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Suivre Paris ou s’émanciper ?

Les années 1815-1835 débouchent assez rapidement en Belgique sur un mythe littéraire et identitaire complexe censé répondre notamment à l’absence de langue propre, et permettant de différencier le corpus littéraire en formation du corpus franco-français. Terre de van Eyck ou de Le Pasture, de Patenier ou de Brueghel, la Belgique du XIXe siècle se dit et se vit comme un pays de peintres, perception qui est par ailleurs celle des romantiques français. Une sorte d’inquiétante étrangeté les saisit devant ce pays qui leur semble proche et étranger, la présence du français au travers d’une autre manière de le vivre et de l’intégrer à soi y contribuant massivement. Cela ne résolvait pour autant les questions d’autonomisation – ou non – des Belges à l’égard des usages patentés de la langue française comme aux normes littéraires dominantes de la capitale française.

Dès les années 1820-1830, ceux qui se revendiquent du droit à une littérature propre – à une littérature nationale, même – divergent sur les libertés qu’ils peuvent prendre à l’égard de la langue française, perçue par beaucoup comme un intangible. Cela joue par exemple dans les débats entre Théodore Weustenraad (1805-1849) ou Joseph Grandgagnage (1797-1877). Commentant, dans la Revue belge, Voyages et aventures de Monsieur Alfred Nicolas au Royaume de Belgique (1835) de ce dernier, dans lequel Justin (pseudonyme que prenait parfois Joseph Grandgagnage) s’en prend à la prononciation sans élision de certains mots comme il en va dans l’alexandrin, Théodore Weustenraad affirme son désaccord sur le fait d’engager « les Belges à parler tout bonnement le français de Belgique et [d]’y mêler sans façon, comme la Grèce a fait ses dialectes, les expressions de leurs patois[1] ». Et d’ajouter significativement, lui qui est originaire de Maastricht, qu’il conçoit « les dialectes dans les langues teutoniques » parce qu’elles ne sont « pas assujéties [sic] à des formes invariables » alors que le français, langue de la « clarté et [de] la régularité », y est contraint sous peine de la « rendre obscure et inintelligible ».

Le débat est d’autant plus intéressant que Weustenraad sait gré à son confrère d’offrir une alternative à « l’engouement de nos jeunes écrivains pour les productions de la France nouvelle » alors qu’il entend les exhorter à étudier les « moeurs, [l’] histoire [et les] institutions » de la Belgique – bref, de « puiser à ces sources virginales les sujets de leurs travaux futurs »[2]. Weustenraad esquisse ainsi l’horizon du premier demi-siècle de littérature francophone de Belgique : sujets nationaux mais scrupuleux respect des usages de la langue française estampillés par Paris. Que rêver de mieux pour séparer forme et fond, et pour maintenir une production littéraire dans une situation mineure ? La discussion atteste l’ampleur du défi et l’immensité de l’obstacle qu’eurent à affronter les Belges, intériorisé comme une évidence non discutable. Le contrepoint avancé par Grandgagnage pour la défense de son propos était pourtant fort prudent puisqu’il partait de la prononciation et de sa singularité dans la diction de l’alexandrin, mais clôturait sa prosopopée par « ouvrons-nous une bonne et large route dans la forêt vierge encore de l’Hélicon belgique[3] ».

Dès l’aube de cette littérature se dessinent deux des trois tendances qui vont caractériser l’attitude des écrivains belges à l’égard de la langue et de la littérature françaises – la troisième prenant corps à la fin du siècle. Ces trois types d’attitude cohabiteront au fil des décennies – l’une ou l’autre devenant plus ou moins prépondérante selon l’époque sans qu’aucune des deux autres ne disparaisse pour autant. Si d’aucuns, tel Weustenraad, considèrent que l’Histoire propre peut et doit être dite, il ne saurait être question pour autant de toucher aux codes du français classique ou de ne pas couler ses contenus propres dans les formes littéraires qui font la tradition française. D’autres, en revanche, considèrent que cette langue leur appartient tout autant qu’aux Français, dont une bonne part de la population n’est d’ailleurs arrivée que tardivement à la pratique de cette langue. Pour eux, il s’agit de se l’approprier/réapproprier.

Ces écrivains estiment avoir le droit d’utiliser sans complexe des mots disparus en France ou produits par des réalités belges ; de ne pas se conformer d’office au moule narratif classique ou au « bon goût » français, mais d’oser le recours au carnavalesque ou à la phrase lyrique et imagée – toutes choses qui consonnent par ailleurs avec le mythe du « pays de cocagne » développé par l’imaginaire national belge.

Une troisième attitude voit le jour dès lors que la littérature belge de langue française s’est imposée comme singulière avec La Légende d’Ulenspiegel (1867). Chez certains, la question du rapport à la langue prend alors une tournure plus subtile ou plus sournoise que celle de la dérision et de l’irrégularisation manifestes. Parallèlement aux audaces lexicales d’un Lemonnier ou d’un Eekhoud, des écrivains choisissent de ne pas toucher à la perfection classique de la langue mais de la miner en paraissant la servir ou s’y soumettre ; en la vidant en fait des contenus ou évidences qui sont habituellement les siens. Et cela, pour lui faire dire autre chose, voire le contraire de ce qu’elle est censée dire. L’affaire n’advient pas par hasard dans le sillage du symbolisme et du romantisme allemands, à une époque où Sigmund Freud explore l’inconscient et déstabilise les représentations rassurantes du langage.

Un fil rouge qui transcende les époques

Ces trois types d’attitude vont se trouver synthétisés chez le plus célèbre bédéiste belge, Hergé, à travers la trinité composée par les personnages de Tintin, du capitaine Haddock et du professeur Tournesol[4].

À trois cents kilomètres de Paris, dans un pays considéré comme une « périphérie » littéraire[5] par la vision centraliste française alors qu’il s’agit de celui où prend corps, en force, la première littérature francophone[6], se produisent ainsi des débats et des esthétiques contrastés à travers la question du rapport à la langue, à l’Histoire et à la norme. Ils vont transcender les époques tout en portant la marque des accentuations ou minorisations dues à ces diverses temporalités. Les libertés de langue et de forme que naturalistes et symbolistes se sont données à la fin du XIXe siècle connaissent ainsi un recul après 1918. Nombre d’écrivains paraissent alors souscrire aux préceptes d’un Valère Gille (1867-1950), dernier directeur de La Jeune Belgique, qui estimait que l’originalité de ses pairs pourrait « se transforme[r] facilement en extravagance » ; et que la langue « de nos écrivains, abandonnée à la fantaisie de chacun, deviendrait bientôt incompréhensible »[7]. Gille plaidait donc pour l’abandon de « l’âpreté » et de la « sauvagerie »[8]. Il défendait une forme de « sociabilité » qui ne pouvait s’acquérir que dans le respect des codes de la langue française façonnée par l’Académie et la vie des salons parisiens. Gille avait en outre cru nécessaire de parler des difficultés éprouvées par les Belges d’origine germanique avec les « règles essentielles » du français, « qui sont la clarté et la simplicité »[9]. Façon comme une autre de minoriser les géants.

Une affirmation et une autonomisation en deux temps

Reconnue très rapidement en Europe comme en France (grâce à Stéphane Mallarmé, notamment), la génération fin de siècle franchit le pas de la forme propre et d’une sorte de liberté dans la langue à travers une écriture picturale et un imaginaire consonnant avec les mondes nordiques, et passé outre le faix de normes linguistiques françaises jugées trop « corsetantes ». Dans les premières éditions de ses recueils, Verhaeren (1855-1916) recourt à un usage abondant de l’adjectif et des métaphores – ce que la critique hexagonale reprochera par exemple à sa pièce Le Cloître (1900). Il multiplie les néologismes (« tombalement », « s’indéfinient », « peréternel ») ou les archaïsmes (« arde carcasse », « les tant pauvres par les plaines »). Ce processus, Camille Lemonnier (1844-1913) l’exacerbe dans son roman La Fin des bourgeois (1892). On y trouve ainsi : « acroiser », « adoniser », « blanchoyer », « bombancer », « caracouler », « charnalité ». Les déliquescences symbolistes de Maeterlinck (1862-1949) donneront lieu, quant à elles, à divers pastiches, dont ceux d’Alphonse Allais « Poème morne traduit du belge ». On peut y lire : « Sa bouche apâlie arborerait infréquemment le sourire navrant de ses désabus[10]. »

Un tel type d’écriture renouvelée avait trouvé l’emblème de sa singularisation dans le roman que Charles De Coster (1827-1879), l’ami d’un plasticien sulfureux, Félicien Rops (1833-1898), publie en 1867. Premier roman francophone stricto sensu de l’histoire de la langue française, La Légende d’Ulenspiegel rompt en effet de façon avérée avec les codes linguistiques et narratifs estampillés par le Centre parisien, les mêle de façon carnavalesque et s’en réfère à Rabelais plutôt qu’au Grand Siècle.

