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Les individus façonnent le contenu du droit non seulement lorsqu’ils soumettent des questions à la décision de praticiens, mais aussi lorsqu’ils « déploient », invoquent et interprètent le droit dans leur vie quotidienne.

Susan S. Silbey et Patricia Ewick[1]

Introduction

La diversification des populations dans les sociétés occidentales modernes contribue à accélérer de manière importante l’entrecroisement des normes de différentes natures. Au Canada, la traduction en droit étatique d’obligations religieuses a permis d’élargir le regard sur le droit dans une perspective plus extensive quant aux diverses formes de normativité structurant les pratiques quotidiennes, que ce soit lorsqu’il est question de valider juridiquement une obligation religieuse[2], d’encadrer l’horaire de travail dans une entreprise afin de tenir compte des besoins religieux des employés[3], ou encore de statuer sur l’autorisation ou l’interdiction de porter des signes ou vêtements religieux dans les établissements publics[4]. Les récentes transformations du tissu social, dans le domaine de la famille ou encore sur le plan médical, contribuent à placer le droit étatique dans une position d’arbitre face à ces croisements de normativités, que l’on pense à l’épineuse question de l’aide médicale à mourir[5], ou encore à la résolution de conflits entre la pratique médicale et les besoins des patients lorsqu’il est question de transfusions sanguines[6].

D’aucuns diront par ailleurs que les sociétés occidentales ont, d’une certaine façon, toujours été traversées par ce pluralisme, inhérent à leur déploiement. Ce qui nous apparaît différent, depuis le milieu du XXe siècle, c’est le fait que les institutions publiques, et au premier chef le droit de l’État, font maintenant la promotion des droits fondamentaux et du pluralisme qui les accompagne. Au Québec et au Canada, l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne en 1975 et celle de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 ont ainsi transformé de manière durable le paysage institutionnel[7]. Dans le contexte européen, c’est notamment par le biais de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), instituée en 1959, que les exigences normatives favorisant l’idée du pluralisme ont été reconnues[8]. Sur le plan de la théorie politique, on note par ailleurs la popularité indéniable de la philosophie politique défendue par l’américain John Rawls depuis la parution en 1971 de son ouvrage Théorie de la justice[9], dans lequel il défend l’idée que les institutions démocratiques doivent également considérer les différentes conceptions de la vie bonne. On constate ainsi depuis le milieu du XXe siècle, au sein des sociétés modernes occidentales, l’ascension d’une éthique publique du pluralisme, c’est-à-dire une conception du vivre-ensemble fondée sur la reconnaissance des différences et qui a pour finalité de poursuivre une égalité réelle entre les citoyens[10].

Dans ce contexte contemporain marqué par un pluralisme moral, on note, d’une part, la vitesse impressionnante à laquelle les mutations sociales se produisent, multipliant par là les occasions d’interférences internormatives (que l’on pense aux rapports entre le droit et la technologie, la santé ou la religion); et, d’autre part, la vitesse plus modérée à laquelle s’adaptent les institutions publiques. Selon Hartmut Rosa, l’une des caractéristiques de la modernité tardive[11] est justement cette asymétrie des vitesses de transformation entre la société civile et les établissements publics, asymétrie qui est selon lui au centre de la crise de légitimité qui affecte désormais les institutions démocratiques[12].

Les chercheurs intéressés à l’étude sociale du droit ont examiné ces transformations en mobilisant notamment l’hypothèse du pluralisme juridique, laquelle conceptualise le droit comme n’étant pas seulement un objet relevant de la sphère étatique[13]. Par cette ouverture à des perspectives différentes de celles relevant du paradigme dominant du positivisme juridique (et du monisme juridique qui l’accompagne), la théorie du droit a propulsé le développement d’études que l’on a appelées sociojuridiques (socio-legal studies dans le monde anglophone). Ces nouvelles perspectives de recherche ont permis d’élargir le regard sur le droit de l’État en allant à la rencontre des sujets auxquels les normes s’adressent. Dans la même orientation, les approches sociojuridiques préconisent de plus en plus l’étude des phénomènes d’internormativité, soit l’étude des interfaces entre des normes provenant d’ordres normatifs différents[14]. D’ailleurs, c’est cet intérêt savant pour le rapport — interface, intersection, interférence — entre les normes étatiques et les normes extraétatiques qui devient le plus souvent le noyau dur des programmes de recherche en études sociojuridiques[15].

De plus, toujours en réponse aux nouvelles réalités contemporaines, on s’est intéressé progressivement à la manière dont les individus se représentent le droit de l’État. Depuis les années 1990, on note par ailleurs la popularité du concept de conscience du droit (legal consciousness), discuté notamment à la suite de la parution en 1998 de l’ouvrage The Common Place of Law, écrit par Patricia Ewick et Susan Silbey[16]. Selon ces auteures, le concept de conscience du droit permet d’interroger la manière dont les individus vivent et interprètent le droit dans leur vie quotidienne. On se trouve par là à étudier les multiples voies par lesquelles les individus s’engagent ou encore esquivent ou confrontent le droit de l’État[17]. Cependant, les études portant sur la conscience du droit, qui sont plutôt rares dans le monde francophone, peinent à rendre compte des situations quotidiennes où les individus interprètent des normes provenant de différents ordres normatifs, ce qui s’avère pourtant nécessaire dans le contexte de la modernité tardive. En clair, le concept de conscience du droit s’intéresse beaucoup à la conscience du droit (le droit de l’État), négligeant par là la conscience internormative.

