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Bien que l’élément visuel, à travers son goût et son exercice du dessin et de la photographie, marque les débuts artistiques de Guy Vaes (1927-2012), c’est bien sa pratique d’écriture qui fera la renommée de ce poète, romancier et essayiste au talent unanimement reconnu. Auteur discret, au rythme de production inversement proportionnel à son génie, Guy Vaes, qui appartient au cercle très restreint des derniers grands écrivains francophones de Flandre[1], sera pendant presque trois décennies l’auteur d’un seul roman que la critique ne tardera pas à inscrire sous le signe du réalisme magique : Octobre long dimanche[2].

Cette étude se propose de montrer comment ce roman d’une lente et extraordinaire dépossession de soi, au profit d’une identité imaginaire permettant au héros de prendre la tangente face à un réel avec lequel l’identification n’est plus possible, constitue une mise en abyme de la problématique identitaire belge telle qu’elle se donne à voir à ce moment de l’Histoire sous la forme de la fragmentation singulière du contexte d’après la Deuxième Guerre mondiale. Le questionnement identitaire[3] qui caractérise les lettres belges depuis leurs origines, mais dont la formulation a évolué au cours du temps, va y prendre des proportions inégalées jusqu’alors. Ce questionnement va notamment s’illustrer dans une des voies particulières du réalisme magique, à travers un plein accomplissement de la synthèse des ordres (rêve vs réalité) et des genres (poésie vs roman), repérable dans les structures narratives mêmes, laquelle synthèse aboutirait à la création d’une nouvelle réalité avec sa temporalité propre, conséquence de cette identité disloquée.

Au coeur de ce roman de la « déshistoire » se bâtit toute une réflexion métaphysique autour des questions fondamentales et complémentaires de l’être et du temps. Cette réflexion découle directement du phénomène de fragmentation identitaire que l’auteur analyse pour tenter de le comprendre et trouver les moyens d’y survivre. Sa démarche métaphysique se manifeste dans l’exploitation et l’articulation d’un certain nombre de procédés formels récurrents à dimension métaleptique qui, en raison du dédoublement énonciatif qu’ils impliquent, permettent d’identifier une entreprise de subversion énonciative révélatrice de la glose métaphysique qui tisse le récit et qui prend forme dans cette voix fragmentée.

La présence d’une autre instance subjective, réflexive et énonciative, que révèle l’analyse interne du roman mais qui échappe, selon nous, à toute catégorisation narratologique, permet d’entrevoir les apories d’un structuralisme inopérant pour rendre compte d’un modèle narratif et énonciatif résultant d’une spécificité identitaire belge et qui met à mal, a priori, des notions qui seront définies quelques décennies plus tard.

Le réalisme magique à l’aune des procédés formels repérables dans Octobre long dimanche

Fragmentation identitaire et réalisme magique

Dans le contexte singulier d’après la Seconde Guerre mondiale, à côté du positionnement centrifuge néo-classique des auteurs qui vont assumer les prises de position d’avant-guerre des « Lundistes[4] », lesquelles prennent l’aspect d’une hypostase presque absolue de la langue française et induisent, dès lors, l’intégration de la littérature belge au champ littéraire français, le réalisme magique va incarner un autre versant esthétique majeur de cette période troublée. « Nébuleuse » d’auteurs (plutôt que véritable mouvement autonome) qui regroupe, sous une appellation unitaire, une grande variété de pratiques et d’options esthétiques aux inscriptions historiques, littéraires et politiques différentes, le réalisme magique belge, dans le cadre du courant international auquel il peut être par ailleurs rattaché, se définit (paradoxalement) par la synthèse. Synthèse, tout d’abord, des deux ordres généralement opposés du réel et de l’imaginaire dont l’unification inextricable au sein d’une perception subjective et singulière du réel, d’une nouvelle réalité qui échappe au réalisme rationaliste, fonde le principe d’unité. Synthèse des genres, ensuite, puisque les tentatives successives de synthèse entre roman et poésie par les symbolistes puis les tenants du fantastique réel après eux[5], trouvent dans le réalisme magique leur plein accomplissement.

Rêve et réalité : une fusion des ordres

Dans cette histoire « à dormir debout » où le héros, Laurent Carteras, se retrouve peu à peu et de manière extraordinaire dépouillé de son identité par un entourage qui ne le reconnaît plus, la fusion des ordres du réel et de l’imaginaire se réalise par un épanchement continu du rêve dans la vie réelle, repérable au niveau formel aussi bien dans les microstructures narratives que dans la structure narrative générale qui ordonne le récit.

Celui-ci s’ouvre sur l’arrivée de Laurent Carteras dans le domaine de son oncle qui vient de mourir. Alors qu’il se trouve en être l’héritier principal, personne n’a daigné le prévenir de sa mort. À son arrivée, il est pris pour le jardinier qui a quitté la propriété quelque temps plus tôt. Cette méprise relatée en ouverture du roman n’est que la dernière d’une longue série qui a débuté plus d’un an auparavant. À la faveur d’une longue analepse qui constitue la seconde partie du récit, Laurent va revivre dans un long rêve éveillé la dernière année de son existence au cours de laquelle s’est produite une succession d’événements étranges inaugurée par un épisode particulièrement insolite : un jour, alors qu’il arrive à son travail, son collègue qui semble ne pas le reconnaître lui apprend, puisqu’il le prend pour un autre, que Laurent Carteras (c’est-à-dire lui !) ne travaille plus là (p. 95-98). D’autres incidents de la même nature vont continuer à se produire ensuite (un ami proche le croise dans la rue sans le reconnaître [p. 66] ; la propriétaire de son appartement le prend pour un autre [p. 92] ; ou encore son ancienne fiancée, qu’il entend parler de lui au passé comme s’il était mort [p. 93]) sans qu’il cherche à dissiper le malentendu, faisant par là preuve d’une apathie et d’une indifférence distinctives qui vont déterminer la poursuite de son étrange « aventure ». Durant une année entière, il végète dans une existence parallèle ponctuée de rencontres éphémères avant de rejoindre le domaine de son oncle dont il découvre un jour, par hasard, l’annonce de la mort dans un journal.