L’édition définitive du livre de Charles De Coster porte un titre plus complexe : La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs. Un tel choix, courant au XVIe siècle, se fait à une époque d’industrialisation du livre. L’on peut donc s’étonner d’une option aussi peu commerciale, aussi peu immédiatement décodable, au beau milieu du XIXe siècle. Or il s’agit bel et bien d’une volonté d’auteur – De Coster ayant tout d’abord fait choix de la version brève du titre. Sa conscience créatrice est attestée par la préface parodique du livre, laquelle précise que celui-ci répond aux défis d’un roman francophone. De Coster n’utilise pas ce vocable, qui sera inventé peu après par Onésime Reclus, mais en esquisse les potentialités esthétiques à venir. L’écrivain « provincial », auquel il s’assimile, refuse l’usage normé de la langue française, comme le positionnement latéral de la Belgique par rapport à Paris. Le préfacier, qui se dissimule sous le pseudonyme « glossolalique » et carnavalesque de Bubulus Bubb, estime en outre qu’il faut désamidonner la langue française, en revenir à la richesse et à l’inventivité de celle de Rabelais, et prendre ses distances avec la vulgate fondée sur le français forgé par le XVIIe siècle mais qui n’est pas pour autant tout à fait celui-là. S’éloigner d’une conception de l’Histoire à la française, autocentrée et dénégatrice de celle d’autrui, mais donnée comme universelle par la tradition nationale des voisins de la Belgique, constitue son objectif. Il ne peut se réaliser en dehors d’une réhabilitation de la forme, comme de la langue.

Autre fait notoire, dans les segments qui structurent son titre (genre, personnages, espace), l’écrivain n’arrive à la désignation du réel qu’au travers des « et », disjonctifs et conjonctifs à la fois. Ceux-ci constituent le contraire de « l’Un » à la française. De Coster atteint par ailleurs à la forme originale à travers un mélange des genres (ésotérique et fantastique ; épopée et conte ; picaresque et carnavalesque ; historique et légendaire) qui bouscule le « bon goût » classique comme les hiérarchies à la française. Immergé de part en part dans l’histoire des Pays-Bas du XVIe siècle, le roman passe en outre au légendaire. Il ne met point au centre du récit un héros historique réel, comme le font alors les romans historiques nationaux, mais un personnage venu des lointaines traditions populaires saxonnes rebrassées par la littérature de colportage des anciens Pays-Bas. Il en fait un être qui échappe au temps tout autant qu’un espiègle, ce qui justifie ses impertinences linguistiques ou facétieuses. De Coster joue ainsi avec la langue française qu’il truffe d’archaïsmes ou de flandricismes. Dans l’unique séquence où il est question du petit bâtard du héros, conçu dans les terres allemandes où prit naissance le personnage d’Ulenspiegel, on lit ainsi : « Le dikzak qui jouait du rommel-pot alla au baes […][11] » – exemple extrême, certes.

Ainsi l’auteur ose-t-il une langue et une forme atypiques qui font de son livre un emblème du roman francophone[12]. L’originalité du texte n’échappe d’ailleurs à personne mais apparaît à tous comme l’inqualifiable ; comme l’inacceptable transgression à l’égard de la déité française. Le jury belge chargé d’octroyer le prix quinquennal de littérature le lui refuse, en raison précisément de ses audaces linguistiques et formelles comme de la vulgarité de son imaginaire. Ce jury n’est pourtant pas composé de cuistres. Ainsi Eugène van Bemmel (1824-1880) qui donne en 1875, avec Dom Placide, un fort beau récit d’amour dans l’abbaye de Villers-la-Ville, à l’heure de la Révolution française. De Coster écrit ensuite un roman réaliste à la française, Le Voyage de noces (1872), que rien ne singularise de ceux qui s’écrivent Outre-Quiévrain. Il ne peut prétendre, avec ce livre, qu’à un statut d’écrivain mineur.

La Légende d’Ulenspiegel est en revanche le livre qui avait dûment réussi à mettre en cause le canon réaliste, et à inventer un roman polyphonique au phrasé revisité. Le livre avait réuni toutes les composantes du mythe belge du XVIe siècle dans une forme esthétique et une image globale qui donnaient une figuration crédible de leur Histoire aux compatriotes de l’écrivain – celle d’un vieux pays récent qui ne se moulera jamais dans le dogme des États-nations.

Incarner la Belgique à travers la Flandre littéraire et picturale

Emmenée par Camille Lemonnier, la génération qui suit celle de De Coster considéra La Légende d’Ulenspiegel comme un livre « patrial ». Elle ne le qualifia donc pas de « national », ce qui est significatif d’une Histoire et d’une mentalité. Elle se reconnut ensuite dans l’oeuvre de Georges Eekhoud (1854-1927), prenant distance avec ce qu’Edmond Picard (1836-1924), le mentor de cette génération artistique, appelait une « éducation littéraire extatique » – i. e. franco-française.

Dans ses Impressions, Verhaeren s’en prend à la technique dramatique de la Comédie française, processus qui lui paraît à l’opposé de la vie mais conforme à la triste morosité des jardins à la française ; ou à l’« esprit » qui « n’a pas inévitablement pour qualificatif français »[13], et que l’on ne retrouve ni chez Rabelais ni chez Hugo, figures tutélaires de la réappropriation corporalisante. Dans ses Confessions de poète, Verhaeren revendique également une « bien plus buissonnière fantaisie » que de « choisir […] entre l’alexandrin, le vers de huit pieds ou le vers de quatre […][14] ».

Les réflexions de Maeterlinck dans Le Cahier bleu (1888) vont plus loin encore, comparant l’état de la littérature française à celui d’« une famille royale dont le sang n’a jamais été renouvellé [sic][15] » et en attribuant la cause à l’influence pernicieuse des Salons sur la langue et les mots. La langue devient semblable à « une ombre froide et éternelle entre les choses et l’âme de la plupart[16] ». Pour lui, « le Français n’est pas en famille avec les mots de sa langue et agit avec eux comme envers des étrangers […][17] ». C’est de cette langue fermée que part le futur Prix Nobel pour inventer la troisième attitude des écrivains belges avec la langue française. Il la ranime subrepticement à travers les redites de ses réparties, chaque fois décalées, ou les formules de ses Chansons qui confinent à la vieille langue (« Dites-lui qu’on l’attendit / Jusqu’à s’en mourir…[18] »). Max Elskamp (1862-1931) va dans un sens comparable à travers le recours à la musicalité de la chanson française médiévale, dans des ruptures syntaxiques ou l’usage en poésie des « or » et des « car », ou des « lors », comme entame des poèmes (« Or c’est ma vie rêver ainsi, […] Mais lors le ciel, la mer aussi, […] Car c’est son lot s’aller ainsi[19] »).

Le renvoi au caractère flamand – entendu au sens à la fois ancien des XVe-XVIe siècles, et contemporain comme équivalent de la Belgique en essor[20] – est comme l’affichage et l’alibi d’attitudes qui ont directement trait avec le rapport au français de l’époque et de son enseignement tout autant qu’à l’affirmation identitaire. Que Lemonnier ait recours dans Un mâle (1881) à un braconnier nommé Cachaprès (i. e. en wallon : cherche-le, trouve-le) farouchement décidé à mener une vie foisonnante et libre est comme la métaphore de l’attitude générationnelle de ces bourgeois dotés, voire de ces très grands bourgeois. Cette vitalité sauvageonne mais communicative imprègne également la lyrique d’Émile Verhaeren, qui recourt à des audaces stylistiques, lesquelles sont tout sauf l’indice de maladresses mais d’une volonté de faire belge dans la langue française. Lemonnier et Eekhoud, eux, n’hésitent pas à exacerber et métamorphoser les réalités chères aux naturalistes à travers un style « artiste » truffé de néologismes, de régionalismes ou d’archaïsmes lexicaux, mais aussi « macaque flamboyant » dont se gaussait Albert Giraud[21].

