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Introduction

Le droit à une peine juste n’est pas protégé constitutionnellement au Canada; ce qui l’est, c’est le « processus […] voué au prononcé d’une peine juste »[1]. Cependant, même à l’égard de ce processus, il est encore généralement admis que le législateur peut « restreindre le pouvoir du tribunal d’infliger une peine juste »[2]. La menace est externe. Mais qu’en est-il, à l’interne, de toutes ces considérations qui entrent souvent en conflit avec des principes proprement juridiques voulant que « la justesse de la peine ne s’évalue pas dans l’abstrait »[3] et que « la détermination d’une peine juste et appropriée [soit] une opération éminemment individualisée »[4]? Comment, par exemple, réconcilier dans une décision les considérations relatives à la protection de la société avec celles reliées à la protection des garanties juridiques de l’accusé? On le sait, l’étape de la détermination de la peine est complexe et même reconnue par les acteurs judiciaires comme l’une « des étapes les plus délicates du processus de justice pénale et criminelle »[5]. Si la littérature a abondamment problématisé les menaces externes à la liberté décisionnelle de ces acteurs[6] et à la possibilité d’arriver à la peine juste individualisée — surtout en ce qui concerne l’adoption de peines minimales obligatoires —, elle n’a pas accordé la même importance à la description des menaces internes ni problématisé avec la même rigueur les défis contemporains susceptibles de compromettre leur autonomie et leur intégrité décisionnelle dans la détermination de la peine. Alioune Fall a raison de considérer encore trop « rares […] les travaux qui se sont consacrés à cet aspect de l’indépendance du juge »[7]. Nous partageons aussi l’avis de José Arochena et de Ricardo Latas, pour qui « l’autonomie individuelle des juges ou l’indépendance judiciaire interne est un aspect encore en formation avec “des contours plus imprécis” que l’indépendance judiciaire externe » [notre traduction][8].

L’indépendance judiciaire est évidemment une question complexe. Elle réfère de façon traditionnelle à la préservation de l’autonomie et de la liberté décisionnelle face aux autres pouvoirs de l’État (pouvoirs législatif et exécutif). Elle vise aussi la protection d’une zone de non-interférence par rapport à des pouvoirs présents dans l’environnement du droit (mouvements sociaux, médias, marché, etc.). Mais on perd trop souvent de vue qu’elle garantit également la liberté décisionnelle des acteurs face à des critères qui, tout en étant internes au système de droit, peuvent néanmoins mettre en péril la possibilité d’arriver à une peine qui respecte les principes garantistes généraux du droit pénal, ceux voulant, notamment, que la peine soit proportionnelle, qu’elle doit individualisée, qu’elle soit la moins contraignante possible, et qu’elle ne soit ni cruelle ni inusitée.

C’est le dernier aspect de cette complexité que nous développerons dans cette contribution, soit celui concernant plus spécifiquement les menaces internes à l’indépendance judiciaire. Nous ciblons ce qui, dans le fonctionnement même du pouvoir judiciaire, peut compromettre l’intégrité décisionnelle et la « responsivité » institutionnelle (au sens de Peter Nonet et Peter Selznick[9]). Notre objectif général sera ici de mieux comprendre et de mieux cerner les différents types de menaces internes pouvant, dans le contexte de la détermination de la peine, interférer avec la possibilité d’arriver à une peine juste et adaptée au cas concret[10]. Nous poursuivrons cet objectif avec l’aide d’une cinquantaine d’acteurs judiciaires que nous avons interviewés sur diverses considérations relatives à la détermination de la peine[11]. En effet, nous considérons, comme Martine Valois, que « [le] point de vue des juges sur la norme d’indépendance judiciaire s’impose »[12] au moment d’étudier cette question. Leur contribution dans l’exploration de notre objet fut importante : les acteurs nous ont permis d’explorer toute une série de questions fondamentales pour la préservation de leur indépendance judiciaire de même que les différentes dimensions du concept d’indépendance judiciaire, la question de ses bénéficiaires, celle de son étendue et des menaces internes qui la compromettent. Les développements qui suivent sont structurés en trois parties et permettent de comprendre comment les acteurs eux-mêmes comprennent ces différents points et comment ils participent ainsi à l’élaboration de la normativité évolutive qui entoure l’indépendance judiciaire.

Au terme de cette introduction, nous couvrirons, d’abord, les considérations relatives à l’évolution du concept d’indépendance judiciaire dans la jurisprudence. Nous attirerons alors l’attention du lecteur sur les développements récents susceptibles de favoriser le choix de peines justes. Nous nous intéresserons plus particulièrement au cas canadien et à la façon dont la Cour suprême du Canada a progressivement pu construire, et ultimement élargir, le sens de l’indépendance judiciaire. Nous considérerons aussi les enjeux qui se rattachent à ce point de vue en matière d’intégrité décisionnelle et de détermination de la peine. Ensuite, nous nous tournerons vers le discours des juges et procureurs interviewés afin de problématiser dans leur discours ce qui à l’interne est susceptible de menacer leur liberté décisionnelle dans la détermination de peines justes et adaptées aux cas concrets.

I. L’évolution jurisprudentielle du concept d’indépendance judiciaire au Canada

Le travail conceptuel que nous initions ici s’inspire de la théorie des systèmes sociaux de Niklas Luhmann, qui insiste sur le caractère historique et évolutif des concepts. Même si l’épistémologie au coeur de cette théorie semble déconseiller toute quête de l’ontologie des concepts, la description d’un noyau dur et de leurs formes essentielles demeure néanmoins l’une des tâches essentielles du travail théorique qu’elle propose. La distinction luhmannienne qui guidera notre travail de conceptualisation est la distinction médium/forme. De façon très simplifiée, nous pouvons dire que les concepts, dans leur portée abstraite, sont des médiums qui se déclinent dans différentes formes, celles-ci correspondant aux déclinaisons concrètes et spécifiques du médium abstrait. En d’autres termes, les médiums peuvent être vus comme des configurations abstraites de sens et les formes du médium comme des configurations spécifiques de sens.

La distinction médium/forme a été élaborée par Luhmann pour se substituer à d’autres façons d’observer, comme celles qui mobilisent la distinction objet/propriétés[13]. Ce que Luhmann et bien d’autres critiques[14] reprochent à cette manière classique de voir le monde est qu’elle sépare le sujet observateur des objets observés[15]. À travers la distinction médium/forme, nous sommes invités à repenser notre relation au monde de manière plus intégrée, « ecstatically » dira Luhmann, au sens philosophique du terme[16]. Dans cette perspective, médium et forme se conçoivent l’un et l’autre comme des produits du système qui les utilise dans ses propres processus de reproduction interne. Ainsi, l’indépendance judiciaire, comme médium, est une construction interne du système juridique, et les manières dont les juges conçoivent son sens et participent à l’établissement de sa normativité opérationnelle en constituent les formes.

Chez Luhmann, la notion de médium nous renvoie plus spécifiquement à des « éléments couplés de manière lâche » (« loosely coupled elements »)[17], que l’on ne doit pas interpréter comme un état de défaillance. Luhmann insiste : « le couplage lâche n’a rien à voir avec une vis desserrée, par exemple » [notre traduction][18]. Le concept indique plutôt « une ouverture à une multiplicité de connexions possibles » qui demeure « compatible avec l’unité d’un élément, comme le nombre de phrases signifiantes qui peuvent être construites à partir d’un seul mot identique d’un point de vue sémantique » [notre traduction][19]. En ce sens, le médium « indépendance judiciaire » ne peut pas être associé à n’importe quelles possibilités interprétatives; l’indépendance judiciaire ne peut pas être interprétée dans le sens de « chat », par exemple. Toutes les formes ne sont pas logiquement exploitables; il y a toujours « an obligation to do justice to the object and its surrounding distinctions », précise Luhmann[20]. Il y a donc une limite à ce que peut permettre la souplesse du médium, une limite au constructivisme, aussi radical soit-il. Comme l’explique le sociologue et juriste allemand, « [i]t would be wrong to say an object is made of granite if it is really made of marble »[21].

