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Publié deux ans avant la mort de l’écrivain anversois, Le Pays noyé[1] se donne à lire comme un récit insolite et lumineux, mais profondément pessimiste. Willems, comme pour ses textes narratifs ou dramatiques antérieurs (Tout est réel ici[2], La Chronique du cygne[3], La Cathédrale de brume[4], Il pleut dans ma maison[5], Warna ou le poids de la neige[6], La Ville à voile[7], pour ne nommer que ceux-là), puise au sein des paysages de sa petite enfance – le domaine familial de Missembourg – les sources d’une inspiration qui se nourrit d’irréel, de féerique, de merveilleux[8]

Très particulier, l’univers de représentation du Pays noyé fascine par les valeurs épicuriennes dont sont porteurs les personnages de l’Aquélone, ce pays imaginaire inventé pour la mise en scène d’une jouissance paradisiaque, la célébration d’un monde sans contraintes ni impunités comme aux temps immémoriaux de l’Éden, avant la chute du couple biblique.

Une esthétique magico-réaliste ?

Le Pays noyé, dont le titre infère d’emblée la destruction par la liquidité fluviale – motif fondamental dans l’économie du récit –, campe un décor et des matériaux quasi scéniques qui ne laissent pas de susciter l’attention lectrice par leurs dimensions surréelles, c’est-à-dire au-delà des modes familiers d’appréhension du réel. Figures féminines et masculines évoluent en effet dans un univers idyllique, paradisiaque, un lieu intangible que l’écrivain n’arrive pourtant pas à protéger des brutalités des temps postmodernes. Malgré la création de centaines de paralumières ayant pour fonction de mettre à l’abri les personnages habitant l’Aquélone, malgré l’intronisation d’un empereur bienheureux régnant sur un monde d’avant les Tables de la loi, malgré les relations heureuses/voluptueuses entre des figures libérées de toute contrainte morale, la narration connaît un revirement inattendu dès lors que bascule dans le désordre, la dysharmonie ou les rivalités fratricides l’axiologie du récit.

Bien que répondant à l’esthétique magico-réaliste qui traverse l’histoire de la littérature belge francophone[9], l’univers sémantique du Pays noyé en vient ainsi à s’inscrire dans la posthistoire marquée par l’effondrement des grandes idéologies. Cherchant à exacerber l’appréhension du réel et de l’irréel en les fusionnant dans un même espace de représentation, l’esthétique magico-réaliste chez Paul Willems propose une nouvelle compréhension du vivant, laquelle déconstruit les formes d’entendement héritées des Lumières. Les catégories oppositives rationnel/irrationnel, rêve/réalité, réel/imaginaire ont ainsi tendance à cohabiter dans les mondes narratifs, dramatiques ou poétiques, les découvertes freudiennes de l’inconscient ayant contribué à façonner, à l’aube du XXe siècle, une autre conception de la vie psychique, que les Joyce, Proust, Nathalie Sarraute ou Virginia Woolf n’ont pas tardé à explorer au sein de leur propre parcours d’écriture.

Si Willems se réclame du réalisme magique dans la majorité de ses écrits[10], il en érode pourtant les fondements dans Le Pays noyé. Afin de saisir les transformations dont l’énoncé narratif fait l’objet, il pourrait donc s’avérer utile de recourir à la notion de modalités tensives entre les entités fictionnalisées par le récit. Et, par référence à la structure ternaire du réel/symbolique/imaginaire (représentation lacanienne de l’inconscient reconsidéré à partir de la découverte de la phase du miroir et de la forclusion), l’hypothèse de relations tensives (liées/déliées, concordantes/discordantes, fusionnées/séparées) entre les figures du récit permettra de suivre au pas à pas le déroulement narratif du Pays noyé, dont la fin, ainsi qu’on l’a vu, inverse l’équilibre axiologique posée en ses débuts. De telles permutations font l’objet de l’analyse qui suit.