C’est presque toujours – mais pas uniquement – à travers la question du rapport à la norme française que se situent enjeux et pratiques littéraires en Belgique, dès lors même qu’une prise en charge des grands courants européens s’y profile par ailleurs. C’est donc au coeur des courants naturalistes et symbolistes, dont on trouve maintes traces dans l’Europe de la fin du XIXe siècle, que l’on retrouve les écrivains francophones novateurs de la Belgique. Les uns comme les autres sont convaincus de participer de la sorte à une modernité qui leur est plus consubstantielle que le décadentisme ; et de l’inventer de concert, en jetant par-dessus bord préceptes ou précautions de ceux qui estiment intangible le rapport des Français et des francophones à la langue et à la norme ; d’affirmer un pays, en outre.

À ce titre, l’apport du symbolisme belge est particulièrement remarquable puisqu’il donne en français les chefs-d’oeuvre de cette école dans les genres théâtral (Maeterlinck) et romanesque (Rodenbach), et en poésie expressionniste avec Verhaeren, lequel vénère et célèbre Stéphane Mallarmé. Le poète belge se réjouit notamment de la difficulté des textes du poète français qui lui évite « les profanations de l’extrait et de la citation docte[22] ». Preuve entre cent que c’est au français univoquement normatif qu’il s’en prend. Il célèbre ensuite un « total lumineux et logique[23] » à travers quoi Mallarmé s’affirme comme « le plus grand génie classique qu’on ait encore en France[24] ».

Identité rime aussi avec cette liberté

Ces convictions vont de pair avec un refus radical de l’écriture réaliste qui n’est pas forcément le refus de la réalité mais bien celui de l’appréhender selon certaines normes narratives. Pierre de touche, pour nombre de Belges, de ce qu’il ne faut pas faire en littérature, la récusation du réalisme occupe une place singulière et paradoxale dans ce champ littéraire puisque le cliché national qui caractérise les Belges au sein des peuples européens est précisément celui du réalisme et du pragmatisme. Dès 1924, dans sa « Lettre de Belgique », Henri Michaux ne manque pas de pointer le fait que « [l]e Belge a peur de la prétention, la phobie de la prétention, surtout de la prétention des mots dits ou écrits[25] », ce qui expliquerait son accent (il en est toutefois plusieurs) comme une « façon de parler le français » : une façon d’« empâte[r] et [d’]étouffe[r] » les mots censés être prétentieux pour les rendre « inoffensifs » ou « bon enfant »[26].

On pourrait nuancer ces propos qui ont le mérite, en revanche, de faire entrevoir ce qui se joue en littérature francophone de Belgique. Notamment, les différentes formes de surlittérarité qui caractérisent ce corpus, comme le refus dominant du réalisme. Peu surprenant dès lors que Frantz Fonson (1870-1924) et Fernand Wicheler (1874-1935) réussissent à écrire en huit jours Le Mariage de Mlle Beulemans en 1910, chef-d’oeuvre qui inspira la Trilogie marseillaise de Marcel Pagnol, fonctionnant elle aussi sur les contrastes entre registres du langage.

Léopold Courouble (1861-1937) avait pour sa part publié en 1898 un ouvrage ironique, Notre langue. Il y recommandait des mesures utiles pour « le déblaiement de la langue[27] ». Soit la publication d’immenses affiches imprimant mots ou « expressions prohibées » afin de former tout un peuple voué à les « réciter par coeur devant un jury sévère, armé de férules, hérissé de pensums et d’amendes »[28]. Et, dans la logique zwanzesque[29] nationale, de choisir comme forme élégante celle que proscrit le bon usage français : « J’ai mangé quelque chose de contraire », au lieu de « qui ne passe pas ». Ou encore : « [E]lle a triboulé en bas de tous ses escaliers » en lieu et place de « elle est tombée dans les escaliers »[30]. La zwanze s’en prend aussi aux patronymes, comme on le verra plus tard chez Hergé.

Les Mystères du Congo (1887), livre qui recourt à une écriture largement carnavalesque, bien dans la tradition d’autodérision conquérante emblématisée vingt ans plus tôt par la figure de l’Ulenspiegel de De Coster, met ainsi en scène un conquérant/explorateur du futur empire colonial de la Belgique, né un jour de carnaval, qui se voit pourvu d’un patronyme dont l’étymologie fantaisiste est plus révélatrice d’une mentalité que bien des discours. Albéric de Spiegel descend en effet en ligne directe de Pied d’Aigle, seul Gaulois n’ayant jamais plié le genou devant Jules César. Au fil du temps, le nom devient L’Espiègle avant de prendre sa formule flamande, De Spiegel. Le héros se voit couronné empereur d’Afrique sous le nom de Ketje I, l’équivalent bruxellois de Gavroche.

La Première Guerre mondiale[31] modifie la donne

Loin de voir s’imposer l’emprise du réalisme à la suite du déchaînement de violence de l’envahisseur et occupant allemand comme des années de stagnation de l’armée dans la boue des tranchées de l’Yser, la présence visible du réel dans les lettres belges de langue française se voit métabolisée par une belle part de ce champ littéraire – particulièrement chez les écrivains qui entendent s’approcher du modernisme et se servir d’une langue française classique. La question de la langue prend en effet, à l’époque, de nouveaux contours. L’exaltation d’une conscience nationale à son apogée – du fait du NON adressé à l’envahisseur allemand et de la résistance de la petite armée belge – va de pair avec une profonde fêlure de la conscience des francophones confrontés à la reconnaissance constitutionnelle du bilinguisme constitutif du pays. C’est que les élites du Royaume avaient jusqu’alors partagé le français ; et inventé, dans cette langue, la différence permettant de faire émerger la première littérature francophone consciente d’elle-même. Cette différence, elles l’avaient mise en oeuvre en exaltant le fait de produire en français une littérature foncièrement européenne en raison de son brassage des éléments germaniques et latins qui avaient fait l’Europe occidentale. Elle l’actualisait en se donnant le loisir de faire vivre la langue autrement que dans le strict respect de sa doxa normative.

Or la déclaration de guerre allemande du 2 août 1914 détruit en un jour des décennies d’idéalisation de la culture allemande – et donc germanique. Cet effondrement de l’élément culturel germanique dans l’imaginaire national pose non seulement problème au plan littéraire mais aussi dans les faits puisque le suffrage universel instauré en 1919 amène à une représentation nationale et à un état de société dans lequel le français ne joue(ra) plus le même rôle qu’auparavant – la composante flamande du Royaume va donc de plus en plus apparaître, et dans sa langue, et dans ses moeurs, et dans sa masse. Tout cela a peu à voir avec le mythe de la Flandre littéraire et picturale cher aux francophones qui refusent d’accepter le bilinguisme administratif dans la gestion du Royaume. L’emprise des écrivains francophones de Flandre sur l’originalité du champ littéraire francophone belge ne disparaît pas mais s’amenuise progressivement. La volonté de maîtrise sur le champ littéraire d’écrivains hantés par l’attitude de révérence obligée à la norme franco-française se renforce.

L’on se trouve alors dans une situation où le linguistique et l’historique se lient d’une façon singulière qui débouchera sur ce qu’on appellera en Belgique « la question linguistique ». Celle-ci tient autant aux revendications flamandes justifiées qu’à leur exacerbation à la suite, notamment, du refus des francophones de renoncer à la Belgique française qu’ils avaient cru construire, et à l’idéalisation d’une France éternelle et de sa culture considérée comme universelle. Les propos de Charles Plisnier (1896-1952), lauréat du prix Goncourt 1937, lors du Congrès wallon de 1945, permettent d’en prendre la mesure, non seulement à travers les perspectives politiques de rattachisme mais à travers sa lyrique à propos de la langue commune aux deux pays. À la France, il s’écrie : « Tu ne parais pas te souvenir que, comme toi, le français est notre langue maternelle, la langue que l’on parle chez nous depuis mille ans[32] » ; et que, dès lors, « notre âme fait partie de [t]on âme, mais aussi que notre corps fait partie de [t]on corps ! »

