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Introduction

Les études psychanalytiques qui s’affirment au début du XXe siècle et les événements observés et vécus pendant les deux guerres mondiales engendrent auprès des intellectuels et des artistes un nouveau questionnement sur la problématique du « mal », sur son origine et enracinement dans les profondeurs de la sphère intime et sociale. Parmi d’autres, Henry Bauchau, dont il est question ici, en a fait un des topoï littéraires majeurs de son oeuvre.

Pour enquêter ce sujet, dont il veut comprendre la nature et les mobiles, Bauchau enrichit le firmament de ses métaphores obsédantes – organisées en « constellations impérieuses » – d’une figure clé, l’« homme noir », comme incarnation du « mal », qu’il veut, par son écriture, regarder de près, mettre en scène et faire agir dans ses oeuvres, foncièrement de type narratif, pour en identifier et décrire la nature, en observer les comportements, en mesurer la portée et suivre l’aboutissement de ses actes.

Comme le démontre sa production littéraire, il aborde la problématique du « mal » en l’inscrivant dans deux catégories essentielles. D’un côté le mal engendré par la force instinctive et inconsciente de passions et de désirs sans contrôle et sans bornes d’une individualité, comme expression de la partie la plus profonde et ancestrale de la nature humaine. Et de l’autre, le mal exercé de manière consciente, rationnelle, comme forme extrême de l’exercice du pouvoir, instrument de gestion politique et sociale, tel qu’il a pu le voir et le vivre avec la montée des totalitarismes.

Inspiré par les enseignements de la psychanalyse, Bauchau réalise le projet d’un parcours d’évolution intime, progressive et socialement positive, de cette force instinctive et brutale, en l’inscrivant dans le sillon mythique d’un passage du dionysiaque à l’apollinien, dans des oeuvres telles que La Déchirure[1], Le Régiment noir[2], Oedipe sur la route[3] ou Antigone[4].

L’« homme noir » de son premier roman, La Déchirure, deviendra dans Le Régiment noir le soldat noir Johnson engagé dans un parcours de « civilisation » culturelle, pour parvenir enfin à s’incarner dans le personnage de Clios qui entreprend, avec Oedipe et Antigone, dans le cycle thébain, une voie artistique de perfectionnement identitaire. Ce parcours scriptural, commencé au cours des années 1960, se conclut véritablement avec la publication du roman Antigone en 1997.

Ce n’est qu’au cours des années 2000 que Bauchau réussit toutefois à aborder de manière explicite – notamment dans le roman Le Boulevard périphérique[5] de 2008 – le questionnement sur le mal institutionnalisé, qui le travaille depuis sa jeunesse. Ici la figure de l’« homme noir » s’incarne dans le personnage énigmatique de Shadow, officier des SS, qui a pratiqué le mal sous le drapeau d’une structure socio-culturelle qui en faisait son emblème et sa force, pour essayer d’en comprendre les mobiles profonds et enquêter sur sa nature « gratuite » et ses manifestations. Une représentation qui est liée aux événements vécus et observés par Bauchau pendant les deux guerres mondiales.

En parcourant les étapes principales de ses manifestations, nous allons examiner ici certains des traits majeurs de la présence de la figure de l’« homme noir » dans l’oeuvre d’Henry Bauchau, pour rechercher les raisons de sa création et sa fonction à l’intérieur des dynamiques relationnelles intra et extra diégétiques, en vue d’une étude plus approfondie et spécifique. Celle-ci s’impose, compte tenu de son ampleur, de son importance et de l’ambiguïté de ses déclinaisons tout au long de la production scripturale bauchalienne ainsi que de certains éclaircissements apportés par L’Enfant rieur[6] et Chemin sous la neige[7] – et quels que soient les doutes que l’on peut parfois émettre à l’égard de l’entière véracité de ces deux récits, dont le but « justificatif » nous semble parfois évident.

L’apparition de l’« homme noir » et le combat intérieur

Un premier épisode concernant l’« homme noir » apparaît pour la première fois en 1961, dans le poème « L’Escalier bleu » publié, tout d’abord, dans La Nouvelle Revue française[8]. Il sera ensuite repris dans le premier roman de l’écrivain, La Déchirure.

