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Considérons le choix pratique pour le professeur de littérature entre un cours dédié à la littérature numérique et un cours intégrant le numérique comme un des paramètres de son enseignement. Le fait que l’alternative se présente aujourd’hui, et renvoie le professeur aux enjeux assignés à sa discipline, signe un degré intéressant de maturité critique dans le champ des Humanités numériques. Or les réponses, quand elles demandent à être trouvées rapidement, sont le plus souvent d’ordre pratique (la salle dédiée, le matériel à disposition, les compétences techniques du professeur concerné) et esquivent un choix raisonné en termes de démarche didactique (Brunel et Petitjean, 2018; Petitjean, 2019). Davantage encore, à l’échelle de l’organisation des champs scientifiques et de la répartition des disciplines d’enseignement sur lesquels fonder un tel raisonnement, une fracture est perceptible entre une approche du numérique comme champ disciplinaire spécifique, engageant une méthodologie et un corps de savoirs propres, et un enseignement académique du littéraire, qui s’est longtemps méfié de l’inscription du contemporain comme objet d’études (Viart, 2008; Viart et Demanze, 2012). L’alternative entre un cours de littérature intégrant une part de numérique et un cours de littérature numérique, distincte d’un cours de littérature papier, invite ainsi à prendre la mesure non seulement d’évolutions dans l’enseignement littéraire, rendues nécessaires par la pratique généralisée de l’écrit sur écran, mais aussi d’inflexions perceptibles dans l’organisation des connaissances et des théories de référence qui sous-tendent cet enseignement disciplinaire.

L’étude engagée à partir de cette question pratique va ainsi croiser trois approches : par les objets d’enseignement, par les usages en formation, par le recueil de représentations, avec l’ambition de mesurer certaines incidences sur l’épistémologie de la discipline littéraire. Elle s’inscrit dans une recherche de plus grande ampleur, puisqu’elle s’articule à l’un des axes du groupe de recherche international « Écriture créative en formations : enjeux épistémologiques et méthodologies de recherche », soutenu par l’Initiative d’excellence Paris Seine[1].

1. Les objets d’enseignement

Pour placer le numérique au coeur de l’enseignement littéraire contemporain, et non le penser comme simple outil de médiation pédagogique, se posent en premier lieu la question de la sélection d’oeuvres numériques à étudier et celle des gestes professionnels à reconduire ou à modifier. Est-il possible d’insérer des oeuvres numériques dans le cours classique de littérature sans modifier la nature de l’enseignement visé ? Et que faire en classe, à propos de ces oeuvres, pour s’assurer de retrouver des gestes professionnels qui ne déstabilisent pas inutilement les repères acquis ?

1.1. Identifier des filiations

La première réponse à envisager convoque les repères classiques de l’histoire littéraire. Il s’agit d’envisager de faire identifier par les élèves, dans la classe de littérature, des filiations entre des réalisations numériques et des oeuvres littéraires inscrites classiquement au programme d’études.

Une telle identification de filiations est désormais facilitée par l’inscription de la littérature numérique dans une « histoire », telle que rapportée en particulier par Bootz (2019), Saemmer (2018), Bouchardon (2014) ou Dall’Armellina (2015). Elle permet d’appréhender la littérature numérique comme une des avant-gardes littéraires, patente dans les années 1980 et qui a ses racines dans la littérature combinatoire des années 1960. Queneau, en particulier, avec Cent mille milliards de poèmes (1961) ou Un conte à votre façon (1967) engage une manière de penser l’oeuvre littéraire qui prépare la génération automatique de textes, l’ALAMO oulipien[2], la blogosphère de Jean-Pierre Balpe, et toutes les oeuvres qui requièrent l’interaction d’un internaute. Il n’est pas étonnant que des oeuvres des années 1960 à embranchements multiples, à choix du lecteur, à participation également du hasard aient parfois été rééditées sur support numérique et transposées dans des systèmes algorithmiques. C’est le cas de Composition no 1 de Saporta, édité au Seuil en 1962 puis adapté en version numérique par Visual éditions en 2011.