Ce type de vision fusionnelle hypostasiant et autonomisant la langue comme le seul fait permettant de décrire les histoires propres donne lieu, en 1937, à un manifeste cosigné par Charles Plisnier et connu sous le nom de Manifeste du lundi. Ses principes formateront une belle part des décennies à venir de la vie littéraire en Belgique. Prenant le contrepied de la position selon laquelle la communauté de langue ne définirait qu’une part des relations entre Belges et Français, les signataires du Manifeste affirment que les caractéristiques historiques, sociales et nationales de la Belgique ne constituent qu’un fait de « localisation[33] », mais que « la communauté de la langue[34] » crée entre les deux littératures des rapports essentiels de « ressemblance » renforcés par le « caractère éminemment universel et attractif de la culture française »[35], qui réduisent les différences à des « nuances de la sensibilité[36] ». De là à nier l’Histoire propre et à en remettre sur le strict respect des normes françaises, il n’y a qu’un pas, que franchira encore Charles Bertin (1919-2002), le neveu de Charles Plisnier, dans un article publié en 1991 dans La Revue des Deux Mondes, « Je suis un écrivain français ». L’auteur y compare non seulement cette inclusion ou cette vassalisation à la contemplation du soleil mais considère les provinces romanes de la Belgique comme un « réduit picard et wallon des marches du Nord dont les habitants » seraient séparés de la France par des « hasards de Waterloo et de naissance »[37]. Bertin récuse dès lors aux Belges le droit et la capacité de modifier le moindre iota d’un parler intangible. Chez lui, le linguistique occulte de façon presque totalitaire l’Histoire. Bertin va jusqu’à dénier à la réalité belge « le pouvoir de transformer les êtres » et de « bouleverser les fondements de leur nature[38] ». Celle-ci est et ne peut donc être que française. Charles Bertin vouera donc aux gémonies la belgitude, vocable qui revendique, au sein de la plus noble langue qui soit, une intolérable forme de bâtardise.

La question de la et des langues traverse, massivement ou sournoisement, l’entre-deux-guerres en littérature. À côté d’une forme de flamingantisme de certains écrivains francophones des Flandres, tels Paul Neuhuys (1897-1984), Clément Pansaers (1885-1922) ou Michel Seuphor (1901-1999), les réactions – ainsi du Prix Nobel 1911, Maurice Maeterlinck – contre la flamandisation de divers rouages de l’État, dont l’Université de Gand, sont violentes et paraissent, rétrospectivement, aveugles. Diverses formes de conscience ou de militantisme wallons qui mettront un demi-siècle avant de trouver, dans le fédéralisme, de vrais leviers politiques voient également le jour. Elles vont l’amble avec la crispation, rarement commentée, de la France sur sa volonté de maintenir sur la langue française, et sa littérature, un imperium plus ébranlé qu’il n’y parût, du fait du soulagement de la victoire de 1918. Conforme au rôle central que leur avait dévolu la construction de son identité nationale proférée en outre dans les drapés de l’universel abstrait, cette idéologie se sentait confortée par l’assimilation du premier conflit mondial au combat de la civilisation contre la barbarie. Les notions de littérature française de Belgique, du Canada ou de Suisse prennent alors leur essor. Cela revient non seulement à périphériser et minimiser les littératures écrites en français hors de France mais à leur dénier tout droit à une singularité foncière. Au même moment, un processus inverse est en cours dans les pays anglophones, hispanophones ou lusophones non européens.

En Belgique, les faits ne se réduisent pas aux prémices de l’académisme. La Première Guerre mondiale a en effet déstabilisé, voire décrédibilisé, d’autres évidences idéologiques, sociales, culturelles ou linguistiques qui avaient constitué les mondes du XIXe siècle. L’on se demande alors si les mots ont trahi ou fait défaut. Une part de la génération de jeunes écrivains ne va donc pas faire allégeance à la langue normée, voire figée, mais remettre en cause et en mouvement le langage. Chez André Baillon (1875-1932) déjà, par exemple, le premier récit de Délires (1927) – Des mots – voit le narrateur prendre les métaphores à la lettre et se laisser envahir par les mots au point d’en arriver à les tuer ; ou de pouvoir tuer quelqu’un avec les mots.

Cette autonomisation des mots, jusqu’à la folie, est tout aussi présente dans l’oeuvre paroxystique de Fernand Crommelynck (1886-1970). Le Cocu magnifique, pièce écrite pour une large part dans l’appartement parisien des Verhaeren, mise en scène à Paris en 1920 par Lugné-Poe et à Moscou, en 1922, par Meyerhold, tourne autour d’un écrivain public, Bruno, qui se laisse manger le cerveau par les mots, notamment les mots galants qu’il écrit pour les analphabètes du village, dont le bouvier épris de sa femme Stella. Ce dernier se gausse de se voir lui déclarer sa flamme « [a]vec des mots. Avec les mots de Bruno ![39] ». Ce dernier, lui, murmure à sa belle son amour au travers de dérivations langagières post-symbolistes auxquelles les hommes de l’après 1918 ne peuvent plus croire : « O Colombie ! trois fois Amérique ! la nouve découvrée ! déborde dans le coeur de lui, Toute-enchantée, Scanavige ! La Dame-l’Ame dans l’aurore boréale ! Je boire la fraîche avec des lents chalumeaux, par l’infini, et dire merci autant que d’herbes[40] ! »

Survalorisation de la langue, minorisation du réel, décalages créatifs

Au sortir des quatre années qui ont vu la face atroce du réel s’affirmer en force, au terme d’un conflit qui a précipité aux enfers la culture allemande et provoqué en Russie une révolution qui paraissait remettre en cause toutes les valeurs sur lesquelles s’était construite ou avait cru vivre l’Europe, alors qu’une grande part du monde littéraire francophone belge semble vouloir fuir l’Histoire et croire plus que jamais à une autonomie du littéraire comme du linguistique, d’autres s’attaquent aux dérèglements du langage. Ils entendent aller au tréfonds de l’avers de la surlittérarité, perçue par nombre de leurs pairs comme le seul moyen de faire Littérature – voire de se faire passer pour plus Français que les Français eux-mêmes. À l’exaltation anhistorique de la langue française et au déni de l’Histoire propre répondent ainsi des formes nouvelles qui balaient la prétention marmoréenne de la langue et la dénégation de tout ancrage fictionnel dans son propre pays. L’oeuvre bédéistique d’Hergé (1907-1983) en constitue un exemple. Elle ne se verra pas considérée fortuitement comme une oeuvre à part entière par Michel Serres dans son discours de réception à l’Académie française. Au-delà des péripéties du petit reporter sans peur et sans reproche, qui n’est pas sans relayer et métamorphoser une image d’eux-mêmes inventée par les Belges au XIXe siècle – image confortée par la résistance de 1914-1918 –, il convient de rappeler que la question du rapport à la langue[41] se trouve au coeur des attitudes des protagonistes de la trinité hergéenne (Tintin, le capitaine Haddock et le professeur Tournesol), et que cette trinité prend réellement figure, dans cette dimension-là, au coeur de la Seconde Guerre mondiale.

Ce type de décalage, révélateur de la hantise belge du langage et de sa dérision par rapport aux représentations à la française, transparaît non seulement dans les inventions lexicales du capitaine Haddock, descendant d’un bâtard de Louis XIV, mais aussi dans les patronymes hergéens. Tintin n’est pas un nom propre. Haddock signifie hareng en néerlandais ; et Tournesol, une fleur dont le coeur bouge au gré des mouvements solaires. Le nom du souverain syldave du Sceptre d’Ottokar (1938-1939) prête à chausse-trappe puisqu’il renvoie à autocar tout en se référant au nom de certains souverains d’Europe centrale ; et son prénom, Muskar, à de forts parfums. Nombre de propos indiens de L’Oreille cassée (1935-1937) sont la transcription subtile de termes du parler bruxellois, mélange de français et de néerlandais. La langue des Bibaros constitue ainsi une sorte de transposition : « Blin khstîn » renvoie ainsi à blinquer, qui signifie briller dans cet idiome.

René Magritte (1898-1967) était, pour sa part, hanté par les rapports entre les mots et les images, lui qui écrit que « [d]ans un tableau, les mots sont de la même substance que les images » mais que l’« [o]n voit autrement les images et les mots dans un tableau ». Ou encore : « Un mot peut prendre la place d’un objet dans la réalité » ; mais que parfois « [u]n objet rencontre son image, un objet rencontre son nom. Il arrive » alors « que l’image et le nom de cet objet se rencontrent »[42].

