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La présente étude se conçoit comme une brève synthèse. Seront abordés quelques textes littéraires belges majeurs qui se sont penchés sur l’histoire récente du Rwanda, depuis les premiers conflits survenus à la fin des années 1950[1], jusqu’au génocide rwandais d’avril 1994[2]. Notre interrogation portera sur un point primordial : quels sont les rapports à l’Histoire qui se construisent à travers les textes belges sur le Rwanda ? En effet, si un trait domine l’ensemble du corpus – que les textes portent sur la période coloniale (rétrospectifs pour l’essentiel) ou sur les épisodes violents ayant suivi l’indépendance –, c’est bien l’expérience d’une différenciation, elle-même reconfigurée au travers des formes narratives et de personnages au profil atypique. Constatant l’échec des politiques (post-)coloniales tout comme les dérives de l’anticolonialisme, ces récits recomposent les données de l’Histoire en les plaçant sous le signe d’une relation au monde marquée par des formes de nuance peu habituelles, et sur fond d’un grave échec humain.

Dans un premier temps, ce corpus, méconnu du grand public et délaissé, voire nié par la critique littéraire, sera introduit de telle sorte que l’on puisse prendre conscience de la gamme des ancrages historiques autour desquels il s’organise. Des premières tensions entre les indigènes et le pouvoir colonial belge jusqu’aux répercussions du génocide rwandais dans d’autres pays d’Afrique centrale, il n’existe pas d’autre corpus qui affiche une telle continuité, sur une si large période, dans la manière de questionner le Rwanda et les violents bouleversements dont il fut l’objet au cours de son histoire récente.

Ces oeuvres furent écrites à des moments charnières au cours desquels une certaine lisibilité du monde s’est imposée, en Europe, en URSS ou encore dans un contexte international marqué par la mondialisation de l’économie. Cette lisibilité a pu être de nature politique et idéologique, religieuse, historique, administrative, ou relever de ce que l’on appelle usuellement les « sciences dures ». Ce que ces textes mettent en jeu s’écarte de ces lisibilités, sans pour autant les renier totalement, puisqu’elles ne sont pas sans interroger leur valeur et leur pertinence. C’est dans cet entre-deux qu’émergent des figures atypiques (parfois associées à une mise en discours confinant à l’insolite), poussées par la recherche d’un vécu jugé plus complexe, voire d’un sens humain difficilement déchiffrable. Pour chacun d’eux, l’Afrique, à la fois si ressemblante et si différente, fut l’occasion d’une césure sur laquelle les auteurs ont insisté. Le questionnement sur le(ur) Rwanda – ou, de manière plus générale, l’Afrique centrale – ne s’est ainsi jamais construit isolément. Nous montrerons dans la seconde partie de la présente analyse qu’une part d’aléa touche ces textes et la manière dont ils problématisent le Rwanda. Il faut en tenir compte, elle n’est pas sans expliquer le manque d’intérêt des critiques pour un corpus pourtant si riche. Chacune de ces oeuvres, dans ses formes de représentation, implique une prise de risque sans laquelle il n’y aurait pas de véritable relation à l’Histoire.

Les textes renferment ainsi un discours qui semble échapper au contrôle de leur auteur. Plutôt qu’une limite ou une tare, il faudrait y voir un point de départ, une ouverture à la complexité dans la manière de saisir le Rwanda. En effet, les écrivains faisant l’objet de notre étude ont toujours procédé par réajustements successifs, n’occultant jamais l’incertitude qui ressurgit, frappant comme un boomerang. Celle-ci entraîne la reformulation de ce qui apparaît comme une relation sans cesse reconstruite avec le réel. Dès lors, les rapports à l’Histoire qui se dessinent évoluent sans cesse. Ils sont dynamiques.

Nous aborderons enfin un dernier aspect de l’esprit de nuance qui anime ces textes. Il concerne le dépassement de l’évidence objective et neutre, comme des discours univoques. C’est un autre vecteur de l’exploration incertaine et transgressive qui noue le corpus. À ce propos, nous mettrons en relation les oeuvres avec la démarche de l’historien, qui elle aussi – les littéraires l’oublient trop souvent – implique ce dépassement.