Par contre, un constructiviste pourra tout à fait admettre qu’indépendamment de la multiplicité de formes que peut générer l’exploitation d’un médium, « no form ever expresses the essenceof the medium »[22]. « Granite », suivant l’exemple précité, n’exprime pas l’essence de l’objet, même si l’objet est réellement en granite. « Granite » reflète plutôt la distinction que mobilise un observateur pour observer cet objet à partir de cette distinction et pas une autre, en l’occurrence à partir de la distinction granite/marbre. « Why not old/new, or cheap/expensive, orShould we put this object into the house or in the garden”? », dira Luhmann[23]. La distinction « granite/marbre » n’est pas imposée par une quelconque « essence » de l’objet; elle est plutôt le produit d’une décision contingente d’un observateur qui décide d’observer de cette manière quand bien même d’autres manières d’observer et de mettre en forme seraient possibles.

En même temps, en tant que tels, « les éléments qui constituent le médium […] véhiculent peu d’information » [notre traduction][24]. Quelles formes dans la multiplicité des formes possibles seront privilégiées? Le médium ne nous le dit pas, de la même manière que le médium de l’alphabet ne nous dit pas quels mots et quelles phrases pourront être exploités à partir de ce médium. Le médium est en quelque sorte « trop souple » pour pouvoir fournir une réponse à la question du sens. Ce sont les formes qui permettent de donner le sens et l’orientation. Par opposition au médium, les formes se caractérisent par un « tight coupling »[25] d’éléments. Le médium demeure « loosely coupled »[26] et permet toujours l’exploitation d’autres formes que celles qui se seront imposées de manière contingente, mais en même temps, la condensation d’une forme permet de réduire l’univers des possibles, de réduire la contingence découlant du caractère ouvert du médium.

En d’autres termes, cette réduction de la « complexité du monde » que l’on peut ici attribuer aux formes tient au fait que « [t]he forms that emerge from the tight coupling of a medium’s possibilities distinguish themselves [...] from the remaining possibilities contained in the medium »[27]. D’où l’intérêt que peut représenter pour la recherche empirique la découverte des formes du médium d’indépendance judiciaire. En ce sens, nous nous intéressons moins au concept d’indépendance judiciaire qu’aux formes que les acteurs judiciaires lui attribuent dans leur pratique. Nous nous intéressons également aux implications de ces formes tant en ce qui concerne leurs conséquences pour l’intégrité du droit qu’en ce qui concerne, dans une perspective plus évolutive[28], les formes alternatives que pourraient encore faire émerger une exploitation innovatrice du médium[29].

Comme médium, de manière très générale et abstraite, l’indépendance judiciaire renvoie à une zone de non-interférence protégeant les tribunaux contre les pressions indues qui peuvent être exercées sur leur activité et leur fonctionnement. Comme forme, le concept d’indépendance judiciaire renvoie à des formulations spécifiques de sens (qu’elles soient doctrinaires, jurisprudentielles ou scientifiques) qui peuvent évoluer en fonction, notamment, des époques, des lieux d’application, des contextes de pertinence et des acteurs qui l’interprètent ou le mobilisent.

À l’intérieur d’une même tradition juridique ou d’un seul ordre juridique, l’indépendance judiciaire en tant que médium peut être réalisée de plusieurs manières différentes, chaque version possédant une forme et un contenu distincts. Dans l’arrêt Beauregard c. Canada, le juge en chef Dickson reconnaît le caractère changeant, adaptatif et malléable du concept, qui a récemment connu une certaine évolution : « Ces dernières années, la conception générale du principe de l’indépendance judiciaire a évolué et s’est transformée de manière à répondre aux besoins et aux problèmes modernes des sociétés libres et démocratiques. »[30] Cet extrait illustre la contingence qui entoure la mise en forme du sens que revêt la notion d’indépendance judiciaire et nous oblige à constater que différentes options sont disponibles lorsqu’il s’agit de préciser, théoriquement ou en pratique, ce qui est protégé par ce principe. Le concept d’indépendance judiciaire exige, dès lors, une réflexion contextualisée, continue et approfondie quant à son sens et ses contours. L’indépendance judiciaire nous confronte en effet à une réalité évolutive dont le sens et les contours peuvent à certains égards être ambigus et même sous-développés. Rendre compte de son évolution proprement canadienne par l’analyse de son développement jurisprudentiel est une étape essentielle à l’identification, par contraste, des menaces internes susceptibles de compromettre l’indépendance des acteurs judiciaires et de miner l’équité du processus de détermination de la peine.

Au Canada, la formation jurisprudentielle du noyau dur du concept d’indépendance judiciaire s’étale sur environ trois décennies. On peut en effet parler, avec Jean Leclair et Yves-Marie Morissette, d’une « reconnaissance […] lente et progressive »[31]. L’histoire jurisprudentielle du concept s’est amorcée en 1985 avec l’arrêt Valente c. La Reine[32] et depuis, la Cour suprême s’est prononcée à plusieurs reprises sur son étendue et sur ses fondements constitutionnels. Dans l’arrêt Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, la Cour rappelait que « l’indépendance judiciaire est reconnue comme un “principe fondamental” de la Constitution qui se reflète à l’article 11(d) de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi qu’aux articles 96 à 100 et dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 »[33]. En ce qui concerne la valeur fondatrice de ce dernier élément, elle a été établie par le juge en chef Lamer dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard[34]. Pour le juge en chef, qui s’exprimait alors au nom de la majorité, c’est dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867[35], et non pas dans les dispositions expresses de la Constitution ou de la Charte canadienne, qu’il faut chercher le premier fondement constitutionnel du principe de l’indépendance judiciaire au Canada.

Ces différentes opinions relatives aux assises constitutionnelles du principe d’indépendance judiciaire n’ont pas empêché les tribunaux, sur le plan des formes, de progressivement développer différentes interprétations du concept. Déjà dans Valente, la Cour avait formulé une distinction importante entre « l’indépendance dans l’administration » et « l’indépendance dans les décisions »[36], la dernière forme, plus que la première, étant conçue comme une condition sine qua non de l’indépendance judiciaire. Cette distinction est fort pertinente pour l’analyse d’un processus décisionnel susceptible de favoriser la détermination d’une peine juste. En effet, elle permet de voir qu’au-delà du type de rapports institutionnels spécifiques que garantit le principe de l’indépendance judiciaire entre les trois pouvoirs de l’État, le même principe garantit aussi la liberté des acteurs judiciaires devant la tâche de devoir fonder la prise de décisions sur les critères juridiques[37]. En d’autres termes, se reflète ici la distinction entre indépendance institutionnelle et indépendance substantive, la forme substantive renvoyant à la liberté cognitive ou à la possibilité de se sentir libre de décider en fonction des critères pertinents[38]. Dans le même sens, la Cour mentionne qu’une « conception moderne à deux volets de l’indépendance judiciaire »[39] nous amène à distinguer l’indépendance institutionnelle ou collective de l’indépendance individuelle[40]. La Cour précise dans Mackin c. Nouveau-Brunswick que l’indépendance individuelle « s’attache plus particulièrement à la personne du juge et intéresse son indépendance vis-à-vis de toute autre entité », tandis que l’indépendance institutionnelle « s’attache au tribunal auquel il appartient et intéresse son indépendance vis-à-vis des pouvoirs exécutif et législatif du gouvernement »[41]. Certes, autant l’indépendance institutionnelle que l’indépendance individuelle visent à protéger la prise de décisions — fonction principale des acteurs judiciaires — contre des interférences indues. Ces deux dimensions répondent cependant à des besoins différents :

L’indépendance individuelle s’attache aux fonctions purement juridictionnelles des juges, car le tribunal doit être indépendant pour trancher un litige donné de façon juste et équitable, alors que l’indépendance institutionnelle s’attache davantage au statut du judiciaire en tant qu’institution gardienne de la Constitution et reflète par le fait même un profond engagement envers la théorie constitutionnelle de la séparation des pouvoirs [nos soulignements][42].

