasi-complète » nous faisons référence à celles qui étaient légèrement cassées mais dont la longueur et/ou largeur pouvait être mesurée.

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Cache d’armatures découverte dans le niveau D (phase II) comprenant 24 préformes, 11 armatures complètes et 2 fragments

Cache d’armatures découverte dans le niveau D (phase II) comprenant 24 préformes, 11 armatures complètes et 2 fragments

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Peut-on percevoir des phases d’intensité de conflits ?

Les Bow-and-Arrow Wars représentent une série de conflits s’étalant sur plusieurs siècles jusque dans les années 1800. Les occupations fouillées à Nunalleq, représentant vraisemblablement trois générations entre c. 1570-1630 à c. 1645-1675 ap. J. C. (Ledger et al. 2018), se situent donc en plein dans cette période de conflits. Mais peut-on percevoir des périodes de conflit plus ou moins intense ?

Pour certaines des sections qui suivent, nous avons divisé les niveaux d’occupations en deux ensembles : l’ensemble Pré-Attaque (niveaux F à L) et l’ensemble Attaque (niveaux A à E) (voir la chronologie des niveaux d’occupation sur la Figure 6). Cette distinction permet d’observer d’un côté les armatures ayant a priori été produites uniquement par les occupants du site (ensemble Pré-Attaque), par opposition à l’ensemble Attaque où doivent logiquement se trouver des armatures des deux groupes qui s’affrontent. Dans l’ensemble Attaque, il y a une cache d’armatures (Figure 5) correspondant à une production des habitants d’Agaligmiut et non des attaquants ; nous avons donc différencié cette production qui nous servira également de référentiel pour distinguer la production locale dans l’ensemble Attaque. Se pose toutefois la question du niveau F : ce niveau correspond normalement au dernier niveau d’occupation, raison pour laquelle il fait partie de l’ensemble Pré-Attaque ; mais il n’est pas à exclure que du matériel attaquant se trouve également dans ce niveau. C’est pour cette raison que nous en tiendrons compte et y reviendrons à certains moments.

Lorsque nous comparons le nombre total de pointes de projectiles par niveau (armatures, lances, préformes, fragments, pièces entières, etc.), on observe une augmentation exponentielle des pointes de projectiles depuis la phase la plus ancienne jusqu’à la phase récente ayant débouché sur la destruction et l’abandon du site (Figure 6). Bien qu’il s’agisse d’une fouille en cours et d’une vision partielle de l’histoire de ce village, la tendance générale semble assez révélatrice. De plus, lorsque seules les armatures complètes sont prises en compte (sans comptabiliser les préformes, les fragments ou les pointes de lance), la tendance est sensiblement la même que sur la Figure 6 : 12 armatures dans la phase IV, 35 armatures dans la phase III, 60 armatures dans la phase II (avant l’attaque) et 139 armatures dans l’ensemble Attaque (à ce décompte s’ajoutent 20 armatures de provenance indéterminée).

Nombre de pointes de projectile (armatures, pointes de lance, préformes et fragments) par phase (à gauche) et chronologie des phases d’occupation identifiées à Nunalleq (à droite)

Nombre de pointes de projectile (armatures, pointes de lance, préformes et fragments) par phase (à gauche) et chronologie des phases d’occupation identifiées à Nunalleq (à droite)

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Il y a dès le niveau F (de l’ensemble Pré-Attaque), une forte augmentation des pointes de projectiles. Mais comme chaque phase représente des périodes de temps relativement longues (Ledger et al. 2018), il est difficile de confirmer si la forte production de pointes de projectile dans ce niveau F est en lien avec l’attaque. Il est intéressant de se pencher à nouveau sur l’histoire orale concernant la bataille d’Agaligmiut que nous avons brièvement présentée en introduction. Dans un des récits, le raid ayant causé la destruction du village aurait été lancé car les attaquants savaient que les habitants d’Agaligmiut étaient en train de se préparer et de s’armer afin de lancer une attaque (Fienup-Riordan et Rearden 2016). Sans pouvoir confirmer ce récit oral, la présence d’un plus grand nombre de pointes de projectile dès le niveau F, ainsi que la présence d’une cache de pointes de flèches, pourrait être interprétées comme une production en amont d’un conflit à venir. À défaut de confirmer un épisode précis de l’histoire orale, on peut supposer qu’avant l’attaque il y avait déjà une intensification des tensions et la notion d’une confrontation plausible accentuée, imminente ou non. À ce stade, les pointes de projectiles des phases antérieures (III et IV) peuvent être simplement liés à la chasse et aucun élément ne permet d’observer la présence d’un conflit.