Indépendamment de cette question de conversion numérique (Doueihi, 2008), il est possible d’identifier dans des oeuvres combinatoires et hypertextuelles une conjonction de gestes artistiques, quel que soit le support, comme cette délinéarisation du récit que l’on trouve dans Marelle de Julio Cortázar (traduit pour Gallimard en 1967), et dans la fiction hypertextuelle de Salvatore (1997), Écran total. Il est ensuite possible, de manière plus ambitieuse pour l’histoire des idées, de décrire par ces filiations la proximité d’une pensée systémique de l’oeuvre (liée à une époque de structuralisme triomphant) avec une pensée du rôle de la machine dans l’art (des débuts de l’IRCAM au festival ELO). Cette approche par l’histoire littéraire et l’histoire des idées n’a en soi rien de déstabilisant pour le professeur de lettres. Simplement, identifier le courant de la littérature combinatoire comme archéologie de la littérature numérique, c’est donner soudain une importance inaccoutumée à un courant littéraire jugé jusque-là ténu, voire anecdotique, à l’échelle de la littérature enseignée.

Qu’en serait-il pour un cours focalisé sur le numérique ? On peut reconnaître une proximité entre le combat actuel des écrivains du Web contre les formats imposés par les GAFAM et la manière dont les écrivains des années 1960 se sont emparés des contraintes de la page et du volume, pour en exacerber des potentialités narratives et poétiques. Les filiations sont là encore opératoires ou du moins les comparaisons entre des types d’appropriations littéraires de contraintes matérielles. Pourtant, l’enseignement s’écarte d’objectifs que l’on pourrait trouver dans un cours en information-communication : l’objectif n’est pas une éducation raisonnée aux dangers du numérique, plaidant pour son emploi mesuré – le pharmakon platonicien que Stiegler applique au numérique (2014) – mais bien une éducation sollicitant la créativité, l’emploi détourné, et mettant en exergue la démesure et l’ironie des écrivains. Cent mille milliards de poèmes (Queneau, 1961) comme La disparition du Général Proust de Balpe (s. d.), ou encore Un Monde incertain implémenté dans Facebook[3], fonctionnent sur l’excès et la radicalité d’un dispositif qui se révèle au lecteur au moment de l’expérience, dans l’agôn du jeu, et non dans la distanciation critique préalable. « L’art comme expérience », nous dit Dewey (1934), et avec lui la littérature comme geste de rébellion fondamentale, demande donc à être considéré comme l’objet central d’un enseignement à la littérature faisant la part belle au numérique. Cette perspective invite à ne pas s’en tenir au panorama rapide d’un élément d’histoire littéraire, mais à s’intéresser précisément aux oeuvres elles-mêmes, à l’intérieur du cours de littérature.

1.2. Analyser une oeuvre numérique

La deuxième réponse conforte donc davantage encore un geste professionnel classique : celui de l’analyse de texte. Or, la multimodalité des oeuvres numériques requiert de considérer la textualité à l’oeuvre de manière large, en prêtant une attention particulière aux systèmes sémiotiques de l’image et du son et à leur entrecroisement au linguistique. « Quand, dans une même oeuvre, le savoir est distribué selon des modes sémiotiques différents […], c’est également le sens qui est distribué », précisent Lacelle et al. (2017, p. 74).

À partir de ce constat, la question du cours dédié entièrement ou partiellement au numérique déterminera deux approches distinctes. Tout d’abord, le cours entièrement consacré aux oeuvres numériques tendra à valoriser une démarche artistique holistique, en plaçant au centre de l’attention les réalisations de performeurs ou de vidéastes (Philippe Boisnard, Pippin Barr, par exemple), qui se passent aisément du langage écrit, voire verbal. Tandis que le cours cherchant à rendre compte de la littérature numérique comme d’une littérature contemporaine ne pourra pas se passer de l’inscription du langage écrit à l’écran, considérée comme centrale pour la construction du sens, éventuellement distribué. « A text is what such a community decides it to be » : Gervais (2008), s’appuyant sur la définition de Stanley Fish, met en exergue cette latitude expérientielle de la culture du texte; « A text is what we make it to be; and its legitimacy is a function of what we provide it through our diverse experiences and institutions. » Indéniablement, la culture du texte qui est celle portée par les disciplines littéraires exige une sélection des oeuvres numériques sur le critère du médium : sans présence du langage verbal écrit, « la valeur heuristique de la littérature numérique » (Bouchardon, 2014) n’est pas sans difficulté une valeur heuristique pour la littérature tout court (Gefen, 2012).