On voit ici comment l’idée de justice et celle d’équité sont au coeur du concept d’indépendance individuelle et peuvent ainsi servir de guide dans le choix des critères, nombreux et souvent contradictoires, pouvant légitimement fonder la détermination de la peine. En ce qui concerne l’indépendance institutionnelle, on reconnaît une part inévitable de dépendance envers le pouvoir exécutif — qui exerce un contrôle consenti sur certains aspects relevant du fonctionnement des tribunaux. Mais l’on considère que cette part de dépendance envers l’exécutif ne porte pas atteinte aux conditions essentielles de l’indépendance judiciaire[43] — même si la Cour favoriserait pour sa part une autonomie totale[44].

Il y a une autre distinction relative à l’indépendance judiciaire entre les acteurs qui exercent et protègent cette indépendance dans le choix des peines et ceux qui en bénéficient. En ce qui concerne ces derniers, l’indépendance judiciaire est en effet ce qui peut garantir le droit fondamental à un procès juste et équitable, notamment en ce qui concerne le prononcé de la sentence. À cet égard, l’indépendance judiciaire est le droit de la personne le plus fondamental, la condition de sauvegarde de toutes les autres garanties juridiques[45]. Leclair et Morissette soulignent que la protection accordée par l’article 11(d) de la Charte canadienne[46] est en ce sens conférée aux personnes inculpées et non à la magistrature[47]. Comme le dit le juge Lennox : « The fundamental truth of judicial independence is that it does not exist for the benefit of judges, nor does it belong to the judges, but instead to the judged and to the public at large. » [notes omises][48]

S’il convient d’insister sur le fait que les premiers bénéficiaires ou destinataires de l’indépendance judiciaire sont effectivement les personnes accusées et les justiciables, on ne peut ignorer le fait que le concept offre aussi une protection aux magistrats qui peuvent s’en inspirer pour se tenir à l’écart des pressions indues et défendre courageusement (notamment contre certaines tendances punitives actuelles hautement populistes) le principe d’individualisation de la peine. Les acteurs judiciaires sont les gardiens de cette indépendance, les responsables de son exercice. En ce sens, comme le soutenait le juge en chef Lamer dans le Renvoi sur la rémunération des juges, l’indépendance protégée par l’article 11(d) est aussi celle dont peut bénéficier la magistrature face aux autres pouvoirs de l’État ou face à toute autre forme d’ingérence susceptible de représenter une menace à la liberté décisionnelle des acteurs judiciaires[49].

Tirant profit de ce qui précède, on reconnaît pour la Cour suprême du Canada deux manières différentes, mais complémentaires de tracer les contours du concept d’indépendance judiciaire. La première, plus restreinte, nous renvoie à l’indépendance face aux autres pouvoirs de l’État. C’est sans doute la conception la plus traditionnelle qui découle historiquement de la théorie de la séparation des pouvoirs[50]. La seconde manière de concevoir l’indépendance judiciaire émerge à travers des développements jurisprudentiels qui attribuent au concept une portée beaucoup plus large pour couvrir, au-delà du contexte étatique, toute forme d’ingérence, qu’elle soit externe ou interne. Dans Beauregard, le juge en chef Dickson parle d’une « liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises », ce qui implique, dans une portée on ne peut plus large, que « personne de l’extérieur — que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge — ne doit intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont un juge mène l’affaire et rend sa décision »[51].

La Cour a défendu la même conception dans Mackin : l’indépendance judiciaire exige de « demeurer autant que possible à l’abri des pressions et ingérences de toute origine »[52]. Cette portée générale du principe de l’indépendance judiciaire permet une conception beaucoup plus garantiste que la première en ce qui a trait aux droits de l’accusé. Elle permet en outre un nouveau regard sur la prise de décisions et le choix des critères mobilisés par les juges pour trancher les litiges et exercer de manière plus spécifique leur pleine liberté dans le choix des peines justes et adaptées au cas concret (en matière de type et de quantum). Ce nouveau regard est celui de l’observateur qui va au-delà des questions qu’ont pu traditionnellement soulever les menaces externes pour problématiser aussi, à l’interne, les influences intrasystémiques non souhaitables, capables de pervertir elles aussi, au même titre que les autres, l’indépendance du pouvoir judiciaire et l’intégrité du processus décisionnel, notamment en matière de détermination de la peine. Ce nouveau regard implique la participation des acteurs, car, en ce qui a trait à l’indépendance judiciaire, la Cour le reconnaissait elle-même dans Valente : « Les opinions diffèrent sur ce qui est nécessaire ou souhaitable, ou encore réalisable. »[53] Saisir empiriquement cette variété d’opinions, comme nous tenterons de le faire au prochain point, nous paraît important, car la manière dont les acteurs conçoivent eux-mêmes les contours de l’indépendance judiciaire en dit long sur la manière dont ils peuvent gérer les interférences (externes et internes, étatiques et non étatiques) et protéger les principes institués afin de favoriser, dans le respect des garanties juridiques, la détermination d’une peine juste et adéquate.

II. Le point de vue des acteurs sur les menaces internes à l’indépendance judiciaire dans la détermination de la peine

Les menaces internes à l’indépendance judiciaire auxquelles nous nous intéressons ici sont de deux types. Le premier concerne des critères décisionnels internes au droit, mais qui ne relèvent pas de ceux institués pour encadrer la détermination de la peine (par exemple le principe du maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice[54]). Le deuxième type de menace réfère à des phénomènes relevant de la détermination de la peine, mais qui peuvent être observés dans certaines circonstances par les acteurs judiciaires comme menaçant leur liberté décisionnelle et les principaux principes garantistes de la détermination de la peine (qu’ils soient institués par le Code criminel, comme les principes de proportionnalité, de modération ou d’individualisation, par la Charte canadienne ou par la jurisprudence, comme le principe de totalité)[55]. Les menaces internes décrivent donc les contraintes à la liberté décisionnelle qui proviennent des phénomènes propres au fonctionnement du droit, mais qui peuvent néanmoins créer des entorses à l’indépendance judiciaire et ainsi compromettre la détermination d’une peine juste et adéquate au cas concret.

La plupart des acteurs judiciaires reconnaissent d’entrée de jeu le caractère extrêmement complexe du processus décisionnel devant être observé pour déterminer une peine juste. Plusieurs principes doivent être considérés et plusieurs intérêts entrent en jeu :

[JUGE #23 PDPC] : C’est pas cartésien nécessairement comme exercice, déterminer une peine. C’est un balan de plusieurs, plusieurs intérêts. Il y a des intérêts de la société, des intérêts de la victime, des intérêts de l’accusé, des intérêts de protection de la société, les intérêts de la réhabilitation, la prévention, du signalement pour la société aussi, la dissuasion de la peine. Il y a énormément de facteurs qui entrent en ligne de compte au niveau de la sentence et, parmi ces facteurs-là, il y a des considérants humains.

[JUGE #21 PDPC] : [Dans] la détermination de la peine, c’est essentiellement le travail du juge de concilier différents facteurs dans la mesure où c’est possible de le faire.

La conciliation des différents principes représente en effet un problème de taille. Comment, par exemple, concilier la protection de la société avec celle du délinquant? Comment favoriser la dénonciation du crime par des peines dont la sévérité respecte néanmoins les principes de proportionnalité, de modération ou de dernier recours? Comment reconnaître les torts causés aux victimes tout en respectant le principe d’individualisation de la peine?