Les préoccupations des véritables inventeurs de cette génération tournent autour des questions du réel, de la langue et de l’image, et ceci quels que soient leurs rapports ou leurs convictions politiques. Cela se trouve au coeur même de la démarche du groupe surréaliste de Bruxelles, qui adopte en la matière une attitude différente de celle de ses amis français. Cette attitude et ces pratiques divergentes touchent précisément aux rapports avec la langue et la littérature telles que les conçoit et les profère l’institution littéraire en France. Adversaires de l’automatisme psychique, qui équivaut pour les Belges à une confiance aveugle dans le langage alors qu’il s’agit de le piéger, rétifs à toutes les formes de système littéraire patenté, les surréalistes belges emmenés par Paul Nougé écrivent une langue plus tenue encore que celle d’un Valéry ou d’un Paulhan en France mais la détournent pour bousculer la perception des lecteurs. De la même façon que les tableaux de René Magritte piègent les modes de la représentation picturale – Ceci n’est pas une pipe en constituant un des exemples les plus célèbres.

À côté de poèmes personnels souvent admirables, Nougé s’ingénie à mille et une opérations de détournements au sein de la langue, et à partir de sa doxa. En 1927, il utilise ainsi les exemples d’une grammaire française normative, celle de Mlle Clarisse Juranville, pour en faire des poèmes ouverts et subtilement sournois, bien différents de l’usage et de l’impact qu’en escomptait cette inspectrice de l’enseignement. En 1953, il récidive avec Un miroir exemplaire de Guy de Maupassant construit à partir des seuls extraits du romancier français, choisis par Mme K. A. Gantchina pour une grammaire soviétique d’apprentissage du français, publiée à Moscou en 1939[43].

La hantise du langage peut également prendre les formes de l’expressionnisme théâtral chez plusieurs dramaturges belges de l’entre-deux-guerres, dont certains ont connu les faveurs de Paris dans les années qui suivirent l’armistice de 1918, ou la Libération de 1944. Brèves faveurs pour ces baroquismes linguistiques et formels, étrangers aux processus de grande maîtrise ou de déraison extrême (cf. Artaud) propres à la France. François Mauriac (1885-1970) siffle très vite la fin de la récréation des « farces » de Fernand Crommelynck au milieu des années 1920. Le théâtre de l’absurde remplace la ghelderodite aiguë de l’après 1945.

Chez Michel de Ghelderode, le langage s’autonomise d’une autre manière que chez Crommelynck : le théâtre dans le théâtre, et l’exacerbation du songe qui dépasse le réel, fût-il relié au Siècle d’or des anciens Pays-Bas. À travers la mentalité d’occupé qui est celle de cet écrivain, prend ainsi corps une mémoire hallucinée du pays dont témoignera le titre La Flandre est un songe (1953). Le fantastique s’enchevêtre au baroquisme et à des formes de dérision grotesque qui passent par le langage. En digne héritier des traditions carnavalesques et du théâtre de marionnettes, le dramaturge use des registres les plus dissonants. Il ne manque pas, par exemple, dans Mademoiselle Jaïre (1935), de mêler les litanies religieuses à des mélopées qui ressemblent à du flamand. Les déconnexions du réel linguistique usuel, qui ne sont pas sans liens avec les faits sociaux d’une société ébranlée par le premier conflit mondial, plongent ainsi dans les traditions carnavalesques et populaires qui se sont maintenues en Belgique plus qu’en France, et dont Mikhaïl Bakhtine a montré la puissance innervante. Elles ont tout autant à voir aussi avec le positionnement falsifié de nombre d’acteurs du jeu littéraire de l’époque par rapport au langage qu’avec la situation d’un pays dont l’apparente homogénéité au XIXe siècle a fait long feu.

L’emprise du fantastique et du fantastique réel – puis, après 1945, du réalisme magique – sur les lettres belges de langue française provient elle aussi de cette rupture mais chercha à l’inscrire au travers d’irrégularisations ou de failles événementielles dans la narration réaliste plus que dans la belle langue française. Il est vrai que l’étrange dans la langue[44] elle-même demandait quelque audace à l’heure de l’exacerbation abstraite du français qui prend corps après 1918, et fait notamment suite à la déstabilisation du mythe belge. Les esthétiques de l’étrange s’écrivent donc prioritairement en dehors de la porosité et de la liberté dans la langue auxquelles d’autres, tels les surréalistes, ont recours au même moment. Et cela, même si les oeuvres d’un Willems, voire d’un Owen – après 1945 –, amèneront à nuancer le constat.

Reste que deux des maîtres du fantastique réel de l’entre-deux-guerres, Franz Hellens (1881-1972) et Robert Poulet (1893-1989), ne furent pas fortuitement les concepteurs et défenseurs des principes du Manifeste du lundi selon lesquels la langue française transcende absolument l’histoire des peuples qui parlent ou écrivent cette langue – sauf les Français bien évidemment. Ces écrivains, comme leurs compatriotes, sont dès lors voués à communier et léviter magiquement dans cette transcendance censée leur assurer éternité et universalité. À quoi ils atteignirent rarement, à la différence d’un Georges Simenon (1903-1989) qui s’inscrivit très tôt en marge du système littéraire patenté, tout en s’y entant.

Les effets de la Seconde Guerre mondiale renforcent les tendances qui s’étaient mises en place durant les deux décennies précédentes. Elles voient se cliver, autour de la langue notamment, Belgique académique et Belgique sauvage ; formes traditionnelles et formes novatrices. L’une s’accroche à la doxa en l’accroissant ; l’autre la mine, voire la ridiculise, à travers le ludisme ou le renversement des perspectives. Du côté des avant-gardes, on retiendra la figure exceptionnelle de Christian Dotremont (1922-1979). Celui qui parle « [d]es sources, [d]es racines, [d] es commencements, [d]es entrées et [d]es sorties en matière[45] » les concrétisera en inscrivant notamment des signes sur des boues, ou en consacrant un recueil, Fagnes, à un territoire géologique très ancien de la Belgique qui devient la métaphore du travail de l’écriture. Dotremont deviendra par la suite le visiteur régulier de l’infini lapon sur lequel les noirs poteaux du télégraphe lui paraissent équivaloir aux tracés de l’encre sur la page blanche. Âme littéraire du mouvement Cobra (acronyme de Copenhague-Bruxelles-Amsterdam – soit les capitales de trois petits pays, à l’opposé de la Ville Lumière), Christian Dotremont ne considère-t-il pas que la graphie de chacun constitue son adhésion profonde à sa langue ? Cette conception réduit à quelque chose d’abstrait le français normé universel tout autant que sa graphie typographique.

L’invention, au début des années 1960, du logogramme, tracé délié et dansé (à l’encre de Chine) d’un poème transcrit (traduit) au crayon, en constitue la parfaite illustration. « Moins que parfait parce qu’encore vif[46] », affirme-t-il ; « frôlis luxurieux[47] », écrit-il dans Logbook, livre qui s’ouvre par « en écriture dans le texte[48] ».

Le logogramme de Dotremont se différencie des oeuvres plastiques d’Henri Michaux (1899-1984), lequel n’a cessé lui aussi d’aller voir ce qui se passait et se jouait sous la langue. Ces phénomènes transparaissent, selon lui, dans les expériences des mystiques, des aliénés ou des drogués auxquelles il s’intéresse. Son écriture, l’une des plus belges qui soient, pour qui sait ou veut bien lire (Michaux fut notamment scolarisé en néerlandais durant quatre ans), il l’impose à Paris, cherchant à en camoufler l’origine. Pour singulier qu’il soit, ce comportement révèle bien des aspects de la problématique littéraire belge après 1918. Il frappe toutefois chez un écrivain aussi déconstructeur de la langue française figée qui écrit par exemple :

Et glo

et glu

et déglutit sa bru

gli et glo

et déglutit son pied

glu et gli

et s’englugliglolera[49].

Dotremont, en revanche, comme tous les ressortissants des avant-gardes, n’éprouva aucun problème majeur de reconnaissance de cette appartenance belge, qui taraudait tellement ses pairs académiques. Il ne la fétichisa pas pour autant.

Un après-guerre foncièrement dual

À côté de ces expériences boudées par les mondes académiques ou scolaires, le « Surmoi » français contribue à la mise en place d’une doxa française sur la langue et la littérature qui s’affirme au détriment de tout ancrage national même s’il procède d’institutions qui le sont.

