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La modernité kino-congolaise a mis du temps à s’imposer au sein des lettres françaises de Belgique. Il a fallu attendre l’oeuvre de In Koli Jean Bofane pour qu’elle y trouve sa pleine expression. Le Congo Kinshasa offre, sinon, l’occasion d’interroger la tendance des écrivains francophones de Belgique à oeuvrer entre ludisme et déshistoire[1]. Au lieu d’alimenter un récit national à la française, les « hystoires » nourrissant la « motière » belge depuis les indépendances africaines s’inscrivent volontiers dans le registre fabuleux où elles rendent perceptible le lien, inhérent à tout récit, entre mot, matière historique et hystérie créatrice. En témoigne l’oeuvre convulsiviste de Jean-Louis Lippert après que les coups de bélier de Pierre Mertens eurent favorisé un retour du refoulé sur les crimes contre l’humanité inscrits dans la praxis coloniale. Le traitement de la violence que la littérature partage avec la médecine de guerre, illustrée par Gérard Adam, a par ailleurs transformé le Congo, qu’un processus d’identification projective avait situé au coeur des ténèbres, en un miroir de la sauvagerie dont les écrivains belges n’ont pas terminé de faire leur écologie. Le motif de la descente du fleuve Congo sera ainsi revisité par Jean-Pierre Orban, tandis que la figure du héros de l’indépendance Patrice Lumumba, dont le jeune théâtre belge francophone s’est désormais emparé[2], ne fera encore qu’une timide entrée dans le roman. Dans l’ensemble, pour les romanciers belges de langue française la matière belgo-congolaise tend à aller de pair avec une histoire poïétique[3] s’opposant aux constructions épiques héritées des acquisitions territoriales de Léopold II.

Les oeuvres ici convoquées ont en commun de viser, à partir de périodes différentes de l’histoire coloniale (post/néocoloniale) du Congo, une réflexion sur l’acte littéraire et ses lieux de production en la matière. À l’endroit de la modernité congolaise, on verra qu’elles ne se limitent pas à revisiter les grands récits et discours qui en expliqueraient le succès ou l’échec, mais qu’elles interrogent aussi, selon leurs modalités propres, la faisance (poïein) de l’écrivain. Il sera tout d’abord question de la conduite créatrice, révélatrice du fonctionnement de l’esprit, que Jean Bofane choisit de communiquer par le biais non seulement d’une critique de la rationalité instrumentale occidentale, mais aussi d’une algèbre que Valéry, grand maître de poïétique, qualifiait précisément de « science des actes[4] ».

La spirale des manipulations : le « pleurer-rire » de Jean Bofane

Né en 1954 à Mbandaka de parents congolais, Jean Bofane fut élevé à Gemena par sa mère et un beau-père belge planteur de café, grand lecteur des classiques, qui l’initia très tôt à la littérature. Les troubles qui accompagnèrent l’indépendance du Congo en 1960 obligèrent la famille à se réfugier en Belgique, un pays où il grandit et qu’il regagna définitivement après plusieurs tentatives, à l’âge adulte, de s’établir durablement à Kinshasa en tant qu’éditeur[5]. Ce sont les violences liées aux pillages de 1993, et au génocide rwandais de 1994 dont il observe la couverture médiatique déviante, qui le poussent à se lancer dans l’écriture. Après deux romans pour la jeunesse, dont Pourquoi le lion n’est plus le roi des animaux (1996), une parabole sur la dictature qui lui a permis d’« expurger certaines choses[6] », il raconte dans Mathématiques congolaises (2008) l’histoire d’un jeune Congolais doué pour les mathématiques qui a réussi à se faire remarquer par une éminence du régime en discourant dans un restaurant avec piscine sur la façon de contourner la loi en appliquant le principe des « cercles concentriques » de deux cailloux lancés dans l’eau, cercles dont Leonard de Vinci note qu’ils « vont s’agrandir puis se croiser, mais jamais n’interféreront l’un dans l’autre dans leur progression[7] ». Tandis que Valéry en discourait dans sa correspondance avec son confrère du Quai Conti, expert du calcul infinitésimal Henri Poincaré, Célio est un orphelin congolais qui a monté une petite ONG personnelle afin d’échapper à la faim sévissant dans la capitale de la République démocratique du Congo (RDC). Ils ont pourtant en commun de vouloir construire un modèle des processus mentaux à partir de la mathématique[8] : « Si l’univers, dans sa complexité », se dit Célio, « fonctionnait à partir de ces principes, pourquoi ferait-il, lui, Célio, exception[9] ? » Ce qui est en acte ici, c’est la devenance du principe universel.