Un jour, l’« homme noir » se présente à la maison du « je » poète et s’installe dans l’escalier où l’on donnait à manger d’habitude aux pauvres du canton via une servante que l’auteur appelle Mérence. Le « je » du poème était attiré par ces groupes de gens venus d’un autre monde que le sien. Il éprouvait la tentation de les suivre pour « s’en aller sans nom, sans chemin, sans raison, vers un pays perdu[9] ». Mais c’est « un homme de plus loin[10] » qui « venait parfois, plus noir / et qui criait dans l’escalier, voulant du vin[11] » qui retient spécialement son attention : « C’était un étranger, un seigneur du voyage, / porteur sombre du mal qui brillait, candélabre / éteint mais toujours beau. […] / Le noir était si noir que ma clarté l’aimait / et je n’étais plus rien, rien qu’un enfant qui fuit / qui va pleurer dans les greniers où l’on oublie[12]. » Cet homme, qui n’est que blasphème, « viole » la figure christique de Mérence :

Un jour le plus nocturne et le plus beau d’entre eux / sa bouteille brisée sur le seuil, récita / trois fois en blasphémant : Je vous salue Marie. Ces rires mutilés s’écrasent sur les pierres, / quand l’eau sainte des mots, troublée, retombe en larmes / mais l’homme, saisissant Mérence dans ses bras, / la baisa sur la bouche et partit. Sans défense / Mérence me restait, mais laquelle ? / Scandale que ce jour fût un jour sans orage / né d’un beau temps d’avoine et d’arbres sans effroi. / Par l’amour enfantin, la forme déchirante / de Mérence brisée, fut-elle douce image, / fut-elle, aux profondeurs de l’âme, saccagée ? / Quand mon coeur divisé, profanant son église, était déjà forcé et suivait son voleur[13].

De la sorte, Bauchau nous raconte la découverte de pulsions instinctives et primordiales, la prise de conscience d’un « dionysiaque » intime[14], aux origines sexuelle et sociale, lié à une fragmentation identitaire entre masculin et féminin, avec lequel son intériorité (sa conscience conditionnée par la morale bourgeoise) engagera une lutte acharnée, inspiratrice d’une partie considérable de son écriture littéraire, plusieurs fois évoquée dans ses écrits[15], et que nous trouvons parfaitement résumée dans la citation hégélienne, qu’il note dans Jour après jour[16]. Celle-ci sera ensuite choisie comme exergue de Conversation avec le torrent. Journal (1954-1959), publication posthume de 2018 : « Je ne suis pas un des combattants. Je suis les deux combattants et le combat lui-même[17]. » L’essentiel et l’essence de ce combat intérieur, Henry Bauchau les voit symbolisés dans la peinture « La lutte de Jacob avec l’Ange », d’Eugène Delacroix, qu’il va contempler à maintes reprises dans l’église de Saint-Sulpice à Paris, surtout à l’époque de la rédaction du roman Oedipe sur la route :

La métaphore picturale du tableau d’Eugène Delacroix devient dès lors bien plus qu’un miroir de l’imaginaire de l’écrivain. Le mythe biblique et pictural devient un mythe personnel structurant chez l’écrivain, mythe qui lui permet de revisiter par ailleurs profondément les différents mythes antiques qui trament ses romans[18].

Dans « L’Escalier bleu[19] », l’enfant est encore étranger à la lutte, car en position de spectateur face aux figures de Mérence et de l’« homme noir ». Un changement se produit toutefois dès La Déchirure, où celles-ci ne sont plus des figures externes mais plutôt, avec évidence, des projections identitaires intimes : « J’ai toujours été déchiré entre lui et Mérence. Je ne pouvais pas choisir, j’étais Mérence et j’étais l’homme noir[20]. Mais je ne savais pas quand j’étais l’un et quand j’étais l’autre[21]. » Ce qui traduit bien, sur le plan d’un imaginaire romanesque, le sens de la citation hégelienne mentionnée ci-dessus.

Dans La Déchirure, ensuite, le narrateur se dit né sous le signe du « noir » : « car », affirme-t-il, « je suis né sous le signe de la nuit la plus longue[22] ». Nuit qui n’est pas seulement celle de sa naissance mais aussi celle de l’incendie de la maison de ses grands-parents qui le gardaient pendant la Première Guerre mondiale[23], incendie qui rentre dans la catégorie de la perception du mal « gratuit », sans raison (apparente), dont il apprend plus tard la gravité et les effets sur sa personnalité dans un récit que sa grand-mère fait à sa mère et qu’il écoute, caché sous la table :

Le bébé, le petit, comment veux-tu qu’il ait vécu tout ça sans sentir la catastrophe, sans éprouver notre terreur ? Il a su à ce moment qu’il était un poids très lourd pour nous, il a cru qu’il était de trop et que nous allions l’abandonner[24]

La parole que l’écrivain attribue à sa grand-mère, dans la dernière partie de sa vie, a pour fonction d’éclairer sa mère sur les raisons du changement du caractère de son « petit », le « je ». Elle offre néanmoins à ce même narrateur – qui deviendra par la suite le « je » bauchalien – la possibilité d’y fonder une explication, fût-elle mythique, de l’origine de ses malaises et de ses conflits intérieurs. Ne s’est-il pas confronté, tout bébé qu’il était, à ces forces primordiales et instinctives qui habitent les profondeurs de la nature humaine ? Et de la sienne aussi, comme il le découvre progressivement[25], avec sa tentation d’un dionysiaque, qui représente le noyau central autour duquel tournent les figures de « représentation noire » récurrentes dans son oeuvre. Ces forces qui l’attirent dangereusement, il voudrait les vaincre, sans jamais y parvenir vraiment :