Le Bon usage de Maurice Grevisse, dont la première édition remonte à 1936, ou le Dictionnaire des difficultés de la langue française de Joseph Hanse, qui voit le jour en 1949, en ont ouvert la voie – avec toutes les nuances qui caractérisent ces deux ouvrages. Des décennies de chasse aux belgicismes iront de pair avec le souci d’imposer un français normé et abstrait, dépourvu de toute empreinte spécifique. Un tel système éducatif de police de la langue dans un vieux pays de langue française créa pour d’aucuns une sorte d’étrangeté dans leur langue maternelle qui reléguait au loin les desseins d’un Louis Delattre (1870-1938) s’efforçant, en 1912, de montrer la porosité qui ne cessa, selon lui, de s’exercer entre les deux grandes langues nationales. À l’époque, Delattre s’attachait, sans état d’âme, à décrire des infiltrations du flamand dans le wallon, dressant même un lexique dans lequel l’auteur signalait que « le joli mot wallon gauffre [sic], est formé de “wauffe” qui se dit en flamand “wafel”[50] ». Significativement, le mouvement d’épuration linguistique va de pair après 1945 avec la disparition progressive de tout enseignement des auteurs belges de langue française – à la différence de ce qui se passait au même moment, dans le secondaire, pour les auteurs flamands ou néerlandais. Cela ne fut pas sans induire chez certains une sorte de complexe d’infériorité linguistique et culturelle. Ne seyait-il pas de prononcer et d’écrire le français en gommant toute marque régionale ?

Eussent-elles été rédigées par un écrivain qui devint un des piliers de la Collaboration intellectuelle (Robert Poulet), les assertions du Manifeste du lundi triomphent sur la scène officielle à un moment où la France s’enlise dans ses guerres coloniales ; et où la Belgique se recompose de plus en plus, en dehors du pouvoir que les francophones y exercèrent durant un bon siècle. Les moyens d’inscription des spécificités vont dès lors se retrouver assez massivement dans les marges du littéraire. Ainsi en va-t-il de la bande dessinée, de la littérature de jeunesse, du théâtre dialectal ou des écrits régionalistes d’Arthur Masson (1896-1970). Les oeuvres venues de la Ville Lumière constituent, elles, le coeur des vitrines des libraires, le pivot des lectures nobles et le cheval de Troie de la « déshistoire ». Cette stratégie est loin de servir la réception des porteurs de l’idéologie de la pure langue française. À l’heure des indépendances africaines et de l’émergence des littératures francophones, ceux-ci iront jusqu’à tenter d’imposer l’appellation « Littérature française de Belgique », type de formule dont même la Suisse ou le Québec ne voulaient plus. « La Belgique sauvage » est donc absente de la Carte littéraire de la Belgique conçue par Paul Delvaux pour l’exposition universelle de Bruxelles en 1958 comme de la monumentale Histoire illustrée des lettres françaises de Belgique publiée, la même année, par Gustave Charlier et Joseph Hanse.

À côté d’Hergé, Jacques Brel (1929-1978), qui avait reçu les encouragements de Michel de Ghelderode, devient peu à peu le héraut de la Belgique – Belgique pathétique du Plat Pays, des Flamandes, des Vieux, de Il neige sur Liège ou de Marieke. Le chanteur-poète n’hésite pas à incarner la Flandre littéraire et picturale chère au XIXe siècle au moment où le milieu littéraire bien-pensant tente soit de l’occulter, soit de la réduire au passé. Leur poétique ne se fonde-t-elle pas sur la conviction de l’universalité de la langue française – dût celle-ci commencer à régresser comme langue dominante ? Le « Grand Autre » équivaut ainsi, de plus en plus, à la perte de « Soi ». Il réduit la langue littéraire à un instrument de communication ornementé, ce qu’elle n’est pas ; et la langue maternelle, au tissu amidonné que dénonçait déjà Charles De Coster.

Ironie et ludisme irriguent pour leur part les initiatives de la Belgique sauvage : Phantomas à Bruxelles ou Daily-Bul à La Louvière. Achille Chavée (1906-1969), surréaliste du Hainaut qui fit la guerre d’Espagne, devient une sorte de totem de l’anticonformisme. N’est-ce pas lui qui écrit : « Un jour je n’entrerai pas à l’Académie » ? L’aphorisme devient un des vecteurs privilégiés de ces perturbateurs du bon ordre. Louis Scutenaire (1905-1987) en fera la matière de ses quatre tomes d’Inscriptions.

C’est à des opérations comparables que se livrent Paul Colinet (1898-1957) et son neveu, Robert Willems. Ainsi, dans un numéro de Phantomas intitulé L’Humour vert :

A lo lé, A lo lé, A lo lon lon lé,

A patoires de paraploues.

A paraploue de yodeleuse de quen-

ne, de quenne à mire, à mire au vent[51].

Ces glossolalies signifiantes se retrouvent également chez Paul Willems (1912-1997), maître du réalisme magique et directeur du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Dans La Ville à voile, un de ses chefs-d’oeuvre dramatiques, Willems se laisse aller à une grande inventivité verbale :

Tout le long du dos, le long des jambes, le long des côtes, tout le long de le, dès le. Delidela dodo. Hou ! Hou ! Vent, hublot, horizon bas, horizon haut et nous horizontaux tout le long de notre tout, couché tout, toute, du cou au genou hibou mon chou. Clouchés l’un clontle l’autle tout le temps, tout tout tout contle toi contle moi[52].

C’est l’époque où le poète Géo Norge (1898-1990) écrit que « la poésie se mange ». De telles contradictions peuvent se résumer à l’enseigne d’un aphorisme de Marcel Mariën : « Nous rions mais jamais en même temps que vous. »

Symptomatique, la couverture du numéro spécial du Daily Bul publié en 1964 (année où l’Académie entend imposer l’appellation « Littérature française de Belgique ») : Essai d’analyse stéthoscopique du continent belge ! Deux phrases encadrent une « carte politique » de la Belgique intégrant toutes les grandes métropoles européennes (Istanbul, Minsk et Lvov incluses) : « Victoire, dit-il, je suis inoffensif ! » ; « Sois Belge et tais-toi ».

Dans La Langue verte, Norge avait décrit la « Chute d’une déesse » trop éprise de feinteries et de semblants :

Paf ! l’a chu, la grande idolée.

L’était belle et tant cajolée ;

Paf ! l’a chu d’un’ seul’ tribolée[53].

Paul Willems, qui s’est créé un lexique adapté à la musique à trous qui lui est chère (« cachemoumou », « malcunable » ou « siruption »[54]) écrit pour sa part :

Les mots que je ne trouvais pas dans la langue, j’ai dû les inventer. […] Il ne s’agit pas ici de jeux de mots abstraits, d’inventions gratuites, ni d’à-peu-près, ni même de calembours. […] Parfois aussi, je me sers de phrases entendues par hasard et qui, introduites dans un autre contexte, ont une grande force[55].

Bâtardise, quand tu nous tiens

Les années 1960 constituent un tournant. Il correspond aussi bien à l’évolution du Royaume qu’à la fin de la domination de l’esthétique néoclassique éprise d’une langue dépourvue de toute fantaisie – l’ultime raidissement de la Belgique française en train de disparaître. Significative à cet égard, l’évolution d’une Dominique Rolin (1913-2012). Après avoir habité dans ses premiers récits l’imaginaire germanique (et certaines façons de décrire propres à la matrice forgée par le XIXe siècle littéraire belge), elle passe, dans les années 1950, à une phrase lisse, à la française, et tient à faire accroire qu’il n’y aurait pas de littérature belge. Elle entame ensuite le long parcours de ses romans majeurs dans lesquels elle réintègre dialectiquement son imaginaire originaire au travers d’un phrasé syncopé et moderne, qui n’est plus celui de la phrase classique, mais ne se conforme pas pour autant aux préceptes du Nouveau Roman. Elle écrit d’ailleurs dans L’Infini chez soi qu’elle se doit de donner à son récit « un corps au sens concret du terme[56] ».

Dominées par de fortes propensions dénégatrices de « Soi » et par un souci d’hypercorrectisme, les années 1950 avaient toutefois vu surgir un chef-d’oeuvre classique sous la plume d’un des rares écrivains à avoir osé assumer en France sa nationalité, Francis Walder (1906-1997) – au point de se faire agonir par Béatrix Beck, la romancière de Léon Morin, prêtre. Le Prix Goncourt 1958 écrit toutefois, dans Saint-Germain ou la négociation, des considérations assez différentes de celles des néoclassiques :

Les mots sont frustes comme des blocs mal équarris de pensée. La plupart des nuances leur échappent, ainsi que toute continuité. Ces personnages fleuris, débordants, brûlants de vie et possédés de mouvement que j’ai vus, qu’en saisirez-vous à travers les quelques traits immobiles que j’en laisse ? Et ces instants, ces impressions ressenties, comment vous les transmettrais-je ? c’est peut-être la millième partie que j’en ai reproduit. Le reste mourra avec moi. Sans doute était-il incommunicable[57].