Quelle est la représentativité du matériel par rapport à l’épisode du conflit ?

L’ensemble Attaque (niveaux A à E) montre une forte augmentation des pointes de projectiles par rapport aux niveaux précédents. Mais cette forte proportion est d’autant plus marquante si l’on considère que la quasi-totalité de pièces représentent un instant très court. En effet, alors que les phases d’occupation avant l’attaque (phases IV, III et II) correspondent chacune à plusieurs années, la phase d’attaque et d’abandon du site a sûrement été le fait d’un évènement ponctuel.

Quelle est donc la pertinence du matériel découvert dans l’ensemble des niveaux correspondant à l’attaque et à l’effondrement du site ? Pour cela, nous utilisons les données ethnographiques et de l’histoire orale rassemblées par Burch (Burch 2005; Mason 2012) sur les populations Iñupiat du nord-ouest de l’Alaska. Les armes et les méthodes de guerres de ces groupes voisins semblent assez similaires à celles des Yupiit : utilisation de flèches dans le cadre de raids dont l’objectif était souvent la destruction des villages (Fienup-Riordan et Rearden 2016; Mason 2012). D’après ses estimations, les carquois utilisés pouvaient contenir 20-25 flèches environ et chaque guerrier portait un à deux carquois. Si nous appliquons cette donnée au matériel que nous avons découvert, cela devrait nous donner une idée approximative de la représentativité de notre échantillon. Ainsi, les 192 armatures (ou fragments d’armatures) découvertes dans les niveaux de l’attaque et de l’effondrement du village, pourraient simplement correspondre à l’armement d’environ trois à dix guerriers (trois guerriers avec chacun deux carquois de 25 flèches ou dix guerriers avec chacun un carquois de 20 flèches). Cette estimation permet d’une part de voir quelle est la représentabilité de notre corpus, mais également de montrer à quel point un seul individu (guerrier) peut produire facilement plusieurs dizaines ou centaines de pièces archéologiques (armatures) lors d’un seul épisode d’attaque. Mais même si le matériel découvert est bien évidemment partiel (probablement plusieurs centaines d’armatures restent à découvrir en périphérie de la fouille), la vision de ce conflit n’est peut-être pas si tronquée que cela. En effet, il est ici important de rappeler que les villages yupiit étaient généralement construits sur la base de structures familiales et que la population d’un village se composaient généralement de quelques dizaines d’individus, et plus rarement de quelques centaines (Fienup-Riordan et Rearden 2016). Ainsi, le conflit ayant abouti à la destruction du village aurait pu être le fruit d’une confrontation entre quelques dizaines de guerriers de chaque côté seulement, comme cela est parfois le cas (Pratt 2013).

Peut-on percevoir les groupes qui s’affrontent ?

Une autre problématique de cette étude visait à établir s’il était possible, à travers l’analyse des armatures, de percevoir les deux groupes qui s’affrontent. En d’autres termes, l’objectif était de mettre en évidence des différences entre les armatures des niveaux d’occupation précédents l’attaque et les armatures postérieures à l’attaque. De prime abord, cette différence semblait assez difficile à mettre en évidence étant donné une relative standardisation des armatures des différentes phases. Toutefois, certains éléments permettent d’isoler quelques armatures pouvant effectivement appartenir au groupe attaquant. Étant donné le faible nombre de pointes de lance (22 pointes complètes et quelques dizaines de fragments), seules les armatures sont prises en considération dans cette comparaison, car elles ont le plus grand potentiel informatif. La plupart des armatures les plus longues correspondent aux niveaux postérieurs à l’attaque, et présentent en plus certaines spécificités (notamment typologiques), raisons pour lesquelles elles pourraient correspondre à l’armement du groupe attaquant. Pour cette section nous avons à nouveau utilisé la distinction ensemble Pré-Attaque (niveaux F à L) et ensemble Attaque (niveaux A à E).