Échec des politiques (post-)coloniales

Entre avril et juillet 1994, le Rwanda fut le théâtre d’un génocide – le quatrième du XXe siècle, selon l’historien Pierre-Vidal Naquet, après celui des Arméniens, en 1915, celui des Juifs d’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale, et celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge (1975-1979). Que s’est-il donc passé au Rwanda ? Ce petit pays d’Afrique centrale, administré d’abord par l’Empire allemand, puis par la Belgique entre 1916 et 1962, n’était-il pas devenu, au terme de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS (1947-1991), un modèle de développement pour tout le continent noir ? De nombreux écrivains, journalistes, cinéastes, plasticiens et témoins des faits ont tenté, à travers l’art, de répondre à cette énigme insoluble. On peut songer à Yolande Mukagasana[3] ; à l’équipe d’écrivains et d’artistes réunie sous la bannière de Fest’Africa[4] ; ou encore à la compagnie théâtrale belge GROUPOV. Celle-ci a conçu, à la fin des années 1990, le spectacle « Rwanda 94[5] ».

Mais l’on oublie trop souvent de mentionner que l’éventualité du génocide était pleinement posée bien avant les événements d’avril 1994. Tout comme les interrogations qu’elle suscite sur le devenir de l’Afrique, du monde, en fin de compte, de l’espèce humaine. Il se trouve que la majorité des écrivains belges abordés dans cette étude font retour sur la période antérieure au génocide rwandais. Leurs récits mettent en perspective l’échec des politiques coloniales ou postcoloniales et la manière dont elles ont affermi des haines interraciales auparavant inexistantes. Dans les textes de ce corpus, la perspective d’un anéantissement est énoncée avec force, mais sur le fond d’une destruction plus latente. La critique contemporaine ne les mentionne presque pas. C’est que ces oeuvres littéraires tendent à s’écarter du consensus admis sur l’histoire du Rwanda – un consensus qui découle du retournement du discours historiographique amorcé au début des années 1990, pour lequel Hutu, Tutsi et Twa, les trois groupes d’appartenance du Rwanda, ont cessé de désigner des races distinctes.

S’agissant de la période coloniale, citons tout d’abord l’auteur d’Émile et le destin[6], Grégoire Pessaret (de son vrai nom Georges Pieraerts), né en 1903 et mort en 1985. Ancien médecin à Bukavu, Pessaret a vécu au Congo de 1928 à 1950, avant de revenir en Belgique pour écrire. Rétrospectif, son récit s’inspire de son vécu colonial au Kasaï et au Kivu. À travers la figure d’Émile, est mis en scène un parcours de colon raté, qui ne parvient pas à se réaliser, et notamment à se libérer d’une vision réductrice de sa place en Afrique, si ce n’est dans la solitude et le rejet de ses semblables. Il trouve paradoxalement sa raison d’être en devenant planteur dans les hauts plateaux. Il se remet ainsi de sa déconvenue avec les Pères blancs qui l’avaient accueilli dans leur confrérie.

Pessaret explore l’échec du système missionnaire de façon biaisée, à travers les ruptures d’un jeune colon qui, bien qu’il provienne de l’Europe « civilisée », ne peut se satisfaire des vérités simplistes véhiculées par les Missions. Son destin recoupe alors celui des lépreux qu’il visite[7], « ces lépreux qui se passaient, et avec quelle désinvolture, de tout appareil religieux[8] ». Au-delà de la faillite d’une politique coloniale, le récit de Pessaret pose l’énigme de ce qui se conçoit, narrativement, comme une « humanité simple et sans illusions[9] ». Celle-ci s’illustrerait par la tyrannie des « Baswilis » (Tutsi), régnant par la terreur sur les « Batempés » (Hutu). Dans Émile et le destin, la transition démocratique qui s’opère peu à peu, tandis que des Blancs intercèdent auprès des « Batempés » et que se font entendre des « Baswilis progressistes », ne change rien à cet ordre immuable de la peur (tel que Pessaret l’exprime). Le départ annoncé du gouvernement colonial[10], qui laisse s’accomplir la décolonisation dans le plus grand chaos, constitue le prélude à une jacquerie sans précédent. Elle emportera Émile. Cette jacquerie à laquelle le romancier fait allusion évoque, si l’on se replace maintenant dans le contexte historique, la « Toussaint Rouge[11] » de novembre 1959, début d’une longue série de massacres annonçant ceux d’avril 1994.