Désireux d’agir sur ladite modernité, Célio dissout son ONG pour entrer au service du Bureau Information et Plans, organe du pouvoir spécialisé dans la manipulation de l’opinion publique. On compte sur sa maîtrise des algorithmes pour élaborer des méthodes modernes d’exploitation du chaos ambiant. Depuis la fin de la Conférence nationale souveraine (CNS) et l’instauration du multipartisme au Congo, la semblance est en effet à l’ordre du jour. Recoupant l’historiographie, le roman ne laisse planer aucun doute sur le fait que les objectifs des différents partis apparus « sous le règne d’un Gouvernement de transition qui n’en finissait pas[10] », étaient de détourner à leur profit les velléités de démocratisation du pays, et non de constituer une véritable alternance. Jusqu’alors on s’était contenté de méthodes rudimentaires, comme la mise en scène de manifestations en faveur des valeurs démocratiques où l’on s’arrangeait, à l’aide de jeunes figurants ignorant la tuerie qui les attendait, pour que les caméras relaient aux informations l’idée de la nécessité d’un pouvoir fort en RDC. Chacun y trouvait son compte, puisque le désordre offrait au chef du faux parti d’opposition visé par l’opération, de se remplir les poches : « Dans un pays où la corruption était érigée en mode de gouvernement, l’homme [en l’occurrence le chef du PND[11]] avait jusqu’ici usé du jeu subtil et lucratif du chantage à l’ordre public. Il n’avait qu’à remuer un peu et le président s’empressait de le faire taire avec de l’argent[12]. » La démocratie en herbe avait toutefois donné au peuple un pouvoir de pression qui menaçait d’enrayer la mécanique : « Cela lui avait plutôt bien réussi [au chef du faux parti d’opposition], sauf qu’actuellement, la composante dite “société civile” avait fini par s’imposer et était devenue incontournable dans le nouveau schéma politique, et le jeu, du coup, s’était corsé[13]. » En d’autres termes, la spirale de la corruption, qui avait jusque-là sollicité de la part de ses bénéficiaires le savoir-faire du chasseur africain, requérait à présent le raffinement manipulatoire du sorcier moderne.

Le roman suivant, Congo Inc. Le testament de Bismarck (2014), marie ainsi les ruses du guerrier à la marche de la mondialisation. Bofane, qui aime à se dire de nationalité belge et de rationalité congolaise, soulève la question de la modernité depuis que, pour le formuler avec Habermas, la société congolaise a échangé la rationalité conversationnelle, pratiquée dans la palabre africaine traditionnelle, contre la rationalité instrumentale critiquée par le philosophe. De la modernité qui en a résulté en Occident jusqu’à assumer les formes totalitaires que l’on sait en plus d’un capitalisme sauvage, Bofane montre que la RDC aura notamment hérité les guerres du Congo (1996-2003) liées au choix de l’ONU de donner son aval à la pénétration, sur un sol si riche en matières premières, d’un Rwanda néo-génocidaire et économiquement intéressé. Bill Clinton et sa fondation ont été jusqu’à décerner au président du Rwanda, Paul Kagame, le Global Citizen Award, « notamment », comme l’auteur tient à le préciser en note, « pour récompenser l’effort accompli par son pays [le Rwanda] en matière d’exportation[14] ». Depuis le début des nettoyages ethniques, Bofane plaide au contraire pour la reconnaissance, par les instances internationales, d’un « contre-génocide » commis sur le sol de la RDC[15]. Si « la rationalité instrumentale », comme le pose Jacques Ngimbus avec Habermas, « peut aussi être qualifiée de scientifique, parce que basée sur le principe de non-contradiction[16] », l’utilisation poétique des mathématiques dans le roman précédent avait été l’emblème non pas d’un apport des sciences exactes en littérature, mais d’une conduite créatrice dépassant à la fois l’auteur et son oeuvre pour faire apparaître, dans toute sa mouvance, un travail historique s’opposant à la narration universelle communément appelée Histoire. Il faut en effet savoir que le tapuscrit de Mathématiques congolaises comprenait au départ une transcommunication avec les grands mathématiciens des siècles passés[17], dont les voix permettaient de rendre compte de la nature essentiellement spéculative du savoir historique. Congo Inc. Le testament de Bismarck a tiré bénéfice des traces de cette démarche poïétique.