Éléments structurants

Rappelons que le récit s’ouvre sur la description d’un pays idyllique, l’Aquélone, où prédominent des rapports harmonieux entre hommes et femmes. Leurs relations amoureuses, exemptes de toute manifestation de jalousie ou d’attachement[11], s’épanouissent en des jardins végétaux dédiés au ravissement. Des « alcôves de mousse sous les buissons touffus[12] » accueillent des couples qui se créent au gré de regards entendus ou de baisers à peine esquissés en guise de préliminaires ritualisés. Pays édénique où règne un empereur insouciant, l’Aquélone se trouve protégé des éclats solaires par des paralumières, ces « écrans géants » décorés « de peintures aux sujets apaisants[13] ». Ils inversent les perspectives, car « au lieu de fuir vers l’horizon, [les lumières] venaient à vous avec calme[14] ». Les paralumières ainsi que les milliers de cerfs-volants aux formes inusitées et les icebergs d’Islande remorqués par des navires jusque dans l’estuaire ponctuent les temps forts du récit. Ces trois constituants magico-réalistes correspondent aux trois temps forts du récit : le paradis terrestre « sans la présence du serpent[15] », la désignation des acteurs du Duel des Dignes, les morituri dérivant vers la mer du Nord.

Par ailleurs, le pays mythique de l’Aquélone ignore la différence entre la vie et la mort. Ainsi des prêtresses veillent à prodiguer aux hommes des jouissances ineffables, ou des présences apaisantes lors de leur passage vers l’au-delà. Dans ce pays noyé de lumière et de paysages marins, l’empereur fait abroger par une « ultime loi » « toutes les lois passées et à venir[16] » ; il se départit de sa couronne, jetée dans l’eau du grand fleuve[17].

Figures féminines

Structuré autour de configurations féminines, l’univers aquélonien du récit en magnifie les rôles. S’il revient aux jeunes femmes de choisir leurs amants visités pendant leur sommeil, grâce à l’ouverture des fenêtres et selon leur propre code social, d’autres figures féminines sont destinées à la noyade par le biais d’une autre convention ritualisée permettant le suicide par l’eau pour celles qui désirent la mort. Ainsi, avant même leur puberté, de très jeunes filles se jettent délibérément dans le fleuve où elles sont laissées à dériver dans le courant : « [E]nfants d’une beauté bouleversante », ces filles d’eau choisissent « la mort dans un élan d’adoration »[18].

Sur un autre versant temporel, les marraines de mort coiffées d’« une couronne de feuilles de chêne[19] » accompagnent les morituri qui les attendent sur un banc de mémoire. Elles deviennent ainsi des passeurs de mémoire. Loin de connoter la tristesse, le rapport à la mort dans Le Pays noyé s’inscrit dans un espace onirique façonné par des embellies narratives qui donnent à penser au ravissement plutôt qu’à l’angoisse. Le réalisme magique opère ainsi comme par enchantement sur un lecteur ravi (dans la double acception du terme) par de somptueuses images et des féeries poético-narratives[20], manière originale d’aborder la mort tout en occultant son hideux visage.

Le Pays noyé tisse des entrelacements entre les motifs de la vie, de l’amour, de l’extase, du ravissement comme si les Aquéloniens et Aquéloniennes ignoraient la science du bien et du mal. Pourtant, l’un d’entre eux connaît le chagrin d’amour : il s’agit d’un étranger. Figure légendaire plus que réelle, le Prince d’Islande venu un jour en Aquélone tombe follement amoureux d’une petite fille d’eau. La noyée est si belle que le prince demeure « nuit et jour sur le pont » de son navire à lui « chanter des berceuses[21] ». Rentré chez lui, il désire l’épouser puisqu’en ce pays de toutes les félicités « il était permis d’épouser les morts[22] », mais à la condition de faire voeu de chasteté.

Associée au signe de l’eau, la sémantique de la vie et de la mort euphoriquement investie sous-tend aussi l’union d’une marraine de mort avec son filleul, un moriturus. Chez ce couple insolite qui ne connaît pas l’interdit de la loi symbolique, l’absence de rapport sexuel se trouve compensée (sublimée) par la présence presque tangible d’un « amant des songes[23] ». La matière onirique du récit assure la permanence d’une strate mémorielle de sorte que la figure de la marraine entretienne les réminiscences de l’intimité avec son filleul. Des images inspirées de la symbolique médiévale viennent hanter son sommeil : « [A]près la mort de son filleul, la marraine revivait ses caresses et ses étreintes avec la volupté des unions mystiques, où l’épouse reçoit la visite de l’époux sous la forme d’une épée de feu[24]. » Comment mieux inscrire les entrelacs oniriques d’Éros et Thanatos dans ce lieu paradisiaque situé en-deçà de la coupure du signe linguistique ?