Dans la continuité de Pessaret, Claude Nemry[12] et Ivan Reisdorff[13] élaborent des textes d’inspiration réaliste, centrés sur un ou plusieurs personnages en porte-à-faux par rapport aux institutions dont ils dépendent. Eux-mêmes étant victimes de leurs dysfonctionnements, ils les désapprouvent. Chez Pessaret, le protagoniste reste une figure marginale et émancipée, ayant encore quelque chose des premiers Européens implantés sur le territoire. Nemry et Reisdorff échafaudent, eux, le portrait d’une génération nouvelle d’où émergent des spécialistes. Ces experts, de véritables ingénieurs, sont en prise directe avec l’appareil administratif, qu’ils influencent, cherchent à reforger, et dont ils voudraient examiner les usages et les mésusages par les populations sous tutelle.

Nemry est né en 1934 à Kindu, dans l’ancien Congo belge. Il effectue une partie de sa scolarité à Bukavu. Durant l’époque coloniale, il s’ancre profondément dans les communautés des Grands Lacs, apprenant à connaître au plus près ceux avec qui il travaille. Reisdorff (1913-1981), quant à lui, est envoyé en Afrique après avoir été mobilisé en 1940. En tant qu’administrateur territorial, il occupe au Ruanda-Urundi[14] des fonctions importantes. Il sera conseiller du mwami Mutara III. On lui doit notamment l’élaboration d’un programme de réformes qu’il mène avec le Conseil du Pays du Ruanda.

Autobiographiques, ces textes problématisent d’autant mieux les contradictions d’un système importé d’Occident que ceux qui sont supposés le défendre, au nom de leurs « pairs » et de leurs représentants (l’État belge, l’ONU anticolonialiste), ont en partie perdu leur identité première pour devenir des Africains à part entière. De Belges en Afrique, ils sont devenus des « Belgo-africains », sans que cette transmutation ne puisse jamais atteindre sa pleine maturité (ils conservent en cela une distance infinie). Dès lors, ils se retrouvent captifs de deux conceptions incompatibles – ou de deux ignorances qui s’ignorent – qui les sollicitent mutuellement tout en forçant leur exclusion. Dans le contexte du retournement du pouvoir colonial belge en faveur de la majorité hutu dominée, prélude à des massacres qui culmineront pendant le génocide de 1994, cela leur sera fatal. Témoins d’une organisation féodale séculaire qui avait su trouver un certain équilibre, malgré son extrême cruauté, ils deviennent gênants. Le roman de Reisdorff, L’Homme qui demanda du feu[15], est particulièrement intéressant à cet égard. En effet, sa structure initiale, l’enquête policière, reflète l’une des deux conceptions en cause. C’est précisément en s’écartant de ce pôle générique que le récit s’ouvre à la seconde et dévoile l’abîme insondable qui la sépare de la première.

L’Homme qui demanda du feu se déroule à un moment clé, de transition, où le regard sur l’Afrique des Grands Lacs change, invitant corollairement à revoir celui porté sur une communauté mondiale qui, elle aussi, subit des bouleversements. Plus centré sur les désillusions suscitées par les Nations Unies – devenues le théâtre d’une lutte d’influence chapeautée par l’antagonisme entre l’URSS et les États-Unis –, le roman de Reisdorff suggère que le monde n’a peut-être rien compris aux sociétés africaines. Mieux les saisir, comme le laissent entendre les résultats de l’enquête menée par la figure de Pierre Falk, aurait permis d’éviter la bombe à retardement d’une décolonisation précipitée, voulue par l’URSS, alors que les Américains se désolidarisent de toute politique coloniale. Le récit de Reisdorff voudrait également suggérer un paradoxe : les États indépendants qui se placent sous la bannière de la libération des peuples de l’Afrique comptent, sur leur territoire, des peuples encore plus « dépendants » et plus « arriérés »[16].

Écrit quelques années de stigmatisation en Belgique pour une attitude insuffisamment résistante durant l’Occupation (1940-1945)[17], le livre de Marie Gevers (1883-1975), Des mille collines aux neuf volcans[18], fait partie des ouvrages qui ont tenté de porter un regard vierge sur le Rwanda. Ce petit pays n’était-il pas porteur d’une modernité intrinsèque qui, à l’inverse, semblait compromise dans l’Europe de l’après-guerre ? « [L]e pays est si différent de nos campagnes humectées par les souffles marins, que pour le comprendre, pour s’y attacher, il faudra quitter les manières de voir, de sentir, de penser, acquises instinctivement pendant toute notre vie[19]. » À plus d’un titre, Gevers annonce les défis d’une écriture testimoniale du génocide rwandais, tels que l’illustreront Tierno Monénembo[20], Huguette de Broqueville[21] ou encore Véronique Tadjo[22]. Ceux-ci se réapproprieront l’idée de l’auteure, soutenue également par Claude Lévi-Strauss, selon laquelle il faut apprendre à repartir de zéro, affronter ce que les pédagogues appellent un « saut cognitif », pour comprendre une nouvelle culture et son évolution. Cet enjeu déboucha sur une relecture historiographique des événements d’avril 1994 qui, jusque-là, était restée l’héritière de conceptions anthropologiques qui dataient du XIXe siècle[23].