L’objectif principal de cet article est de répondre à ce manque au sein de la littérature en théorie et en sociologie du droit. Nous voulons améliorer, dans une perspective sociojuridique, la compréhension des rapports que les individus entretiennent avec des normes provenant de différents ordres normatifs. Pour ce faire, nous proposons une conceptualisation qui permet de combiner, d’une part, les savoirs liés au pluralisme juridique et à l’internormativité et, d’autre part, ceux entourant le concept de conscience du droit. Afin d’y parvenir, nous proposons et défendons dans cet article la pertinence de conceptualiser la conscience internormative des individus pour mieux comprendre leurs rapports complexes à la normativité en contexte pluraliste. Dérivé du concept de conscience du droit, celui de conscience internormative permet de s’intéresser aux articulations internormatives vécues par des individus. Il s’agit d’un concept qui met de l’avant l’interrogation savante quant aux multiples rapports aux normes différentes vécus au sein de situations quotidiennes. À cette fin, nous proposons de contribuer à la conceptualisation de cette rencontre des normes dans notre société, mais au lieu d’observer celle-ci par le biais des institutions, nous suggérons de l’étudier dans la perspective des sujets de droit.

Trois apports importants accompagnent notre proposition. D’abord, les études sur la conscience du droit restent encore aujourd’hui peu fréquentes dans le monde francophone[18], alors que le concept de « legal consciousness » est discuté depuis plusieurs années dans le monde anglophone[19]. Nous espérons ici contribuer à combler ce manque dans la littérature francophone. Ensuite, le propos que nous défendons dans cet article s’appuie sur l’idée selon laquelle le chercheur « sociojuriste » doit prendre au sérieux la capacité qu’ont les individus d’interagir avec les normes auxquelles ils se sentent liés (principe de capacité des sujets de droit). Cet intérêt pour la conscience internormative des individus permet de théoriser, espérons-nous, les trajectoires qu’ils empruntent afin de se positionner vis-à-vis des normes distinctes qui lient pourtant leurs actions, en reconnaissant à ceux-ci une agentivité réflexive face aux normes. Finalement, en contribuant à la conceptualisation de la conscience de l’internormativité, on évite le piège conceptuel qui consiste à penser que les individus sont forcément dominés ou déterminés par les structures normatives. Afin d’expliciter notre propos, nous détaillerons dans un premier temps ce que l’on peut entendre par « conscience du droit ». Dans un second temps, nous éclaircirons comment ce concept pourrait s’appliquer à des situations où des sujets de droit ont à se positionner vis-à-vis des normes de différentes natures, et nous discuterons de la portée que peut avoir la présente contribution en théorie et en sociologie du droit.

I. Qu’est-ce que la conscience du droit?

Le mouvement droit et société s’est beaucoup intéressé à examiner comment le droit se fait (la fabrique du droit), comment il est mis en oeuvre (l’effectivité du droit) et comment il est mobilisé (l’utilisation du droit). Parmi ces intérêts de recherche, on retrouve ce qui passionne les chercheurs sociojuridiques, soit ce qu’il a été convenu d’appeler le contexte du droit. Selon cette perspective, les praticiens du droit auraient tout intérêt à développer leur intelligence contextuelle, une intelligence culturelle perçue comme valeur ajoutée en contexte de pluralisme moral[20]. Les juristes, d’une part, et les sociologues, d’autre part, s’intéressent respectivement au droit en tant qu’objet de connaissance. La sociologie du droit (ou sociologie juridique) se situe au carrefour des deux disciplines (le droit et la sociologie), souvent envisagées comme étant mutuellement exclusives[21]. La dichotomie entre les approches interne et externe (études en droit ou études sur le droit) contribue, malheureusement selon nous, encore aujourd’hui à un combat pour la légitimité du savoir[22]. Les critères de scientificité valorisés et défendus par les juristes ou les sociologues peuvent varier et ainsi alimenter ces points de vue jugés antagonistes[23]. Pour les uns, une étude sur le droit doit passer par une connaissance approfondie des dynamiques internes du droit, où celui-ci est parfois présenté comme un système autopoïétique[24]; pour les autres, toute prétention de connaissance ne saurait se passer d’une méthodologie empirique[25].

Pourtant, les juristes et les sociologues peuvent avoir des objectifs communs. Un intérêt commun des chercheurs de ces deux disciplines est justement le dépassement de l’aporie entre les perspectives interne et externe lorsqu’il est question d’étudier le droit en société[26]. Il s’agit alors non pas seulement d’étudier les interactions entre le droit et la société, mais aussi d’amorcer les réflexions à partir de celle-ci. Selon Jacques Commaille[27], le dépassement de la frontière disciplinaire entre l’interne et l’externe contribue à reformuler les questions jusque-là posées sur une conception dichotomique entre une sociologie du droit menée par les juristes et une sociologie du droit menée par les sociologues, en passant du « pourquoi » au « comment ». Par exemple, au lieu de se poser la question classique en sociologie du droit : « Le droit est-il un reflet ou une source des changements sociaux? », on peut se poser la question suivante : « Comment le droit est-il utilisé afin de promouvoir ou de freiner les changements sociaux? ». Il s’agit ainsi de s’intéresser à la mobilisation du droit par les acteurs sociaux, à l’appréciation personnelle et aux actions menées en fonction de la représentation que ces acteurs en ont.

Toujours selon Jacques Commaille, on peut même aller jusqu’à s’interroger sur la pertinence du vocable sociologie du droit, auquel on peut préférer l’étude du droit en contexte, évitant par là de renforcer l’étanchéité de la frontière disciplinaire entre juristes et sociologues[28]. Ces études contextuelles sur le droit s’intéressent, entre autres choses, à l’interface entre le droit de l’État et diverses sphères d’activité au sein desquelles il se déploie, qu’elles soient économiques (analyse économique du droit), religieuses (droit et religion), médicales (droit et santé) ou technologiques (droit et technologie). Suivant une telle perspective contextuelle, le primat de la compréhension s’avère toujours nécessaire, pour suivre ce que nous a enseigné le théoricien Max Weber[29]. C’est cette compréhension du contexte, lequel est possible par la double présence d’individus et de normes, qui est au coeur des études sur la conscience du droit.