Réflexion sur la création

Alors qu’il aborde, dans « Écrire », l’attente qui précède l’acte créateur, Paul Willems note ceci :

[Il s’agit d’]une sorte de béance. Une sorte d’ouverture de l’être entier à l’afflux des signes. Attitude physique brute qui me semble précéder le langage. […] Plus tard, parfois des années après, les chants et les lumières informulés du monde se métamorphoseront en écriture[25].

Considérant l’univers de son Éden/Aquélone, on pourrait parler non pas de « signes », mais de signifiants dans leur processus de libre association dans l’inconscient. Un inconscient où prédomine le « Ça » primordial à l’origine de la créativité. Et Willems de poursuivre ainsi sa réflexion sur le langage créateur, sur le passage du « pressenti au nommé » : « Nommer. Nomme-t-on ? On ne choisit pas les mots. Ils viennent tout seuls. D’où viennent-ils ? Viennent-ils ? Ils sont soudain là sans avertir ou ne viennent pas du tout […]. On les appelle ? Ils s’en vont comme des chats[26]. »

Comment l’Aquélone est-il né dans son imagination créatrice, sinon par une ouverture au « Ça » d’avant l’intériorisation de l’instance surmoïque ? L’Aquélone ne correspond-il pas, en effet, à ce rêve de liberté absolue, à cette recherche de fantasmagories de l’instant, à ce retour à la toute-puissance de l’imaginaire enfantin ? Parlant de « l’arrière-pays » de Willems, Michel Otten compare l’expérience de l’écriture à un voyage : « Le but de ce voyage, qui se confond avec toute la vie du poète, n’est autre que la rencontre de l’instant, la capture de cet instant où l’univers livrerait d’un seul coup tout ce qu’il a à nous donner[27]. » Et Willems, dans « Écrire », parle de « l’instant où le monde semble offrir l’éternité[28] ». Ce qui résume bien l’atmosphère de félicité et de ravissement qui ressortit aux premiers chapitres du Pays noyé.

Toutefois, l’instant n’est pas marqué que par l’exaltation des forces de vie. Son envers peut à tout moment se manifester, comme le souligne encore Willems : « Restons ces éternels errants des frontières pour qui le monde n’est pas une apparence qui cache une autre réalité, mais le spectacle immense, cruel et merveilleux de l’instant[29]. » Cruel et merveilleux : voilà qui introduit une faille au sein de l’écriture. Le « Ça » freudien n’est pas qu’amour, créativité, béatitude. Il comporte aussi sa part de haine, de destruction et de malheur. Freud le dit, d’ailleurs, pulsion de vie et pulsion de mort sont inextricablement liées dans l’inconscient.

Référent romain

Ainsi l’Aquélone du Pays noyé se trouve détruit, pillé, incendié. Ses habitants se voient contraints de loger désormais dans des tentes, autour de celle de l’empereur ; ils s’adonnent aux vols, aux viols, aux pires atrocités. Et l’empereur de quitter son pays pour s’embarquer sur un iceberg comme un moriturus, non sans avoir incité toutefois sa marraine de mort à se réfugier dans la forêt afin de perpétrer la mémoire du pays, tel un « rêve d’eau[30] ».

En donnant à son récit une structure cyclique[31], l’écrivain ne semble pas avoir renoncé totalement aux vertus de l’esthétique magico-réaliste. Pourtant, Le Pays noyé apparaît comme l’oeuvre la plus sombre des écrits willemsiens. Par son intensité dramatique, le dernier chapitre conduit vers le paroxysme de l’horreur. Comment cela se met-il en place, quelle signifiance faut-il en donner ?