Cette macrostructure narrative onirique, qui se situe à un niveau intradiégétique[6], se démultiplie en une multitude de microstructures de la même nature puisque la rêverie initiale au cours de laquelle Laurent revit la dernière année de son existence est ponctuée de rêveries secondaires, de souvenirs multiples situés à un niveau métadiégétique. Ces éléments prennent place dans le récit premier par le biais d’un procédé de mise en abyme caractéristique : au sein du souvenir des événements de cette année écoulée se tisse une véritable toile de souvenirs secondaires permettant de reconstituer la vie passée du héros ; ils généralisent la structure onirique du récit à l’ensemble des fragments qui le composent.

Sur la pelouse qui longeait l’allée principale, un pulvérisateur improvisait un parasol de fraîcheur. […] Mais ceci ne put le distraire d’une sensation curieuse : celle de se mettre à graviter autour des choses qui l’entouraient et de certaines circonstances de son passé. Son axe, c’était le pulvérisateur […] ; aussi s’efforça-t-il de se rappeler combien Géo et lui aimaient à déclamer Catulle, et comme il avait l’habitude de lire ses derniers poèmes à l’étudiant, ici, où à l’Esther. […] Par à-coups, Laurent s’éveillait à la réalité de l’amphithéâtre. […] Qu’il était pâle ! Blanc comme le mur du collège où, par un après-midi d’été, un professeur anguleux l’avait conduit chez le directeur. « Carteras, pourquoi avez-vous accusé votre camarade d’une faute qu’il n’a pas commise[7] ? »

p. 61-62

L’intrusion régulière de ces récits métadiégétiques relatant des épisodes du passé de Laurent (un passé antérieur à celui qui fait l’objet du récit intradiégétique) sous la forme de souvenirs est symbolisée par le pulvérisateur, axe autour duquel le héros se met « à tourner » pour envisager successivement différentes circonstances de son passé (ses déclamations de poèmes, l’épisode dans le bureau du directeur au collège, …).

Cette double construction narrative qui s’érige au coeur du rêve à travers un foyer de perception unique, lequel constitue la condition première de la création de ce climat onirique, se voit greffer d’un niveau supplémentaire dont le degré d’irréalité atteint des sommets. Alors qu’il continue de tenir le rôle du jardinier avec lequel il est confondu à son arrivée dans le domaine de son oncle, Laurent Carteras, en effet, est peu à peu envahi par des souvenirs qui ne sont pas les siens, la mémoire d’Hugo, l’ancien jardinier, déferlant sur la sienne jusqu’à lui faire perdre toute notion de ce qui lui appartient encore en propre.

À ces mots, une bouffée de réminiscences qui n’étaient pas siennes obscurcit la conscience de Laurent.

p. 311

Alors la mémoire de Hugo […] déferla sur la sienne […]. Et ce mur de pierre de France, où une porte à fronton triangulaire faisait brèche, ce mur d’école, qui donc l’avait longé mille fois sans le vouloir, Hugo ou lui ?

p. 334-335

La dissémination des éléments oniriques à tous les niveaux de la narration provoque régulièrement un sentiment de confusion qui n’autorise plus à opérer clairement la distinction entre ce qui relève du rêve (le souvenir) et ce qui relève de la réalité (le moment présent où l’action de se souvenir a lieu), au point d’engendrer une fusion de ces deux ordres, ce qui correspond à la définition même du réalisme magique. Cette intrication est signalée visiblement dans le récit par la récurrence du motif de l’eau[8], lequel signifierait, par le voile visuel qu’il occasionne, le brouillage des limites entre les ordres, le passage confus de l’un à l’autre, du souvenir (le rêve) à la réalité présente de ce personnage en perte d’identité.

Une vapeur havane déroulait ses volutes au ras des flots […].

p. 14

Laurent ferma les yeux. Le bruit clair et ininterrompu de la fontaine devint plus fort […]. Rendre vaporeux ce réduit, cette fille au cou dilaté par le sommeil, ce poignet encore trop dur entre mes doigts…

p. 47

Une vapeur rose s’éleva d’un brasero et embua la vitre.

p. 113

L’eau, sous toutes ses formes, jette un voile sur la réalité au point de la dissoudre dans le rêve, ce rêve qui structure l’ensemble du récit premier et ses multiples ramifications narratives (les récits seconds). Il est, en outre, impossible d’ignorer la dimension dissolutive intrinsèque à ce motif aquatique dont la récurrence, tout au long du roman, ne peut que redoubler, pour mieux la signifier, la question de la dissolution identitaire qui touche le héros.