Une fois la sélection faite, qu’en est-il de l’analyse de l’oeuvre ? Prenons l’exemple d’une oeuvre particulière, répertoriée dans la revue de littérature hypermédiatique bleuOrange : …Reusement de Jerome Fletcher[4]. Cette oeuvre utilise le verbal au plus près des références habituelles aux professeurs de lettres. Il s’agit d’une oeuvre composée à partir du premier chapitre de Biffures de Michel Leiris. Le texte est cette fois bilingue (en anglais et en français). Le dispositif, par grattage virtuel à l’aide du curseur, permet au lecteur de sonder à sa convenance 70 couches possibles de texte, en faisant apparaître ou disparaître des fragments de souvenirs d’enfance. Ces fragments se répartissent autour de l’anecdote rapportée par Michel Leiris de la perte d’un soldat de plomb et de l’exclamation enfantine « …reusement » quand il le retrouve. L’expérience de lecture interactive sollicitée par l’oeuvre de Jerome Fletcher permet de mettre en valeur des traits de l’écriture autobiographique présents chez Michel Leiris : en particulier l’incertitude de la mémoire, rattrapée par la conscience des jeux de langage qui l’orientent, ou la biffure qui cherche le sens juste et en même temps met en péril le sens établi. À cela, Fletcher ajoute des éléments de réécriture personnelle : la participation du lecteur à la désorientation de l’écriture du moi et la scénographie d’une biffure qui devient un vrai geste de peintre, apte à cacher le texte autant qu’à le découvrir.

Pour autant, les différences de modalités de saisie de l’oeuvre permettent-elles de dire qu’en lisant Jerome Fletcher nous faisons une expérience de lecture à la hauteur de celle que nous pouvons faire en lisant Michel Leiris ? La distraction engendrée par l’opération de manipulation du texte et le jeu de disparition/apparition des signes visuels font penser que les oeuvres numériques buttent sur une redoutable aporie pour atteindre la qualité de « lecture profonde » qui fait tout l’enjeu d’un enseignement littéraire; cette aporie est liée à l’orientation de l’attention du lecteur : en l’occurrence, sa réflexivité critique est de l’ordre d’une phénoménologie de l’inscription des signes, à la surface du texte. L’oeuvre traduit ainsi une problématique familière à l’art contemporain, voire au périmètre de l’art digital, mais elle est assurément décevante pour rendre compte de l’usage de la biffure chez Leiris qui n’est justement pas qu’un signe de surface, mais une véritable mise en scène de la quête infiniment insatisfaite du moi par le langage. Il disait aspirer à « découvrir fondus en un unique système » son art poétique et le code de son savoir-vivre, « ne voyant guère dans l’usage littéraire de la parole qu’un moyen d’affûter la conscience pour être plus – et mieux – vivant » (Leiris, 1948). La réécriture de Jerome Fletcher est finalement en contraste avec l’oeuvre de Michel Leiris en restant à la surface des signes, mais elle a le pouvoir de la faire entrer en résonance avec un usage de la parole modelé par l’habitude de surfer sur Internet et de réagir en action/réaction sur les réseaux sociaux. Sans doute les deux auteurs ne jouent-ils pas sur le même tableau, mais les deux lectures peuvent d’autant mieux avoir des intérêts conjoints, en particulier dans la perspective d’un cours de littérature. L’expérience de lecture de Fletcher, générée par les conditions d’accès au texte, détourne sans doute de la possibilité de construire un sens profond, en ne renvoyant à la conscience de soi qu’en joueur impatient qui surfe sur des bribes de phrases saisies au vol. Mais c’est pour autant une expérience de lecture, et très contemporaine. Elle dégage une réflexion en miroir de la fébrilité du lecteur à ne se sentir vivant qu’impatient et inquiet, moins obsédé par la quête d’un sens existentiel unificateur que par l’idée de ne pas avoir vécu assez d’expériences – en l’occurrence, les expériences de combinaisons de mots et d’exploration de toutes les configurations possibles du texte. La prévalence de l’action sur la pause réflexive distord assurément le propos de Leiris, mais y renvoie d’une autre manière que la simple reprise à l’identique du propos de l’auteur source : elle développe une conscience plus aiguë du « soi vivant » par le soi agissant. On voit en quoi cette perspective, qui incite à la conjonction des lectures papier et numérique, en les associant sans concurrence, permet de faire cas de la réalité de nos pratiques contemporaines de lecteurs-rédacteurs du Web, et concerne particulièrement les adolescents fiévreux d’expériences. Y participent d’autres problématiques bien contemporaines soulevées par la lecture de Jerome Flechter : la plongée de l’internaute, voire son errance, dans l’hypertexte à partir d’une première lecture marquante; les mutations du contrat de lecture vers une interactivité qui place explicitement le lecteur comme acteur du texte; la présence de langues plurielles, en appelant à l’activation des strates de notre répertoire langagier de plus en plus constitutives des identités d’aujourd’hui. C’est donc à soi en lecteur contemporain, en butte à des questionnements actuels, que renvoie le programme de Fletcher. L’objectif leirisien d’affûtage de l’expérience par l’usage littéraire de la parole y résonne d’une urgence particulière, réactualisée, qui a sa place dans la classe de littérature.