Les mathématiques, que le protagoniste de 2008 ne possédait qu’à titre d’autodidacte, renvoyaient au départ à un adage répandu à Kinshasa, méga-métropole anarchique où la vie et la survie présupposent, comme le note Filip De Boeck, un savoir au-dessus de la moyenne, comparable seulement à la maîtrise des mathématiques supérieures, des théories du chaos, des fractales et de la dynamique[18]. Dans le roman, elles représentent pour le moins un « monde idéal[19] » dotant le protagoniste d’une prescience[20] qui aurait pu s’avérer utile au Bureau dans la guerre invisible en cours. L’armée américaine n’a-t-elle pas elle-même recouru aux services de métagnomes pendant la guerre froide (opération Stargate) ? Comme dit Bofane, au-delà de celles des personnages, l’objectif était de « mettre en lumière les manoeuvres […] pratiquées chaque jour dans le monde » tout en évoquant les choses « d’une violence inouïe[21] » qui se produisent derrière le décor de la mise en scène. « Mais tout cela n’était que littérature[22] », lit-on ainsi dans le passage sur la jouissance que le FMI tire de l’endurance des Congolais face à la faim : « Le Fonds monétaire international applaudit devant tant de combativité. Il se félicita de la condition physique du Kinois, de son sens de l’adaptation, mais surtout de sa faculté à encaisser les crochets de la bête à l’estomac[23]. » Or, Congo Inc. Le testament de Bismarck ne se prive pas de revenir sur la question de la jouissance hystérique dans un passage où une jeune africaniste belge, séduite par la vigueur du protagoniste, un « demi-pygmée » congolais, reçoit ses coups de rein comme autant de coups de chicote coloniale. Toute l’ « hystoire » de la repentance y passe : « On se serait cru dans un roman de Mabanckou[24] » ou dans le Pleurer-rire d’Henri Lopes. Pour sa part, le jeune Congolais, acquis à la rationalité instrumentale, n’avait d’abord eu d’yeux que pour l’ordinateur de la jeune africaniste, un appareil qu’il lui avait subtilisé et sur lequel il avait appris à naviguer en quête de données sur les ressources du Congo en matières premières afin de les exploiter à son compte avec un jeune ami chinois. La loi de la réversibilité produisait le même effet humoristique dans Mathématiques congolaises (2008). Il en va plus précisément de la double manipulation opposant le serviteur de l’État qui a orchestré le massacre de Limete (manifestation truquée) au sorcier qu’il est allé consulter, où est finalement pris qui croyait prendre : dans les deux romans, le rire « signifie que la vie continue[25] » et que la résilience est compatible avec l’entrée du Congo RD dans la modernité technologique.

Plongée marrante dans le fleuve Congo : l’autopoïèse de Jean-Louis Lippert

L’écriture de Jean-Louis Lippert (alias Anatole Atlas) ne correspond pas à la linéarité langagière. Elle consiste en un système qui produit ses éléments constitutifs, pendant que ceux-ci produisent à leur tour le système qui les a engendrés. Les convulsions relevables dans Mamiwata (1994), son grand roman sur le Congo, sont celles d’une naissance réciproque du soi (Lippert) au soi topologique (Atlas). Dans cette logique, le Congo sert d’espace topologique au système, alors que le système se constitue lui-même en espace. Le problème de lisibilité tenant au passage obligé par le langage, permet de parler d’une « motière » autopoïétique ayant engendré la matière politique dont elle est à son tour issue[26]. Pour situer l’intention poïétique relevable chez cet auteur contemporain de Jean Bofane, il sera dès lors utile de faire le tour du matériau diachronique.