A. La conscience du droit, un regard sur la quotidienneté du droit

La définition de base de la conscience du droit renvoie à la signification, à la perception, à l’interprétation que les individus ont du droit dans leur vie quotidienne[30]. Il s’agit d’une perspective théorique qui propose une conception du droit axée sur le destinataire du droit et non pas sur les institutions le produisant. Les études sur la conscience du droit s’intéressent ainsi à comprendre la manière dont les personnes orientent leurs activités par rapport à ces règles de droit auxquelles elles se sentent liées à divers degrés[31]. Suivant cette perspective, le droit se trouve à être « constitutif de la réalité sociale », et non pas séparé de celle-ci en étant en surplomb et déconnecté des situations quotidiennes[32].

Les chercheurs qui préconisent l’utilisation du concept de conscience du droit défendent, sur le plan épistémologique, la pertinence d’étudier les acteurs du droit comme étant des sujets moraux actifs qui confectionnent le droit et les normes, lesquels encadrent pourtant leurs actions et leurs comportements[33]. L’image ou l’idée que se font les individus du droit sont alors très importantes, car c’est souvent par celles-ci qu’ils s’orientent par rapport aux normes[34]. Au quotidien, les individus s’approprient à leur façon le droit et surtout ce qu’ils pensent être le droit, contribuant ainsi à redéfinir celui-ci à travers les pratiques sociales[35]. En d’autres mots, les individus peuvent agir en fonction du droit surtout parce qu’ils se sentent autorisés par lui, parce qu’ils se voient comme des sujets de droit[36], soit des individus étant encadrés par le droit et ayant également la capacité de le rendre vivant au quotidien, en le respectant, en l’esquivant ou alors en le confrontant[37].

Cependant, il convient de mentionner que l’intérêt pour la conscience du droit ne conduit pas à l’évaluation des connaissances juridiques des individus en prenant pour point d’appui le droit positif. Bien sûr, les individus ne pensent pas forcément au droit positif dans toutes leurs actions, et il peut s’avérer que leur conscience de certains aspects du droit soit plus ou moins juste. D’un point de vue classique en droit, attentif à l’exactitude des énoncés juridiques au regard du droit en vigueur, il peut paraître ainsi étonnant de s’intéresser à la conscience du droit. Cependant, ce qui reste pertinent avec la conscience du droit, c’est le fait que l’idée que les individus se font du droit peut motiver et influencer leurs actions et leurs pratiques quotidiennes, actions et pratiques qui ont souvent des conséquences juridiques importantes[38]. Ce qui nous intéresse alors, c’est de répondre à une question toujours triviale pour la théorie du droit : quelles sont les raisons qui peuvent expliquer que les individus obéissent ou non au droit[39]?

Dans l’ouvrage The Common Place of Law, Ewick et Silbey[40] ont proposé trois types de conscience du droit afin de recouper les diverses formes de perception du droit que manifestent les individus : devant le droit (« before the law »), avec le droit (« with the law ») et contre le droit (« against the law »). La première forme de conscience du droit correspond à une posture où les individus font preuve de loyauté vis-à-vis du droit; une posture de conformité au droit[41]. Perçu comme étant constitué de règles rationnelles et claires, le droit est ici vu au travers ses prétentions d’impartalité, offrant aux yeux des sujets de droit des réponses justes et appropriées[42]. Étant d’une certaine manière réifié, il est vu au travers de la métaphore de la bureaucratie, comme un système spécifique, ordonné, rationnel et hiérarchisé, qualifié par les sujets de droit de système objectif et nécessaire. La deuxième forme de conscience du droit, mitoyenne, se présente par le biais d’une posture de contestation, où le but des sujets de droit est de remporter des gains et d’atteindre des objectifs personnels[43]. Les individus semblent ici moins préoccupés par l’efficacité et la fonctionnalité des procédures juridiques que par un recours au droit comme à un outil, un terrain de jeu pour mettre en oeuvre des tactiques afin de répondre stratégiquement à des intérêts personnels ou collectifs. La troisième forme de conscience du droit, opposée à la première, est plutôt une posture de résistance face au droit, où celui-ci est perçu comme étant un produit du pouvoir, arbitraire et capricieux. Alors que la normativité étatique est vue dans ce cas comme étant une menace, les sujets de droit adoptent le plus souvent une posture de lutte, où la ruse, l’opposition et le combat constituent les moyens utilisés contre le droit[44].

Depuis la parution du livre d’Ewick et Silbey, plusieurs études portant sur la conscience du droit ont été conduites. Pour n’en mentionner qu’une, on peut penser à l’étude empirique menée par Marina Kurkchiyan[45], qui s’est intéressée à la compréhension de différents groupes nationaux (anglais, polonais, bulgare et norvégien) de ce qu’est la légalité et à leur perception de leur « possession de leur environnement juridique ». Elle s’est rendu compte que les actions directes préconisées par des membres de ces groupes (désobéissance civile, manifestations, etc.) étaient en lien avec la perception et l’interprétation qu’ils se faisaient du droit de l’État — bref, avec leur conscience du droit[46].

B. La conscience du droit, mais de quel droit?

Pour notre part, nous mobilisons ici le vocable droit dans une acception différente de celle le plus souvent utilisée au sein des études sur la conscience du droit, synonyme du droit de l’État. Suivant la perspective pluraliste défendue notamment par Guy Rocher[47], nous envisageons le terme droit dans une conception préconisée plus large que celle défendue par le positivisme juridique qui refuse de dissocier le terme droit du droit de l’État. Si l’on veut mener une étude qui englobe les multiples modalités de la conscience du droit, il faut éviter d’envisager le terme droit comme un discours qui permet ou qui prohibe certaines pratiques; il faut surtout s’attarder à savoir comment il est vécu par les acteurs qui sont placés dans des situations où celui-ci produit des effets importants sur eux. Selon Rocher, c’est l’idéologie moniste qui a longtemps occulté le fait du pluralisme juridique; « la sociologie doit échapper à cette idéologie, [nous dit Rocher, elle] doit plutôt la faire éclater »[48]. Les sociologues du droit souscrivent ainsi le plus souvent à cette hypothèse du pluralisme juridique parce qu’elle s’avère utile afin d’étudier non seulement les divers mécanismes à l’oeuvre dans la formation du droit, mais également les multiples perceptions que les individus ont du droit.