Quant à Omer Marchal, né à Ochamps en 1936 et décédé en 1996, il constitue le pendant ardennais de la romancière flamande. Arrivé au Rwanda en 1958, il se découvre une passion pour ce pays, d’abord comme agent territorial, puis, après la décolonisation de 1962, comme journaliste. Afrique, afrique[24] constitue le récit de cette passion, qui confine à la fascination. Celle de la figure quelque peu chimérique des « pasteurs batutsi », dont Marchal entend se faire l’aède sous le couvert du personnage Léopold Chauvaux. Il faut pourtant souligner le caractère très construit de la relation de Chauvaux à la réalité rwandaise. Elle est reflétée par la conception d’un ordre inébranlable au sein duquel viendraient se fixer les « Batutsi », emblèmes d’une noblesse idéalisée qui remonterait à « [l]a mémoire des pharaons »[25], et les « Bahutu », « vaincus par l’antilope-vache »[26]. Avec Pleure, ô Rwanda bien-aimé[27], achevé au plus fort du génocide, la conception de l’écrivain gagne en nuance. Dans ce livre qui se veut un hymne au Rwanda ancien, se développe l’idée centrale d’une féodalité respectueuse de l’homme, qui « présentait à bien des égards les réalités d’une enviable démocratie[28] ». Une nation que l’incompétence des autorités belges, méconnaissant la société rwandaise, projetant sur elle leurs propres spectres, allait conduire à sa destruction, estime-t-il.

Nemry, Reisdorff et Marchal ont été des témoins d’une ère de paix relative, dans un monde éclaté. Un morcellement du monde dont la contrepartie serait le professionnalisme, comme le suggère Tzvetan Todorov[29]. Ce qui caractérisait au départ le mode de production industrielle devient alors un modèle de société : « [L]’État se charge des fins, donc de la définition du bien et du mal ; les sujets ne s’occupent que des moyens, c’est-à-dire chacun de sa spécialité[30]. » Or, Nemry, Reisdorff ou Marchal mettent en cause la mainmise, sur les colonies, d’une bureaucratie étatique souvent ignorante des us et coutumes, et cédant volontiers à la mégalomanie.

Mais c’est Pierre-Olivier Richard (né à Saint-Mard [Gaume], en 1957), auteur du roman intitulé Moi, Alexandre Pivoine de Mortinsart, ambassadeur au Rwanda[31], qui trace le plus franchement un trait d’union entre l’emprise bureaucratique et l’extermination planifiée des Tutsi du Rwanda. Achevé alors que le génocide de 1994 n’était pas officiellement reconnu, son texte voudrait mettre à nu les coulisses de la diplomatie africaine. La figure d’un ambassadeur de Belgique au Rwanda, à la veille de son départ à la retraite, fait accéder le lecteur à un univers de l’après-guerre froide – mais qui en a gardé les stigmates – où tous les coups sont permis. Richard explicite ce qui, peu de temps après, fondera la dénonciation à l’ONU des complicités des États (la France en particulier) dans le génocide rwandais.

Enfin, Huguette de Broqueville (née à Rochefort, en 1931, elle s’est éteinte en 2015) signe un texte fondamental sur l’hécatombe rwandaise. Paru en 1997, le roman Uraho ? Es-tu toujours vivant[32] est passé pratiquement inaperçu en Belgique comme en France. Il fut mal compris et, sans doute, dérange. Ce récit, qui tient à la fois du cantique religieux et de l’ode amoureuse, se lit, au premier abord, comme un hommage au frère de l’écrivaine. Ancien Père blanc de la Mission de Rwaza, ce dernier avait assisté, impuissant, au début des massacres de 1994. Il en serait mort peu de temps après, à son retour au Rwanda. Mais, peu à peu, la narration se délivre de l’aveu d’un amour fraternel, afin de renouer, à travers la fiction, avec ce qui avait à la fois justifié l’existence du frère et causé son trépas : le peuple rwandais. Un peuple qui, comme le laisse entendre le récit de Broqueville, se serait entredéchiré, malgré qu’il fût lui-même témoin et objet d’un amour inconditionnel. L’échec ne serait pas seulement de nature coloniale, postcoloniale ou encore néolibérale, comme chez Richard. Il serait d’abord humain. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le récit se lit comme une « petite cosmogonie portative[33] ».