Ne jamais oublier que tu as été perdu. Que tu l’es toujours. Que la perte est ton fardeau et ton trésor. Te souvenir que tu as eu raison. Une fois, cette fois. Il fallait revenir en arrière. Jusqu’à cet endroit où l’homme blanc et l’homme noir ont combattu. Où tu as assumé l’homme noir qui par violence, par ruse et par abomination a tenté de vaincre l’autre et n’a pas été vaincu par lui. Ce combat, cet affrontement, c’est la vie, c’est l’écriture que je veux vivre[26].

Ce combat intérieur – véritable topos majeur dans l’oeuvre bauchalienne – sera incarné et mythifié, par la suite, à travers des « couples ». Retenons ici les plus significatifs pour notre analyse : Pierre et Johnson dans Le Régiment noir, Oedipe et Clios dans Oedipe sur la route (prolongé par le souvenir d’Oedipe dans Antigone), Polynice et Étéocle, « Je » et Shadow, Stéphane et Shadow dans Le Boulevard Périphérique – romans dans lesquels nous assistons à un examen et à une évolution progressive de ce combat infini[27]. Bauchau en donnera une clé de lecture plus franchement biographico-fictionnelle[28], dans L’Enfant rieur et Chemin sous la neige, deux oeuvres qui pourraient, par certains aspects, rentrer à juste titre dans le courant littéraire de l’autofiction[29].

Né d’un rêve où le « je » impliqué dans la narration se dit qu’« il faut libérer l’esclave Johnson[30] », selon une formule désormais célèbre dans l’exégèse bauchalienne, Le Régiment noir se présente, en ouverture, comme une création narrative d’un « fils » qui veut donner une chance à la figure d’un père qui n’avait pu suivre ses aspirations militaires[31] :

Vous le plongez ainsi au coeur de vos perplexités, en lui donnant vingt et un ans dans cette année 1861, bien qu’il ne soit né qu’en 1879 dans ce qui semblait jusqu’ici la réalité. Mais qu’importe la chronologie puisque c’est vous – son fils – qui l’envoyez en Amérique pour y faire la guerre. La guerre de Sécession[32].

Mais la narration multiforme et ambiguë de cette oeuvre révèle des enjeux existentiels très complexes qui sont liés au thème récurrent de la fragmentation identitaire[33], que nous voyons incarnée ici dans les personnages du Blanc, Pierre, et du Noir, Johnson, de l’Indienne Shenandoah ainsi que dans celle du fils, ce « je » créateur et narrateur, qui rentre lui-même dans l’histoire comme présence in figura. Une modalité qui n’est pas sans rappeler, pour Myriam Watthee-Delmotte, les « effets de présence » caractéristiques d’un autoportrait littéraire à vocation symbolique[34], trace que nous allons suivre ici pour identifier les caractéristiques de cette déclinaison de l’« homme noir ».

Pierre, le père, fait une rencontre fugace de l’esclave Johnson[35] au cours de son premier combat, quand celui-là l’aide à prendre un canon aux Sudistes. Il le retrouve bientôt, un matin, au réveil :

Il jaillit brusquement de son abri de paille et manque tomber sur le garçon noir. Quel Noir ? Celui du canon. Qui est là, pieds nus, dans son pantalon blanc à larges rayures bleues surmonté d’une chemise ouverte aussi sale que celle de Pierre. Ils ont tous les deux de la paille dans les cheveux et ils se regardent en riant[36].

Johnson, ce « garçon noir », lui raconte l’histoire de son esclavage, la perte de toute attache familiale, l’impossibilité de faire retour à la plantation où il vit après avoir collaboré à une action militaire à côté des Nordistes. Il demeure alors avec Pierre pour combattre les Sudistes, afin d’aboutir à la liberté des Noirs.

Ce qui l’intéresse vraiment, ce n’est pas la guerre, mais le sexe, comme il le dit franchement en réponse à la question que Pierre lui a posée : « “Tu aimes les armes, tu aimes les canons ?” Johnson saisit vigoureusement son sexe dans sa main à travers le pantalon de toile. Les canons je les aime comme ça[37]. »

Mais la libération de l’esclave Johnson – et donc de la partie la plus profonde et « naturelle » du « moi », celle qui voudrait donner libre cours à ses penchants réels – s’avère être un processus beaucoup plus difficile et douloureux que prévu. Finalement même impossible à soutenir pour Pierre qui se prive de l’Indienne « peau rouge » Shenandoah – et donc de la partie féminine « sauvage », autre expression de la fragmentation identitaire bauchalienne[38]. Échappant à tout contrôle, elle fait obstacle à une « normalisation » sociale que Bauchau refuse et décrie à la fois.