En 1993, Marc Quaghebeur relevait que l’Afrique centrale n’avait globalement laissé que des « traces incidentes dans le corpus “noble” des lettres belges de langue française[27] ». La parution, l’année suivante, de Mamiwata a marqué un tournant. Il s’agit d’un roman convulsiviste de quatre cent trente-six pages parsemé de notes éparses prises les mercredis, jeudis et vendredis saints qu’entrecoupent notamment, de façon tout aussi désarticulée, les Carnets de Lucifer. Dans une intervention qui a eu lieu en 2001 à Louvain-la-Neuve au terme d’une chaire de poétique, Lippert en parle comme d’une « cathédrale de mots en Afrique[28] », suggérant l’idée d’un récit monumental sur le Congo où il est né de parents belges. Tout part de la cathédrale où il fut baptisé en 1951 et où, lors d’un retour au Congo en avril 1992, « la messe du vendredi saint se transformait en bacchanales par la grâce des femmes, dansant et chantant, alors que venait de s’ouvrir à Kinshasa la Conférence nationale manipulée par l’évêque de Kisangani dont la résidence faisait face », précise-t-il, « à la maison de [s]on enfance[29]… » Il s’agit de Mgr. Laurent Monsengwo Pasinya[30]. Appelé par le peuple le Wojtyla congolais, Monsengwo s’est à vrai dire distingué dès avril 1992 en tant que président du bureau mis en place lors de la reprise des travaux de la Conférence nationale souveraine (CNS). L’historien Isidore Ndaywel è Nziem parle, lui, d’un exercice « plus que bénéfique [qui] rendit possible l’écoute de ceux qui passaient, jusque-là pour des sans-voix : les représentants des rébellions d’hier, mais aussi ceux de la société civile[31] ». Vingt-trois commissions sont aussi chargées de sujets tels que les biens mal acquis, les assassinats et la violation des droits de l’homme. Que les objectifs de mise en place des institutions constitutionnelles de la transition aient ensuite débouché sur un compromis politique global découle de « l’obstruction systématique[32] » du président Mobutu, qui n’avait cessé d’être assisté, selon le politologue Georges Nzongola-Ntalaja, « par des forces externes[33] ». Parmi elles, l’administration Bush peu encline à forcer ouvertement le départ du leader zaïrois, qui avait permis dans les années 1970 et 1980 que le Congo serve de base aux rebelles opposés au pouvoir marxiste angolais[34]. Lors de son voyage aux États-Unis en 1992, Monsengwo, dont la candidature à la présidence du CNS n’avait pas été bien vue par les Belges, finit dès lors par se ranger à l’idée qu’il fallait, comme le rapporte Barbara Crossette dans le New York Times du 27 juin 1992, « consulter et cajoler le président Mobutu pour qu’il accepte le changement, l’enjeu étant d’éviter une guerre civile au Zaïre[35] ». Comment oublier que la reprise de la CNS, illégalement suspendue par le régime en janvier 1992, tenait à la vague d’indignation soulevée dans la capitale par le sacrifice d’une trentaine de manifestants chrétiens pacifistes[36], qu’avaient supprimés la Division spéciale présidentielle et la Garde civile formées par des instructeurs israéliens, égyptiens et allemands[37] ? L’évêque savait aussi que le soutien américain à son élection à la présidence de la CNS avait été un signal lancé à Mobutu plus qu’une disponibilité à rompre d’anciennes « amitiés » ayant permis la victoire du bloc de l’Ouest dans la guerre froide. Comme le signale enfin Ndaywel, « à force d’avoir ménagé Mobutu jusque dans ses contradictions les plus flagrantes et d’avoir dilué toutes les options révolutionnaires dans des compromis frisant les compromissions, [les participants à la CNS] avaient pris le risque de passer pour complices de ce dernier[38] ». Si « toute contestation radicale de Mobutu », poursuit Ndaywel, « risquait à l’avenir d’entraîner celle des institutions de la transition […][39] », on comprendra que Lippert ait fini par projeter sur Monsengwo la trahison des espoirs du peuple congolais, après avoir parlé au début de son intervention d’une « Conférence nationale complètement manipulée par Mobutu[40] ». Des messes de l’évêque auxquelles il avait assisté en 1992 à Kisangani, l’auteur de Mamiwata avait pourtant gardé des souvenirs d’Africaines en transes qui l’avaient fait bander, un « sabbat[41] » auquel il mêle, on l’a vu, la maison parentale et le fait que celle-ci faisait face à la résidence de l’évêque. De l’expression pouvant se lire aussi comme « volonté d’affronter », il ressort un croisement entre enfance et grands noms de l’histoire du Congo lui ayant inspiré un « idéal du Moi » et un « Moi idéal » contradictoires. Il ne signale pas pour rien : « La question fondamentale pour moi est d’essayer de brasser les contradictions[42]. » Les Carnets de Lucifer, qui jurent avec l’évocation du Vendredi saint, prélude à la résurrection du Christ et à celle du Congo compromise par la CNS, peuvent en attendant être regardés comme un hommage à la mémoire de Patrice Lumumba, qu’à l’époque coloniale les Belges appelaient le Satan de Stan, abréviation de Stanleyville, actuelle ville de Kisangani. Lorsque Quaghebeur dit du roman de Lippert, qu’« Histoire et fiction y font […] un mariage particulièrement détonnant [permettant à l’auteur] d’aborder l’histoire du Congo comme aucun Belge ne l’a fait jusqu’ici », ce n’est pas non plus de l’historia qu’il parle, mais d’une fiction rappelant « la figure singulière de la Belgique, État postmoderne avant la lettre que son histoire fit échapper pour une part à ce que l’on a nommé l’Histoire […][43] ». Il retiendra aussi des dédoublements d’« Atlas-Lippert[44] » qu’ils « permettent de faire passer, sous le couvert de l’apparente fiction, les aspects les plus éhontés et les plus occultés de l’histoire[45] ». Ceux qui ont trait à l’assassinat de Lumumba, mais aussi ceux qui relèvent des pressions exercées sur la CNS par l’Empire de Lotharingie, où apparaît, par les « concaténations temporelles et formelles[46] » dont parle Quaghebeur, la collusion néocolonialiste franco-belge. C’est en tout cas ce qui ressort incidemment d’une homélie de l’évêque entendue par Lippert à Kisangani :

Nous sommes un peuple trahi, un peuple torturé, poursuit le Monseigneur. Trahi par lui-même, par ses propres enfants. La Conférence Nationale a pour objet de rénover le système politique, et de permettre l’accession du pays à la démocratie, dans la paix et la réconciliation. Les conclusions de la Conférence ne peuvent toutefois entrer en conflit avec le Maréchal [Mobutu], ni avec l’Empire de Lotharingie qui nous apporte l’espérance. Au contraire, le but final de la Conférence est la réconciliation de tous les citoyens, l’aveu des fautes commises, la promesse de ne plus recommencer, et, finalement, le pardon, afin que le pays puisse être reconstruit sur de nouvelles bases[47].