Lorsque l’on compare le rapport entre la longueur et la largeur de toutes les armatures complètes de l’ensemble Pré-Attaque et Attaque, même s’il existe un fort recouvrement, quelques singularités apparaissent. Sur le diagramme (Figure 7), on observe une tendance différente dans l’ensemble Attaque, puisqu’il y a un groupe d’armatures plus longues, et légèrement plus larges pour certaines (notamment celles à l’intérieur du cercle en pointillé). Il y a également d’autres pièces de l’ensemble Attaque qui semblent sortir du lot en termes de largeur, mais de manière moins significative. Les armatures du cercle en pointillé se composent d’une armature du niveau J (Pré-Attaque) et de 12 armatures Attaque (2 du niveau D et 10 du niveau C). Deux de ces dernières ont la même longueur et largeur, raison pour laquelle le diagramme ne compte que 11 points Attaque. Dans ce lot de pièces de plus grand calibre, il y a aussi une armature provenant de la cache mentionnée précédemment. Ces armatures ne sont qu’un à deux centimètres plus longues que la plupart des armatures de l’ensemble Pré-Attaque, et seulement quelques millimètres plus larges pour certaines. Comment savoir alors, si ces armatures n’ont tout simplement pas été fabriquées en un calibre un peu plus grand par les occupants du site dans un contexte de conflit ? Pour cela nous avons regardé de plus près ces pièces afin d’en déceler d’autres éléments discriminants.

Rapport longueur vs. largeur des 246 armatures complètes (89%) ou quasi-complètes (11%) ayant une provenance

Rapport longueur vs. largeur des 246 armatures complètes (89%) ou quasi-complètes (11%) ayant une provenance

Elles sont divisées en trois groupes : ensemble Pré-Attaque (niveaux F à L), ensemble Attaque (niveaux A à E) et armatures de la cache du niveau D. En pointillé, un lot d’armatures, essentiellement de l’ensemble Attaque, se singularise par des longueurs et/ou largeurs plus importantes.

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La plupart des armatures de l’ensemble Attaque sont de couleur rougeâtre ou brun, ou avec une texture quasiment calcinée par l’action du feu. Elles ont toutes été trouvées dans le contexte du toit effondré brûlé du niveau D, ce qui expliquerait donc pourquoi ces pièces sont brûlées. Toutefois, l’action du feu n’explique pas tout car parmi les pièces brûlées, la plupart n’ont pas un aspect rougeâtre-brun (Figure 8). On note, ainsi, que l’apparition des pointes brûlées d’aspect rougeâtre n’intervient que dans la phase Attaque. Ceci pourrait s’expliquer notamment par l’utilisation d’une matière première différente par les attaquants (type d’ardoise restant à déterminer), puisque l’ardoise noire plus commune ne semble pas changer de couleur lorsqu’elle est brûlée. On pourrait évidemment considérer que ce résultat découle. encore une fois, d’une plus grande production de ce type de matériau lors des périodes de conflit ou d’une plus grande proportion d’armatures brûlées lors de l’effondrement du site. Pourtant, sur 16 armatures entières brûlées de couleur rougeâtre ou calcinées de l’ensemble Attaque (Figure 9), 8 se trouvent dans le groupe d’armatures les plus longues mis en exergue sur la Figure 7 (seuls sept points sur le schéma car deux ont les mêmes longueurs et largeurs). Sur ces huit armatures brûlées rougeâtre longues, toutes proviennent du toit brûlé (dont quatre de la même unité).

Pièces brûlées

Pièces brûlées

Nombre de pointes de projectile (armatures, pointes de lance, préformes et fragments) brûlées selon deux catégories : les pièces brûlées de couleur rougeâtre vs. les pièces brûlées sans changement de couleur apparent (noirâtre).

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Rapport longueur vs. largeur des armatures complètes de tous les niveaux (à l’exception des armatures de provenance inconnue), montrant celles brûlées ayant une couleur rougeâtre

Rapport longueur vs. largeur des armatures complètes de tous les niveaux (à l’exception des armatures de provenance inconnue), montrant celles brûlées ayant une couleur rougeâtre

Note : Dans le groupe d’armatures les plus longues (plus de 50 mm), il y a huit pièces brulées de couleur rougeâtre ; seuls sept points sont visibles, car deux armatures ont les mêmes longueurs et largeurs.

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Finalement, il est important de noter que certaines de ces armatures plus longues et larges de l’ensemble Attaque, ont également une morphologie bien distincte par rapport au reste de la collection. Même s’il existe de nombreuses variations au sein de l’assemblage, trois des armatures se distinguent particulièrement en termes morphologiques (Figure 10). Ces trois pièces, dont deux sont particulièrement brûlées, se démarquent des autres armatures de la collection par certains aspects :

  • L’armature n 24286, avec une épaisseur de 4 mm, est une des plus épaisses de toute la collection. Sur les 474 armatures de la collection pour lesquelles nous avons une information sur l’épaisseur, 99,4% (n=471) mesurent entre 1 et 3 mm d’épaisseur, et seulement 0,6% (n=4) mesurent 4 mm d’épaisseur. Ces 4 dernières armatures ayant une épaisseur de 4 mm proviennent de l’ensemble Attaque (niveau D). De plus, l’armature n° 24286 présente une concavité assez prononcée, ce qui est peu typique.