Le renversement en son contraire se construit de manière progressive tout au long du récit, mettant la figure d’Althéna au coeur d’un drame passionnel. Sa présence a pour effet de transformer le ravissement (de la vie) en angoisse (de mort). Le premier signe tangible de la fragilité du dispositif aquélonien est celui d’une déchirure dans les paralumières, déchirure à la fois réelle et symbolique, puisqu’elle infère aussi le « gouffre[32] » intérieur ressenti par les habitants. Dans le même temps, un étranger venu de la Rome impériale fait, devant l’empereur, l’éloge de la civilisation romaine, bien différente de celle qui prévaut en Aquélone. En effet, dans la ville antique italienne, l’écriture repose sur des signes gravés dans la pierre, le culte des morts est scellé dans la statuaire de marbre, le livre sert d’appui tangible à la perpétuation de la mémoire. Aussi le signe de la pérennité est-il associé à la civilisation romaine, alors qu’en Aquélone (aqua, pays d’eau) les strates mémorielles sont conjointes à la liquidité et à l’éphémère.

De la transgression

Or l’empereur veut désigner un représentant qui se rendra à Rome « pour vérifier si le Romain avait dit vrai et surtout pour trouver dans l’erreur de Rome la vérité d’Aquélone[33] ». Mais puisqu’il a déjà aboli la loi symbolique, il est contraint de convoquer un Duel des Dignes afin de désigner l’ambassadeur des Aquéloniens à Rome. Le Duel des Dignes est une « sorte d’ordalie[34] » qui consiste en un combat très féroce entre deux Aquéloniens enterrés dans le sable jusqu’aux genoux, qui attendent la marée basse pour s’asséner des coups de gourdins mortels. Le narrateur affirme que la coutume s’est perpétuée en Espagne jusqu’au XIXe siècle[35]. S’il en souligne le côté cruel, eu égard à la douceur des moeurs aquéloniennes, il introduit dans le récit deux subterfuges pour éviter la part d’horreur que véhicule le Duel des Dignes, puisque les participants, chacun à leur façon, trouvent le moyen de se soustraire aux coups[36]. En exhumant cette ancienne coutume, l’empereur « pressentait que, rassasiés d’amours et de demi-sourires, les Aquéloniens avaient un besoin secret de tuer et d’être tués. Il se trompait. Sans le vouloir, il allait déclencher en Aquélone les mécanismes de l’angoisse et de la cruauté[37] ». Ainsi le rituel, plutôt que de servir d’exutoire à la violence, de catharsis en somme, aura un effet contraire, condamnant d’emblée la ville et ses habitants à la destruction et aux tueries. L’empereur, support figuratif au réalisme magique, devient par conséquent, à son insu, l’artisan du malheur qui va déferler sur tout Le Pays noyé.

Cela se joue d’abord dans la scène des cerfs-volants (400 000 plus précisément) : afin de désigner ceux qui s’affronteront en duel, des milliers de cerfs-volants plus féeriques les uns que les autres sont lancés dans le ciel d’Aquélone[38]. Deux d’entre eux s’engouffrent dans la déchirure des paralumières, ceux de deux frères : Herk, âgé de vingt ans, et Liou, âgé de dix-sept ans. Il est raconté plus loin[39] qu’ils sont aussi frères de rêve, c’est-à-dire que l’un peut entrer dans le rêve de l’autre, en infléchir le cours comme pour arrêter un cauchemar par exemple, ou encore partager les voluptés prodiguées par une fille d’eau. Autre façon pour le récit de marquer l’absence de coupure linguistique dans l’indifférenciation entre le même et l’autre, règne de l’imaginaire (lacanien). Or, il se trouve que dans la fiction, Herk et Liou sont tous les deux intimement liés à une même fille d’eau, Althéna. Celle-ci, en effet, s’est rendue par inadvertance la nuit chez le second alors qu’elle voulait se rendre chez le premier. Cet acte manqué (Freud) inaugure un temps de rupture eu égard aux félicités des rapports amoureux. Qui plus est, s’ajoute une transgression du code amoureux par Herk et Althéna, qui ont inventé au temps de leurs amours heureuses le mot « fidélité », qui n’existait pas en Aquélone.

Cet acte manqué et cette transgression sont suivis de deux omissions : deux silences de la part de Herk, lourds de conséquences pour lui et pour tout le pays. D’abord, il ne dit pas à Liou qu’Althéna est sa fille d’eau, qu’elle l’a visité dix nuits d’affilée dans ses songes. Puis, il dissimule à l’empereur et à tous les Aquéloniens que Liou a délibérément choisi la mort par noyade, en s’engloutissant dans le sable de manière à ce qu’il soit totalement submergé par la marée haute. Liou voulait immortaliser de la sorte ses moments d’extase avec Althéna et épargner à Herk l’obligation de le tuer à coups de gourdins. Dans son désir, vie et mort sont intimement liées, de même qu’instant et éternité, thèmes chers à Willems[40].