« L’écologie de l’action[34] »

Chacun des textes ici évoqués constitue un pari. Plutôt que de s’en tenir à ce qui est communément admis, les écrivains étudiés prennent une nouvelle direction, souvent inattendue. Cela comporte toujours un risque. Un bel exemple nous est donné par Broqueville. Dans Uraho ? Es-tu toujours vivant, en effet, un personnage prend une dimension particulière. C’est celui d’Antoine, un Hutu, qui fut[35] l’une des ouailles du frère auquel cette chronique d’un massacre est dédiée. Tandis qu’il étudiait chez les Pères, Antoine ne reconnaissait pas la « beauté », témoignage d’un amour illimité pour lequel le frère missionnaire communie :

Il regardait le soleil inonder de sang le lac et le Père disait :

  • C’est beau.

  • C’est naturel, rétorquait Antoine.

  • Ne vois-tu pas que c’est beau[36] ?

Mais le 6 avril 1994, l’avion du président Habyarimana venant d’être abattu, Antoine prend la machette pour tuer son ami l’épicier Firmin :

Et la machette lui a entaillé l’épaule. Il s’est écroulé et a dit « Pourquoi ? » Antoine voyait le sang, c’était rouge et beau, il n’avait jamais rien vu d’aussi somptueux, qui filtrait des vêtements de l’épicier, plus radieux que ses épices, que les brosses rouges et les seaux de plastique, plus beau et radieux que les couchers du soleil, c’était frais, vivant et défendu, c’était ce que jamais Antoine n’aurait pu accomplir si Habyarimana n’était pas mort[37].

Broqueville suggère ainsi un impensable, que l’emploi de l’ekphrasis (le thème de la peinture est omniprésent) trouble et transforme en évidence. Commettre le mal n’empêche pas l’accès au savoir spirituel, à la manifestation de l’amour comme principe d’union universel. L’évolution d’Antoine, si l’on suit attentivement la progression du récit, l’illustre bien. Broqueville travaille ainsi à déconstruire l’équivalence, si claire en apparence, entre le mal et l’impossibilité du bien. Selon elle, le fait que l’horreur ne puisse pas être la source d’une nouvelle fraternité ne va plus de soi. De la même manière, le phénomène religieux n’empêcherait pas l’athéisme. Sans cesse, l’un et l’autre se toucheraient et se redéfiniraient. Le dialogue implicite qui s’amorce entre la narratrice et son frère mort explore cette possibilité. En même temps qu’elle interroge le génocide, Broqueville problématise les principes du cartésianisme – ceux, en tout cas, d’une rationalité froide et primitive à laquelle invite pourtant le récit, dans sa composante érotique. Elle remet en cause un certain regard sur la connaissance et, dès lors, sur l’Histoire, sans pour autant les renier tout à fait.

Le décentrement qui s’opère repose précisément sur un appel à la foi du frère, qui incarne un autre chemin vers la connaissance. Un appel qui reste malgré tout sans réponse : « Il est impossible que celui en qui tu as cru ait pu te tromper au point que tu n’existerais plus[38]. » Alors que le livre est publié en 1997, le pari tenté par l’écrivaine belge embarrasse et suscite le rejet. La journaliste Colette Braeckman, auteure d’un rapport sur l’implication de plusieurs grandes puissances dans les événements survenus au Rwanda[39], déplore le fait que Broqueville « rappelle, via son frère, les idées que son ordre propage à propos du Rwanda[40] ». Le discours historiographique qui se profile à ce moment-là condamne en effet en bloc les responsabilités politiques occidentales, à commencer par celle de la Belgique, jugée coupable d’avoir créé l’antagonisme entre les catégories hutu et tutsi – dût-elle n’avoir pas inventé les mots mêmes. Cet amalgame dénoncé par les historiens condamne le roman de Broqueville à l’oubli.