En adoptant une perspective pluraliste, celui qui étudie le droit semble céder à ce que certains nomment la tentation pluraliste[49]. On peut se demander pourquoi ces « pluralistes » tiennent autant à considérer que certaines sphères sociales peuvent être observées comme étant elles aussi juridiques. Après tout, n’est-ce pas là une tentative d’hégémonie intellectuelle de considérer qu’il y a du droit partout? Selon Denis Galligan[50], le fait de qualifier de juridique une sphère sociale en particulier contribue à y ajouter une valeur supplémentaire dans la perception des acteurs sociaux qui sont liés à celle-ci (« [to] ad[d] some quality »), de même qu’aux yeux des décideurs publics qui sont amenés à interagir avec la sphère en particulier. Comme le mentionne également Jürgen Habermas[51], ce qui importe le plus dans la perception des acteurs lorsqu’il est question d’institutions et d’ordres juridiques, c’est la légitimité de celles-ci.

En ce sens, le pluralisme juridique n’est pas un dogme, mais plutôt une hypothèse conceptuelle qui permet de concevoir le droit et son application de manière à répondre à certains enjeux contemporains, notamment ceux liés au droit d’égalité au sein des sociétés dites « démocratiques »[52]. Un des postulats de cette hypothèse repose sur l’idée selon laquelle il existerait, dans une situation donnée, telle une aire géographique et culturelle particulière, différents ordres juridiques[53]. On peut dire que le pluralisme juridique est une posture à la fois épistémologique et théorique qui envisage le droit dans une perspective plus large que celle qui l’associe automatiquement et uniquement à l’État. Dans une oeuvre importante, L’ordre juridique, publiée en 1918, l’Italien Santi Romano[54] introduit l’idée selon laquelle le droit, au sens objectif du terme, renvoie à un ordre dans son intégralité et son unité, qui peut alors se distinguer des normes qui en émanent. Pour Romano, une société peut ainsi comporter plusieurs ordres juridiques différents. Un ordre juridique est en ce sens souvent en lien avec une institution, qui produit des normes institutionnelles, comme l’État[55], mais on peut penser à d’autres ordres juridiques, tels que la religion[56], par exemple.

Alors, le droit de l’État — que l’on peut appeler, en s’inspirant de Romano, l’ordre juridique étatique — est certes plus officiellement reconnu, mais dans la perspective du pluralisme juridique, il ne représente qu’un ordre juridique parmi d’autres. Les décideurs publics peuvent ainsi reconnaître ou non les ordres juridiques autres que celui relié au droit de l’État. Le pluralisme juridique peut constituer un premier pas intéressant pour les études contextuelles sur le droit, puisqu’il ne constitue pas un dogme, selon Roderick Macdonald[57], mais bien une hypothèse qui contribue à concevoir le droit et son application de manière à répondre adéquatement aux enjeux d’égalité et de liberté dans une société marquée par le fait du pluralisme. Dans le contexte contemporain, cette hypothèse du pluralisme juridique nous permet d’envisager, entre autres choses, le rôle de l’État comme étant désormais plus coordonnateur et moins dirigiste[58].

Il existe par ailleurs des parallèles importants entre ces études sur la conscience du droit et la théorie du pluralisme juridique défendue par Roderick Macdonald[59], en particulier en ce qui concerne l’importance accordée à l’étude du sujet de droit. En effet, l’un des apports importants de la théorie de Macdonald est justement son intérêt pour la dimension plurielle du sujet de droit, qui reconnaît l’influence que peuvent exercer les multiples aspects de l’identité d’un sujet de droit — par exemple l’identité de genre, de classe, de condition socioéconomique ou de religion — sur son comportement vis-à-vis du droit[60]. Deux grands postulats animent l’approche théorique proposée par Macdonald, à savoir le fait que (1) le sujet de droit — l’individu, l’acteur, l’agent — est créateur de l’espace de droit, espace par ailleurs le plus souvent contesté par les autres sujets de droit; et que (2) le droit n’est pas qu’un donné positif : il se construit, se conteste et s’interprète par les sujets de droit, eux-mêmes engagés dans des dynamiques de forces et de pouvoirs[61].

II. Avoir conscience de l’internormativité

Si nous voulons étudier les multiples rapports personnels au droit, nous devons, nous semble-t-il, nous intéresser davantage aux phénomènes d’internormativité. Ceux-ci permettent de théoriser les interférences entre des normes provenant d’ordres juridiques différents, par exemple des normes étatiques, religieuses ou médicales. L’intérêt pour l’internormativité permet d’éviter de délimiter d’en haut l’interface entre le droit et le non-droit[62]; on s’intéresse plutôt à l’appropriation par les acteurs sociaux de ce qu’ils considèrent être du droit, ce qui permet de revisiter cette interface par le bas[63]. Alors que le pluralisme juridique concerne les différents ordres juridiques existant dans une société, le pluralisme normatif, pour sa part, a pour objet d’étude les phénomènes d’internormativité. L’internormativité, ou le pluralisme normatif, représente par ailleurs un nouveau paradigme en théorie du droit, où l’on invite non plus à réfléchir aux interfaces surplombantes entre le droit de l’État et les autres formes de droit (souvent comprises sous le vocable droit et socié), mais plutôt à étudier le droit en société, au travers des motivations des acteurs[64]. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’observation du droit dans les situations quotidiennes concrètes des individus, au travers des diverses pratiques par lesquelles ils fabriquent, contestent et mobilisent les normes[65].