Le sacrifice de Liou, comme dans les tragédies antiques, devrait servir de rite garantissant la pérennité du bonheur des Aquéloniens. Or, il n’en est rien car n’est pas respecté par Herk le rituel mortuaire qui consiste à laisser dériver le corps des défunts dans le « courant de l’estuaire[41] ». Herk ramène plutôt le cadavre de son frère auprès de l’empereur et de la foule assemblée pour accueillir le vainqueur du Duel des Dignes. Cette deuxième transgression – et les deux silences de Herk – déchaînent un vent de violence parmi les Aquéloniens ; ils sont aussi à l’origine de la froide et cruelle vengeance fomentée par Althéna. Celle-ci ajoute d’ailleurs à la transgression de Herk en lui imposant d’enterrer le corps de Liou : le frère mort sera enseveli là où Althéna et lui se sont aimés, dans la cabane de roseaux près de la plage des Grèbes. Donnant naissance à un nouveau rituel funéraire en Aquélone, le récit acquiert une dimension mythique. Aussi délaisse-t-il progressivement l’esthétique magico-réaliste pour entrer dans l’ère de l’impensable. Par un « acte inouï », Herk a « brisé le déroulement[42] » du Duel des Dignes et il met ainsi en danger le destin du pays : « Moment terrifiant, quand on découvre qu’on s’est engagé dans un chemin qui mène au gouffre et qu’il est trop tard pour reculer. Le Duel des Dignes, que tout le monde approuvait, se révèle tout à coup scandaleux[43]. »

Une prêtresse de la guerre

Le règne de l’imaginaire cher à l’empereur, l’abolition de la Loi symbolique et le réel indicible provoqué par le geste de Herk favorisent la montée en puissance d’A(l) théna, désormais très aguerrie. Celle-ci prend progressivement figure de prêtresse officiant un rituel infigurable. Pour se venger de Herk, qu’elle croit être l’assassin de Liou, elle imagine en effet un scénario des plus macabres : à son retour de Rome, après sept ans d’absence, Herk la trouve étendue, dénudée, aux côtés du cadavre de son frère exhumé pour la circonstance : Liou est « [h]abillé des haillons de sa peau, et souillé de longues trainées de vase[44] ». Figuration explicite de la mort hideuse, conjonction d’Éros/Thanatos provoquent chez Herk les pires cauchemars. Pendant plus d’un an, ses cris terrifiants déchirent les nuits d’Aquélone. Althéna se fait de plus en plus cruelle durant cette période, ombre parmi les ombres, poursuivant Herk de ses litanies accusatrices : « Assassin de Liou[45]. » Scandées par ses suivantes, ses fidèles et bientôt par une foule entière, ces litanies font penser aux chants funestes des Érinyes dans les tragédies antiques. Sombrant dans la folie, errant parmi les vivants, Herk finit par en mourir. Althéna fait alors ériger un mausolée à la place de sa maison, « donn[ant] secrètement des ordres à un architecte qu’elle a fait venir de Rome[46] ». Le monument de marbre est fait de « lourds sarcophages décorés de bas-reliefs représentant le Duel des Dignes[47] », qui suggèrent « que les corps des deux frères ont quitté le sarcophage en une sorte de résurrection de pierre[48] ». Pour figurer la mort, Althéna choisit le canon esthétique romain plutôt que la coutume aquélonienne, la pérennité de la pierre à l’eau comme véhicule de la mémoire. Métaphoriquement, l’une des grandes civilisations de l’Occident vient remplacer le pays rêvé du début, le pays perdu, mais paradoxalement cette même civilisation se trouve dysphoriquement investie par le poète Herménon et par les veilleurs de nuit. Et le règne d’Althéna est loin de susciter une vie florissante comme c’était le cas à Rome du temps de l’empereur Auguste.