La partie « noire » ne peut vivre qu’à condition de parvenir à une solution de compromis, à un « renoncement » affirmant une première victoire de l’apollinien sur le dionysiaque. C’est pourquoi le Noir Johnson entame un parcours de « civilisation » qui le porte finalement à se « domestiquer » et à devenir l’Instituteur John. Il ne sera plus le son (le frère en anglais) de Pierre, qui s’éloigne définitivement de lui[39] :

Vous avancez, le sabre à la main, vers la porte de Granpé quand vous comprenez soudain avec une intensité déchirante que vous n’avez pas le droit d’entrer de force, car Johnson ne vous a pas trahi. La vérité c’est que la guerre est finie et que Johnson n’aime plus les canons. Il faut voir cette réalité, il faut prévoir cette infinité, tous les jours, toute la vie sans Johnson. Vous voudriez prier, vous voudriez supplier celui que vous avez aimé et servi. Cela aussi est impossible car le dieu des canons a une très grande voix mais il n’a pas d’oreilles[40].

Problématique, celle-ci, qui concerne aussi la figure de Mérence. Dans ce roman, elle apparaît comme une autre projection du féminin, plus familière et compréhensible que le féminin représenté par Shenandoah. Elle possède encore les qualités de tendresse et de générosité, qui étaient les siennes dans La Déchirure. Cette caractéristique de femme « noire », et non plus blanche, du personnage dans Le Régiment noir signifierait-elle qu’elle a été « contaminée » par la sexualité[41] ? Ce qui pourrait expliquer pourquoi elle peut appartenir à Pierre pour un moment[42], avant une séparation qui se configurerait dans le roman comme définitive :

Elle fait une légère révérence à Pierre et à toute l’assemblée et s’éloigne pour aller garder Maisonchaude. On voit encore, dans l’obscurité, sa robe claire qui descend la vallée. Lorsqu’elle est parvenue au bas de la page, au bord de cette marge blanche où vous ne pourrez plus la suivre, elle se retourne, elle agite vers vous, en signe d’adieu, son grand chapeau d’image d’Épinal. Ensuite, elle n’est plus là[43].

L’hypothèse esquissée plus haut sur la « Mérence noire » nous est inspirée par la lecture de certains épisodes contenus dans les deux dernières oeuvres de Bauchau, L’Enfant rieur et Chemin sous la neige. Nous nous limitons ici à en signaler l’existence, car elle concourt à la définition du sens et de la fonction de l’« homme noir » dans l’oeuvre de Bauchau. Elle mérite d’être approfondie et justifiée dans une étude spécifique, car cette figure récurrente, blanche et/ou noire, ne concerne pas en réalité Pierre mais le narrateur, c’est-à-dire l’autofictionnalisation d’Henry.

La problématique de l’« homme noir » se présente à nouveau quelques années plus tard dans le roman Oedipe sur la route, où la fragmentation identitaire bauchalienne s’incarne dans les figures d’Oedipe, de sa fille Antigone et de Clios, le bandit.

Après une première rencontre, d’abord avec Antigone, attirée et effrayée par lui, et un combat avec Oedipe, intervenu pour arracher sa fille à la force brutale et en même temps sensuelle de Clios, celui-ci participe à l’errance d’Oedipe et Antigone pour entreprendre une route qui l’amènera, lui comme les autres, à trouver leur chemin.

De même que Johnson, Clios est soumis à un processus de « domestication » progressive qui se réalise ici par l’art[44], ainsi que nous pouvons le constater notamment dans les chapitres « Alcyon » et « La Vague ». Si la danse, mouvement sensuel et instinctif, est pour Clios un trait « génétique » du clan auquel il appartient, la sculpture sur la falaise, d’une vague et d’une barque avec des rameurs l’affrontant à son sommet (il la réalise avec Oedipe et Antigone), l’engage dans un projet de prise de conscience « matérique[45] » des forces déchaînées et négatives qui habitent l’âme humaine ainsi que des moyens pour les contrer et les combattre.

C’est l’art et son apprentissage patient qui sauvent, comme le découvre à la fin Clios. Il devient peintre, comme le sera du reste Bauchau lui-même, un temps de sa vie[46]. Et comme l’est Florian, le protagoniste du roman Déluge[47].

À la fin du roman, l’« homme noir », le bandit Clios, devient un bâtisseur, comme le souligne Oedipe avant de mourir : « Tu as bien fait, tu devais partir, Clios. Il fallait rebâtir ta maison, reconstituer ton troupeau et, avec Io, rendre la vie à ton clan. Tu es peintre maintenant, cela aussi c’est bien[48]. »

Dans l’esprit, et l’écriture de Bauchau, Johnson et Clios sont les représentations – voire les symboles – du « noir » intérieur qu’il faut affronter et combattre et des moyens pour y parvenir.