En ce qui concerne plus spécifiquement ce dernier principe, que l’on retrouve au coeur du concept de peine juste, Reynald Ottenhof souligne que « la pratique quotidienne [et les] recherches empiriques montrent […] les limites rencontrées lors de s[a] mise en oeuvre »[56]. Sur le plan décisionnel, si le procès peut compter sur un encadrement procédural plus strict, la détermination de la peine bénéficie quant à elle d’une latitude contrastante. La Cour suprême du Canada reconnaît ce contraste et admet que le prononcé de la peine « diffère considérablement du procès, en ce qu’il est plus informel »[57]. Cette informalité rend ce processus potentiellement plus perméable à l’inclusion de considérations qui n’ont pas nécessairement été préalablement contrôlées par le droit ou préalablement encadrées par des garanties juridiques. Mais cette informalité est néanmoins balisée par des règles, la loi, le Code criminel, la Charte canadienne et la jurisprudence. Plutôt que d’insister sur le pouvoir discrétionnaire du judiciaire, il faudrait sans doute adopter un point de vue plus nuancé et y voir un pouvoir exercé librement à l’intérieur de certaines limites. Pour le dire dans les termes de Guy Carcassonne, « [dans] les limites, souvent larges, que lui assigne la loi, le juge est libre. Il est libre de qualifier, libre d’interpréter, finalement libre de statuer »[58]. À l’intérieur de ces balises, le pouvoir est considérable, et on peut alors parler d’un « large pouvoir discrétionnaire dans la mise en balance de tous les facteurs pertinents afin de pouvoir satisfaire aux objectifs visés par le prononcé des peines »[59] :

Le tribunal jouit d’une grande latitude pour choisir les sources et le genre de preuves sur lesquelles il fondera la peine infligée. Il peut se fier aux observations et aux arguments des avocats, et les simples affirmations de ces derniers peuvent parfois suffire pour fonder les décisions factuelles du tribunal[60].

Les acteurs sont d’ailleurs parfaitement conscients de la marge de manoeuvre dont ils disposent et ils y tiennent :

[JUGE #3 POPC] : I think it’s very important for people to understand that judges are independent. Although we work within a system, we’re independent in terms of the actual decisions we make on a daily basis. So we’re applying the rules that are given to us. We’re imposing sanctions within a framework established both by Parliament and by superior courts. But in the process of establishing, applying those rules we operate on an independent basis.

Certaines contraintes imposées par la loi peuvent être perçues comme des contraintes indues. C’est souvent le cas, par exemple, des peines minimales obligatoires qui ont été prédéterminées par le législateur, et ce, sans considération pour les circonstances particulières des cas concrets. D’autres contraintes sont plus facilement acceptées comme de simples prémisses décisionnelles propres au fonctionnement du système juridique. C’est par exemple le cas de la déférence envers les cours supérieures en matière de « fourchettes » de peines[61]. On peut aussi penser au lien qui se forge entre les préoccupations associées à la confiance du public dans l’administration de la justice (interne au droit, mais externe à la détermination de la peine) et le type de peine ou de quantum à privilégier. Peuvent encore servir d’exemples la mobilisation punitive du concept de la proportionnalité ou de la reconnaissance des torts causés aux victimes, tout comme la toute nouvelle exigence de raisonnabilité des mesures substitutives[62].

C’est par rapport à ces autres contraintes, à celles plus facilement acceptées comme prémisses, comme des « allants de soi », que nous posons les questions des menaces internes à l’indépendance judiciaire, à la liberté décisionnelle et à la possibilité de rendre une peine juste et adaptée au cas concret. Comment penser le statut de ces contraintes qui, tout en relevant de facteurs organisationnels ou normatifs internes au droit, peuvent compromettre la détermination d’une peine juste et adéquate? Comment mesurer l’impact que peuvent avoir sur la détermination de la peine des critères décisionnels proprement juridiques, qui font partie du droit, mais qui s’éloignent des considérations spécifiquement instituées pour encadrer le choix d’une peine juste et adéquate? Ces dynamiques internes ne constituent-elles pas une menace à la liberté de décider dans des termes qui respectent les principes constitutionnels et pénologiques encadrant les conditions de détermination d’une peine juste?

Dans ce qui suit, nous considérerons, dans l’ordre, les dynamiques internes relatives au contrôle qu’exercent les cours d’appel sur la prise de décision (A), celles relatives à la confiance du public dans l’administration de la justice (B) et, enfin, celles concernant la reconnaissance des victimes et de leurs torts (C). Ces dynamiques peuvent engendrer des menaces internes susceptibles de limiter le pouvoir discrétionnaire des acteurs, compromettant ainsi l’indépendance judiciaire et les droits de la personne judiciarisée.

A. Hiérarchie, performance et déférence

Dans l’analyse que Philip Langbroek a pu réaliser sur la réforme du système judiciaire des Pays-Bas, il considère que « du point de vue de l’indépendance de la justice — non comme principe constitutionnel, mais au niveau du comportement du magistrat — il est décevant de voir à quel point juges et administrateurs des tribunaux sont devenus sensibles aux attentes, parfois implicites, de leurs supérieurs »[63]. L’auteur remarque que, suite à des changements visant à augmenter la responsabilisation et à mesurer la productivité et la performance des acteurs judiciaires, les nouvelles générations de magistrats se voient contraintes de s’intégrer « dans une structure en pleine mutation où le conformisme, la peur de voir un jugement annulé en appel, et peut-être même d’une mauvaise image dans les médias est devenue omniprésente »[64].

La recherche que nous avons menée nous a mis en contact avec cette réalité. Elle nous amène toutefois à introduire certaines nuances et à distinguer plus spécifiquement trois attitudes envers les cours d’appel. La première nous renvoie à la notion de peur, la seconde à la notion de confort, l’autre à la notion d’indifférence.

Dans le contexte des entretiens que nous avons réalisés, nombreux sont les juges qui ont évoqué la « peur de se faire casser »[65] en appel, de « se faire rappeler à l’ordre » et de devoir faire face aux conséquences de l’évaluation supérieure[66].

[JUGE #16 POPC] : No judge enjoys to be told by the court, especially when his or her colleagues read the same thing: “You got it wrong.” Nobody likes to be told they got it wrong. Often judges will say: “I don’t care what the court of appeal thinks…” But… there is an ego in every judge.

[JUGE #23 POPC] : Any judge who tells you […] that he or she does not worry about the court of appeal is lying to you. Ok? They’re lying. It’s as simple as that. I’ve been judging now for 19 years, and I know judges intimately. They always worry about the appeal court. They’re worried about their reputation being trashed by an appeal court. You know? It’s happened to me on two occasions where I’ve been called off as being just dead wrong by a court of appeal and that hurts! Everyone has their own… you know… your sense of pride and so forth and you don’t want to be overruled. You want to be… You want… The things you want to do… You want the blessing! It’s like, it’s like a student in a classroom, you don’t want the professor singling you out and calling you stupid!

Plusieurs acteurs judiciaires voient cette menace interne ou cette pression hiérarchique comme étant incompatible avec l’indépendance judiciaire.

[JURISTE #2, POPP] : Au Portugal les juges font l’objet d’une évaluation… d’une classification… de la part du Conseil Supérieur de la Magistrature, à travers des inspecteurs… Ils sont amenés à penser leurs décisions et à écrire leurs décisions non pas pour l’opinion publique, mais pour… les inspecteurs? […] L’indépendance est incompatible avec cette classification.

Certains reconnaissent que dans ce contexte de peur, les décisions sont prises et les jugements sont écrits en prenant en considération la Cour d’appel, ses balises et ce qu’on anticipe comme étant ses propres attentes en matière de justice pénale.

[JUGE #8 POPC] : But what is the audience we are writing for? Honest judges will probably say, in part at least, we’re writing for the court of appeal. […] We call them the authorities because they are authoritative. They bind us or at least influence us.

Ceci affecte la qualité de l’indépendance judiciaire lorsque le décideur considère la portée de sa liberté décisionnelle comme étant trop restreinte pour lui permettre d’oser contester ce qui lui paraît pourtant contestable, notamment en matière de peines.