Poésie et roman : une fusion des genres

La fusion des ordres (rêve vs réalité) qui caractérise spécifiquement ce récit n’est rien d’autre que le reflet de la fusion des genres (poésie vs roman) dont la recherche a caractérisé les lettres belges depuis leurs origines jusqu’à son plein accomplissement dans le réalisme magique. Octobre long dimanche est le roman d’un poète qui naît dans l’antinomie fondamentale opposant la temporalité du récit, lequel se déroule dans la durée, à celle du poème comme saisie de l’instant. Il s’agit, en fait, dans ce roman poétique, de transposer l’« instantanéité » du poème dans le roman. Pour ce faire, l’auteur exploite, selon ses propres dires, une structure qui imite les ressorts du jazz, et en particulier du blues :

Et j’avais en écrivant Octobre le Blues dans l’oreille ; c’était ce rythme assez lent un peu lancinant où on a l’impression de durée ralentie, freinée et ça probablement parce que le personnage qui n’a plus de repères, vit dans une espèce de présent […] comme un instant qui se dilate, se dilate et le personnage n’est sensible qu’à une certaine durée[9]

Une telle dilatation temporelle est repérable formellement dans l’utilisation d’un champ lexical bien particulier dont le récit use et abuse de manière récurrente et qui renvoie de façon non équivoque à cette impression de durée ralentie, ce temps qui se dilate (« éternité » [p. 52 et p. 171] ; « seconde immuable » [p. 60] ; « impression de vivre un jour unique » [p. 68 ] ; « interminable » [p. 70] ; «  une très longue période » [p. 73] ; « au ralenti » [p. 88] ; « intervalle incalculable » [p. 172], …). Outre ces renvois explicites, par le biais du lexique, à ce présent éternel que construit peu à peu le récit, cette dilatation est repérable également au niveau structurel, c’est-à-dire au niveau de la structure narrative même du récit telle que nous l’avons définie ci-dessus. Celle-ci s’élabore sur une dimension onirique (porteuse en soi d’un caractère temporel « indéfini » – le rêve ne constitue-t-il pas un instant suspendu dont la longueur paraît au rêveur beaucoup plus étendue qu’elle ne l’est en réalité ?) double : le récit tout entier, après une brève partie introductive, se donne à lire comme le long rêve éveillé d’un protagoniste revivant son « aventure » (le récit premier), dans lequel viennent s’insérer, par une mise en abyme méthodique, des souvenirs antérieurs. La confusion entre rêve et réalité qui en découle, et que nous avons circonscrite dans la première partie de cet exposé, « contamine » la structure temporelle double qui caractérise le récit, le temps du passé du récit premier se superposant aux temps du passé des récits seconds avec pour conséquence un enchevêtrement temporel qui contribue à construire cette impression de dilatation de la durée[10].

À cette dilatation notable s’ajoute une double rupture temporelle[11] qui contraint le héros à vivre exclusivement dans l’instant (lequel donne son influx au poème !). En rupture avec son passé, en raison de cette coupure sociale dont il est « victime », ce passé dont les souvenirs vont peu à peu disparaître supplantés par ceux de l’homme dans lequel il se « dissout » progressivement, le personnage qu’incarne Laurent se heurte, en outre, à l’absence de toute notion d’avenir dont, à l’image de son passé, il n’a plus la maîtrise. Cette double rupture temporelle l’amène à vivre dans un présent éternel où « le temps du calendrier […] cède le pouvoir à l’intime durée[12] ». Cette véritable temporalité intérieure ne constitue rien d’autre qu’un nouveau réel dont la création est le propre du réalisme magique, et qui naît du regard extraordinaire que le personnage pose sur une réalité ordinaire, la transformant de cette manière.

Cette temporalité intérieure « dilatée » enfonce peu à peu le personnage dans une apathie déterminante. Dans cette histoire d’aliénation (non seulement plus personne ne le reconnaît comme s’il avait perdu son apparence mais il est même pris pour un autre qu’il consent à être), le personnage glisse sur la pente du renoncement à soi par un détachement comparable à celui de L’Étranger de Camus. Malgré des moments d’intense angoisse que génère son incroyable condition et même quelques brèves tentatives pour tenter de résoudre celle-ci (par l’intermédiaire de Régine [p. 226-229] ; puis de sa voisine Frédérique Jussiaux [p. 263-264]), ce qui caractérise avant tout le personnage, c’est son manque de réaction, son apathie, son silence devant cette situation (nonobstant la conscience aiguë qu’il en a) qu’il subit avec indifférence, voire avec curiosité : il envisage sa disparition, sa dissolution identitaire comme une « aventure » qu’il appelait même de ses voeux et dont il finit par tirer plaisir !

Et puisqu’il avait souvent désiré une solitude absolue, autant par apathie que pour voir ce qu’il adviendrait d’un homme totalement isolé, ne lui était-il pas permis de croire, vu la réalisation brutale de son souhait, qu’il pouvait gouverner les circonstances à sa guise dans certains domaines ? […] Et voilà, il venait de perdre la sienne, sans avoir esquissé un geste de rébellion, et pour rien au monde il ne voulait s’en soucier ! […] En vérité, il venait de subir une perte inappréciable ! […] Il veillerait à retrouver dans son passé et dans ce présent neuf, des rappels de ton qui rendraient son aventure éminemment appréciable ! Une aventure lisse et définitive, voilà ce qu’il en ferait !

p. 132-133

« Déshistoire » et transgression des codes de la narrativité

Perte de repères identitaires et contexte historique

La temporalité singulière, qui finit par spolier le personnage principal de son histoire et de son identité propres, peut être rapprochée de la situation sociopolitique de la Belgique des années 1950, contexte d’écriture et de publication du roman, alors marquées par une crise de la bourgeoisie traditionnelle francophone de Flandre. Celle-ci s’inscrit dans la continuité de la crise identitaire fondamentale engendrée par l’éclatement de la Première Guerre mondiale et l’effondrement consécutif du mythe belge[13]. L’instauration de l’unilinguisme flamand entraîne la perte progressive d’une série de privilèges pour les francophones, créant ainsi un véritable problème identitaire, tandis que la mise en cause, à travers la « question royale[14] », du symbole de la jeune dynastie belge menace l’unité du pays. La marche du pays vers le fédéralisme, bien qu’encore non proclamé, signe la fin d’une Belgique unitaire biculturelle, mais point bilingue, que cette bourgeoisie avait pu croire construite à son image.