Le fait de jouer du « carnavalesque et de l’onirique[48] » comme Till l’espiègle de Charles De Coster autour de la résistance flamande à l’occupation espagnole au XVIe siècle, permet à Lippert de dire l’occupation néocoloniale du Congo sans avoir à rejoindre le métarécit tiers-mondiste des années 1960-1970. Comme le signale Quaghebeur, « l’homme a connu la fin de la dynamique situationniste, mouvement dont il est l’un des critiques les plus pointus[49] ». Y a-t-il eu désengagement de sa part ?

Lippert a osé se mouiller, au propre comme au figuré, dans les eaux du fleuve Congo : « Un des actes que je devais commettre là », dit-il en évoquant son retour en 1992 au « pays natal » Kisangani[50], fief de Lumumba, « c’était symboliquement de plonger dans le fleuve. Je l’ai fait. […] C’est une symbolique qui me baigne totalement. Elle me fait vivre encore[51] ». Il précise néanmoins : « C’était marrant parce qu’on avait choisi un endroit le moins dangereux possible[52]. » Le même choix a procédé à l’écriture, tumultueuse mais aussi circonspecte, du roman. Mamiwata reprend tout au plus l’idée du situationniste Guy Debord, selon laquelle la société du spectacle a relativisé, voire compromis la liberté créatrice de l’individu. C’est ce qui ressort du motif obsessionnel des miradors médiatiques que figure la « tour Panoptic », médias belges dont un enfant pouvait difficilement déconstruire le filtre. Raison pour laquelle cela reste toujours marrant : « Dans cette oeuvre, pour faire entendre la vérité et sa vérité, un Manneken Pis avant-gardiste dédoublé joue le rôle, constitutivement double, du bouffon[53] », remarque Quaghebeur qui rattache aussi son auteur au courant de L’Autre Belgique[54] pour sa prédisposition conceptuelle à « figurer l’Autre du Royaume[55] ». Si l’oeuvre de Lippert ne s’est cependant pas imposée à l’étranger, c’est sans doute que, pour le dire avec Mertens, elle en est restée au stade de la littérature maquisarde que ledit mouvement appelait précisément à fuir. Une place accordée de façon plus explicite à la figure légendaire de Lumumba aurait-elle pu l’y aider ? Comme dit Lippert :

Il faut savoir qu’au Congo belge, l’idéologie qui prévalait dans le milieu blanc était une idéologie fasciste, une idéologie d’apartheid, comparable à ce qu’elle pouvait être, par exemple, en Afrique du Sud. En quoi il était inimaginable qu’un Blanc tienne dans un lieu public un discours favorable à Lumumba ; il aurait été emprisonné. Même de très braves gens considéraient les Africains comme relevant d’une espèce à peu près entre l’être humain et l’animal[56].

Pour parler de la façon dont un auteur s’y prend pour rendre « ce qui ne se dit pas », il sera utile d’envisager, au-delà des registres de la (re)présentation ou de la reproduction, une esthétique du dévoilement, voire de l’apparition, par quoi Kant entend un plaisir désintéressé et plus précisément une situation d’exception où, nous abstenant de manier les catégories du « vrai » et du « faux », nous ne poursuivons plus aucun intérêt précis[57]. Ou, comme le souligne Lippert, « Écrire, c’est disparaître, se rendre absent pour susciter une autre présence, faire naître des apparitions[58] ». Ce faisant, il convoque aussi, comme dirait la psychiatrie, le double lien qui a marqué son enfance dans un milieu ségrégationniste qui n’hésitait cependant pas à engager des nurses congolaises. Il dit en être sorti forcément « fêlé[59] » et prédisposé à une perception tout aussi fêlée de l’Histoire. L’esthétique de l’apparition allant enfin de pair avec l’idée de parvenir à la vérité de l’oeuvre d’art plus qu’à celle de l’historiographie, ce que Lippert visait, c’était la poïétique qu’il pouvait dégager de l’Histoire : « Mon travail fut dès lors de réchauffer, à la flamme de la langue, les vestiges recueillis dans la glace des mythes, afin de rendre vie aux anciens dieux sous leurs traits actuels[60]. » Ce n’est pas à l’archevêque Monsengwo et à ses homélies qu’il en confie la tâche. Il la délègue à Lucifer ou à White Star[61], descendant de la sirène portugaise décédée au Congo, dite Mamiwata du nom de l’esprit des eaux. C’est sous ces auspices que Lumumba est célébré pour sa tentative d’assurer le passage des clefs de la modernité congolaise des mains des Belges à celles de son peuple. S’ils tranchent sur l’ensemble par leur relatif respect de l’ordre thétique, les paragraphes veinés de fiction consacrés au héros de l’indépendance se noient dans la diégèse, l’autopoïèse de Lippert fonctionnant sur le système discursif que Lumumba illustra le 30 juin 1960 devant le roi des Belges Baudouin Ier et les dignitaires congolais. En octobre 1972, Lippert avait de même désacralisé la parlance de Lacan en lui lançant sa cruche d’eau au visage[62]. Il continue d’éclabousser tout le monde dans les eaux du fleuve Congo où il se marre vingt ans plus tard à hauteur du fief lumumbiste de Kisangani.