L’exploration de la conscience internormative que nous proposons ici consiste à étudier les normes dans une perspective théorique qui vise à combiner les apports de la conscience du droit et de l’internormativité. Nous définissons la conscience internormative comme étant l’ensemble des perceptions, des interprétations et des images des normes qu’ont les individus, lesquelles permettent la mise en oeuvre concrète d’articulations internormatives quotidiennes. Par articulation internormative, nous entendons les diverses rencontres de normes distinctes (par exemple l’interférence entre normes étatiques et normes religieuses) qui sont en train de se faire dans la quotidienneté des situations où interagissent les individus.

Afin d’illustrer la conceptualisation que nous proposons ici, prenons un exemple fictif qui permet de mieux saisir le déploiement de la conscience internormative. Supposons que la situation qui nous intéresse se déroule dans un établissement public, par exemple un hôpital. Il s’agit d’un espace où plusieurs normes encadrent les comportements au quotidien — on pense bien sûr aux normes institutionnelles (N1) de l’établissement, lesquelles sont fondées notamment sur des normes étatiques, et, dans le cas d’un établissement de santé, sur les normes médicales. On peut penser à une situation où un patient, un sujet de droit se sentant lié, par exemple, à des normes religieuses (N2), se présente à l’hôpital pour recevoir des soins particuliers. Advenant la présence d’un conflit entre une norme institutionnelle et des besoins religieux du patient suivant ces normes religieuses, on peut s’intéresser, en tant que chercheur sociojuriste, à la décision que prendra le patient placé devant ce conflit internormatif (voir Figure 1, p. 432).

Figure 1

La conscience internormative du sujet de droit

La conscience internormative du sujet de droit

-> Voir la liste des figures

L’intérêt qui se profile, sur le plan épistémologique, c’est d’éviter le piège conceptuel de l’essentialisme, soit l’idée selon laquelle les sujets de droit choisiront toujours la norme N1 au détriment de la norme N2 (ou inversement) en fonction de leur condition sociale, économique, religieuse ou autre. En s’intéressant à la conscience internormative des individus, on se trouve à étudier les choix et les épreuves auxquelles ceux-ci sont confrontés dans la vie quotidienne. Bien sûr, les sujets de droit ne sont pas tous égaux dans la réalité : il existe des asymétries importantes (de nature économique, sociale et intellectuelle, notamment) qui affectent les compétences réflexives des individus. Tout de même, nous pensons que l’on ne peut pas conjecturer sur le rapport qu’entretiennent les individus vis-à-vis des normes. Ces rapports s’enracinent dans la quotidienneté des rapports personnels aux diverses formes de normativité.

A. De la conscience du droit à la conscience de l’internormativité

On peut établir une distinction conceptuelle entre la conscience publique du droit, soit l’ensemble des représentations sociales du droit et des traditions juridiques au sein des collectivités partageant les mêmes aires géographiques et culturelles, et la conscience personnelle du droit, soit l’interprétation individuelle de la normativité. Ce qui nous intéresse ici, afin de comprendre les variétés des présences du droit dans la vie quotidienne, c’est cette deuxième forme de conscience du droit[66]. C’est plus précisément un intérêt pour la légalité quotidienne, c’est-à-dire les formes que prend la rencontre des normes au sein des interactions sociales. Fernanda Pirie et Judith Scheele discutent, pour leur part, de « legalism », afin d’étudier les formulations explicites de normes et de catégories normatives qui encadrent les comportements quotidiens[67]. Ce terme de légalité incite à saisir les modalités du droit et l’idée que les sujets s’en font au travers des pratiques quotidiennes — économiques, culturelles, politiques ou religieuses, entre autres — qui ont des caractéristiques légales diverses (sanctions, obligations, prescriptions)[68]. L’idée principale défendue notamment par Ewick et Silbey dans The Common Place of Law[69], c’est la recherche, au travers des récits quotidiens, de configurations significatives et répétées (des « patterns ») concernant les perceptions du droit de l’État, perceptions qui contribuent à motiver le comportement de ceux qui les partagent.

Les études sur la conscience du droit constituent certainement un apport important à la théorie du droit. En effet, ce que cette approche permet de mettre en avant, c’est l’aspect vivant du droit, c’est-à-dire les multiples formes que celui-ci peut prendre dans les pratiques quotidiennes. Par ailleurs, le terme droit vivant a été popularisé notamment par Eugen Ehrlich, qui propose d’étudier le droit tel qu’il est vécu au quotidien par les individus, à travers leurs comportements reliés aux institutions[70]. En s’intéressant à la conscience du droit, on réfléchit non seulement aux rapports personnels que les individus entretiennent avec le droit de l’État, mais on se trouve également à élargir le regard posé sur le contexte social du droit[71].

Selon nous, il existe une multitude d’interrelations entre la conscience personnelle du droit et les facteurs structurants du contexte où évolue un individu. Cependant — et c’est là notre critique principale adressée aux études sur la conscience du droit — il s’agit le plus souvent d’un intérêt pour la conscience du droit, à savoir le droit de l’État. Comme nous le mentionnions en introduction, il nous semble primordial de pouvoir conceptualiser la conscience du droit d’un individu ayant des rapports de normativité de différentes natures. En clair, il s’agit d’aller au-delà de la conscience du droit en s’intéressant à la conscience des normes des individus, à la conscience internormative.

Nous proposons de conceptualiser cette conscience internormative à l’aide du courant pragmatique en sciences sociales, développé notamment par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification paru en 1991[72]. Selon ces auteurs, les chercheurs en sciences sociales, en particulier les sociologues du droit, ont trop souvent privilégié des approches « sociologisantes » dans l’étude des sujets de droit, plaçant ceux-ci dans une position de domination vis-à-vis des structures normatives. Plusieurs travaux de recherche se sont inscrits au sein de cette approche, visant à promouvoir une alternative entre l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon et la théorie de la reproduction sociale de Pierre Bourdieu[73]. En défendant un parti pris empirico-conceptuel, les chercheurs pragmatiques s’intéressent alors aux logiques d’accord et de désaccord qu’engendrent les contraintes situationnelles quotidiennes[74].