Pour ce qui concerne plus strictement l’écrivain et les mobiles qui le poussent à créer ces personnages et leurs parcours existentiels, ce « noir » est la figuration d’un « désir d’identité féminine », d’une tentation homophile, qu’il met en scène de manière voilée et ambiguë dans ses oeuvres, et qu’il énoncera plus ouvertement seulement vers la fin de sa vie. D’une manière nuancée dans Le Boulevard périphérique, à travers la figure de Stéphane et la fascination qu’il exerce sur le narrateur ; plus clairement encore dans L’Enfant rieur, où il raconte l’amitié qui le lia à Raymond De Becker[49] et à Théo Léger, deux homosexuels avec lesquels il partagea une période importante de sa vie, notamment à l’abbaye de Tamié en Haute-Savoie[50]. C’est là qu’il découvre son amour pour Théo :

C’est le printemps, c’est aussi la naissance de l’amour, car à partir de ce moment-là, notre amitié change. Comment est-ce possible ? Moi qui suis si attiré par les jeunes filles et les femmes, j’aime un garçon et lui m’aime aussi. Hélas ! il y a une grande différence : Théo est homosexuel, et je ne désire pas l’amour physique avec lui. J’admire son beau corps musclé, son teint brun, son rire, la beauté de son visage et de ses gestes et cela me suffit. […] Lui, je m’en rends compte, désirerait aussi une tendresse des corps. Chose extraordinaire : je rencontre enfin un amour partagé et je dois m’en défendre[51].

Qu’il raconte ici la vérité de ses rapports avec Théo, ou une version édulcorée, peu importe. L’oeuvre de Bauchau a une ambition plus grande, elle veut montrer que la lutte contre le « noir », contre les pulsions profondes, appartient, sous des formes et des raisons diverses, à tout homme. Bien avant l’écriture de La Déchirure, Bauchau aborde ce sujet dans un poème « Noël pour Satan[52] ». Comme nous l’explique Marc Quaghebeur, Satan, qui est l’aîné des fils de Dieu, a perdu jusqu’au souvenir de son nom et devra se confronter, lui le « Révolté », à David et à sa beauté : « Si l’on voit s’esquisser ainsi quelque peu, en négatif, ce qui se métamorphosera dans le thème de La Lutte avec l’Ange, on entrevoit tout autant ce qui se jouera entre Stéphane et Shadow sous le regard du narrateur, dans Le Boulevard périphérique[53] », particulièrement à la lecture du manuscrit. Car ce manuscrit et les dessins qui complètent ce poème (présence d’étoiles juives et d’un personnage drapé de brun avec une tête de loup et une gueule immense) montrent que cette problématique s’élargit à des relations plus vastes que celles du destin individuel, annonçant déjà quelques thématiques futures liées à la figure de l’« homme noir »[54], concernant ses manifestations rationnelles et instrumentales.

« Air du temps » et fascination du mal

Bauchau a fait l’expérience tragique du « noir » de l’âme humaine pendant les deux guerres mondiales. Il a vu des hommes suivre le mal sans le reconnaître et d’autres l’assumer consciemment. Lui aussi – blessure intime longtemps refoulée – en a subi la fascination qui était dans l’« air du temps », comme nous pouvons le constater en examinant les nombreuses réflexions sur Hitler que l’on trouve dans ses journaux, dans L’Enfant rieur et Chemin sous la neige :

J’ai vu deux films sur l’Allemagne hitlérienne récemment : Mein Kampf, tiré des actualités allemandes, et Le Procès de Nuremberg. Cela m’a fait une impression terrible. Je ne voulais pas voir la réalité, j’étais prêt à courir tous les risques d’injustice si le roi me précédait. En fait je n’ai été sauvé que par son indécision : je devrai dans un prochain livre raconter cela, mes erreurs, l’erreur de tout un milieu[55].

Une fascination qui jettera une ombre sur sa vie et sa carrière, comme il le raconte dans Chemin sous la neige[56]. Il la mythifie dans la scène symbolique qui ouvre L’Enfant rieur, et qui se situe durant la Première Guerre mondiale où l’enfant est en train de jouer quand un officier allemand arrive :

L’enfant voit de grandes bottes brillantes émerger du bas d’un long manteau […]. Il lui sourit avec un petit visage tout ébloui et intimidé. L’homme, qui le regarde lui aussi, porte une belle casquette. Il y a de l’or sur son col et son manteau. L’homme regarde la petite figure et lui sourit aussi. Il se met à rire avec une sorte de joie qui fait rire l’enfant à son tour. Le soleil fait étinceler son monocle. Il se penche vers le petit. Ils rient tous les deux, ils sont dans la lumière arrondie du soleil, heureux ensemble. L’homme se baisse, prend l’enfant dans ses grands bras et le soulève[57].