Nous pourrions faire la même analyse avec des oeuvres numériques qui ne sont pas des réécritures. L’itinéraire mémoriel de Böhmische Dörfer de Saemmer, bâti sur Prezi[5], renvoie à un épisode familial lié à l’épisode historique de l’expulsion des Sudètes en 1945[6]. L’oeuvre suppose un parcours interactif à choix multiples entre des bulles de texte. Pour autant, elle se place dans une tradition littéraire des mémoires familiaux, et convoque tout un intertexte habituel au professeur de lettres. Le parcours ainsi ménagé peut faire écho à certaines pages de Claude Simon, en tant que parcours de souvenirs menacé de non-dits et de répétitions. Ce constat n’empêche pas de mesurer combien l’itinéraire interactif à choix multiples de format Prezi est profondément situé dans un imaginaire spatial digital et met avant tout en avant sa situation d’oeuvre numérique expérimentale dans une époque donnée. La méditation effectivement générée, en accord avec les principes augustiniens de lecto/meditatio, ne peut se passer d’une méditation sur le caractère inhabituel de cette expérience de lecture, qui exhibe les soubresauts de la construction narrative en fonction des choix du manipulateur. Sa situation d’oeuvre numérique expérimentale ne peut être ignorée. Elle met en valeur une forme de déconstruction de la fluidité habituellement recherchée dans le récit de souvenirs et s’inscrit dans un renouvellement du genre. Finalement, si l’oeuvre numérique ne se passe pas de la nécessité d’être explicitement située, elle y gagne sa place, et même une place d’élection dans la classe de littérature sensible à l’actualisation des repères littéraires.

2. Usages en formation

La présence d’oeuvres numériques dans la classe ne suffit assurément pas : il faut encore le cadrage didactique et l’action de l’enseignant pour assurer cette mise en valeur des enjeux littéraires d’une réécriture digitale ou d’une oeuvre numérique originale. Qui plus est, la description des usages sociaux (Petitjean et al., 2017) tend à faire identifier le rôle joué par le numérique dans la bascule d’une société de l’écrit dans une société de l’écriture, qui place l’observateur du texte en position de producteur et met en avant la primauté du processus d’élaboration de l’oeuvre sur l’oeuvre aboutie. C’est bien de cette bascule que peut s’emparer le cadrage didactique pour faire vivre l’expérience littéraire de l’intérieur d’un acte de création. Deux exemples choisis parmi les formations en écriture créative de l’Université de Cergy-Pontoise[7] permettront d’en prendre la mesure.