Cette société qui a perdu ses repères et qui ne parvient ni à relier le passé au présent, ni à envisager l’avenir, se reflète dans le personnage de Laurent Carteras. Il apparaît comme l’incarnation évidente du questionnement identitaire (comment être un écrivain flamand de langue française dans ce contexte ?) d’un représentant de cette bourgeoisie flamande francophone qui donna aux lettres belges une belle part de leur éclat et de leur singularité. Avec Octobre long dimanche, Vaes écrit le roman de la « déshistoire[15] ». Celle, personnelle, de Laurent Carteras n’est autre que le reflet de la collective avec un grand « H », et pousse le processus jusqu’à ses conséquences ultimes : la perte d’identité du sujet. En tant que Flamand francophone qui vit les tiraillements culturels de la Belgique, Vaes rend compte de cette crise identitaire belge, à travers un personnage qui se laisse déposséder de son identité, et de cette mutation historique qui voit la Belgique francophone perdre le contrôle de l’État. Il le fait en déclassant Carteras par un glissement progressif du statut d’héritier légitime du domaine de son oncle à celui de jardinier, décentrage identitaire symbolisant un monde en train de changer de mains.

Outre cette perte identitaire, Octobre long dimanche figure également une évasion dans l’imaginaire, caractéristique des lettres belges devant l’insoutenable de l’Histoire : Carteras, en se privant de l’héritage de son oncle et en prenant les traits de l’énigmatique jardinier d’un domaine dont il devait hériter, s’évade de la réalité du monde. Cette dissolution de l’être lui permet d’échapper aux soubresauts de l’Histoire, la sienne propre en tant que reflet de la « grande ». Ce mouvement de fuite devant une réalité devenue insupportable représente cette déréalisation, symptomatiquement belge, née d’un rapport problématique fondamental à l’Histoire. Une Histoire qui ne correspond pas aux canons dominants, qui doit se dire dans la langue d’un « Autre » et nécessairement autrement, soit par son absence[16], soit par l’investissement d’espaces imaginaires permettant la mise à distance du monde réel, dans sa dimension historique, sociale et politique, auquel l’identification s’avère impossible. Aussi le réalisme magique qui tisse la toile de fond d’Octobre long dimanche représente-t-il, à côté du mouvement centrifuge néo-classique vers Paris, l’autre versant esthétique de ce mouvement de fuite, symptomatiquement belge devant le réel, qui caractérise le champ littéraire francophone national après la Seconde Guerre mondiale.

Réflexion métaphysique et hybridation des genres

Peut-être est-il préférable de se brûler plus ou moins les ailes, ou même de s’en laisser brûler un bon bout, plutôt que de renoncer à un sujet sortant de l’ordinaire et vous tenant à coeur[17].

Ce sujet sortant de l’ordinaire, dont Guy Vaes, lors de sa participation à la Chaire de poétique de Louvain-la-Neuve qu’il inaugure en 1986, évoque la difficulté de traitement au sein de la fiction tout en refusant d’y renoncer, n’est autre que ce qui touche à la métaphysique. Selon l’auteur, l’écrivain qui tenterait de s’attaquer à la question par l’entremise de la fiction se tiendrait en permanence à la frontière de l’essai, exposé au risque constant de paralyser le récit en soumettant avec trop d’insistance le personnage à ce qui le dépasse, voire de nuire à sa crédibilité et à la dramatisation de ses conflits intérieurs en le transformant en intermédiaire de l’auteur et en considérant ceux-ci comme les amorces d’un exposé. Ces écueils potentiels, l’auteur les affronte lui-même dans ce roman qui, sous le couvert d’un genre qui rend d’autant plus imprévu le sujet auquel il s’attaque, dénoue les fils d’une réflexion métaphysique complexe en lien avec le contexte socio-historique de l’époque dans laquelle Vaes vit et écrit.

À travers la thématique qui le traverse de part en part, à savoir la perte identitaire que subit le personnage principal, le récit d’Octobre long dimanche sonde de manière originale un aspect de la question fondatrice de la métaphysique, c’est-à-dire la question complexe de l’être (et de son sens), actualisée à travers la question identitaire. La mort sociale de Laurent Carteras, que son entourage finit par « effacer », et qui a pour conséquence une perte identitaire singulière, amène à interroger la définition de l’existence, ce qui en fait son essence, autrement dit : qu’est-ce qu’exister ? N’accède-t-on à l’existence qu’à travers le regard des autres ? Est-ce celui-ci qui donne consistance à notre être entendu comme une identité propre sous laquelle nous nous démarquons en tant qu’individu singulier ?

À côté de cette problématique existentialiste, Guy Vaes questionne par son récit le concept métaphysique du temps[18]. Cette thématique, qu’il a longuement explorée de façon théorique dans un essai[19], se trouve interrogée de façon pratique dans Octobre long dimanche par le biais de la construction temporelle spécifique du récit, à savoir une temporalité « intérieure » de l’instant prenant le pas sur le temps calendaire. Elle induit la possibilité d’une autre forme de temporalité, laquelle permettrait la compréhension de l’être tel qu’il est défini dans le récit, l’être et le temps s’ordonnant l’un par rapport à l’autre[20].