[JUGE #8 PDPC] : C’est sûr qu’on a une discrétion et si je voulais, disons, en mon âme et conscience, me dire : « je ne suis pas d’accord ». Je pourrais peut-être le faire et m’en tirer, mais à un moment donné ou l’autre, à la longue, je pense que je me ferais rabrouer, je me ferais rappeler à l’ordre. Là [au niveau des peines] il ne faut pas se donner le rôle qu’on n’a pas.

En matière de peines, les cours supérieures prêchent normalement en faveur d’un principe de non-ingérence. Le principe est explicitement reconnu dans les derniers échelons de la hiérarchie judiciaire. La Cour suprême du Canada précise en effet que « les tribunaux d’appel doivent faire preuve d’une grande retenue dans l’examen des décisions des juges de première instance à l’occasion d’un appel de la sentence et ne devraient intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée »[67]. On aurait pu logiquement s’attendre à ce que cette règle vienne tempérer la crainte d’être cassé et qu’elle serve les intérêts de l’indépendance judiciaire et de la liberté décisionnelle, mais ce n’est pas toujours ce qui ressort de nos entretiens. Pour bien des juges, la crainte persiste et la menace que représente la cour d’appel est bel et bien réelle.

Certains juges adoptent par contre une tout autre attitude envers le contrôle des cours d’appel et trouvent plutôt moralement confortable de savoir qu’en cas d’erreur, une instance supérieure pourra intervenir, corriger le tir et réinscrire la justice dans la normativité du « juste ». Les extraits suivants permettent d’illustrer ce deuxième type d’attitude :

[JUGE #5 POPC] : You know, they’re there to correct us if you’re wrong, and I don’t worry about the court of appeal in that way.

[JUGE #11 POPC] : In fact, I refer to it as a comfort, where you do agonize and you use your best judgment. But you’re exercising your discretion. Someone may say, “You’ve got it off kilter here.” I’m going to overturn you. And I’m saying, that’s someone in the Court of Appeal.

[PROCUREUR #12 POPP] : Je pense que le système de recours est important pour […] corriger certaines… manifestations d’options personnelles dans les décisions qui soient plus exubérantes.

Dans ce cadre, le contrôle judiciaire qu’exercent les cours d’appel peut avoir des côtés désagréables; on peut ne pas aimer être rappelé à l’ordre. Ceci dit, dans un domaine où les conséquences sont aussi lourdes que celui de la détermination de la peine, le fait de savoir que notre décision n’est pas nécessairement finale, qu’elle peut être corrigée et que le poids de cette responsabilité décisionnelle est en fait partagé, peut représenter pour l’acteur judiciaire un confort moral qui augmente sa liberté décisionnelle, voire son pouvoir de contestation.

Pour les tribunaux de première instance, le confort que peut générer l’autorité des cours d’appel s’observe aussi en relation aux orientations ou aux balises décisionnelles que, du haut de leur hiérarchie, ces instances supérieures peuvent normativement déterminer.

[JUGE #3 POPC] : I think that we are also governed, to a certain extent in our court, by what… by the guidelines we’re given by some of the superior courts. […] There was a period of time where low-level drug trafficking was a big problem. And the court of appeal came down and said if you’re trafficking drugs, that attracts a jail sentence. That gives us direction. Now, how much, how long, I think that comes back to that whole issue of independence and applying the rules to the individual that’s in front of you.

Dans cet extrait, le juge #3 accepte « l’ingérence » de la cour d’appel dans la prédétermination de la nature de la peine — en l’occurrence la nature carcérale de la peine — et reconfigure son indépendance autour de considérations résiduelles strictement reliées à la durée de la peine. La question qui se pose, dans ce contexte, est celle de savoir dans quelle mesure ce genre d’intervention autoritaire peut affecter les garanties juridiques de l’accusé. Quelle est la marge de manoeuvre dont dispose encore le juge de première instance pour contester, dans les cas où les circonstances le justifieraient, ce qui a été prédécidé de là-haut, dans l’abstrait et loin des faits? Qu’advient-il du confort de l’acteur lorsque, dans certaines circonstances et en relation aux faits, les balises aux droits de la personne et aux garanties juridiques deviennent elles-mêmes inconfortables? La contestation est encore possible, mais plus probables sont la peur et la résignation. Confort ou inconfort, dans un cas comme dans l’autre, nous risquons d’aboutir au conformisme.

La résignation est différente de l’indifférence. Dans la résignation, j’accepte, non sans malaise — et même souvent à contrecoeur —, de me conformer à une situation que je crois définitive ou que je ne crois pas pouvoir changer. Dans l’indifférence, cette même situation ne fait pas partie de mes considérations et n’influence pas ma conduite ou ma prise de décision. La situation est là, et je sais qu’elle existe, mais elle ne génère aucun malaise, aucun confort, ni aucune peur. Elle me laisse tout simplement indifférent. C’est le rapport que certains juges de première instance nous disent entretenir envers les cours d’appel. La prise de décision puise ailleurs ses critères décisionnels. La cour d’appel, son contrôle, son autorité et la possibilité d’être cassé : le tout semble moins pertinent.

[JUGE #12 POPC] : Non, je ne pense à pas la cour d’appel au moment de rendre un jugement. Je pense aux gens. Je veux que les gens comprennent pourquoi je condamne quand je condamne et pourquoi j’acquitte quand j’acquitte. Je ne pense pas à la cour d’appel.

En somme, si on met de côté le cas de figure de l’indifférence — ou si on peut douter de sa portée — et qu’on retient ceux qui sont empiriquement beaucoup plus représentatifs, celui de la peur et celui du confort, on arrive à mieux comprendre le sens que prend ici la menace interne : le contrôle par les cours supérieures des décisions prises en première instance est un mécanisme bel et bien juridique, propre au droit, mais l’anticipation de ce que la cour d’appel est susceptible d’approuver ou d’invalider ne fait pas partie des principes de la détermination de la peine. Le juge doit évidemment s’inspirer de la stare decisis et tenir compte des normes établies par les tribunaux supérieurs, mais la peine qu’il détermine doit reposer sur la gravité du crime et le degré de responsabilité du délinquant et non sur le pouvoir que peut exercer la cour d’appel dans l’avancement d’une carrière ou la préservation d’un ego. Ce que cette menace met en jeu, c’est la conception plus substantive de l’indépendance judiciaire. Celle-ci, dans le contexte de la détermination de la peine, semble encore représenter un défi. Lié à cet enjeu, apparaît aussi celui de l’individualisation des peines, du respect des garanties juridiques, et ce, jusque dans la libre contestation de ce qui nous paraît les compromettre. L’indépendance judiciaire est ici problématisée non pas en relation au pouvoir législatif, ni au pouvoir exécutif, mais bien, pour rejoindre Carlo Guarnieri, vis-à-vis des pairs, « vis-à-vis other judges »[68]. En matière de peine, les attentes que l’on peut attribuer aux cours d’appel, réelles ou projetées, contribuent à l’augmentation du réseau d’attentes internes susceptibles de nuire à la liberté décisionnelle des juges dans la recherche de la peine adaptée au cas concret du condamné et non au cas concret ou à la situation particulière du juge.

B. La « confiance du public dans l’administration de la justice » et la détermination de la peine

Font aussi partie du réseau d’attentes internes du droit celles découlant du principe de la confiance du public envers l’administration de la justice[69]. Dans nos entretiens, plusieurs acteurs judiciaires établissent un lien direct entre cette préoccupation judiciaire et la sévérité de la peine :

[JUGE #5 POPC] : I have to be concerned about the reputation of the justice system. I can’t give a sentence that is so low that it calls into question whether the justice system is working properly.

Dans notre recherche, il est intéressant de constater que cette association d’idées se fait à sens unique. On n’évoque pas ou alors très rarement la possibilité que des peines trop sévères puissent discréditer la justice ou miner la confiance du public dans l’administration de la justice. À cet égard, nos observations empiriques nous permettent d’appuyer la thèse d’Alvaro Pires : « la sévérité de la peine semble [en effet] jouer un rôle central dans la conquête du respect »[70].