  • L’armature n° 30353 est l’armature de toute la collection présentant la concavité la plus marquée. Sur 435 armatures, seules 9,2 % (n=40) ont une concavité de plus de 2 mm, et seule l’armature n° 30353 atteint 6 mm.

  • L’armature n° 23344 se différencie par sa morphologie, notamment par sa très large base qui lui procure un aspect trapu. Avec une largeur de 26 mm, il s’agit de l’armature la plus large de la collection, puisque sur les 478 armatures pour lesquelles nous avons une information sur la largeur, 477 d’entre elles (99,8%) se situent entre 9 et 23 mm de large.

  • Pour résumer cette section, on peut dire que dans l’ensemble Attaque on retrouve les armatures les plus longues, essentiellement localisées sur le toit effondré brulé, qui ont souvent une patine rougeâtre lorsqu’elles brûlent (ce qui n’est pas le cas de toutes les armatures brûlées) et dont une partie présente une typologie distincte, voire unique. La couleur rougeâtre pourrait être simplement due à une utilisation plus importante d’ardoise de couleur rougeâtre, un des types d’ardoise connu.

Armatures brûlées rougeâtres de l’ensemble Attaque avec une typologie bien distincte

Armatures brûlées rougeâtres de l’ensemble Attaque avec une typologie bien distincte

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Ce faisceau d’indices nous mène à conclure que ces armatures peuvent représenter une partie de l’armement du groupe attaquant. Les armatures plus longues ont pu être conçues dans l’optique d’un conflit, afin qu’elles soient plus fragiles ; l’histoire orale nous informe, encore une fois, d’un aspect concernant le matériel de guerre : « Arrowheads used in battle were more highly fractured than arrowheads used in hunting so that they would shatter the enemy’s body and leave a jagged wound » (Fienup-Riordan 1994, 329). Ces armatures plus longues correspondaient peut-être à ce cas de figure. Les matières premières utilisées peuvent également correspondre à un approvisionnement distinct de la part d’un autre groupe qui a accès des sources ou à des réseaux d’échanges différents de ceux des habitants d’Agaligmiut. Ainsi, en prenant en compte ces armatures et en cherchant des armatures fragmentées ayant des caractéristiques similaires, nous proposons une série d’armatures pouvant correspondre à l’armement du groupe attaquant (Figure 11), en les comparants aux productions des niveaux antérieurs de Nunalleq (Figure 12).

Sélection d’armatures pouvant correspondre à l’armement du groupe attaquant en se basant sur des spécificités morpho-métriques : niveau C (b, f) et niveau D (a, c-e, g)

Sélection d’armatures pouvant correspondre à l’armement du groupe attaquant en se basant sur des spécificités morpho-métriques : niveau C (b, f) et niveau D (a, c-e, g)

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Sélection d’armatures caractéristiques de différents niveaux antérieurs à l’attaque

Sélection d’armatures caractéristiques de différents niveaux antérieurs à l’attaque

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Pour évaluer la pertinence de cette variabilité morpho-métrique entre l’ensemble Pré-Attaque et l’ensemble Attaque, il faudrait pouvoir comparer avec d’autres armatures yupiit datant de cette région et période et observer les différences métriques, morphologiques et de matières premières entre les armatures de différents sites. Malheureusement, à ce stade il existe peu de publications illustrant les armatures en ardoise polie de sites yupiit. Seules quelques armatures ont été publiées, mais le nombre d’exemplaires illustrés ne permettent pas une analyse statistique ou détaillée : à titre d’exemple, c’est le cas pour les sites de Cape Krusenstern (Giddings et Anderson 1986), de Platinum (Larsen 1950) et de Crow Village (Oswalt et VanStone 1967), mais aussi des pièces en provenance des Brooks Range (Dumond 1984), de la région de Brooks River (Harritt 1988) ou de l’île de Kodiak (Clark 1984).

Peut-on percevoir la zone d’affrontement ?