Il s’agit à présent de déceler, au sein de ce texte de fiction, les contours formels de cette réflexion métaphysique qui porte directement sur le phénomène de dissolution identitaire que l’auteur dissèque véritablement dans son roman afin de le saisir dans toute sa complexité pour trouver les moyens de vivre avec. Les procédés formels indiquant la mise en oeuvre de cette réflexion, qui relève en réalité de l’essai, se manifestent au détriment de l’illusion fictionnelle par là même dénoncée. Cette dénonciation n’est, en réalité, que la conséquence involontaire de l’écriture d’un roman métaphysique, à mi-chemin entre essai et roman[21], dans lequel apparaît une autre instance énonciative, responsable de la démarche métaphysique dans laquelle s’inscrit le roman et qui se « brûle plus ou moins les ailes » en tentant de mener à bien ce projet par ailleurs ouvertement assumé (par l’auteur)[22].

Acte énonciatif et instance intrusive

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la thématique même du roman, c’est-à-dire la question identitaire telle qu’elle est explorée tout au long de celui-ci, pose, en premier lieu, les jalons de la réflexion existentielle qui se bâtit en filigrane du récit fictionnel à travers ce qu’expérimente le personnage principal. La perte identitaire dont il est la victime consentante constitue certes une dimension qui le dépasse, mais elle n’en est pas moins l’objet constant de ses ruminations, voire de ses angoisses, au point de composer l’essentiel de son quotidien. Au-delà de cette « aventure » qui affecte le coeur même de son existence et l’amène à cette méditation permanente, la personnalité même du héros, ses désirs profonds incarnent les germes de la glose métaphysique développée dans le roman :

N’avait-il pas consenti depuis toujours à sa plus secrète aspiration : se fondre dans une connaissance sensuelle du monde qui, en réalité, ne serait qu’une forme consciente du sommeil ?

p. 33

N’être qu’un regard était devenu sa plus forte jouissance au cours des dernières années.

p. 47

[I]l avait souvent désiré une solitude absolue, autant par apathie que pour voir ce qu’il adviendrait d’un homme totalement isolé […].

p. 132

Sur ces preuves thématique et individuelle[23] viennent se greffer toute une série de procédés formels témoignant de la pensée qui s’y développe. Ce qui se pose, désormais, c’est la question de la présence, dans la fiction, d’une voix autre qui se ferait entendre à côté de celle du narrateur (lequel rapporte les paroles, les actes et les pensées du personnage), dans le cadre d’une hétérogénéité énonciative distinctive qui dépasserait in fine les cadres définis par la narratologie.

En effet, dans Octobre long dimanche, l’acte d’énonciation présente, malgré l’apparente univocité de la voix narrative, des propriétés atypiques qui posent en permanence la question de l’identification précise de la responsabilité énonciative. Par l’exploitation et l’articulation particulières d’un certain nombre de procédés formels récurrents, qui impliquent un dédoublement caractéristique de l’énonciation, toute une entreprise de subversion énonciative semble se mettre en place et renvoie, à travers cette « fragmentation » de la narration, à la pensée métaphysique de l’auteur, à son questionnement identitaire.

Subversion du code narratorial et fragmentation énonciative

Réflexion existentielle et formaliste

Pour effectuer le repérage des procédés formels qui rendent compte de la complexité de la question de l’énonciation en raison du dédoublement énonciatif qui les détermine, il nous faut au préalable définir le type de narration[24] qui, à première vue, caractérise le récit d’Octobre long dimanche. Dans ce dernier, l’instance narrative mise en place rapporte, à partir d’un niveau narratif qualifié d’extradiégétique, un récit premier (situé à un niveau intradiégétique) à la troisième personne dont elle est absente en tant que personnage. Le narrateur, à la fois extradiégétique (situé à un niveau narratif supérieur à celui du récit) et hétérodiégétique (absent du récit en tant que personnage), fait le récit de l’« aventure » de Laurent Carteras à partir d’un point de vue interne. Cette focalisation[25] interne sur le personnage prend forme dans le registre du regard, regard qu’il pose sur son environnement et qui fait alors l’objet d’une description. Plus généralement, elle se situe dans le registre de la perception (sous toutes ses formes) qui détermine les pensées et les sentiments du personnage auxquels le lecteur a alors accès. Cette focalisation interne se réalise malgré la propriété hétérodiégétique du narrateur, qui acquiert de cette manière un caractère omniscient lui permettant de rendre compte de l’intériorité du personnage. 

Dans ce cadre narratif particulier, un premier procédé formel récurrent nous permet d’identifier une présence subjective autre que celle du héros et qui ne peut renvoyer à la figure du narrateur impersonnel d’un récit premier en raison notamment de ce caractère subjectif incompatible, par définition, avec une instance abstraite. Ce premier procédé correspond à la ponctuation du récit par d’innombrables passages entre parenthèses qui, prenant la forme d’interrogations (« ne le connaissait-il pas déjà ? » [p. 33] ; « dans six mois, dans un an ? » [p. 43]), d’exclamations voire de commentaires (« pas au monde, ce serait un cliché ! » [p. 51]), jettent le doute sur l’univocité de la voix qui s’exprime dans ces passages : est-ce Laurent, dont le narrateur rapporte les paroles, qui parle ? Ou bien est-ce une autre subjectivité qui se manifeste de cette manière dans l’histoire pour interroger, commenter et modaliser ?