Descente sur le terrain congolais : Mertens et Adam entre pathein et poïein

Comparé à Lippert, Gérard Adam, né en 1946 en Belgique, est un exemple de linéarité romanesque. À celle-ci s’oppose toutefois une poétique du hasard, figurée dans L’Arbre blanc dans la forêt noire (1988) par la consultation de l’Y King, le livre chinois des transformations. Au lancer, les tiges d’Achillée révèlent une logique combinatoire dont l’utilisateur tire un enseignement sur sa « résonance intime avec le cosmos[63] » et une prédiction, en l’occurrence l’écroulement. Cette dernière bouscule le temps de la chronique d’un narrateur belge dont le seul souci était d’être « présent à soi-même au coeur du monde[64] » à travers une science et une pratique médicales censées assurer l’entrée du Congo/Zaïre dans la modernité. Né en 1939 à Bruxelles, Pierre Mertens avait fait subir le même sort aux chroniques composant le roman Les Bons Offices (1974) où il abordait l’histoire de l’indépendance et de la modernité en train de se (dé)faire au Congo. L’éclatement, prédit par l’Y Ching dans le roman d’Adam, gagnait ici la forme elle-même, sans que le Congo ne s’installe vraiment dans le récit.

Trois ans avant le constat de Quaghebeur d’une littérature francophone belge frileuse à l’égard de l’histoire du Congo, le roman L’Arbre blanc dans la forêt noire (1988) d’Adam aurait pu contribuer à changer la donne s’il avait bénéficié d’une plus grande visibilité. Or, « l’insuccès est total[65] ». S’il reçoit le Prix NCR en octobre 1989, il ne parvient pas à se faire éditer en France : « Tout ce qui tourne autour de la littérature belge, y compris la Promotion des Lettres, m’apparaît envoûté par Paris et ses bulles intellectuelles qui me semblent dénuées d’intérêt[66]. » Il continue toutefois d’écrire et obtiendra le soutien de Pierre Mertens, de Pierre Maury ou encore, plus tard, de Jacques De Decker. Dans l’article « Comment le coopérant est devenu écrivain » (2002) que Quaghebeur lui a ensuite commandé pour la revue Écriture, il décrit le paternalisme qui l’habitait à son insu à son arrivée au Congo en septembre 1973, trois mois après que Mobutu eut proclamé le recours à l’authenticité[67]. Lui qui était venu pour soigner les blessures d’un peuple qui, « tant il aspire à une dignité que le colonisateur lui a niée, s’est précipité […] dans le délire d’un mégalomane, qui l’engloutira de spire en spire dans un tourbillon de souffrances[68] », apprend, au contact des Congolais, à se guérir lui-même d’un racisme latent. Celui-ci se manifeste lorsque, comme le dit Jean-Claude Kangomba dans sa « Lecture », le jeune médecin jusque-là si dévoué à ses patients africains, a fini par perdre momentanément sa belle ouverture d’esprit à la suite d’un vol auquel il donne un poids d’un autre temps : « Je hais l’Afrique », s’écrie-t-il parce que privé de ses disques, « ces bougnoules qu’on essaie de tirer de la merde où ils croupissent par leur faute[69] ». Le médecin invoque également le prétexte d’un philtre amoureux pour justifier sa relation avec une Africaine qu’il abandonnera, elle et leur fils, quand la violence éclatera dans la région. De ce grand roman sur la Kalibie, pays imaginaire dans lequel on reconnaît le Congo, Pierre Halen écrit, qu’il « charrie certes encore un point de vue culturaliste et une forte binarité ; mais en même temps la dimension humaniste y est aussi évidente que dans les textes antiesclavagistes de la fin du 19e siècle, ces ancêtres du discours “humanitaire”[70] ». Le récit d’Adam poursuit en tout cas un idéal de dévouement qui s’oppose à la rationalité instrumentale colonialiste en mettant au contraire en acte, tout au long du roman, cette rationalité conversationnelle que Habermas appelait de ses voeux et que la palabre africaine illustre au mieux. La repentance en fausserait la portée. En sont exemptes, aux yeux du coopérant belge, les Danoises « vivant depuis deux ans dans le pays, sans nos préjugés et nos remords d’ex-colonisateurs[71] ». Si elles ont plutôt tendance à investir leur potentiel de dérision dans des blagues sur la Belgique – « [I]l faut être belge pour porter des chaussettes avec les sandales[72] ! » –, le coopérant belge, qui rit de la réversibilité des étiquettes, emploie partout le mot « nègre », tandis qu’un cliché éculé finit à un moment donné par lui échapper : « Le stagiaire dort comme seuls les Nègres le savent[73]. » La violence qui finira par transformer le coopérant en un médecin militaire, rappelle celle que l’auteur a connue en mai 1978 à Kolwezi (Shaba II) où il avait été envoyé dans le cadre d’une opération militaro-humanitaire visant à protéger des ressortissants européens après l’exécution de plusieurs Français : « Des sauvages, mon vieux, de vrais sauvages…[74] », s’écrie, dans une situation semblable rendue dans le roman, un gradé kalibien qui exprime ses condoléances au coopérant belge en deuil de plusieurs de ses amis européens. Alors qu’on croit réentendre les colons, ou Max Waller s’écriant « N’allez pas là-bas[75] », le narrateur appelle à la nuance : « Des sauvages, c’est vrai ! Comme ceux qui ont tué les coopérants, les déserteurs, ou même ses [sic] propres soldats… Des sauvages, oui, et des héros, comme dans tous les camps de toutes les guerres[76]… » Entre pathein et poïein, le Congo de Gérard Adam est encore absent de l’Histoire monumentale des héros et grands modèles de l’humanité.