Sans doute les questions engagées par certains écrivains peuvent-elles paraître lointaines pour le lecteur d’aujourd’hui. Pessaret imagine ainsi un nouveau Robinson Crusoé. Malgré le commentaire subtil sur les impasses de l’Église en Afrique, lequel donne lieu à la découverte de l’ouvrage controversé d’Ernest Renan (La Vie de Jésus), le personnage d’Émile comme son évolution vers une forme d’indépendance traduisent surtout les aspirations des nostalgiques de la période coloniale belge. C’est un roman de l’optimisme qui prône une vision du progrès héritée de la révolution industrielle. D’ailleurs, comme le rappelle Pierre Halen[41], le livre fut publié chez un éditeur situé autrefois à Bukavu, dont la diffusion se limitait aux « anciens ». Ainsi, chez Pessaret, le problème de « l’asservissement » des « Batempés » par « l’aristocratie Baswilie »[42] ne conduit pas vraiment à questionner la nature exacte et la destinée des cultures, leurs contacts incertains. Pas plus que celui de la dualité des Blancs, qui s’en remettent à l’autorité des Baswilis, mais que le mépris qu’ils essuient en retour encourage à un retournement d’alliance, n’amène à réévaluer ni leur place ni leur rôle. Le problème « Batempé » intervient dans la mesure où il perturbe une économie, une conquête pour un nouveau mode d’organisation de la société. Celle qu’anticipe la vie quotidienne autour d’une plantation de thé. En même temps, cette conquête par le labeur et l’industrie se lit comme une genèse. Elle signale l’éveil d’Émile à l’Afrique[43], sa renaissance dans un monde où tout est à refaire et à repenser, à l’image du Robinson de Defoe débarquant dans une île vierge. C’est par ce biais que Pessaret effectue un retour à une forme de complexité.

L’auteur laisse ainsi comprendre que l’Afrique n’a jamais pu être comprise, parce que ceux qui ont tenté de la saisir (le « gouvernement colonial[44] ») n’ont pas vécu cette rupture radicale, voire passionnelle (chez Broqueville et Marchal), nécessaire pour ressusciter en elle. Elle n’a pas provoqué ce saut – affectif, généalogique ou épistémologique – dont témoignent Broqueville, à travers la métaphore d’une nouvelle forme de filiation, ou encore Gevers, lorsqu’elle constate que « ces mots, si exacts en Europe, il allait falloir en user par 2° 33’ de latitude sud, sur 29° 35’ de longitude est, et 1 650 mètres d’altitude[45] ». Le suicide d’Émile, à la fin du récit, suggère l’irréversibilité de ce processus.

On pourrait multiplier les exemples. Au fond, chaque texte part d’une donnée qui reste problématique. Elle comporte toujours un risque, un hasard avec lequel il faut s’accorder. Pour comprendre les fondements de tels choix, on est tenté de replacer les textes dans leur historicité. Richard met ainsi directement en cause les hautes sphères diplomatiques pour témoigner de la tournure prise par les événements à la veille du génocide de 1994. Cela se comprend dans la mesure où les déceptions survenues dans l’après-guerre froide, avec la crise du Golfe et l’effondrement de la Yougoslavie, ont amené plus d’un observateur à réévaluer le projet d’un ordre mondial fondé sur le droit et la raison.

Reisdorff intervient à un autre moment de rupture historique, incarné par la lutte contre l’impérialisme. Ces événements forcent à jeter un doute sur la pertinence d’un modèle de tutelle, auquel font allusion l’enquête judiciaire menée par l’inspecteur Falk dans L’Homme qui demanda du feu, mais aussi les commentaires et les remédiations formulés en protestation à cette enquête. Les valeurs au nom desquelles les Nations Unies décident ne sont pas non plus celles des habitants.

S’il s’est produit un retour de flamme, c’est la plupart du temps la critique qui s’en est chargée. Le roman de Richard, Moi, Alexandre Pivoine de Mortinsart, ambassadeur au Rwanda, est ainsi publié à un moment où les milieux officiels français, belges ou américains semblaient encore au-dessus de tout soupçon dans les affaires touchant le Rwanda. Personne n’y prêtera attention. Les écrits de Marchal, pour leur part, ne sont généralement convoqués que pour y dénoncer la récupération du « mythe hamite » à l’origine des divisions raciales en Afrique centrale[46]. Il faut toutefois noter que les obstacles mêmes sur lesquels les oeuvres semblent achopper – là où le pari semble le plus risqué – constituent bien souvent le point de départ d’une nouvelle relation à la vérité et au réel. C’est que ce qui tend à faire problème, dans ces textes, et amène une part d’incertitude et, avec elle, une prise de conscience de celle-ci. Ce serait mal comprendre l’entreprise littéraire de Richard que de l’interpréter seulement comme une dénonciation des complicités bureaucratiques dans l’échec des accords de paix d’Arusha, prélude au génocide rwandais. Ce qui s’y profile est plus subtil, comme l’attestent, en le prolongeant, les écrits historiographiques ultérieurs de l’auteur : Le Drame burundais[47], Casques bleus, sang noir[48] et Aldo Ajello, cavalier de la paix[49].