2.1. L’atelier d’écriture numérique de Joachim Séné

Ce premier exemple adopte le format d’une séparation de l’atelier numérique des autres cours destinés à l’écriture littéraire. Il s’agit d’un atelier d’écriture intitulé « Non-fiction et écrits d’écran », animé par Joachim Séné en 2018-2019, dans le cadre du Diplôme universitaire de l’Université de Cergy-Pontoise « Écriture créative et métiers de la rédaction »[8]. Joachim Séné a fait très concrètement expérimenter aux étudiants la liaison de fragments par hyperliens pour la composition d’un texte. La diffusion s’est fait sur l’un des blogues collectifs qu’il administre, « Les villes passagères », selon un dispositif proposé à l’origine par le collectif L’Air Nu[9]. La proposition consistait à « écrire un moment de déambulation » dans la ville en « caméra subjective », en s’attachant « au flux de sensations dans lequel on est pris en marchant dans une ville, et aux interactions, événements, incidents, qui peuvent émailler cette déambulation ». Les éléments de cette consigne initiale figurent sur le site par un renvoi au site de Pierre Ménard[10]. La consigne y est alors enrichie d’extraits littéraires éclectiques – Virginia Woolf, Nathalie Sarraute, William Faulkner ou Bernard-Marie Koltès – destinés à donner corps au « flux de conscience » en jeu dans la référence à la « caméra subjective ». Enfin, la mobilisation de mots clés, choisis collectivement pour débuter et terminer chaque fragment et constitués en « vocabulaire urbain minimal », permettait la constitution des hyperliens.

L’expérience d’écriture donnée à vivre aux étudiants était ainsi celle d’un dispositif désormais classique au Web littéraire et en particulier à ce que l’on peut appeler « l’école de François Bon ». La déambulation urbaine devient, à l’échelle de la consultation du site, une déambulation entre Web littérateurs : non seulement Pierre Ménard, mais Anne Savelli, Cécile Portier ou Virginie Gautier. Le dispositif, avec des variations, se trouve expérimenté par les différents membres du réseau avec des publics différents et sur des lieux différents. S’instaure ainsi très concrètement une solidarité de communauté du Web qui est donnée à lire aux participants de l’atelier et joue dans la reconnaissance d’un corps professionnel distinct, susceptible d’être appelé à intervenir dans une classe. Mais la distinction de l’approche ne relève pas d’un simple ordre organisationnel ou du choix de l’intervenant, et concerne surtout la formalisation d’une esthétique littéraire particulière. La solidarité de communauté se veut d’abord une solidarité d’écrivains, ce qui justifie que le nuage de mots, en marge de la page d’accueil du site, fasse figurer Chateaubriand ou Émile Zola aux côtés de Juliette Mezenc ou de Christine Jeanney. Le dispositif n’a cependant rien de l’enquête naturaliste ou de la flânerie romantique et s’apparente plutôt à une logique de dérive situationniste[11], par-delà la référence explicite à Italo Calvino. La réappropriation de l’espace quotidien comme espace d’expérience artistique porte en germes une critique politique et sans doute celle d’un démantèlement des facteurs de conditionnement. Il est tentant d’y reconnaître en filigrane une analogie entre l’urbanisme du Web et l’environnement urbain immédiat, tous deux architecturés « de manière à ce que quelque chose se grave dans l’esprit »[12], comme le dit ce passage du « blog passager » qui met au contraire en scène une labilité des écrits sur le Web, sous leur dehors de circulation infinie.