Hapax et défi subtil aux textes de ses contemporains, la langue de Walder apparaît comme un diamant bien étranger aux affirmations d’un Charles Bertin autopositionné dans le rôle de commandeur de la langue. Ce n’est donc pas un hasard si, pour s’opposer aux tenants de la belgitude du tournant des années 1970-1980, Bertin recourt à des qualifications telles que « métèques ».

Pour extrême qu’il soit, le point de vue de Charles Bertin est partagé par l’establishment académique. Jean Muno (1924-1988) en décrit les assises dans son Histoire exécrable d’un héros brabançon (1982), satire de ses père et mère dans leurs rapports au paraître social et linguistique. Propos d’autant plus significatif que le géniteur du romancier est un académicien important, Constant Burniaux (1892-1975)[58]. Dans ce roman drolatique, Muno s’en prend aux conformismes de tous ordres qui marquèrent son éducation, la langue française étant censée assurer la distinction de ses locuteurs les plus pointus. Muno s’en prend de même aux formes d’enseignement de la langue comme aux rituels académiques dont ses parents furent des acteurs significatifs. Bien-parler et mépris du parler belge trouvent place dans cette fiction aux plus beaux moments de l’occupation allemande :

Première colonne, Ne dites pas : « Il y a longtemps que je n’ai plus mangé de la tête pressée et des pralines », mais, comme le faisait Badenbacher à sa façon, après avoir tourné au moins sept fois votre langue dans votre bouche, non pour y retrouver des saveurs perdues mais pour y débusquer le propos correct, Dites ! en regard : « Il y a longtemps que je n’ai plus mangé du fromage de tête et des crottes en chocolat »[59].

Nul doute que le roman de Muno n’eût pas été possible sans les coups de butoir de la belgitude. Tout aussi significatif, le fait qu’il retrouve la tradition carnavalesque qui colle au cliché du Belge, et que l’establishment littéraire jugeait « exécrable ». D’autres secousses y ont contribué. Ainsi, celles de Marcel Moreau (1933-2020), dont les livres comportent des titres programmatiques : Quintes (1962), Bannière de bave (1965), La Pensée mongole (1972) ou L’Ivre Livre (1974). Moreau réalise toutefois ces chevauchées libératrices en mettant de moins en moins en cause l’ordonnancement de la langue française. Reste que le magma fantasmatique de la langue empêtrée dans la morve et la gadoue de ses deux premiers livres résonna en Belgique comme une sonnerie de cor sauvage. Il constitua une des références de la nouvelle génération, notamment théâtrale, à travers un Frédéric Baal ou un Patrick Bonté.

Une interrogation forcenée des avers du langage

C’est à la scène, comme souvent en Belgique, que la génération nouvelle fit retentir tout d’abord les trompettes du changement. Avant même l’apparition en 1976 du vocable « belgitude » et la parution à Paris d’un numéro des Nouvelles littéraires intitulé L’Autre Belgique. Cette mutation théâtrale se produisit sans interférence avec l’écriture théâtrale contemporaine d’un Jean Louvet (1934-2015) ou d’un René Kalisky (1936-1981) mais avec la mémoire féconde de Ghelderode ou de Michaux, sur fond de pratique de Grotowski. Après Real Reel (1971) et Chaman Hooligan (1974), Baal écrit I (1977), son chef-d’oeuvre où les mots se réduisent aux borborygmes. D’une sorte d’oeuf-tonneau posé sur l’aire de jeu sort la tête de l’unique actrice, A, « [c] hantante, chevrotante » :

Bebebebebeheuh !

(Le visage de A se tourne vers le haut et glisse tout au long de la fente du tonneau.)

J’êêêclatam !

J’êêêclatomic !

J’êêêclatacosme !

J’êêêclatamicmac !

J’êêêclatamilmiettes !

J’êêêclatamille-pattes[60] !

Pour fulgurante qu’ait été cette trajectoire parrainée par Pierre Alechinsky, coauteur en 1980 avec Pol Bury (1922-2005) du Dérisoire absolu dans lequel il dessine un « Analphabète en proie aux problèmes linguistiques », la trajectoire de Baal est loin d’être unique. Le souci de se réapproprier la langue française au point de s’en faire un corps propre, baroque et autodérisionnel, fait sens dans la génération de mai 1968, qui s’est frottée à la linguistique de Roman Jakobson comme aux séminaires de Jacques Lacan, et éprouve un violent besoin de sortir des limites. En témoignent Le Pays où tout est permis de Sophie Podolski (1953-1974), Bannières de bave de Marcel Moreau (1933-2020), Mongolie, plaine sale ou L’Empire d’Eugène Savitzkaya (1955-  ).

Monosperme. Est la jambe gauche du coureur, du garçon pur et rapide, sans taches sur sa robe et ses bras, sans taches sur la clinique, taches des pas d’ermite et de tronqué à l’abdomen enseveli, mis sur le pré, sur sa gaze rare, sur sa surface où retombent les agrès, le fil unique et mince qui te coupe le pubien, te coupe le genou en deux parties contenant et séchant […][61].

La poésie constitue un vecteur privilégié de cette attitude. Sorti de ses dévotions initiales à René Char, Jean-Pierre Verheggen (1942- ) est désormais convaincu que le chambardement de la langue équivaut à la Révolution. Le Degré zorro de l’écriture constitue un plaidoyer pour une littérature charnelle et une mise en scène carnavalesque de la « très très Sauvage Belgique[62] ». L’écrivain n’entame-t-il pas son livre par « 23 titres cochons auxquels vous l’avez échappé bellege[63] » en citant des titres à double entente sexuelle d’auteurs qui se voulaient de bon aloi et de langue châtiée ? Ainsi, Les Sueurs de la joie de Robert-Lucien Geeraert ou Le Rosaire des mains seules de Michel Joiret. Il s’approprie ensuite le parcours du turbulent et truculent Émile Verhaeren dans « Verhaeren Yès ! Verheggen no ![64] ».

La remise en cause du langage peut prendre aussi l’aspect du Professeur de philosophie (1976) de Jacques Sojcher qui répond fort peu à ce qu’un lecteur lambda attend d’un tel titre puisqu’il met en scène un professeur zézayant « Ba be bi bo bu disait-il. Puis les syllabes se rassemblèrent[65] ». L’instigateur de « La Belgique malgré tout » écrit en outre : « Les mots ne collent plus au réel. / Des sons reviennent / de loin, / entre musique et rien.[66] » Les textes de Sojcher témoignent de la blessure irréversible infligée à la langue et aux mots par l’infamie nazie, aussi bien que du rapport bancal des Belges au français hypernormé. Ce faix, conforté par les décennies de campagnes Dites / Ne dites pas, amène Paul Emond (1944- ) à réussir ainsi, dans « Belges divers », l’exploit de composer un texte uniquement fait de mots et locutions proscrits par ce qui était censé être le « Bon Usage » français :

Le Belge qui fait de sa poire dans un café, moi ceci, moi cela, et avec tout ce qu’il a déjà enfilé il le crie bien haut, et moi encore patati, et moi tralala, à la fin un gars qui est en train de jouer au whist à la table d’à côté en a l’oreille cassée, et bien que ses partenaires lui conseillent de ne pas se retourner pour si peu il apostrophe le vantard, pas moyen de jouer une part convenablement avec un braillard de votre espèce, les voilà qui se mettent à s’engueuler, une fameuse margaille, le moment d’après les deux frères se tapent sur la gueule, la patronne comme de juste appelle la police, allez hop à l’amigo les deux frères, interrogatoire et tout le tremblement […][67].