Si un doute sur le dédoublement énonciatif reste permis dans ces exemples (même si l’isolement entre parenthèses constitue l’indice visible d’une seconde énonciation), la récurrence du procédé et surtout son évolution nous permettent de repérer, dans ces occurrences isolées typographiquement, une fragmentation énonciative ; autrement dit de confirmer peu à peu l’hypothèse de la présence, à côté de la voix du personnage rapportée par le narrateur, d’une autre voix subjective non-identifiée :

Il ne vit d’abord qu’un profil lustré par la récente averse, avec je ne sais quoi d’humide et de profond dans l’oeil (cet oeil qui n’est pas encore un regard et en exprime la fascination) […].

p. 89

Son dos arrondi obstrua un corridor au dallage branlant ; une porte doublée de carton fut ouverte, et Laurent pénétra dans une remise encombrée d’ustensiles de tous genres : ciseaux, marteaux, pinces de chirurgien, rabots, scies dont la poignée ronde rappelait un orbite évidé, que sais-je encore.

p. 194

Dans le premier exemple, le passage entre parenthèses prend une dimension de commentaire mis en exergue par une désynchronisation temporelle c’est-à-dire par l’utilisation d’un présent dans une narration conduite au passé. Ce phénomène de surgissement d’un présent dans une narration rétrospective pour énoncer une réflexion institue une transgression qui joue implicitement sur la double temporalité (constitutive de tout récit) de l’histoire et de la narration. On ne peut, de prime abord (et si l’on s’en tient à une analyse strictement narratologique), décider si ce commentaire au présent relève de la responsabilité du narrateur en tant qu’instance qui fait le récit (à partir d’un niveau extradiégétique) d’une histoire à laquelle s’intègre ce commentaire formulé par le personnage dans le champ spatio-temporel que rapporte ce récit, ou bien s’il s’agit d’un commentaire émis par le narrateur (à partir de ce même niveau extradiégétique) dans le moment présent de son énonciation, et qu’il introduirait transgressivement dans le récit diégétique rétrospectif. Toutefois, un autre élément transgressif permet de trancher en faveur de l’hypothèse d’une intrusion, autre que narratoriale[26], au sein de l’univers fictionnel. En effet, à la désynchronisation temporelle s’ajoute l’apparition brutale (hors du commentaire entre parenthèses, dans le premier exemple) d’un pronom personnel de la première personne[27], qui renvoie sans équivoque possible, dans une narration menée à la troisième personne, à une subjectivité autre que le personnage, subjectivité qui s’exprime alors directement au sein de l’histoire racontée. Encore une fois, c’est le caractère subjectif de l’instance intrusive qui oblige à dépasser le cadre narratologique établi, lequel ne suffit plus, à partir de la notion de narrateur extradiégétique, à rendre compte du phénomène qui s’opère en l’occurrence.

Ces commentaires entre parenthèses et ces passages dans lesquels apparaît un pronom personnel de la première personne (et où la référence implicite ou explicite au temps du récit – le présent de la narration extradiégétique – qu’il induit se heurte de manière transgressive au temps de la fiction) émanent, selon la théorie genettienne, de la responsabilité du narrateur extradiégétique. Celui-ci introduit dans l’univers intradiégétique auquel il n’appartient pas en tant que personnage une réflexion provenant de son présent de narrateur. L’émergence de ces procédés au sein d’un récit impersonnel laisse présumer une prise de parole du narrateur extradiégétique censé se trouver à un niveau narratif inférieur[28] l’empêchant en théorie d’intervenir dans l’univers fictionnel. Une telle émergence témoigne d’une rupture, d’une intrusion transgressive qui permettrait à ce même narrateur de prendre directement la parole au coeur de la fiction pour exprimer une réflexion. Cette transgression, par la confrontation spatio-temporelle du monde narré et de la situation d’énonciation de la narration, correspond à une métalepse narrative telle que définie par Genette ; elle consiste en un franchissement transgressif des frontières censées séparer les niveaux narratifs. Cette prise de parole intrusive constituerait donc une transgression « intramétaleptique[29] » (c’est-à-dire du niveau extradiégétique vers le niveau intradiégétique) « verticale[30] » (le passage transgressif s’effectuant entre deux niveaux narratifs hiérarchisés) des niveaux narratifs qui provoquerait à son tour un dédoublement énonciatif[31] patent. Mais celui-ci témoignerait, selon nous, non pas de la présence transgressive au sein du récit du narrateur extradiégétique, figure abstraite inconciliable avec l’idée de subjectivité, mais plutôt celle des réflexions métaphysiques à l’oeuvre dans le récit et énoncées par une voix qui échappe à toute classification/identification. De plus, la métalepse narrative induit, par essence, la subversion d’un code narratologique établi, subversion qui mène de ce fait à invalider la pertinence de la notion de narrateur extradiégétique pour la description du fonctionnement énonciatif du récit dans les passages qui nous occupent.

Outre le dédoublement énonciatif que ces déplacements paradoxaux entre les divers niveaux narratifs dénoncent – et qui signale la présence d’une réflexion d’ordre métaphysique (qui trouverait justement à s’énoncer grâce à la fragmentation énonciative du récit) –, ceux-ci revêtent une dimension métatextuelle[32] en vertu des effets qu’ils produisent, et qui consistent en la mise en relief du procès de textualisation inhérent au médium littéraire. En signalant implicitement le caractère fictionnel du récit (puisque c’est la transgression des niveaux narratifs qui exhibe leur présence), la métalepse en vient à remplir, intrinsèquement, une fonction de commentaire métatextuel de dénonciation de la fiction, dénonciation résultant de la mise à nu des codes de la narration occasionnée par le procédé métaleptique et qui renvoie inévitablement à la réflexion que l’auteur déploie par le biais de cette construction énonciative fragmentée.