Par rapport à l’ambition de « faire oeuvre » en faisant oeuvre numérique, très audible dans les années 1980, c’est donc un autre rapport au temps qui est pris en compte dans ce geste artistique : un geste qui accepte l’évanescence de la création et qui met surtout en avant l’échafaudage né du désir de l’oeuvre. Les étudiants s’en sont d’ailleurs ouverts explicitement à la fin de l’atelier, en exprimant leur satisfaction de voir des textes qu’ils ne jugeaient pas assez aboutis littérairement circuler comme des témoignages d’un processus en cours, des archives ouvertes et sans doute éternellement en construction.

François Bon l’exprime dans le numéro 200 du Français aujourd’hui (Petitjean, 2018) : « l’expérience littéraire tend à s’affirmer sur le net » comme la mise en valeur du carnet de recherche de l’écrivain, qui favorise le disparate et la profusion, mais a toujours été le coeur de l’activité littéraire. Ce qu’il désigne comme enjeu décisif d’un enseignement à la pratique de l’écriture littéraire chez les jeunes étudiants auxquels s’adressent ses cours de l’ENSAPC[13], c’est de « densifier les usages et questionnements de poétique ou de narrativité à l’intérieur des usages numériques » (Bon, cité dans Petitjean, 2018, p. 132). À cette perspective s’ajoute la dimension collective. Dans l’exemple de l’atelier de Joachim Séné, l’usage du blogue comme carnet de recherches prend une dimension collective assumée et les questionnements poétiques en jeu se trouvent même diffusés dans l’espace communautaire élargi des écrivains du Web.

2.2. L’atelier des Thélémites

La deuxième situation présentée sous cet intitulé est l’atelier que je mène avec les étudiants du master de création littéraire de l’Université de Cergy-Pontoise. L’écriture d’une utopie contemporaine y prend pour point de départ la littérature patrimoniale, puisqu’il s’agit de revisiter l’Abbaye de Thélème des derniers chapitres du Gargantua de Rabelais (1534/1994). L’atelier procède par étayage progressif des propositions individuelles et par séances de lecture collective des textes « en chantier ». Il se termine par une performance sur scène, à l’occasion du Festival des écritures créatives. En 2017-2018, les étudiants, en binôme avec des étudiants de l’école Estienne, devaient réaliser la proposition sous format ePub3, permettant l’interactivité du lecteur et l’insertion des images et du son.

L’enjeu principal était bien sûr de garantir la place du texte de Rabelais dans le circuit des références partagées, jusqu’à en faire un point de discussion pour les valeurs à défendre dans chaque projet littéraire personnel. Or le fait de demander aux étudiants d’investir dès le départ un format numérique pour élaborer leur utopie a eu des conséquences inattendues et intéressantes sur le déploiement de leur imaginaire. Les étudiants se sont souvent emparés d’une imagerie contemporaine liée à leur culture des écrans – culture de jeux vidéos, de réseaux sociaux ou d’écrans à fonction sociale et informationnelle qui font leur quotidien. En voici quelques exemples : Héloïse bâtit sa Thélème en une tour, dont les niveaux superposés par calques d’écrans permettent de recomposer un trajet historique du XVIe au XXVIe siècle, et dans lequel l’internaute se promène en ouvrant des portes; Alexandre envisage les différents bâtiments de sa Thélème reliés entre eux sur le mode d’un « hub » géant que le lecteur géolocalisé découvre en y laissant lui aussi sa trace; Margot donne à sa narratrice un format géométrique abstrait en marge de l’écran, secondée par une voix off hypnotique : c’est la voix d’un audioguide non fiable qui nous entraîne dans le piège de son parcours muséal. En l’occurrence, les étudiants ont souvent été limités dans le déploiement de leur projet par la maîtrise technique nécessaire, mais l’expérience a montré combien la culture des écrans peut être un atout pour des projets littéraires personnels. Les formats numériques, que l’on est en droit d’appréhender comme l’imposition d’un régime de pensée aux mains de quelques industries du Web, se retrouvent ainsi investis d’un potentiel de créativité tout à fait prometteur qui en détourne l’orientation commerciale. Quant au genre de l’utopie éducative, dont on peut repérer la faiblesse depuis la mort des grandes idéologies, il s’y trouve également réactivé, et sans privilégier systématiquement les formes dystopiques. Certes les productions des étudiants traitent souvent d’apparences trompeuses, de complot à déjouer, d’évolution mortifère des organisations collectives, mais l’orientation générale reste celle du rôle positif du groupe ou de la communauté dans l’identification de valeurs à transmettre.