La dérision en constitue l’une des raisons. C’est ce qu’a bien compris Pierre Mertens, homme lui aussi de terrain. Dans Les Bons Offices (1974), il n’accompagnait pas pour rien de traits carnavalesques l’évocation des réalités africaines et plus précisément celles des premiers scrutins de la République libre du Congo. Une méprise autour de la nomination du premier ministre avait d’abord prêté à la déconsidération : « C’est au milieu des ovations que le grand leader a repris possession de la cité », entend-on sur les ondes mais « on se garde bien de préciser à qui elles s’adressaient[77] ». La prise de pouvoir par le chef de l’armée et l’horreur qui suivit mirent fin à la plaisanterie. Ce qu’on avait pris pour une blague africaine ne tarda pas en effet à s’avérer applicable à la Belgique : « En même temps que le Congo s’enfonçait chaque jour un peu plus dans l’horreur, nous découvrions avec surprise que le ridicule ne se trouvait pas là où nous l’avions tout d’abord localisé, mais tout près de nous[78]… » Il se logea notamment dans les parades discursives du gouvernement belge autour de l’« opération Dragon rouge » qui visait, conjointement à l’intervention américaine Ommegang pour la reconquête de Stanleyville[79], à évacuer les Européens retenus en otages par les chefs de l’insurrection anti-gouvernementale combattant pour une « seconde indépendance », à savoir « la décolonisation totale et effective du Congo dominé par la coalition des puissances étrangères[80] ». Appelée « rébellion Simba » (1961-1964), l’insurrection passait, comme le note Benoît Verhaegen, pour une formation regroupant « “les véritables successeurs de Lumumba” qui allaient, comme lui, “libérer le Congo de ceux qui lui volent ses richesses pour les vendre aux Américains”[81] ». Or, les échantillons de presse qui participent au corpus congolais des Bons Offices évoquent une « population blanche, européenne et américaine, innocente[82] » nécessitant une opération de secours que le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Paul-Henri Spaak, qualifie de « strictement humanitaire[83] ». Si l’écrivain confie à son biographe, Jean-Pierre Orban, qu’il a « vibré au discours du ministre[84] », pour sa part le roman juxtaposait, aux déclarations de bonnes intentions du gouvernement belge, le témoignage d’un membre des forces spéciales intervenues à Stanleyville : « “Nous avions reçu l’ordre de tirer sur tout ce qui était noir” (un commando)[85]. » L’histoire reproduit bel et bien un sinistre guignol : « Nous étions revenus aux plus beaux jours de l’été 1960 quand déjà notre gouvernement déclarait n’intervenir “qu’à contrecoeur”, mais cette fois nous ne combattions plus les Congolais comme tels, non : nous nous battions aux côtés du “Congo légal” pour réduire une rébellion légitimiste[86]… » Des soupçons de maoïsme avaient entouré l’un des chefs lumumbistes, Pierre Mulele, continuant de peser sur le Comité national de libération (CNL) dont elle s’inspirait[87]. En tirant sur le noir, on visait jaune. Une observation impartiale s’imposait, mais le narrateur des Bons Offices, au service d’une Organisation des droits de l’Homme professant la « neutralité absolue[88] », avait dû renoncer, face à l’opération Dragon rouge, à descendre sur le terrain. L’homme d’action qui se voulait au coeur de « l’Histoire-en-train-de-se-faire[89] » se retrouva homme de réflexion sur le faire (poïein) d’une histoire belgo-congolaise qui l’avait frôlé : « N’était-ce pas là [s]on premier rendez-vous manqué avec l’actualité[90] ? » Juriste, observateur judiciaire et défenseur des droits de l’Homme au Proche-Orient, en Amérique latine et en Europe de l’Est, l’écrivain confirme à son biographe que lui-même n’avait pu aller au Congo en 1964[91]. S’il s’y rend avec d’autres juristes en 1966, en lien avec l’affaire des « martyrs de la Pentecôte[92] », Mobutu leur interdit de sortir de l’aéroport de Matadi et les renvoie à Bruxelles en leur enjoignant de remettre toute demande de négociation aux mains des autorités belges compétentes[93]. Réel et fiction se croisent dans un passage de Nécrologies (1977) repris dans Les Chutes centrales (1990)[94], tandis qu’en 1974 Les Bons Offices parlent tout au plus des symptômes accompagnant de façon générale la mort par pendaison. Faute de matière congolaise de première main, le narrateur est mis en mode d’analyse politique : « En aidant à réprimer la rébellion de Gbenye, ce fut le dernier héritage du lumumbisme que la Belgique contribua à extirper[95]… » De la distance  – « Nous nous foutions bien, à l’époque, de Lumumba[96] » –, il passe aussi à la moquerie sur le portrait de Lumumba en Lucifer que l’Ambassadeur de Belgique Jean van den Bosch[97] avait brossé en un « bel élan de lyrisme[98] » dans son rapport sur leur entretien à propos des représailles menées contre les Belges. Le diplomate belge tenait à faire passer l’image d’un premier ministre congolais ayant pour seule politique de contrer un vaste complot belge[99]. La prétendue paranoïa de Lumumba s’avéra visionnaire, ainsi que l’illustrent l’implication de la Belgique dans son assassinat le 17 janvier 1961 et la politique belge de non-décolonisation que résume bien le slogan « Avant l’indépendance égale après l’indépendance[100] » lancé par le général et commandant de la Force publique à Léopoldville, Émile Janssens. Mais de tout ceci, le roman ne parle pas explicitement, se contentant d’évoquer la fable poïétique d’une modernité congolaise doublement confisquée[101].