Le public dont on se sera surtout préoccupé dans nos entretiens, c’est celui que les acteurs ont en tête lorsqu’ils parlent de « la collectivité » ou encore « des victimes ». La personne accusée est soit exclue de la zone de protection du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice, soit elle passe au second plan.

[JUGE #4 PDPC] : Il y a des fois où l’intérêt d’un individu, à mon sens, doit passer après cet intérêt de la société à avoir une certaine confiance dans le système de la justice et dans la dénonciation de l’horreur du crime qui a été commis.

L’expression « l’intérêt d’un individu » peut ici inclure ses droits et les garanties juridiques qui lui sont octroyées par la loi suprême du pays : la Constitution. À cet égard, l’analyse nous a permis de complexifier un point important par rapport à la façon dont les acteurs judiciaires envisagent la protection de ces droits. Le degré de protection que les acteurs finissent par accorder aux droits de la personne judiciarisée dépend, dans les faits, du stade d’évolution du processus judiciaire. Ce degré de protection est en effet beaucoup plus élevé dans les étapes qui précèdent la détermination de la peine que dans celles qui suivent. Une fois l’individu condamné, dans la phase de la détermination de la peine, ce degré de protection est à son plus faible[71]. Avant la déclaration de culpabilité, alors que l’individu est toujours présumé innocent, on est encore en mesure de se préoccuper de ses droits et des garanties juridiques, mais une fois condamné, tout se présente comme si l’individu perdait le droit à ces garanties. Sous forme d’un « garantisme inversé », la préoccupation judiciaire se tourne alors vers les droits de la société et ceux de la victime[72] :

[JUGE #5 POPC] : The accused person is the most important person in the room when it comes to determining guilt or innocence, and I focus completely on their situation and what happened and what the law is in regard to the offense that they’re charged with. Once they have been convicted of the offense, then I have to be concerned with the overall general community view, not each specific person, how they’re going to feel about this. I have to be concerned about the victims, which are a section of the public.

Si le droit criminel est équipé de toute une série de garanties juridiques, garanties qui réfèrent autant aux normes de comportement qu’aux normes de procédure et de sanction — instituant un principe de retenue dans le recours au droit de punir, prohibant des normes trop larges ou imprécises, favorisant l’accès à un procès juste et équitable, interdisant les peines cruelles et inusitées, obligeant la proportionnalité de la peine, etc. —, dans la pratique, c’est essentiellement dans le domaine des normes de procédure que la promesse semble avoir pu être tenue. C’est dans ce domaine et dans celui des normes de comportement que les droits de la personne judiciarisée représentent une limite au pouvoir punitif de l’État. Dès que nous entrons dans le domaine de la détermination de la peine, tout se présente comme si les préoccupations se déplaçaient vers la collectivité et les victimes, vers leurs intérêts, leurs droits et leur confiance dans l’administration de la justice. Le problème s’aggrave encore lorsque la représentation de ces intérêts, la défense de ces droits et les conditions de cette confiance sont associées à la peine sévère, sans aucune considération ou alors avec un degré de protection considérablement réduit pour tout ce qui a trait aux intérêts, aux droits et à la confiance du condamné.

On peut parler ici d’une menace interne, car même si la confiance du public dans l’administration de la justice fait partie des considérations juridiques internes au droit pénal, elle n’est pas à proprement parler un critère de détermination de la peine. Certes, elle apparaît comme telle dans la liste des critères mentionnés au Code criminel pour justifier la détention provisoire (article 515), mesure de garde utilisée contre un individu encore présumé innocent, mais advenant sa condamnation, c’est l’article 718 du Code criminel qui établit les objectifs pouvant justifier sa peine. Or, aucun des objectifs prévus à cet article n’évoque la confiance du public dans l’administration de la justice.

C. L’indépendance judiciaire face aux attentes victimaires

En droit criminel, on peut avec Denis Salas et Lise Mingasson distinguer deux sortes de victimes : « la victime singulière, celle qui est dans la souffrance et dans l’impartageable de la douleur, et la victime invoquée par tous ses porte-parole, les médias, les politiques et les avocats »[73]. En matière de peine, autant la représentation judiciaire qu’on peut se faire de la première sorte de victime que celle qu’on peut entretenir à l’égard de la seconde peuvent entraîner des exacerbations de répression susceptibles de porter atteinte aux garanties juridiques et de compromettre la détermination de la peine juste et adaptée au cas concret. Ce risque est d’autant plus élevé que la place qu’occupent aujourd’hui les victimes dans le processus judiciaire n’est plus cette « place lointaine »[74] qu’on leur avait jadis réservée.

Si on sépare les deux catégories pour se concentrer d’abord sur les victimes singulières (ou concrètes), on compte parmi les objectifs de la peine explicitement cités à l’article 718 du Code criminel la reconnaissance, par l’accusé, de ses torts[75]. Son rôle à l’intérieur du procès a aussi été élargi en raison de l’article 722(1) du Code criminel qui renvoie à la Déclaration de la victime (Victim’s Impact Statement)[76]. Cet article est venu reconnaître aux victimes d’actes criminels le droit de déclarer, devant le tribunal, « les dommages — corporels ou autres — ou les pertes que la perpétration de l’infraction lui a causés »[77]. On ne pourrait par ailleurs passer sous silence l’adoption en 2015 de la Charte canadienne des droits des victimes, qui a encore augmenté, entre autres choses, les droits de participation des victimes dans le processus décisionnel entourant la détermination de la peine[78].

En 2001, même si Alan Young reconnaissait déjà toute l’attention que les victimes pouvaient susciter, il considérait néanmoins que « les professionnels du milieu judiciaire », pour leur part, étaient surtout « influencés par les arguments des détracteurs », par ceux pour qui l’accentuation de la participation de la victime dans le processus judiciaire en est une qui « contredit les objectifs justifiables de la détermination de la peine »[79]. Aujourd’hui, presque vingt ans plus tard, arriverait-on à la même conclusion? Les données analysées dans le cadre de notre propre recherche mettent en évidence certains indicateurs de changement. Comme nous le verrons dans ce qui suit, si globalement le point de vue des acteurs judiciaires n’a pas changé sur les risques que représente la participation accrue des victimes pour l’intégrité du processus décisionnel, la résistance qu’ils peuvent raisonnablement exercer contre cette tendance n’est plus tout à fait la même. La pression est plus forte, et les frontières de l’indépendance peut-être moins étanches.

Plusieurs juges blâment le système politique pour l’émergence d’une « approche toxique » à l’égard des victimes d’actes criminels. Plutôt que de rassurer les victimes au sujet de la diminution des taux de criminalité, sur la base de laquelle rien ne pourrait justifier les politiques de plus en plus répressives qu’a introduites le législateur, le discours politique a redirigé les fondements décisionnels vers la reconnaissance des victimes. Que des mesures plus sévères puissent ou non mieux protéger la société, là n’est plus la question, car quoi qu’il en soit, ces mesures ont à tout le moins comme mérite de reconnaître la victime, de lui transmettre le message que pour le système, « victims count » :

[JUGE #1 POPC] : We want crime rates to go down. Well, the evidence is they’ve been going down. [But] instead of saying to the community: “Look, you know, the police are doing a great job and the courts are doing a pretty decent job, and you should feel safer because, in fact, you are safer…” When’s the last time a politician said that? Instead we say, “Oh, you know, tough on crime, victims count, victim rights” and all the rest of that stuff, which is […] a very intoxicating sort of approach.

Ce que ces juges reprochent ici au législateur, c’est ce que David Garland associait lui-même, dans des termes très semblables, à une tendance politique plus générale qui finit par compromettre, au Canada comme ailleurs, les droits du délinquant, droits considérés comme incompatibles avec ceux des victimes :

The new political imperative is that victims must be protected, their voices must be heard, their memory honoured, their anger expressed, their fears addressed. The rhetoric of penal debate routinely invokes the figure of the victim—typically a child or a woman or a grieving family member—as a righteous figure whose suffering must be expressed and whose security must henceforth be guaranteed. […] A zero-sum policy game is assumed wherein the offender’s gain is the victim’s loss, and being ‘for’ victims automatically means being tough on offenders[80].