Variantes libres des discours rapportés

À ces procédés métaleptiques s’articule un autre procédé formel récurrent, qui implique un dédoublement notable de l’énonciation dans lequel il serait permis de repérer une fragmentation énonciative porteuse de la glose métaphysique de l’auteur. Ce procédé correspond à l’utilisation originale qui est faite dans le récit des différents types de discours rapportés[33] et, plus spécifiquement, de leurs variantes libres.

Les formes syntaxiques du discours direct et du discours indirect correspondent à deux modalités différentes par lesquelles « le locuteur fait place explicitement dans son discours pour le discours d’un autre[34] ». Dans ce récit conduit en focalisation interne, le discours direct et le discours indirect correspondent à des modalités syntaxiques classiques permettant au narrateur, au sein de sa narration impersonnelle, de rapporter les paroles du personnage, les événements tels qu’ils sont vécus par lui, de décrire le monde qui l’entoure et de rendre compte de ses sentiments. Mais l’enchâssement de prime abord « classique » de ces différents types de discours rapportés au sein de la narration – chacun de ces discours permettant d’identifier clairement, grâce aux marqueurs énonciatifs et syntaxiques qui les signalent, l’origine de la voix (celle du personnage !) qui s’exprime à travers eux – se trouve rapidement subverti par l’utilisation récurrente de leurs variantes libres, à savoir le discours indirect libre et le discours direct libre. L’émancipation énonciative et syntaxique (d’avec le discours enchâssant) qui les caractérise participe rapidement à la complexification de l’énonciation au point de provoquer une confusion autour de la source énonciative, laquelle n’est donc plus discernable explicitement.

« Es-tu certain de n’avoir pas commis d’erreur ? » dit la servante dont la nuit dénouait les contours. Et d’une voix qui morcelait un rire ambigu : « Ne me serre pas si fort ! » Laurent lâcha aussitôt le poignet. Se savoir deviné par une étrangère lui causait une gêne insupportable. Vers quel oubli aussi répandu qu’efficace l’entraînait donc sa lassitude ? Mais quel besoin aussi de se révolter ? N’avait-il pas consenti depuis toujours à sa plus secrète aspiration : se fondre dans une connaissance sensuelle du monde qui, en réalité, ne serait qu’une forme consciente de sommeil ?

p. 33

Dans cet extrait, qui illustre en premier lieu un enchâssement traditionnel de discours direct au sein de la narration, s’opère ensuite un glissement de la narration des événements à celle des pensées (présumées) du personnage sur un mode indirect libre repérable à la fois par l’absence de marqueurs de subordination syntaxique et par la présence de marqueurs de subjectivité que constituent notamment les points d’interrogation et d’exclamation[35]. L’ambiguïté énonciative qui en découle permet ainsi de jeter le doute sur l’origine de la subjectivité qui s’exprime dans ce discours et autorise à envisager l’hypothèse selon laquelle la voix narrative se fragmenterait pour faire entendre une voix autre que celle du personnage (ou du narrateur extradiégétique, discrédité par l’abstraction qui le caractérise).

L’ambivalence énonciative atteint un degré supérieur dans l’extrait suivant, où la narration, après avoir évolué vers le mode indirect libre, prend ensuite la forme du discours direct libre :

[I]l était trop tard pour affronter, après deux semaines de solitude disciplinaire, ceux qui l’avaient rayé de leur existence. Trop tard ? Naturellement il était trop tard pour riposter ! Mais quel besoin aussi de ressasser ce problème au saut du lit… Non, il ne reprendrait pas le fil de son raisonnement (ne l’avait-il pas déjà fait suffisamment ?) […]. Raffermis d’abord ton détachement, c’est l’essentiel. Ton problème, il ne t’abandonnera de toute façon pas, il est ton unique bien […]. Attends donc que le temps le dégrossisse […] ! […] Oui, et cela jusqu’au jour où son poids m’avertira qu’il est l’heure d’analyser sa forme définitive.

p. 135-136

Le passage à un plan d’énonciation sans transition et sans marque d’intégration, qui caractérise les discours directs libres, se signale non seulement par des indices de discordance au niveau temporel (par le passage du passé au présent) et au niveau de la situation délocutive (à laquelle se substitue une situation interlocutive du personnage qui s’adresse à lui-même), mais aussi, et surtout, par une oralité déterminante. Celle-ci autoriserait à repérer, dans la seconde partie de ce passage, un exemple de monologue intérieur qui, selon la définition de Genette (à la suite de Joyce même s’il préfère, pour sa part, parler de « discours immédiat[36] »), installe le lecteur dans les pensées du personnage dont le déroulement ininterrompu de la voix « intérieure » se substitue, d’un bout à l’autre, à la voix du narrateur.

Ce bref passage en monologue intérieur (la narration reprend ensuite suivant sa forme initiale de récit impersonnel en focalisation interne), dont on retrouve plusieurs occurrences tout au long du roman, opère un glissement narratif présentant une dimension métaleptique similaire à celle qui caractérise le discours indirect libre, sous la forme d’une interférence entre narration et discours, du caractère intradiégétique du discours (rapporté) des personnages dans celui, extradiégétique, du narrateur. Cette intrusion (« extramétaleptique ») du personnage au sein de la narration dont il n’a, a priori, pas la responsabilité, constituerait un autre moyen pour l’auteur de mener à bien une réflexion existentielle qu’il transposerait de cette manière directement dans la bouche de son personnage.