Ces deux expériences pédagogiques, limitées et qui récusent toute valeur d’exemplarité, ont l’intérêt de mettre en exergue des cultures distinctes de la littérature numérique, considérée cette fois non par ses objets, mais par les démarches d’enseignement. D’un côté, c’est la construction de repères culturels partagés par une communauté d’internautes lettrés qui est mise en avant; de l’autre, c’est la rencontre entre des repères littéraires classiques et des formats plutôt rencontrés dans des jeux vidéos ou des pratiques non formelles de jeunes internautes dont il est question. Le résultat de l’expérience plaide en faveur d’une telle rencontre à l’intérieur du cours de littérature. Mais la perspective est encore balbutiante et mérite d’être éprouvée par d’autres expériences d’enseignement[14]. Encore faut-il prendre en compte, à ce stade de notre étude, que les freins à l’intégration franche et raisonnée du numérique dans la recherche en didactique de la littérature n’est pas que de l’ordre d’une suspicion vis-à-vis du caractère subjectif et aléatoire, plus ou moins pardonné, des comptes rendus de pratiques de classe. L’on est en droit de se demander de manière plus générale si les esprits sont vraiment prêts à épouser le numérique comme l’un des paramètres de la littérature, non seulement de son enseignement, mais de sa modélisation par les théories littéraires. La question se pose en particulier par rapport à l’incidence du numérique sur le statut d’auteur et le travail de création littéraire.

3. Recueil de représentations

Pour cette troisième approche de la question initiale, nous opérons un changement de méthode. Après l’analyse didactique adossée aux théories littéraires, puis l’étude des pratiques de classe au plus près du terrain, c’est par l’enquête, l’outil familier des sociologues, que l’étude a procédé. Pour respecter les principes méthodologiques exposés par de Singly (1992), un premier recueil de représentations a permis d’ajuster le contenu et la forme des demandes en fonction de la cible et d’assurer la fiabilité de l’enquête de deux manières : par la préparation en amont et l’analyse des données en aval. Si la mise en ligne facilite en effet le montage et la diffusion d’enquêtes à large échelle, elle génère une moins grande visibilité des répondants qui peuvent ne pas correspondre à la cible. Ce sont finalement deux enquêtes, par questionnaires sur Typeform, qui ont été conçues à l’issue de cette phase de préparation. Leur valeur est celle d’un sondage pour vérifier une éventuelle disposition favorable au numérique dans le périmètre des lettres et dresser un état des lieux des représentations de l’auteur et du travail littéraire en ligne.

La première enquête s’adressait aux auteurs confirmés et aux apprentis auteurs engagés dans des cursus de formation en création littéraire (« Enquête sur les usages d’Internet et des formats numériques dans la pratique de l’écriture créative »). La seconde, intitulée « L’auteur en ligne », s’adressait aux professeurs de français utilisant le numérique dans leur cadre professionnel. À l’issue d’une diffusion sur les réseaux sociaux des deux groupes constitués[15], le nombre de réponses a été jugé assez important pour un premier traitement des données au second semestre 2019 : 75 réponses pour l’enquête « enseignants » et 90 réponses pour l’enquête « écrivains ».