Il y a dès lors un mouvement qui s’amorce, que ce soit au coeur d’un même texte, comme chez Pessaret, ou d’un livre à l’autre, comme chez Marchal et Richard, par exemple. Jamais le rapport à l’Histoire qui s’y inscrit n’est statique. Et jamais le bilan d’un échec des politiques coloniales ne s’y reflète de la même manière.

Une destinée en perspective

La dynamique qui régit ces textes repose sur le pari, sur le choix d’un investissement qui comporte ses risques, et sur la prise en compte de l’incertitude que celui-ci engendre. Il n’est pas étonnant que tous, sans exception, anticipent sur la destruction du Rwanda par le gouvernement colonial[50], relayé ensuite par des élites noires mal préparées à l’exercice de la souveraineté. Chez Pessaret, Nemry, Reisdorff ou Gevers, revient sans cesse l’idée d’une Afrique déchiffrable, mais en fin de compte incompréhensible. Peu la saisissent vraiment, d’où l’inéluctable. Cette Afrique-là est un peu à l’image de la « mathématique littéraire » de Broqueville[51] : si elle reflète une harmonie, une juste proportion mesurable, ou du moins pressentie, elle n’exclut pas la dysmétrie, la variable indéterminée, l’inconnue qui appelle à reconstruire l’ensemble des relations.

Plus tard, alors que le génocide est annoncé, Marchal et Broqueville ne font pas autre chose que de rappeler cette inconnue, toujours négligée, mais qui, en définitive, n’est peut-être pas si sophistiquée, ni si étrangère à notre expérience :

On pourrait dire beaucoup sur la sensualité des enfants avec leurs bêtes. De l’empathie entre bêtes et enfants. En pleine innocence, diraient les parents qui, eux, sont dans le savoir. Sans la moindre innocence, savent les enfants du non-savoir. Ils savent qu’ils sont sensuels. Ils devinent la sensualité candide des bêtes mais en toute fraîcheur ils embrassent le museau d’une chèvre. Ils auraient pu faire l’amour avec les moutons, les chats, se rouler dans l’herbe, goûter la senteur des brebis, peau et poil mêlés. Le mot « instinct » est non seulement l’éclatement de la joie en eux, mais la certitude d’une prescience que le savoir viendra couronner. Imprégnés de la docte ignorance et même de la science infuse réservée aux anges, ils savent tout parce qu’ils ne connaissent rien. C’est ça le non-savoir à la surface des choses, à la surface du printemps, aux yeux des adultes aveugles et idiots avec leurs conversations insipides[52].

Car le Rwandais évolue dans un monde magique. Un petit nombre d’Européens, des rêveurs, des passionnés, des hommes blancs attirés par le mystère qu’ils pressentent en l’homme noir à l’âme si riche, se sont introduits à la connaissance de cet univers merveilleux. Ce n’est pas sorcier. Ce monde magique est celui de tous les jours[53].

[C]es mille et une souffrances, dont les images d’avril 1994 donneront enfin au monde l’idée, sauvèrent Impfura, l’esprit de noblesse, que Kayibanda et ses amis avaient juré d’extirper du pays. Impfura, c’est bien autre chose que ce que les rabatteurs d’oreilles répétant à l’envi la réalité mythique d’une minorité-ethnique-dominant-tout-un-peuple-de-braves-paysans ont voulu en faire. Impfura, c’est l’esprit même de la civilisation des collines. Un idéal de vie auquel tendaient tous les Banyarwanda, Batwa, Bahutu et Batutsi. C’est cet esprit qui régissait l’esprit du vieux royaume à tout prendre heureux, et qui se résumait dans une maxime de la nation : Imbuga y’Inyabutatu : le peuple des trois races qui forgèrent les mille collines en une authentique nation[54].