C’est que, comme dira son narrateur dans Une paix royale (1995), « il appartient aux grandes nations d’écrire l’Histoire. Il revient aux petites de conter, ça et là, quelques fables dont la morale est secrète, autant que si elle s’était cachée longtemps derrière une porte[102] ». Territoire extensible, en lien avec les quatre-vingts ans d’« annexion » du Congo à la Belgique, la patrie de Mertens l’est en deux sens : elle est susceptible de se réduire à zéro après avoir approché l’infini assimilable à la démesure (de la territorialité) congolaise. Il en résulte une dérision que le récit national belge n’a pas su gérer. Il s’y attaque dans Les Bons Offices à travers trois figures qui s’en disputent le primat et auxquelles le narrateur s’identifie quand il ne leur est pas comparé à titre d’insulte : Tintin pour ses aventures au Congo, Don Quichotte pour les mirages de la rédemption humanitaire et le roi des Belges pour les discours élogieux qu’il persiste à tenir sur Léopold II après la dérive de la Belgique au Congo[103].

Ce que Mertens entreprend dès 1974, c’est de mettre en évidence le rôle essentiel joué par l’imagination dans la construction du passé historique. Le Congo, qui fait partie du réel francophone de Belgique, demandait la mise en place d’une histoire poïétique permettant de montrer comment se fabrique le réel. Pour situer la traversée du désert accomplie par Mertens ainsi que par Lippert et Adam après lui, rappelons qu’au registre des lettres nobles, le Congo avait inspiré au cofondateur de La Jeune Belgique, Max Waller, un roman, Brigitte Austin, marqué par un rejet viscéral, inaugurant, selon Pierre Halen, « le long déni dont le Congo fera[it] l’objet dans le système littéraire belge[104] ». La publication par Waller de la Correspondance d’Afrique de son frère procèderait elle aussi, en fin de compte, d’une disposition à « tourner le dos à l’Ailleurs[105] ». Depuis lors, la matière belgo-congolaise a pu être ressentie comme un passage obligé. Il en est ainsi, selon ses dires, de l’auteur des Couleurs de la nuit (2010), Stéphane Lambert, qui, après avoir évoqué le comportement des foules à l’exposition coloniale de Tervueren en 1897[106], fait ressortir les ténèbres intérieures que la descente du fleuve Congo avait révélées à Joseph Conrad au tournant du XXe siècle[107]. Au coeur des ténèbres (1902) est plus amplement revisité par Jean-Pierre Orban dans Des îles, un océan (2018) dont le titre rappelle un leitmotiv de « La descente du Congo » (1952) de Marie Gevers. L’accent est mis sur le tribalisme européen – Anglais blaguant sur le dos des francophones – autour d’une filiation manquée qui porte un jeune protagoniste franco-belge sur les traces de l’explorateur du Congo Henry Morton Stanley, comme sa mère l’avait été, dans sa descente du fleuve, sur celles d’un tiers-mondiste belge, père de l’enfant, parti à l’aventure à Kisangani et mort là-bas lors des tueries qui accompagnèrent l’opération Dragon rouge. Une ombre est sinon perceptible au tableau de l’écrivain minimaliste Jean-Philippe Toussaint, fils du journaliste qui couvrit les événements autour de l’indépendance du Congo. Je pense au nom « Zaïre » donné à un cheval récalcitrant dans La Vérité sur Marie. Traces certes ténues, mais pertinentes et impertinentes, d’une petite Belgique aux prises, dans les conduites créatrices de ses écrivains, avec la démesure d’un Congo réel et imaginaire échappant à la symbolisation.