Herk se trouve poursuivi sans relâche par Althéna et ses adeptes, harcelé sans cesse ; il meurt fou de chagrin et de douleur. Sa mort n’est cependant pas le point culminant dans la figuration de l’horreur que tisse Le Pays noyé en son dernier chapitre. En effet, les cauchemars de Herk ont un effet de contagion : augmente alors le nombre d’Aquéloniens ayant des cauchemars accompagnés de cris terribles. Un vent de folie meurtrière déferle en Aquélone. Un jour, une petite fille d’eau, parmi celles que le début du récit magnifiait, est violée et égorgée ; plutôt que d’être confié aux eaux du fleuve, son corps, dans un geste inhumain, est jeté aux cochons. Bientôt d’autres victimes subissent le même sort, la transgression des limites ayant atteint un point de rupture – la déchirure du début dans les paralumières prend alors valeur de mise en abyme. Althéna fait jeter aux cochons des femmes vivantes en proie à des cauchemars. Avant de se retirer parmi les morituri, l’empereur pressent qu’elle se fera de plus en plus répressive : « Elle sera cruelle et d’autant plus impitoyable qu’elle voudra, en tuant les autres, tuer en elle le souvenir de ses attachements[49]. » Abolir la mémoire des amours anciennes, choisir Thanatos et répudier Éros, tuer le rêve et les rêveurs – fussent-ils en proie à des tourments conflictuels –, voilà comment l’angoisse et la cruauté succèdent au ravissement, à la douceur de vivre.

Commencé dans le registre du réalisme magique et la valorisation du carpe diem, le récit willemsien évolue vers l’avènement d’une sorte de tragédie antique, avec son héroïne implacable (Althéna), ses héros gémellaires (Herk et Liou), ses choeurs (les mélopées des veilleurs de nuit), ses Érinyes (les litanies vengeresses des suivantes). D’abord euphoriquement investis, les arcanes du rêve voient le règne d’Éros basculer dans celui de Thanatos. Parallèlement, l’empereur bienheureux abdique tous ses pouvoirs jusqu’à fuir la ville, qui est désormais abandonnée à la destruction de la nature sauvage. Lorsqu’il revient de Rome après sept ans d’absence, Herk est « stupéfait », « surpris, émerveillé et en même temps bouleversé[50] ». La description de la ville en ruines donne lieu à une rêverie diurne qui n’est pas sans rappeler celle de la « Cathédrale de brume[51] », alors que la faune et la flore envahissantes se trouvent étrangement investies positivement par l’empereur[52]. À cet état de « nature » s’oppose la « culture » romaine représentée par Herk : « L’Empereur ne reconnaît pas Herk en cet homme à large carrure, aux bras lourdement musclés et aux cheveux à la mode romaine. Herk est devenu un autre homme[53]. »

Virgile aux enfers

Cependant, Herk a conservé « la belle faiblesse des hommes d’Aquélone : la naïveté[54] ». Ce trait de caractère explique sans doute pourquoi Althéna aura le pas sur lui. À ce point du récit, en effet, Herk, le nouvel homme « romain » aurait pu reprendre les choses en main, ramener les habitants en Aquélone, reconstruire la ville détruite, rétablir la pratique de l’écriture poétique, imposer la science de l’architecture. Bref, faire oeuvre de civilisation. Mais le narrateur implicite choisit un autre possible narratif en faisant de la figure de la cruauté (Althéna) celle qui prédomine dans la suite du récit. Dès lors, la pulsion de vie, valorisée au début à travers les thèmes du ravissement et de la créativité, s’inverse en pulsion de mort. Déjà au début du récit ce renversement sémantique était annoncé à travers l’opposition entre le poète Virgile[55] et le poète aquélonien Herménon. Ce dernier, qui n’aime pas L’Énéide, dont il ne retient que la destruction de Troie, n’ira-t-il pas jusqu’à jeter au fleuve son oeuvre entière, suivi en cela par tous les poètes aquéloniens ? Valoriser la mémoire de l’eau à l’encontre de celle des écrits, n’est-ce pas abolir d’une certaine manière la mémoire même d’Aquélone, anticiper sa fin prochaine de manière spéculaire ? Et détruire les livres ne rappelle-t-il pas tous les autodafés de l’Histoire ? Et ne pourrait-on pas voir dans le geste de jeter aux cochons des êtres vivants la métaphore d’un pays totalitaire à l’origine de la destruction, de la haine, de l’horreur absolue ?