Les données spatiales concernant la répartition des pointes de projectiles sur le site peuvent fournir quelques éléments de réflexion concernant la zone d’affrontement et le déroulement de l’attaque. Pour cela, nous avons comparé la répartition spatiale, c’est-à-dire la densité de vestiges par unité fouillé (unité = carré de 2 m2), des armatures et pointes de lances entières ou fragmentées (en excluant les préformes). La répartition spatiale se fait uniquement sur la zone principale de fouille (secteur A), qui contient la quasi-totalité du matériel découvert. Nous avons établi une carte de densité pour les niveaux d’occupation H (Phase III) et F (Phase II), ainsi que deux cartes du niveau D « Attaque » (Figure 13). Le niveau D est présenté en deux cartes, car de nombreuses armatures ont été découvertes sur le toit brûlé ; nous avons donc fait deux plans de répartition : une avec les pièces du contexte « toit brûlé » et une sans. Le niveau d’occupation K (Phase IV) n’est pas représenté, car contenant uniquement 4 pièces.

Densité des pointes de projectile par carré

Densité des pointes de projectile par carré

1) niveau d’occupation H (Phase III) ; 2) niveau d’occupation F (Phase II) ; 3) niveau D (Attaque) sans les pièces du contexte de toit brulé ; 4) niveau D (Attaque) avec les pièces du contexte de toit brulé. Note : le chiffre au sein de chaque carré indique le nombre total de pièces découvertes, en incluant les armatures et pointes de lance (entières ou fragmentées), mais en excluant les préformes.

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Le plan de répartition du niveau d’occupation H (Phase III) permet de voir une répartition relativement homogène, avec une concentration légèrement plus importante vers l’ouest. Le plan du niveau F (Phase II), montre également une répartition plutôt homogène, avec cette fois-ci une concentration légèrement plus importante vers l’est (du côté du tunnel d’entrée). Par contre, les plans de répartition des niveaux Attaque montrent de plus fortes disparités : lorsque l’on prend en compte le niveau D sans les pièces du contexte du toit brûlé, il y a une concentration à l’ouest (à côté de l’entrée du tunnel) et une plus importante à l’est (au milieu du couloir qui traverse l’habitat) ; lorsque l’on prend en compte toutes les pièces (même celles du toit), on observe une très forte concentration à l’ouest à l’entrée du tunnel, et une autre concentration assez forte au milieu de l’habitat.

La forte concentration d’armatures sur le toit de l’habitat dans le niveau D, notamment du côté du tunnel d’entrée, peut éventuellement s’expliquer par le modus operandi décrit dans certains récits, où les attaquants tirent des flèches sur les habitants au fur et à mesure qu’ils sortent de l’habitat en feu. Dans ce cas de figure, les nombreuses armatures côté ouest pourraient correspondre à un évènement de ce type. La forte concentration des pièces sur le toit située au milieu de la zone est plus difficile à expliquer (des tireurs postés sur cette zone du toit ? Présence d’une entrée dans cette partie du toit ?).

Comme indiqué plus tôt, la forte proportion de pièces du niveau F (Phase II) par rapport aux périodes précédentes pourrait également être l’indice d’une intrusion à l’intérieur de l’habitat lors de l’attaque, surtout que les concentrations sont légèrement plus importantes du côté de l’entrée de l’habitat. De même pour le niveau D sans les pièces du toit, qui montre une forte concentration à l’entrée et au milieu du couloir (sans pour autant pouvoir démontrer que toutes ces pièces se trouvaient à l’intérieur).

Toutefois, il y a deux armatures bien particulières qui pourraient représenter des indices supplémentaires d’une possible intrusion des attaquants à l’intérieur de l’habitat. Tout d’abord, il y a une armature (n° 4293) dans le niveau F d’un calibre supérieur à la moyenne des armatures des phases précédentes du site et qui correspond bien aux armatures que nous avons isolées comme étant celles du groupe attaquant. Comme cette pièce se trouve dans le dernier niveau d’occupation, elle pourrait indiquer la présence d’un raid à l’intérieur lors de l’attaque. Ensuite, une armature (n° 12483) du niveau D a été découverte encore plantée dans un poteau de l’habitat (Figure 13), témoignant également d’un possible raid à l’intérieur. À noter, que le poteau sur lequel se trouve cette armature se trouve à proximité d’une concentration importante d’armatures et de pointes du niveau D (niveau de l’attaque).