Les sciences sociales — et en particulier la sociologie — se sont développées notamment sur la dualité entre le niveau macro et le niveau micro, souvent conceptualisée à l’aide des perspectives déterministe ou individualiste. Un des objectifs de l’approche pragmatique est de lier ces deux niveaux. En s’intéressant aux faits et aux situations quotidiennes, le regard pragmatique dévoile certes son intérêt pour le niveau micro, à la différence qu’il ne présuppose pas son opposition avec le niveau macro. Dans l’introduction du numéro consacré à la sociologie pragmatique de la revue Politix en 2013, on explique d’ailleurs cette volonté de dépasser la dualité macro-micro de la manière suivante :

On pourrait dire, de ce point de vue, que la sociologie pragmatique s’efforce de ne jamais quitter le plan des situations et par conséquent, le niveau « micro ». À ceci près, toutefois, que le niveau « micro » n’est pas envisagé dans son opposition avec le niveau « macro » mais au contraire comme le plan où, de situation en situation, le niveau « macro » lui-même est accompli, réalisé et objectivé à travers des pratiques, des dispositifs et des institutions, sans lesquels il pourrait certes être réputé exister mais ne serait plus en mesure, cependant, d’être rendu visible et descriptible.[75]

Ainsi, a contrario du concept d’agent théorisé notamment par Pierre Bourdieu, l’approche pragmatique préconise plutôt le concept d’acteur[76]. Défendant un « principe de capacité »[77], le regard pragmatique suppose que tous les acteurs sociaux étudiés sont alors dotés de certaines capacités réflexives, c’est-à-dire la capacité d’explorer de manière inventive son environnement immédiat, de s’adapter, de changer d’opinion et de fournir des raisonnements sur ses propres actions[78]. En ce sens, selon cette perspective, les acteurs sont alors dotés de ces capacités réflexives, qu’ils mobilisent dans leurs situations quotidiennes. Or, ces dernières sont souvent constituées de contraintes, d’empêchements et d’inégalités structurelles qui limitent alors grandement la capacité des acteurs à réaliser pleinement leurs actions. Ces contraintes sont théorisées, selon le courant pragmatique, par le terme de matérialité de la réalité, à savoir le caractère matériel de la contrainte vécue, ressentie et éprouvée par les acteurs.

L’une des stratégies de recherche que nous proposons pour étudier la conscience internormative est la reconnaissance de deux composantes importantes en lien avec cette internormativité vécue : (1) les espaces où se déploie la conscience internormative et (2) les types d’articulation internormative. Premièrement (1), nous pensons qu’il existe dans la société des espaces particuliers où la rencontre des normes contribue à placer les individus dans des situations où ils doivent interroger les normes distinctes qui encadrent leurs actions. Nous pensons que les espaces étatiques, comme les écoles, les hôpitaux ou les salles de tribunaux, sont des lieux où le déploiement de la conscience internormative est plus facilement repérable dans une société moderne pluraliste comme le Canada ou la France, notamment. Cela ne veut pas dire que les espaces non étatiques ne sont pas propices à la rencontre des normes, mais, comme nous le disions en introduction, le droit de l’État dans les contextes pluralistes se trouve de plus en plus à interférer avec des normes extraétatiques.

L’utilisation du terme espace internormatif permet de poser un regard sur le ou les rapports entretenus entre l’individu (le sujet de droit) et la ou les normes qui contribuent à l’organisation, la structure et le fonctionnement dudit espace (par exemple une unité professionnelle dans un établissement public, une salle de classe universitaire ou encore un restaurant). Ce qui suscite alors l’intérêt, selon une perspective pragmatique, c’est l’étude systématique d’un principe de résistance inhérent à un espace internormatif, c’est-à-dire la résistance que la matérialité des normes oppose à l’action et aux discours des individus. Se présente ainsi un moment critique de réalité, soit la rencontre entre (A) la matérialité des normes et (B) la capacité d’action des acteurs : ce que l’on appelle une épreuve en langage pragmatique. L’étude des épreuves représente certainement le noyau dur du programme de recherche de l’approche pragmatique. L’épreuve se définit comme le lieu d’un rapport de force[79]. L’étude pragmatique des épreuves consiste à prendre systématiquement en compte la résistance que la matérialité des normes oppose aux capacités des acteurs et, surtout, à ne pas présumer à l’avance du résultat de cette épreuve.

En étudiant ces espaces internormatifs on s’intéresse ainsi au droit en situation, c’est-à-dire que l’on étudie la capacité qu’ont les sujets de droit de produire celui-ci, en s’intéressant aux compétences réflexives des individus vis-à-vis des normes[80]. Le courant pragmatique invite à considérer bien sûr la présence des forces bien réelles qu’exercent les normes sur les individus, forces qui s’entrechoquent d’ailleurs avec ces compétences réflexives inégalement réparties chez les sujets de droit. Toutefois, en envisageant les individus comme étant des sujets capables d’une agentivité réflexive, on ouvre le regard savant sur l’existence des références normatives externes et internes des sujets de droit[81].

Deuxièmement (2), nous pouvons imaginer différents types d’articulation internormative, soit différentes combinaisons possibles dans ce rapport complexe à la normativité. À des fins heuristiques, nous nous inspirons ici de la théorisation proposée par Ewick et Silbey concernant les trois types de conscience du droit, de même que par Mireille Delmas-Marty concernant le pluralisme ordonné dans son ouvrage portant le même nom[82]. La première forme d’articulation internormative que nous proposons peut prendre la figure d’une priorité normative entre les normes N1 et N2, soit une articulation internormative priorisée, où le sujet de droit, confronté à un conflit entre N1 et N2, accordera par avance sa loyauté à une des deux normes en question (voir Figure 2, p. 438). Le sujet de droit établit une hiérarchie normative entre les normes en conflit, hiérarchie qui suppose une verticalité des normes, où la préséance sera accordée à l’une des normes mises en situation. Il y a ici une stratégie de la part du sujet de droit, soit le fait de reconnaître la légitimité des deux normes, mais d’accorder la priorité à l’une des deux.