Certes Le Pays noyé livre en son dénouement un récit éminemment pessimiste, comme si la métaphore du pays perdu, à travers ses habitants en proie aux pires cauchemars, ses actes de cruauté et de violence inhumains, inférait un autre temps et un autre lieu. Bref, comme si la représentation de l’infigurable prenait les contours d’un pays à jamais détruit par les forces du mal. Ce même contexte de violences sociales et militaires rappelle celui de Warna ou le poids de la neige. Dans ce sens, Michel Otten note pertinemment que le bien et le mal sont intimement liés dans l’univers willemsien :

Mais, conjointement, simultanément à ces moments d’extase, ces “fragments de paradis” dont toute l’oeuvre de Paul Willems n’a cessé d’affirmer le charme fascinant et la nécessité absolue, le voyage [de l’écriture] ne cesse de confronter le pèlerin-poète à l’horreur sous toutes ses formes : angoisse, souffrance, mort, cruauté des humains. L’étrange est que ces deux moments se succèdent brutalement, voire se chevauchent, comme si l’un n’était que la secrète doublure de l’autre[56].

« Obsédante simultanéité[57] », écrit encore ce dernier, du ravissement et de l’angoisse sous toutes ses formes, « scandaleuse intrication[58] » d’un Éden et d’un Enfer terrestres pouvant s’appréhender selon la logique de l’inconscient freudien qui ignore les contraires. Le récit willemsien, puisant aux sources profondes du matériau onirique, conduit ainsi le lecteur vers des contrées inédites où l’érotisation de la vie comme de la mort agit simultanément et confère aux images poétiques toute leur potentialité signifiante. Des exemples affluent et se donnent à lire partout dans ce récit saturé de signifiance. On peut citer, parmi d’autres, la scène dans laquelle Herk et Liou, volubiles, influencés par le déchaînement d’une tempête en mer, s’assènent dans la joie des coups de gourdins (qui manquent leur cible). Ou encore le foyer allumé, métaphore de la vie, près duquel la marraine de mort attend, étendue et réceptive, que s’active en elle la mémoire des songes voluptueux de son défunt amant. Un inventaire des images poétiques alliant vie et mort reste à explorer dans la perspective de leur sémantisation réciproque…

Le paradigme du mal absolu

Dans une conférence intitulée « Les mythes », Paul Willems, après avoir raconté la campagne de dix-huit jours qu’il fit en Belgique en 1939, revient sur les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et sur l’impensable de la Shoah. Après avoir rappelé les millions de morts que firent les conflits armés en Russie, en Pologne, en Allemagne, au Japon et parmi les Alliés, il ajoute ceci : « Et c’est alors que les rumeurs les plus sinistres ont commencé à circuler. La face cachée de la guerre se découvrait lentement. Immenses charniers, chambres à gaz, fosses communes, exécutions sommaires, prisons, exactions, tortures, et enfin horreur entre toutes les horreurs l’holocauste des Juifs[59]. »

L’intériorisation de ce réel infigurable, qui se superpose dans les « archives intérieures[60] » de l’écrivain, vient comme tarir les sources du Missembourg familial, celles d’un bonheur ineffable célébré à travers le réalisme magique. Un imaginaire étrangement merveilleux rencontre la coupure du signe linguistique, ce qui a pour effet d’introduire la symbolisation d’un univers complexe, fait d’entités contraires. L’une est le reflet de l’autre. Ainsi, de l’empereur d’Aquélone et de l’empereur Auguste, de Virgile et d’Herménon, de la duelle Althéna, tour à tour amante et marâtre, de Herk aquélonien puis romain, de Liou vivant et mort mais dans les deux cas amant d’Althéna. On pourrait multiplier les exemples en puisant dans l’imagination de la matière propre au récit willemsien et montrer comment les images d’eau, d’air, de terre et de feu s’inversent en leur contraire dans une intrication quasi constante de leur pôle positif et négatif. Aussi l’écriture willemsienne puise-t-elle aux sources intarissables d’un inconscient archétypal fécondé par la luminosité du songe merveilleux et par l’obscurité de son envers angoissant.