Conclusion

Les données sur les pointes de projectiles exposées ci-dessus permettent de proposer des pistes de réflexions sur divers aspects relatifs à l’attaque du village d’Agaligmiut. D’autres travaux sur Nunalleq, et notamment sur le matériel relatif à la guerre (arcs, hampes, etc.), apporteraient également des informations complémentaires. Un des principaux obstacles concerne l’absence de matériel comparatif, puisque peu de sites yupiit ont été fouillés, et peu de publications illustrent les armatures ou pointes de lances en ardoise polie. Cette lacune historiographique est gênante lors de toute type d’analyse, mais encore plus lorsqu’il s’agit – au sein d’une même série – de faire la part entre les productions locales et extérieures. Malgré ces déficiences, l’analyse des armatures et pointes de lances du site de Nunalleq, a permis de mieux cerner certains aspects de l’attaque du village et des Bow-and-Arrow Wars.

Le conflit se précise dès le niveau F (phase II) par le nombre plus élevé de pointes de projectiles. Cet accroissement de l’armement au niveau F (pointes de projectiles et armures de protection) peut être perçu comme une intensification générale des tensions entre les groupes, ou d’une préparation concrète au conflit ayant opposé le village d’Agaligmiut aux guerriers attaquants. À moins qu’il ne s’agisse d’un indice d’un raid à l’intérieur du village. L’analyse des pointes de projectiles permet de mieux appréhender l’attaque du village par un groupe extérieur dans les niveaux A à E, notamment par une très forte augmentation des pointes de projectiles, dont la plupart se trouve dans le contexte du toit effondré brûlé.

En analysant le matériel de l’ensemble Attaque, certaines singularités morpho-métriques et typologiques nous ont permis de dégager quelques armatures pouvant correspondre à l’armement du groupe attaquant. Ces armatures, découvertes essentiellement sur le toit effondré, avaient une patine rougeâtre causée par l’action du feu. Pourtant, toutes les armatures brûlées de ce contexte ne présentent pas la même patine. De plus, il reste ce constat : quasiment toutes les pointes brûlées rougeâtres sont celles qui sortent du lot, en termes de calibre et de typologie. Cette altération de couleur différenciée peut-elle être due à une composition différente de l’ardoise (source de matière première différente) ? Ont-elles été brûlées dans des zones de la maison où une combustion plus importante a simplement eu lieu ?

Une autre hypothèse, non-démontrée à ce stade et qui demanderait de nouvelles analyses et expérimentations, pourrait faire état de flèches enduites d’un combustible inflammable (graisse animale, résine végétale, cire, etc.), afin de tirer des flèches-torches sur le toit dans le but de mettre le feu à l’habitat. Cette hypothèse pourrait éventuellement induire une combustion plus intense des flèches brûlées et ainsi expliquer l’altération rougeâtre des armatures. De plus, l’histoire orale fait mention de matériaux inflammables disposés sur les toits dans le village d’Agaligmiut, sans toutefois mentionner un allumage par flèches-torches : « They set every house on fire, using those [wood] shavings to ignite the fire. They also poured seal oil on them. They set the whole village ablaze » (Fienup-Riordan et Rearden 2016, 290).

Finalement, la répartition spatiale des pointes de flèches montre une forte concentration au milieu de l’habitat et à proximité du tunnel d’entrée ; dans les deux cas, la plupart des pointes de flèches sont sur le toit. La concentration à proximité de l’entrée peut sûrement s’expliquer car il s’agissait de la zone d’affrontement : soit les attaquants tiraient des flèches sur les habitants qui sortaient au fur et à mesure (car la maison était en feu ou enfumée), soit les attaquants sont rentrés dans la maison lors de l’attaque. Pour l’instant il n’y a pas de preuve formelle confirmant la présence d’un raid à l’intérieur de l’habitat, mais l’augmentation importante d’armatures dans le niveau F (dernier niveau d’occupation) est un indice. D’autant plus qu’il y a au moins une armature dans ce niveau d’un calibre largement supérieur à la moyenne des phases d’occupation précédente du site, qui correspond bien aux armatures que nous avons isolées comme étant celles de l’attaquant, ainsi qu’une armature du niveau D encore enfoncée dans un poteau intérieur de l’habitat, témoignant ainsi d’un possible raid à l’intérieur de l’habitat. Toutefois, en se basant sur une approche archéo-entomologique, Forbes et al. (dans ce volume) concluent à une hypothèse inverse, proposant l’absence d’une attaque ayant eu lieu à l’intérieur de l’habitat.