C’est seulement quand l’officier parle, avec la « voix de l’ennemi », que l’enfant prend peur. C’est plus ou moins ce qui est arrivé à Bauchau et à toute une génération grandie entre les deux guerres mondiales. Pour l’écrivain, déjà très affecté pendant son enfance par la violence (le mal) de la guerre, les années 1930[58] représentent une période charnière habitée par une idée de pouvoir perçue comme une force positive, thèse soutenue notamment par son grand ami de l’époque, Raymond De Becker. Bauchau, comme beaucoup de jeunes de sa génération, est attiré par cette idée de pouvoir. Ce qui engendrera par la suite, chez lui, un sentiment de malaise et, sans doute, de culpabilité intime.

La figure d’Hitler, la fascination qu’il a exercée, sa capacité de persuasion et l’adhésion qu’il a trouvée en Europe interpellent Bauchau, d’autant plus qu’il n’en percevait pas, au début de son ascension politique, le « côté démoniaque ». À ses dires, celui-ci s’était manifesté en effet de manière évidente seulement « avec l’incendie du Reichstag, la Nuit des longs couteaux dont le nom seul annonce la phase sanglante de l’avenir[59] ».

En suivant la trace des écrits diaristiques, nous réalisons que, après la rédaction de Gengis Khan – oeuvre qui aborde déjà le thème de la prise de pouvoir et de ce qu’elle comporte –, Bauchau écrit une pièce (médiocre selon sa femme Laure) intitulée Personne. Cette idée, dit-il dans son Dernier Journal(2006-2012), « m’avait été suggérée par le projet qu’avait Raymond d’écrire un Hitler à Paris[60] ».

Comme le remarque Marc Quaghebeur dans le CahierHenry Bauchau consacré à Gengis Khan :

Après Gengis Khan et avant La Machination, Bauchau écrivit une pièce consacrée au Führer, pièce dont une série d’indices laisse à penser qu’elle pourrait avoir été détruite, ainsi que d’autres documents, dans les dernières années de vie de l’écrivain, par des personnes soucieuses de donner de l’oeuvre une image qui en dénaturera la complexité ou l’ambiguïté. Les faits comme les traces sont pourtant têtus. Le 24 novembre 1955, Bauchau n’écrit-il pas : « De plus en plus hanté par le drame de Hitler. Des sujets qui me tentent c’est le seul vraiment qui me harcèle et que j’ai envie de commencer »[61].

« Les traces sont têtues… » : même si cette pièce restera inconnue du public, le noeud problématique représenté par la figure d’Hitler se concrétise en tout cas – de biais – par des références fictionnelles directes et indirectes disséminées dans l’oeuvre bauchalienne. C’est, certes, en les suivant et en les explicitant que nous pouvons essayer de comprendre la complexité de la lecture de ce type de « mal » que l’écrivain en donne.

« Prométhée noir[62] » comme Bauchau le définit, Hitler est également une présence récurrente au cours des années 1970, pendant la période qu’il appelle « les années difficiles[63] », suivant le titre de son Journal qui la raconte.

Le dictateur allemand sera cité à plusieurs reprises, de manière implicite et/ou explicite, dans deux oeuvres dont la rédaction date de cette époque : le long poème La Sourde Oreille ou le rêve de Freud, écrit en 1978 et publié en 1981[64], et le roman auquel il travaille à la même époque, La Mort par le Boulevard périphérique, que Bauchau achèvera et publiera seulement en 2008, sous le titre Le Boulevard périphérique. Il a alors 95 ans.

Comme Marc Quaghebeur le relève, La Sourde Oreille ou le rêve de Freud est une oeuvre fondatrice où, parmi d’autres problèmes, plus personnels et intimes, émerge aussi celui (non résolu et non dépassé) de la relation individu-Histoire, vécu par Bauchau et sa génération, comme nous l’avons signalé, dans les années 1930. C’est l’écrivain même qui nous communique combien il a été profondément marqué par cette période historique, qui « était le temps d’Hitler et de Staline[65] » :

Écrit en laisses à l’instar d’antiques chansons de geste, le livre est le récit d’un sujet dans l’Histoire de la première moitié du XXe siècle et de sa mutation en créateur. Le récit se noue et s’amplifie à travers un rêve fondateur fait à 19 ans par celui que le texte appelle généralement : « tu ». […] l’Histoire est advenue en force, et en abjection. Car l’épisode se passe en 1932 : au moment où « Hitler va déclencher l’Histoire dans [n]os pauvres histoires ». À l’orée, donc, de la découverte par le sujet « du monde […] comme ça » […] auquel faisait déjà écho La Déchirure, et non pas du monde rêvé, porté et inventé par un idéalisme abstrait […][66]

Comme cela arrivait déjà dans La Sourde Oreille ou le rêve de Freud, passé et présent s’entrecroisent et se fondent dans Le Boulevard périphérique. Des épisodes de la Deuxième Guerre mondiale s’imposent au souvenir, parmi lesquels émerge la figure de Shadow, un nazi d’origine balte : « Le côté droit de son visage me regardait avec une sorte de curieuse bonté, avec indulgence, le côté gauche tendu par la blessure était d’une fixité terrible[67]. »

C’est un autre type d’« homme noir » que prend en compte ce roman, par rapport à celui déjà évoqué, car le « je » ne se trouve pas en face d’un être instinctif, mais d’un « génie du mal[68] ».