Notons la subtilité de la transition entre le discours indirect libre et le discours direct libre qui se caractérisent tous deux, dans le passage cité, par une absence de signes démarcatifs et par la présence de marqueurs d’oralité (une ponctuation affective, des occurrences à caractère oral – oui, non). En fait, l’impression d’être plongé dans les pensées d’un personnage qui s’adresse à lui-même et dont la voix intérieure recouvrirait temporairement la voix du narrateur est tout aussi forte dans les deux cas et seul le passage au présent permet de les différencier clairement. Cet enchâssement équivoque des discours rapportés entre eux vient redoubler l’effet d’amalgame énonciatif qu’induisent ces délégations de paroles récurrentes au sein d’une narration impersonnelle, jusqu’à susciter une confusion énonciative qui finit par ne plus permettre d’attribuer de manière explicite la responsabilité énonciative du discours. L’extrait suivant illustre de manière particulièrement représentative cet enchâssement généralisé de différents types de discours rapportés qui se succèdent parfois sans transition manifeste :

Une appréhension indéfinie énervait le jeune homme. […] Ne plus songer à rien ; laisser les images qui me viennent s’enchaîner d’elles-mêmes […]. Ne rien voir ou sentir qui n’ait trait à ma fable. Rendre vaporeux ce réduit, cette fille au cou dilaté par le sommeil, ce poignet encore trop dur entre mes doigts…

Soudain il eut peur. Peur de se perdre dans la contemplation de quelque objet-fétiche […]. « Où donc étais-je il y a deux ans ? » se demanda-t-il. « En train de voir la place Dulac […] ? Ou bien avais-je rendez-vous avec Jessica […] ? » Autour de nous se dessinaient, dans un éclairage de projecteurs, de hautes cheminées encadrées de mâts et de cordages, et, par-delà les hangars et les grilles, l’avenue Marie-Thérèse diluait dans le noir son élégante perspective. […]

Sur le point de descendre, Laurent éprouva le besoin d’étreindre la rampe.

p. 47-48

Cet extrait débute dans le respect du cadre narratif général du roman, à savoir une narration à un niveau extradiégétique en focalisation interne que prend en charge un narrateur hétérodiégétique omniscient. Rapidement, toutefois, le lecteur se trouve plongé dans un monologue intérieur du héros, repérable notamment dans l’apparition d’un présent mais aussi de pronoms de la première personne (« me », « ma », « mes ») qui indiquent un glissement transgressif temporaire vers une narration de type intradiégétique et homodiégétique. À ce passage succède ensuite un retour à la narration proprement dite dans laquelle s’insère un discours direct donnant naissance à un autre monologue intérieur cette fois de type remémoratif puisque le personnage se souvient d’un lieu qu’il décrit alors au passé. La narration « classique » reprend ensuite ses droits jusqu’à la prochaine délégation de parole, équivoque ou non.

Ces délégations de parole récurrentes, dont l’enchâssement généralisé présente un caractère équivoque jetant la confusion sur la responsabilité énonciative de chacune d’entre elles, participent donc de l’entreprise de fragmentation énonciative à l’oeuvre dans le récit et, partant, de la réflexion métaphysique identitaire à laquelle elle correspond.

Conclusion

Dans Octobre long dimanche, Guy Vaes réinterroge « en acte » les concepts métaphysiques fondamentaux de l’« être » et du « temps » dans ce récit d’une « déshistoire » symptomatique de l’identité nationale belge aux prises avec les affres de l’après-guerre. « Déshistoire » qui emprunterait la voie singulière du réalisme magique : c’est le plein accomplissement de la synthèse des ordres (rêve vs réalité) et des genres (poésie vs roman), repérable en l’occurrence dans les structures narratives mêmes du récit et caractéristique du réalisme magique, qui permettrait la création d’une nouvelle réalité avec sa temporalité propre, comme réponse à cette problématique identitaire. Celle-ci se marque dans le désaveu d’une Histoire et d’un réel devenus insoutenables auxquels l’écrivain substitue une sorte d’éternel présent.

Ce roman métaphysique qui analyse les mécanismes de la fragmentation identitaire, l’auteur le construit au détriment de l’illusion fictionnelle par l’articulation de procédés formels récurrents, lesquels contestent en permanence l’apparente univocité de la voix narrative, laissant apparaître de cette manière les contours d’une subjectivité (et de sa réflexion) qui ne peut être ni le personnage ni l’instance narratologique en charge du récit. Les transgressions récurrentes qui ponctuent celui-ci invalident le code narratologique établi, tandis que la subjectivité qui porte la réflexion métaphysique identifiable dans ces transgressions achève de confirmer l’hypothèse de la présence d’une voix fragmentée qui porte les traces d’une autre fragmentation, celle, identitaire, de toute une génération d’auteurs. Bien qu’une analyse immanente du récit nous permette, en première instance, de mettre à jour cette présence subjective transgressive, l’approche narratologique classique se révèle en définitive insuffisante pour rendre compte du phénomène à l’oeuvre dans le roman de Guy Vaes, lequel constitue une spécificité belge qui dénonce les failles d’une logique à la française trop rigide pour intégrer cette fragmentation caractéristique.