Belgitude, le mot qui dérange

Forgé en 1976 par Pierre Mertens et Claude Javeau, le concept de « belgitude » déclenche un séisme. Les tenants de la belgitude sont très vite tenus, par les uns comme par les autres, pour des métèques[68] et des empêcheurs de tourner en rond. N’osent-ils pas proférer un vocable qui renvoie à la Belgique mais aussi, à travers l’homologie avec la négritude, aux francophonies – et donc aux anciens colonisés ? En plaidant pour des formes de bâtardise et de métissage, ils clament, qui plus est, qu’ils n’ont que faire du purisme dont l’establishment avait fait son image de marque et son identité. Il y perdra, et la face, et ses positions. Les jeunes trublions finiront même par se voir suivis par les nouvelles instances politiques issues de la fédéralisation du pays. Sans disparaître pour autant, l’hypostase de la langue française comme la dénégation du fait belge rentrent progressivement, si pas dans les limbes, dans des marges certes toujours actives.

Cela modifie une bonne part des spécificités du champ littéraire francophone belge qui découlaient entre autres de ce qu’avait été la Belgique française comme de la mainmise académique du premier demi-siècle auxquels la belgitude met le holà. Et d’autant plus qu’aucun choix esthétique unique ou particulier ne rassemble ses hérauts. Ce que tous refusent, c’est la mise à l’écart de la modernité ; la mise au placard de l’Histoire ; la mise au rencart de tout ce qui a fait la Belgique, dans sa singularité, pour le meilleur comme pour le pire ; et la pétrification de la langue.

Celle-ci va dès lors reprendre progressivement un statut et une fluidité plus usuels ; et le roman, détrôner drame et poésie. Avec cette génération, qui est aussi celle de la revendication des droits des femmes et du surgissement de très belles écritures féminines, la quasi-nécessité du recours à diverses formes de surlittérarité n’est plus totalement de mise. L’accompagne une reprise en compte de l’Histoire propre, qui montre bien qu’occultation de l’Histoire et du « Soi » et hypostase de la langue française abstraite avaient partie liée en Belgique.

Vers l’acceptation de différentielles

Les effets de fond de ces mutations vont se manifester, à divers égards, après la parution de « La Belgique malgré tout » (1980). La nouvelle édition du Dictionnaire des difficultés de la langue française de Joseph Hanse (1902-1992) – il crève l’écran d’Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot, en 1983 – manifeste un point de vue bien moins normatif qu’auparavant. Cette perspective sera plus encore celle de Daniel Blampain (1946-  ) qui reprend le Grand Oeuvre à la mort du vieux maître (1992). Les « belgicismes » commencent également à sortir de l’ostracisme dans lequel ils avaient été tenus, des décennies durant. Sous la signature d’éminents linguistes (Willy Bal, Albert Doppagne, André Goosse et Joseph Hanse, Michèle Lenoble-Pinson, Jacques Pohl, Léon Warnant), voit le jour, en 1994, un volume au titre significatif de l’évolution en cours, Belgicismes. Inventaire des particularités lexicales du français en Belgique[69]. On n’y parle plus de Belgicismes de bon aloi[70]. Ce chemin de réappropriation de la langue maternelle se poursuit avec la publication d’une histoire du français de Belgique à partir du Haut Moyen Âge. Elle voit le jour en 1997, sous la houlette de Daniel Blampain, André Goosse, Jean-Marie Klinkenberg et Marc Wilmet : Le Français en Belgique. Une langue, une communauté[71]. En 2010, le Dictionnaire des belgicismes[72] confirme cette évolution.

À cette évolution chez les linguistes correspondent d’autres mouvements dans le champ littéraire, qui sortent de la vision quasi théologique de la langue, comme de son ironisation. Nicole Malinconi (1946- ) donne pour titre à un livre publié avec Jean-Pierre Lebrun, L’Altérité est dans la langue[73], qui eût fait bondir les défenseurs de l’évidence du français. Elle insiste donc sur la porosité des mots plus que sur leur éclat diamantin. Ce faisant, elle touche à l’impossible et au possible du réel dans les mots et avec eux. Elle confesse d’ailleurs que « “le parler paysan” de [s]a mère et le français étranger de [s]on père, leur manière singulière à tous deux de tordre la langue, se rejoignaient dans [s]on écriture[74] ».

Nous deux, texte consacré à la mère wallonne de l’écrivaine, voit affleurer des tournures synthétiques et abruptes de la langue populaire :

Elle traite la perruque comme un chapeau. Elle se l’arrache parfois ; la flanque sur le meuble. Elle dit que tu ne sais pas ce que c’est, toi, de garder une affaire pareille tout le temps. Parfois, elle préfère encore rien à ça. Ce n’est que du faux[75].

Une sorte de chosification s’inscrit de la sorte, de même qu’un rapport à l’avoir, propre à ce type de langage. Rapport bien différent de celui de l’essentialisation et de l’abstraction qui hantent le parler des classes dominantes, et paraît coller au français classique :

Heureusement que je t’ai.

Heureusement qu’on s’a.

Si je ne t’avais plus.

Si je ne t’avais pas eue.

Quand je ne t’aurai plus.

Dans la vie, je n’ai que toi.

Quand je t’ai eue.

Quand tu ne m’auras plus.

Si tu ne m’avais pas.

Je n’aurai eu que toi.

Je t’aurai.

Tu m’as eue[76].

L’irrégularisation n’est pas une tare

Ces mouvements de fond, dont la belgitude constitue le point de focalisation le plus visible, se produisent à un moment où la Belgique unitaire (dominée par les francophones) appartient au passé, et où les francophones de Belgique dans leurs diverses composantes (Wallons, Bruxellois et francophones en Flandre) doivent regarder en face leur(s) destin(s), mais ne plus le faire en déniant héritage commun et héritages respectifs.

La doxa de la langue française, portée au pinacle par certaines élites durant des décennies et qui équivalait à faire de celle-ci un « transcendant absolu », s’effiloche. Elle ne laissait aucune place aux diversités littéraires francophones – particulièrement à la plus ancienne d’entre elles. La belgitude y met fin. Elle ouvre les portes à des rapports plus ductiles avec la langue ; mais aussi, en un sens, à une moins grande nécessité d’innover radicalement ou subtilement dans la forme et avec la langue. Le concept d’Irréguliers du langage[77], qui s’affirme à partir de 1989, synthétise et emblématise cette Histoire au sein de laquelle les écrivains n’ont cessé, de façon plus ou moins évidente, de jouer avec la langue française « amidonnée » dont parlait De Coster. Sans mettre foncièrement en cause cette langue, il convient de la préciser, mais afin de pouvoir y vivre. Avec l’autodérision propre aux Belges.

On voit même surgir un artiste ostendais, Arno (1949- ), qui a longtemps mêlé dans ses disques le flamand, l’anglais et le français, comme le blues et la New Wave, et qui lance en 1995 un album, À la française, uniquement composé de chansons écrites en français. L’album comporte « Les Yeux de ma mère », qui va devenir immédiatement un énorme succès. La voix d’Arno donne au français une mélodique de gorge peu commune. Sa langue est dépourvue de fard : « L’amour je trouve ça toujours / Dans les yeux de ma mère. » Dans l’album précédent, Water, Arno avait célébré la mer du Nord à la façon de James Ensor, peintre majeur et écrivain francophone décapant. En 1994 encore, il s’en était pris à la langue asexuée et inaudible des hommes politiques belges. Il avait particulièrement taclé la classe politique flamande à travers une chanson, sciemment écrite dans un français sommaire et provocateur. Elle se terminait par une facétie inscrite dans la ligne du carnavalesque d’Ulenspiegel, « À eux je montre mon derrière ».

Venu d’Anvers où il naquit d’un père flamand et d’une mère francophone, Werner Lambersy (1941- ) a pour sa part produit une des oeuvres poétiques les plus nourries des quarante dernières années. Chez lui, le chant n’a jamais cessé, ainsi qu’il l’écrit au début de son grand opus Dernières nouvelles d’Ulysse. Avis de recherche (2015), de « Port[er] vers l’infini / Ce qui fut / L’orgasme du chaos[78] ». C’est que :

Tu as souqué

avec l’équipage

de la chair des os des nerfs

 

Et même

encordé au mât de ta langue

tu cries encore

 

Pour couvrir la voix blanche

des marges[79].

La dualité linguistique de la Belgique, la fin de l’hypostase de la langue française, comme la persistance – certes relative – de l’action des sous-langues régionales, sont entrées, à travers la belgitude, dans des formes d’acceptation et non plus de dénégation ou d’exacerbation. Elles ouvrent partiellement à d’autres espaces littéraires que ceux des deux siècles écoulés dont cette approche panoramique a tenté de déployer la logique et la singularité.