Shadow, dont le visage incarne la beauté suggestive et effroyable du mal « absolu », se trouve en prison après la guerre, à Louvain, ville clé pour Bauchau[69]. Figure du passé, il réapparaît dans la vie du « je » pour lui parler de son compagnon Stéphane, engagé dans la Résistance, et de sa mort qui restera, par certains aspects, un mystère pour le lecteur et pour le « je » lui-même.

Tout en étant très malade et « en cage », Shadow « garde, on ne sait comment, sa majesté[70] ». Majesté que le « je » narrateur pense pouvoir considérer comme « satanique », ainsi que le donne à penser Satan lorsqu’« il montre à Jésus tous les royaumes de la terre[71] ». Et si la personnalité de Shadow s’est construite à la suite d’un affrontement oedipien particulièrement violent avec son père[72], Stéphane, ainsi que Shadow le dit au « je » narrateur, a représenté pour lui son ennemi et son égal. Il a été la proie qu’il fallait braquer et poursuivre, dans une lutte ancestrale opposant un homme à un autre homme, et qui participe en même temps de l’amour et de la haine :

Dans ce qui vient de se passer, dit Shadow, la question est de savoir qui est le roi qui est la reine. Il n’y a plus un roi noir et un roi blanc face à face. Tous les pions sont mêlés par le combat. Il y a un roi blanc, c’est Stéphane et si ce roi a su déceler que je suis la reine noire, la reine doit tuer[73].

Si Stéphane, homme de l’ombre à son tour, a la solidité du rocher dans ses amours, il n’en va pas ainsi pour le « je » qui n’est « jamais l’ombre, jamais le soleil[74] ». Il aime son ami, mais ne veut pas le vivre – comme l’« enfant rieur » n’avait pas su, à ses dires, vivre l’amour avec Théo.

Est-ce que Shadow était, à son tour, amoureux de Stéphane comme le laissent entendre certaines tournures cryptiques du roman[75] ?

Et pourquoi Stéphane, qui devait être fusillé, meurt-il nu et noyé, lui qui ne savait pas nager ? Pourquoi, dans le poème écrit à l’âge de dix-neuf ans, Cantique de l’attente, Bauchau évoque-t-il déjà l’image de « l’eau noire aux yeux des suicidés », qui devient, dans une autre version manuscrite, « l’étang noir aux yeux des suicidés[76] » ? Cette image peut-elle évoquer, d’une manière ou d’une autre, le mystère de la mort de Stéphane dans Le Boulevard périphérique ?

Dans L’Enfant rieur, Bauchau commente ainsi le sens de ce poème de jeunesse :

Mon personnage ne savait pas de quoi il parlait en ce temps-là. En regardant se mouvoir les branches du haut tulipier d’automne, je comprends qu’il parlait de la guerre et de Hitler, mais aussi sans doute de son amour naissant pour Théo, dont il ne se doutait pas encore le moins du monde. […] On peut rire aujourd’hui en pensant à tout cela, mais Hitler, Hitler est autre chose. Hitler est un possédé en qui se succèdent des intuitions géniales, des passions incompréhensibles et une confiance qui atteint au délire et qui a fait délirer tout un peuple avec lui[77].

Si dans les autres oeuvres fictionnelles nous pouvons constater que la fragmentation identitaire caractéristique de l’oeuvre bauchalienne s’organise autour de trois figures, dont une féminine, on constate que cette représentation tourne ici autour de trois figures masculines. Comme l’auteur même nous semble le suggérer, à travers les paroles de Shadow adressées au « je », le personnage de Stéphane incarne le mal qui serait représenté par un amour (un penchant) homosexuel[78] qui a dû renoncer à sa propre existence, compte tenu du contexte socio-culturel de l’époque où il s’est manifesté :

La mère de Stéphane est morte quand il avait deux ans. Il a été élevé par un homme rude, son père était mineur et ne connaissait que la mine et l’alcool. C’était une épreuve. Que ton aveugle morale t’ait empêché de voir qu’il t’aimait et que tu l’aimais aussi en a été une autre. Il n’a pas pu dire son amour. Et à son tour, il n’a pas senti, quand j’étais près de lui, combien ma haine l’aimait[79].