Les recherches le confirment : les droits des victimes tels que reconnus à travers « les déclarations de la victime […] entrainent souvent une peine plus sévère » [notre traduction][81]. Les acteurs judiciaires reconnaissent la pression imposée par ces déclarations sur les principes de détermination de la peine et admettent sans difficulté que leur prise en considération se traduit généralement, de fait, par une punitivité accrue :

[JUGE #4 POPC] : How can you take into account what the crime has done to the family unless you’re taking it into account on the actual length of the sentence, it seems to me? So, it has to be taken into account.

La sévérité de la peine devient ainsi le signe de reconnaissance des torts causés aux victimes et cette reconnaissance, si on la veut à la hauteur des attentes victimaires, implique des peines sévères. Il faut toutefois faire remarquer que ce ne sont pas toutes les attentes victimaires qui sont valorisées. Une sélection s’effectue à l’intérieur du système. Les attentes victimaires privilégiées sont généralement celles qui appuient les tendances déjà punitives du système, celles qui peuvent s’inscrire dans la cohérence interne d’une historicité déjà hautement répressive. Ce mécanisme apparaît clairement dans le propos tenu par le juge #1 qui, dans ce qui suit, explique pourquoi des attentes victimaires non répressives, celles favorables par exemple au pardon, ne pourraient pas servir de critère décisionnel dans la détermination de la peine.

[JUGE #1 POPC] : Formally, obviously, yes because it’s a victim impact statement. […] So, will they be formally heard? Absolutely. Will they really be heard by a judge? So, in other words, a victim comes in and says “I have forgiven this man. […] And I have no interest in seeing him go to jail for having raped me,” you know? Will I listen to that? Yes. Will I hear that? Yes. Will it determine the sentence? No. Is it a factor because, obviously, the sentencing is beyond that victim; right? The sentencing is for society; the victim, unfortunately is the victim and oftentimes is sort of the immediate representative, if you will, of the community. But I have a role to the community.

Ici, l’attente victimaire de non-punitivité, celle qui ne peut être intégrée aux opérations du système sans risquer de compromettre son engagement envers la répression, est entendue, mais elle n’est pas comprise. Comme motif décisionnel, elle est « non validable » et aussitôt renvoyée aux marges du système, cantonnée dans la périphérie, libérant ainsi le centre pour que des considérations plus traditionnelles reliées à la protection de la société ou de la communauté puissent réitérer, malgré l’attente victimaire qui déçoit le système, l’obligation de punir.

Un autre exemple tiré de notre corpus empirique vient renforcer ces observations. Cet exemple est basé sur l’expérience d’un procureur qui se référait ici à un cas bel et bien réel et non plus hypothétique. Le cas en question est celui d’une famille qui intervenait au tribunal en tant que représentante de la victime décédée et demandait l’abandon des poursuites pénales contre l’auteur du crime. La famille avait vécu une perte douloureuse, mais considérait en même temps que l’auteur du crime, l’ami de leur fils décédé, risquait d’être condamné à une peine sévère qui portait atteinte à leurs propres valeurs. Cette attente de non-punitivité exprimée par la famille de la victime ne reflétait évidemment pas la présomption du système à l’égard des attentes victimaires, nécessairement répressives. Pour le système, l’attente devenait « inaudible », trop « conciliatrice » ou trop « miséricordieuse » pour pouvoir être intégrée de façon cohérente dans les programmes répressifs du système. Pour le système, la non-punitivité aurait pu, à la limite, faire partie des attentes du délinquant, de la partie adverse, mais pas des victimes. L’hostilité qui caractérise la mise en forme du conflit pénal, avec d’un côté, un agresseur espérant clémence et, de l’autre, une victime espérant châtiment, est à ce point rigidifiée dans les structures cognitives du système qu’on peut même aller jusqu’à « hostiliser » la victime, à la considérer comme l’« agresseur du système » qui contre toute attente espère clémence plutôt que châtiment, ce que fera ici le procureur :

[PROCUREUR #12 PDPC] : J’avais un dossier de facultés affaiblies causant la mort, un petit gars de 19 ans. La famille des victimes qui venait me dire « je veux que vous retiriez la plainte parce qu’on a déjà une victime et on n’en veut pas deux »… Les victimes étaient contre nous! L’avocat de [la] défense contre nous, la victime… Bien sûr, l’accusé contre nous.

Cette victime clémente qui exprime le désir de pardonner ou, à tout le moins, de ne pas reproduire les hostilités dans le cadre du système de droit criminel, n’a-t-elle pas le droit de se faire entendre au même titre que la victime qui réclame de longues peines? Si tous les acteurs n’ont pas la même opinion quant à la façon d’intégrer les attentes victimaires dans le contexte de détermination de la peine, on peut cependant dire que la victime significative, celle qui a le plus de chances d’être écoutée, comprise et reconnue dans le cadre de la détermination de la peine, c’est celle qui exprime les attentes de sévérité déjà bien stabilisées par les théories modernes de la peine (dissuasion, dénonciation, rétribution et réhabilitation dans le pénitencier). C’est en d’autres termes celle qui parle le langage « hostilisé » du système. Ce ne sont donc pas les attentes des victimes qui menacent l’intégrité du processus encadrant la détermination d’une peine juste et adaptée au cas concret; ce sont plutôt les structures systémiques qui, de l’interne, déterminent la légitimité et la pertinence des attentes victimaires. Ces structures, indépendamment des victimes et de leurs attentes réelles, ont tendance à survaloriser les victimes répressives. Que ces victimes soient singulières ou invoquées, leurs attentes sont nécessairement perçues comme répressives. Apparaît ainsi ce qu’observait elle-même Ann Skelton dans ses propres analyses, soit une présomption d’attentes victimaires répressives :

There is a general presumption, promoted by just deserts theorists, that victims will demand more punishment than the courts consider to be appropriate. In fact, the emerging jurisprudence has shown that victims more often demand less than the court deems appropriate[82].

Sur le plan analytique, il convient en effet de distinguer, d’une part, les attentes des victimes et, d’autre part, les représentations que les juges et procureurs se font de ces attentes, car il n’y a pas nécessairement de correspondance parfaite entre ces deux réalités distinctes. En nous inspirant de Luhmann, nous pouvons dire qu’en matière d’attentes victimaires, « ce que le système, sur le plan de ses opérations, observe comme étant la réalité, est un construit du système lui-même » [notre traduction][83]. Les attentes des victimes certes existent, mais celles qui apparaissent au fondement du droit de punir existent comme des construits opérés par et pour le système. Toujours en faisant appel à Luhmann, on peut dire aussi que les attentes victimaires qui apparaissent au fondement du droit de punir doivent être ainsi pensées comme des « reality assumptions » qui ne sont rien d’autre que des « structures of the system that uses them »[84]. Tirant profit de ces distinctions, il nous faut alors considérer le fait suivant : dans la détermination de la peine, ce qui peut porter atteinte à l’individualisation de la peine, ce sont moins les attentes des victimes que le système lui-même dans sa manière de nourrir ses propres représentations d’attentes victimaires.

Les juges qui évoluent dans un contexte d’attentes victimaires répressives (réelles ou construites), mais qui malgré tout tiennent aux garanties juridiques et à la protection des droits de la personne du délinquant, doivent redoubler d’efforts et faire preuve de vigilance pour éviter que ces considérations ne prennent le dessus sur d’autres critères décisionnels :

[JUGE #1 POPC] : I try not to let it [a victim impact statement] impact in a very material way. […] You have to be very careful, again, to make sure that, you know, the main principles of sentencing remain the main principles of sentencing. […] But we’re supposed to take victim impact statements and victim positions into account as part of the sentencing process.