Ainsi, il nous semble exister dans ces espaces internormatifs des vitesses différentes auxquelles s’entrecroisent les normes, en fonction des politiques qui y organisent les relations interpersonnelles. Parfois, cette rencontre des normes se fait entre, d’une part, les normes de l’espace en question (des normes institutionnelles régissant un établissement) et, d’autre part, les normes qui guident le comportement des individus (des normes personnelles, telles que des normes religieuses). Dans ces cas, ce qui nous intéresse, c’est d’observer la vitesse à laquelle un espace internormatif favorisera l’articulation entre les normes. Il peut y avoir, selon les cas, des espaces synchroniques, soit des espaces où la vitesse à laquelle se déploient les normes x et y est similaire (par exemple, un hôpital qui accepte de modifier les pratiques des professionnels de la santé afin de tenir compte des besoins religieux des patients), ou encore, à l’inverse, des espaces asychroniques où la rencontre des normes est asymétrique. Ce que nous appelions plus tôt la matérialité des normes, soit la force à laquelle les normes se présentent aux individus, a justement beaucoup à voir avec la vitesse à laquelle se déplacent les normes (synchronique ou asynchronique).

Figure 2

L’articulation internormative priorisée

L’articulation internormative priorisée

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Selon un deuxième type d’articulation internormative, à l’inverse, on pourrait retrouver un sujet de droit qui n’accepte pas de se soumettre à l’une ou l’autre des normes en situation. On pense à un individu qui, se sentant fortement lié à une norme religieuse personnelle, par exemple, refuserait tout simplement de reconnaître la légitimité de la norme institutionnelle. Dans un tel cas, il y a plutôt une séparation des normes pratiquée par le sujet de droit, sous la forme d’une articulation internormative séparée, où la stratégie serait de refuser d’entrer au sein d’un espace normatif qui le forcerait à reconnaître la légitimité de la norme écartée (voir Figure 3, p. 439).

Le troisième type d’articulation internormative ferait plutôt référence à une situation où les sujets de droit chercheraient à harmoniser les normes entre elles, à trouver des compromis, des ajustements, afin de continuer à entretenir des rapports avec les deux normes. Dans ce cas, le sujet de droit accepte d’entrer dans l’espace normatif, mais pratique une négociation quotidienne visant à faire dialoguer entre elles les normes, au lieu d’accorder a priori une importance supérieure à l’une ou l’autre (l’articulation priorisée) ou alors de ne pas reconnaître la légitimité d’une des deux normes (l’articulation séparée). Le sujet de droit accepte dans ce cas de rechercher un nouvel ordonnancement des normes, visant la synchronicité des normes dans le but d’éviter le conflit internormatif (voir Figure 4, p. 439).

Figure 3

L’articulation internormative séparée

L’articulation internormative séparée

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Figure 4

L’articulation internormative harmonisée

L’articulation internormative harmonisée

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B. Portée conceptuelle en théorie et en sociologie du droit : l’exemple du champ de recherche droit et religion

Afin d’entrevoir quelle portée pourrait avoir une étude sur la conscience de l’internormativité en théorie et en sociologie du droit, tournons-nous brièvement vers le champ de recherche droit et religion. On peut dire d’abord que le noyau dur de ce champ de recherche réside dans l’étude du rapport entre le droit et la religion. En effet, c’est l’étude des interférences, des interactions et de l’interface entre des contenus juridiques et des contenus religieux qui est au centre des recherches menées dans ce domaine[83]. Les chercheurs qui y sont associés peuvent être des juristes s’intéressant à savoir comment le droit de l’État se saisit des phénomènes ou manifestations de la religion (ce que l’on appelle en droit une approche interne, c’est-à-dire une approche axée sur le droit de l’État)[84]. Ils peuvent également s’intéresser à savoir comment, de l’intérieur d’une tradition religieuse, se constituent des normes et des obligations que l’on pourrait appeler droit religieux, approche parfois assimilée à une perspective externe en droit[85]. Les chercheurs en sciences sociales peuvent également être associés à ce champ de recherche, en étudiant, notamment, les impacts ou les effets, dans une communauté religieuse, d’une saisie juridique des phénomènes religieux, ou encore l’influence que peuvent avoir certaines communautés religieuses sur le droit de l’État.

Nous prenons ici l’exemple de l’accommodement raisonnable pour motif religieux dans le milieu de la santé, en précisant qu’il peut certainement exister d’autres situations où des conflits internormatifs traversent les pratiques quotidiennes des individus. On peut notamment penser aux situations suivantes : (1) des patients ou leurs proches refusent les interventions du personnel masculin ou féminin; (2) un patient refuse de faire des changements de pansement pendant les fêtes de sa religion, alors qu’il a besoin de plusieurs visites par jour pour recevoir le soin; (3) un patient mourant demande, pour des raisons religieuses, que son corps ne soit pas déplacé dans les neuf heures suivant son décès; ou encore (4) un patient demande de modifier l’horaire de soins afin de respecter certains rituels religieux[86].

Selon le premier type d’articulation internormative proposé plus tôt, soit l’articulation internormative priorisée, la rencontre entre des normes différentes se caractérise par l’objectif d’une priorité normative, c’est-à-dire qu’il y a forcément primauté d’une norme sur une autre. Dans les cas mentionnés ci-dessus, on retrouverait des sujets de droit (des patients dans ce cas) qui considéreraient qu’il y a forcément préséance d’un type de norme sur l’autre, et ce, en fonction du contexte dans lequel ils se trouvent (ici, un hôpital). Un exemple souvent étudié, qui peut illustrer cette priorité normative est la question du refus transfusionnel dans le domaine médical chez les témoins de Jehovah; enjeu qui a fait l’objet de maints débats bien au-delà de la communauté médicale, en intéressant en particulier les juristes. On peut rappeler que pour les témoins de Jéhovah, ce refus de soins est ancré dans le Livre[87]. Comme le montrent les études sur le sujet, cela pourrait nous donner deux types de réponses possibles à ce conflit internormatif : ou bien le patient donne préséance à la norme religieuse sur la norme de l’institution de santé (en refusant la transfusion), ou bien le patient donne alors préséance à la norme institutionnelle sur la norme religieuse (en renonçant à la poursuite de certaines obligations religieuses dans l’hôpital)[88].