Mal dérisoire qui a son origine dans l’amour, face au mal dont la nature reste, pour Bauchau, un mystère qui serait lié au masculin et au complexe oedipien[80] qu’il attribue à Shadow.

Celui-ci oriente son parcours existentiel de manière « scientifique » vers le « noir ». Il le raconte ainsi au « je » : « Ne va pas croire que je suis devenu Shadow comme ça. J’ai eu cette enfance atroce que tu sais, mais pour être le policier transcendantal, le seigneur solitaire, le “vrai héros qui s’amuse seul”, il me faillait une discipline sévère, une voie[81]. » Il apprend alors l’art zen du tir à l’arc sous le guide d’un maître qui, à la fin de son parcours lui dit : « [T]u es doué pour la haine comme je n’ai vu personne l’être avant toi. […] tu es fait pour tuer beaucoup d’hommes, pour révéler leur bassesse à tous les hommes[82]. » Cela pour dire que l’exercice de ce type de mal ouvre la voie à tout ce qu’il y a de pire dans la nature humaine.

Derrière l’« ombre » de Shadow et de ses comportements, on entrevoit celle d’Hitler[83] et des conséquences de ses comportements qui hantaient Bauchau toute sa vie durant, comme il le déclare en 2010, à l’époque de la rédaction de L’Enfant rieur :

Hitler, pour la plupart des gens actuellement, n’est plus qu’un phénomène historique classé. Il n’en va pas de même pour moi. Il est toujours le grand mystère, la grande vague, qui a pesé sur notre jeunesse, qui a englouti notre monde branlant pour s’écrouler ensuite avec la même rapidité et dans le même pays que la fortune de Napoléon[84].

Pour conclure

Dans le poème « L’Escalier bleu » ainsi que dans La Déchirure, Henry Bauchau ne fait que présenter une sorte d’« état des lieux » de la figure de l’« homme noir », en mettant en relief des traits qui constitueront des indices importants des développements successifs de cette figure dans d’autres oeuvres : son côté dionysiaque, son blasphème et son agressivité sans gêne.

Nous remarquons que ces trois aspects touchent trois niveaux culturels d’interprétation : le mythe, la religion, l’immanence, c’est-à-dire l’Histoire et les histoires, sujets que Bauchau reprend dans ses narrations ultérieures de manière directe et/ou indirecte.

Les personnages que nous avons pris en compte – Johnson, Clios, Shadow[85] – sont tous des déracinés, ayant perdu leur patrie d’origine (venant donc de plus loin, comme l’« homme noir » des premières oeuvres), affectés par un traumatisme initial lié à un complexe oedipien (latent ou manifeste) à l’origine de leur agressivité.

Comme le laissent entendre les nombreuses allusions à la figure de « Satan » dans l’oeuvre de Bauchau, ce complexe qui oppose le père et le fils mime celui opposant Satan à Dieu dans ses différentes phases[86], comme forme de ὕβρις (hybris), qui contient la racine du mal, installée dans les profondeurs de l’âme humaine, depuis la chute d’Adam et Ève (selon une perspective chrétienne), ou, dans une interprétation immanente, comme forme instinctive faisant partie de la nature humaine.

L’écriture est pour Bauchau une manière de prolonger les parcours analytiques entrepris à un moment critique de sa vie, qui lui permet de transposer ses problématiques individuelles dans une dimension plus générale et universelle. C’est bien ce qu’il fait avec l’« homme noir », comme forme de mythification de la relation qu’il a pu avoir pendant sa vie avec le mal et le Mal.

En partant de sa situation personnelle et de ses conflits intérieurs, il va d’abord à la recherche d’un « chemin » qui puisse mener l’homme à ménager ses instincts en s’engageant d’abord dans une voie de connaissance identitaire et ensuite de perfectionnement, tout en sachant qu’il y aura une perte, un sacrifice identitaire important à faire. Il réalise ce projet existentiel et scriptural positif via les histoires de l’esclave Johnson et du bandit Clios.

Ce n’est qu’après avoir réussi à représenter des issues possibles sur le plan individuel, que Bauchau peut se pencher concrètement sur le projet qu’il couve depuis très longtemps : la mise en scène du mal, de son origine et de ses conséquences sur l’Histoire ainsi que de ses effets sur les histoires individuelles de ceux qui l’ont subi, de ceux qui en ont été les témoins plus ou moins inconscients, de ceux qui l’ont combattu. Sur tous, qu’ils soient innocents ou coupables, ce mal laisse sa trace, comme une « ombre », une blessure (salissure) invisible, et pourtant définitive. Prison intérieure de laquelle on ne peut se libérer que par un geste définitif, par une mort – réelle ou symbolique –, comme l’enseigne le récit de la fin de Stéphane dans Le Boulevard périphérique[87].