Comme l’illustre le premier extrait, situé à l’entrée d’Uraho ? Es-tu toujours vivant, Broqueville renverse le rapport habituel que nous avons avec le savoir. Pour elle, ce sont les enfants qui sont les vrais dépositaires de la connaissance, puisqu’en eux ne s’est pas encore altérée la part de surprise et d’inconnu qui la fonde. Implicitement, c’est aussi un écho à l’unicité des origines. La chronique du génocide, qui succède à cet incipit, se place donc sous le signe d’un renouveau épistémologique. Celui-ci est symbolisé par les retrouvailles de la soeur et du frère mort dans l’au-delà du souvenir. Celui d’une enfance à la fois innocente et transgressive, mais également celui d’une humanité poussée par une intuition obscure. Broqueville fait véritablement oeuvre d’historienne, dans la mesure même où elle ne se contente pas de remonter le fil incertain des faits. Au contraire, elle cherche, par son entreprise, à tendre « vers l’image fidèle de la destinée humaine dans sa vérité, dans la plénitude de la vie, et dans sa pure clarté, image que l’âme doit ressentir en se fixant sur l’objet de manière que les opinions, les sentiments et les prétentions de la personnalité s’y perdent et s’y dissolvent », pour reprendre Wilhelm von Humboldt[55].

Ce dépassement de l’évidence scientifique objective se remarque d’un écrivain à l’autre. Dans Pleure, ô Rwanda bien-aimé, Marchal propose une nouvelle acception du concept d’Impfura (voir le troisième extrait ci-dessus). Ainsi, il fait en sorte que sa démarche historiographique éveille ce « sens de la réalité » qu’évoque Humbolt[56], celui d’une réalité certes contingente, impliquant la dépendance à l’égard des causes et des concomitances, mais aussi liée par une nécessité intérieure. « Impfura » n’est dès lors plus le simple reflet d’un « ordre immuable » constitué de « Seigneurs » et de leurs « laboureurs »[57]. Dans Les Tambours du Ruanda, Nemry rappelle la maladresse des magistrats belges, « ces frais émoulus des facultés de droit[58] », désireux de faire appliquer une conception trop rigoureuse de l’État moderne ; une vision qui ne saurait tenir compte véritablement des forces agissantes autour desquelles chaque société se structure, y compris au Rwanda : « [I]ls ne se rendent pas compte qu’ils créent les germes d’une société coupée de ses racines, tentant en vain d’appréhender un système de références qui reste au plus évolué comme au dernier paysan aussi hermétique qu’à nous l’écriture maya[59]. » L’Homme qui demanda du feu constitue, sur ce point, l’un des récits les plus accomplis. Sorte d’« aventure ambiguë », pour faire écho au roman de Cheikh Hamidou Kane, le récit de Reisdorff est celui d’un renoncement salvateur. Tout part d’une lettre adressée aux Nations Unies par un certain Sémarava, un chasseur hutu fait prisonnier pour avoir tué un Tutsi sans protection (Minani). Il se plaint de ses conditions de détention. Sa lettre, qui figure à l’ordre du jour d’une séance du Conseil à New York, devient l’enjeu d’une lutte politique et idéologique mettant en cause l’administration du Ruanda et de l’Urundi par la Belgique, accusée de dresser les Africains les uns contre les autres et de retarder leur émancipation. Rétrospectivement, l’inspecteur Falk, chargé de l’affaire Sémarava, raconte sa confrontation, durant toute l’enquête, à des populations rebutées. C’est un univers déconcertant d’où émergent « les surhommes d’une société primitive », qui « brav[ent] la peur dans un monde où la peur [est] générale »[60]. Quant à elle, la vérité « para[ît] ne devoir s’exprimer que par des voix inconscientes ou suspectes[61] ». Mais Falk est obsédé par la vérité. En homme de terrain solitaire, il poursuit une enquête qui, si elle se heurte sans arrêt à une réalité africaine qui la rend impraticable, fournit au monde un antidote contre l’univers des Nations Unies. Il s’agit, certes, d’un milieu d’initiés, de technocrates habiles, mais déconnectés du réel. Dès lors, la signification de l’enquête se déplace. L’enjeu d’un devoir d’équité, voué à l’échec, fait ainsi place à un questionnement sur le devenir des sociétés africaines et sur ce que la colonisation leur a véritablement apporté, en tenant compte de ce qu’est l’existence humaine et des contradictions qui l’habitent. Finalement, c’est son propre devenir qu’il questionne à travers l’enquête. N’est-il pas prédestiné au même sort que Minani, le Tutsi déchu, lui qui a voué au pays des collines un « amour viscéral[62] », mais qui s’en voit exclu parce qu’il représente une loi venue d’ailleurs, et parce qu’il s’identifie à « une certaine exigence de la justice dont il connaît la précarité[63] » ?