À l’opposé de cette perspective, on trouve une articulation internormative séparée, qui postule une autonomie importante des normes les unes vis-à-vis des autres. Ce type d’articulation vise notamment à limiter les interférences entre les normes. On aurait dans cette perspective un individu qui, au contraire, tenterait d’éviter toute rencontre possible entre les deux types de normes, voire qui ne reconnaîtrait même pas la légitimité de l’une ou l’autre des normes. Par exemple, devant ce conflit internormatif, un patient quitterait tout simplement l’hôpital en refusant d’engager le « dialogue » avec la norme institutionnelle.

Se distinguant de ces deux positions antagonistes, on pourrait retrouver également un troisième type d’articulation, l’articulation harmonisée, qui permet d’envisager une rencontre entre les normes qui dépasse, d’une part, la perspective d’une fusion totale et, d’autre part, celle d’une séparation radicale. En effet, l’objectif poursuivi par ce type d’articulation est celui d’une harmonisation entre des normes. On aurait alors un individu qui négocierait les normes en fonction de la situation dans laquelle il se trouve (aménagement du temps ou de l’espace, par exemple, en ayant pour but de respecter simultanément les deux normes). Pour donner un exemple de ce type d’articulation, on peut mentionner l’étude que nous avons mené dans le domaine du secteur public québécois, auprès de fonctionnaires musulmanes portant un hijab, qui tentaient d’harmoniser le double respect à des normes religieuses relatives au port du voile et à des normes étatiques relatives à la neutralité religieuse de l’État[89]. Cette étude sociojuridique réalisée auprès de femmes musulmanes portant un hijab, employées de l’État québécois ou songeant à le devenir, s’est fait au moyen d’un échantillon composé de 30 entrevues semi-directives réalisées en 2015 et en 2016 dans la grande région de Montréal, contenant 14 femmes travaillant pour un organisme public ou parapublic et 16 complétant une formation professionnelle pouvant mener à un emploi dans le secteur public ou parapublic. Selon la majorité des répondantes (26 sur 30) de cette étude, un double respect des normes religieuses et étatiques était possible au moyen d’une négociation quotidienne illustrant cette articulation internormative harmonisée[90].

Nous le rappelons, il s’agit là d’exemples présentés à des fins heuristiques, mais qui, selon nous, permettent de mieux entrevoir comment la réflexion proposée ici pourrait servir à la poursuite de programmes de recherche en théorie et en sociologie du droit. La présente contribution aux études sur la conscience du droit invite les chercheurs sociojuristes à s’intéresser aux sujets de droit, en particulier parce qu’ils sont des récepteurs de normativité, ce qui implique une posture critique vis-à-vis du paradigme dominant en droit qu’est le positivisme juridique. Selon nous, cette approche dominante du positivisme juridique ne permet pas d’établir les distinctions nécessaires entre la normativité étatique et les autres formes de normativité, pourtant structurantes et importantes pour les sujets de droit[91]. Ce que nous avons voulu mettre de l’avant ici, c’est la reconnaissance d’un sujet de droit actif, multiple et théorisé comme étant désormais la source principale du droit, opérant par là un renversement épistémologique majeur, passant de l’étude des structures normatives aux sujets créateurs de normativité(s)[92]. En s’intéressant à la normativité issue des interactions entre individus, les études théoriques et sociologiques sur le droit réorientent le regard du chercheur sur la quotidienneté des normes.

Conclusion

Dans cet article, nous avons proposé de contribuer à la compréhension des rapports complexes à la normativité en contexte pluraliste. Cette proposition combine des savoirs provenant des études sur la conscience du droit et sur les phénomènes d’internormativité. Dans un premier temps, nous avons rappelé la place qu’occupe le concept de conscience du droit dans les études sociojuridiques afin de comprendre comment celui-ci permettait aux chercheurs de s’intéresser davantage aux destinataires des normes, en plongeant dans la quotidienneté des normes. Dans un second temps, nous avons exploré les voies par lesquelles il nous semblait possible de conceptualiser les rapports personnels et complexes vécus vis-à-vis des normes, en suggérant, sur le plan heuristique, de comprendre les espaces, les vitesses et les types d’articulation internormative.

Nous pensons que notre suggestion de conceptualiser la conscience du droit en situation d’internormativité permet de comprendre les interférences entre les normes autrement que sous le prisme du conflit. En situant notre propos dans une perspective pragmatique, nous pouvons envisager des stratégies de recherche, en études sociojuridiques, proposant de s’intéresser aux situations quotidiennes et pratiques dans lesquelles les acteurs du droit sont considérés comme des maîtres d’oeuvre de ces interférences internormatives de plus en plus présentes dans la société contemporaine pluraliste. Il s’agit ici de poursuivre une conception internaliste vis-à-vis des normes, dans le même esprit d’ailleurs que la théorie du pluralisme juridique de Macdonald. Selon nous, le chercheur sociojuriste peut suivre les acteurs dans leur quotidienneté, dans le but de proposer des explications de ces situations dans lesquelles ils accordent de la légitimité (ou non) aux normes afin de les fusionner, de les séparer ou de les articuler. Au lieu d’opposer des définitions extérieures et souvent étrangères à la réalité des sujets de droit, cette perspective internaliste et pragmatique nous semble davantage porteuse pour les études sociojuridiques, car elle permet d’aller à la rencontre quotidienne des normes en accordant aux sujets de droit la capacité d’interagir avec elles, à leur façon.