À travers leurs déclarations, les victimes se voient accorder un rôle beaucoup plus étendu dans le processus judiciaire. Celui-ci va désormais bien au-delà des étapes menant au verdict pour se répandre jusque dans celles qu’implique la détermination de la peine. Il ne s’agit plus simplement de susciter la participation de la victime dans la construction de la preuve ou de tenir compte des faits dont elle a pu témoigner en lien avec l’infraction, tenir compte de ce qu’elle a vu, de ce qu’elle a entendu, de ce qu’elle sait, de ce qu’elle a fait ou de ce qu’elle a dit… Il s’agit aujourd’hui de susciter aussi sa participation dans la substantialisation d’un critère de détermination d’une peine juste et adéquate par rapport aux torts subis. La sévérité de la peine doit ainsi pouvoir refléter les dommages objectifs (par exemple, la perte de jours de travail salarié) ou encore des dommages plus subjectifs reliés à ce que la victime a pu ressentir, aux conséquences psychologiques du crime sur sa personne, etc. À elles seules, ces déclarations victimaires ne fondent pas la sévérité de la peine. Le juge certes les reçoit, tient compte des recommandations de la Couronne, mais exerce son pouvoir discrétionnaire dans la manière de les considérer et de les intégrer aux autres principes de détermination de la peine. Ceci dit, la prise en compte de cette déclaration, surtout lorsque les attentes sont présumées répressives et que la sévérité de la peine est conçue comme le signe de leur reconnaissance pénale, risque normalement d’impliquer un durcissement du régime des peines et un affaiblissement des garanties juridiques et de tout autre principe de modération. Pour conclure sur ce point, ce que notre étude a fait ressortir, c’est que nous sommes encore aux prises avec une représentation punitive de la victime singulière ou invoquée, une représentation qui met en péril le principe de l’individualisation de la peine, ce qui ultimement vient compromettre l’indépendance judiciaire interne des tribunaux.

Conclusion

Cet article s’est intéressé aux conditions de l’indépendance judiciaire dans le cadre de la détermination de la peine pour tenter de problématiser, à partir d’entretiens qualitatifs réalisés auprès de juges et procureurs, des formes de menaces internes pouvant compromettre dans certaines circonstances les garanties juridiques et les droits du condamné vis-à-vis de la peine juste et individualisée.

L’analyse de l’évolution jurisprudentielle du concept d’indépendance judiciaire dans les écrits de la Cour suprême du Canada nous a incités à approfondir deux distinctions directrices : d’une part, la distinction entre indépendance judiciaire externe et indépendance judiciaire interne et, d’autre part, la distinction entre menaces internes et menaces externes. Pour ce qui est de la dimension externe de l’indépendance judiciaire, nous avons à cet égard suivi les orientations dominantes de la littérature pour la relier au rapport concernant les différentes branches de l’État. Dans cette dimension externe, l’indépendance judiciaire nous renvoie à la théorie de la séparation des pouvoirs, laquelle institue comme principe l’autonomie du pouvoir judiciaire par rapport aux pouvoirs législatif et exécutif. Pour ce qui est de l’indépendance judiciaire dans sa dimension interne, nous l’avons délimitée de manière plus large pour concevoir l’autonomie des tribunaux et leur liberté décisionnelle par rapport à toute forme de pression sociale, étatique ou non étatique.

Par rapport à l’indépendance judiciaire et à la possibilité qu’elle puisse s’exprimer en faveur d’une peine juste et adaptée au cas concret, nous avons ainsi pu distinguer les formes de menaces relevant de l’externe de celles relevant plus spécifiquement de l’interne. Les menaces externes concernent toute considération non juridique provenant de l’environnement du système et susceptible de compromettre le droit à une peine juste. Les menaces internes nous renvoient quant à elles à des considérations qui, tout en étant juridiques, peuvent de la même manière que les menaces externes compromettre la portée ou l’application d’autres considérations plus spécifiquement destinées à la protection des garanties juridiques et à la détermination d’une peine juste et adaptée au cas concret.

L’article que nous avons produit ici n’a porté que sur les menaces internes — les autres ayant déjà fait l’objet d’un article publié ailleurs[85]. En ce qui a trait à la présente contribution, nous nous sommes donc intéressés aux idées, aux évènements, aux structures, aux normes ou aux façons de faire propres au droit qui interfèrent avec la liberté des acteurs judiciaires dans leur capacité de choisir la peine la mieux adaptée au cas concret et, plus particulièrement, celle respectant les garanties juridiques et les droits de la personne condamnée.

Notre analyse nous a permis de problématiser à cet égard les menaces internes relevant de la hiérarchie judiciaire, celles découlant du principe de la confiance du public dans l’administration de la justice et finalement celles attribuables aux victimes ou plus précisément aux représentations du système à l’égard des attentes victimaires.

Par rapport aux cours supérieures, leur pouvoir de contrôle hiérarchique s’institue comme menace interne lorsque les juges de première instance (consciemment ou non) décident en fonction de la peur d’être cassé en appel plutôt qu’en fonction de la gravité du crime, de la responsabilité globale du délinquant ou de toute autre considération devant légitimement encadrer la détermination de la peine. Le problème persiste comme menace interne lorsque, par exemple, une cour d’appel prédétermine dans l’abstrait, loin des faits, la nature, voire la durée des peines que les cours de première instance devront imposer aux cas concrets qui se présenteront devant elles. Le conformisme qu’engendre cette normativité hiérarchique dans les échelons inférieurs peut dans certaines circonstances favoriser des peines davantage adaptées aux attentes de la cour d’appel qu’à ce qu’exigeraient autrement les circonstances du cas concret.

En ce qui concerne l’importation, dans les principes de détermination de la peine, de considérations relatives à la confiance du public dans l’administration de la justice, la menace interne prend forme lorsque les conditions de cette confiance sont réduites, par le système, à des attentes publiques de répression ou de punitivité accrue. Le système perd alors de vue le fait que l’administration de la justice inclut le respect des garanties juridiques et toute une série de principes modérateurs comme celui de l’individualisation, de la proportionnalité, du dernier recours, de la peine la moins contraignante, etc.

Le même problème apparaît finalement quant aux attentes victimaires que le système présume nécessairement répressives. La reconnaissance des torts causés aux victimes d’actes criminels n’est pas en soi une menace au respect des garanties juridiques; elle le devient lorsque le système lui-même (indépendamment des victimes) conçoit la sévérité de la peine comme le seul ou le meilleur signe de reconnaissance victimaire. Il devient alors difficile pour les acteurs de valoriser la protection des droits du condamné sans que cette posture soit en même temps interprétée comme une forme de dévalorisation des victimes, de leurs attentes et de leur dignité. Dans le contexte actuel où se complexifie le réseau des attentes et des considérations dont les juges doivent tenir compte pour déterminer une peine juste, il est important de souligner les efforts que bien des acteurs fournissent régulièrement dans leur pratique pour tenter d’encadrer le plus possible tout ce qui est susceptible de compromettre leur liberté décisionnelle et de minimiser l’impact des menaces internes sur les garanties juridiques et les droits de la personne condamnée. Les menaces existent, mais existent aussi, comme le soulignait Violaine Roussel, une affirmation identitaire d’autonomie et une « réinvention pratique du principe d’indépendance » [italiques dans l’original][86] qui va dans le sens d’une résistance contre les pressions indues, qu’elles soient externes ou internes.

Nous espérons que le fruit de ce travail collectif puisse non seulement permettre à d’autres chercheurs de poursuivre la problématisation de ces menaces, mais qu’il puisse également permettre aux acteurs judiciaires de voir comment ils peuvent maintenir leur indépendance et étendre leur résistance par rapport à tout ce qui peut la menacer. Nous tenons à les remercier de leur collaboration à cette recherche et d’avoir accepté librement de nous faire part de ce qui interfère dans l’accomplissement « responsif » de cette tâche difficile et complexe qu’est la détermination d’une peine juste.