Le recueil de métadonnées fait part pour l’enquête « enseignants » de répondants exerçant dans des établissements répartis sur l’ensemble du territoire français et majoritairement au début du secondaire (seulement en collège ou sur plusieurs niveaux intégrant le collège). Pour la deuxième enquête, la qualité professionnelle « écrivains ou apprentis écrivains », déclarée par les répondants, est corollaire à 70 % à la déclaration de signature d’un ou plusieurs contrats d’édition (jusqu’à 15 ouvrages publiés). Ils sont 39 étudiants sur les 75 répondants, avec tout de même une moyenne d’âge de 34 ans. Concernant leurs usages d’Internet, 41 sur les 90 répondants de l’enquête « écrivains » ont un site ou un blogue. Pour les enseignants interrogés, ils sont 18,7 % à utiliser Internet systématiquement ou pour la majorité des cours de français et seulement 1,3 % à reconnaître des usages professionnels d’Internet, mais en dehors de la présence des élèves. Parmi ceux qui déclarent un usage occasionnel en cours, ceux qui souhaitent garder le contrôle de la navigation sont plus nombreux que ceux qui sollicitent un usage autonome des élèves. Les usages en classe sont d’ailleurs distinctement plus fréquents lorsque l’enseignant n’a pas ce souci à conserver le contrôle de la navigation sur le Web, mais déclare solliciter l’autonomie des élèves.

Les questions posées aux deux groupes ont été adaptées à leurs contextes d’exercice, avec une part de questions communes et des questions orientées vers la distinction d’usages particuliers à leurs fonctions[16]. Elles ont été conçues pour permettre des recoupements stratégiques qui vont être à présent exposés.

3.1. La qualité d’auteur et la diffusion en ligne

« Une personne qui publie uniquement en ligne est-elle d’après vous un auteur/une autrice ? ». On pouvait s’attendre à ce que des enseignants de lettres résistent plus que d’autres à la désignation de « l’internaute qui publie ses textes en ligne » comme « auteur/autrice ». Les réponses recueillies auprès des enseignants, qui ont donc un usage professionnel d’Internet, révèlent au contraire qu’ils l’admettent très majoritairement (85 %). Quand on leur demande si un auteur contemporain peut se passer aujourd’hui d’Internet, ils sont 62 % à répondre non. Et lorsqu’on les interroge sur le fait qu’Internet leur semble ou non un bon moyen de diffusion des écrits de création, ils répondent oui à 89 %. Nous sommes donc en droit de penser acquise, chez les enseignants de lettres les plus familiers à ses usages, l’intégration du numérique en ligne dans leur représentation du littéraire, allant potentiellement jusqu’à la désignation de ce que Jeantet et Gefen (2016) appellent « une auctorialité mise en partage ». Lorsqu’on demande aux écrivains et apprentis écrivains si Internet leur semble un bon moyen de diffusion de leurs écrits de création, en personnalisant donc la question, la réponse est également majoritairement positive, mais à 66 %, donc moins massivement. Lorsque la question porte directement sur leurs pratiques habituelles – « Postez-vous vos écrits créatifs sur Internet ? » –, ils sont 47 % à répondre « jamais ou rarement »; 28 % répondent même « j’en ai peur ou je me l’interdis ». Il fallait donc aller plus loin pour sonder la valeur accordée à ce geste de diffusion des écrits sur le Web.

Avec la question « Est-ce d’après vous équivalent à une édition papier ? », le consensus se rétablit, mais au détriment du Web. Les écrivains comme les enseignants répondent par la négative. Chez les répondants écrivains, 45 % ont pourtant déjà publié ou envisagé de publier un texte uniquement en version numérique. Peut-on penser qu’ils publient en ligne par défaut ? Ils ne sont en tout cas que 17 % à se montrer radicalement acquis au tout numérique et à ne pas souhaiter d’édition papier. Les commentaires recueillis font part de raisons différentes – qui mettent souvent en avant un danger potentiel, par-delà les avantages de large diffusion :

  • C’est un très bon moyen de diffusion, pour se faire connaître, mais aussi pour échanger avec une communauté de lecteurs.

  • C’est un outil génial pour se donner une chance. J’ai déjà posté un écrit sur un site d’autopublication en ligne très populaire, et j’ai en effet réussi à toucher un grand nombre de personnes grâce à Internet (ce qui est difficile si l’on compte sur les maisons d’édition).

  • Internet est un bon moyen de diffusion, mais en revanche, il me semble bien moins efficace qu’un livre en ce qui concerne la préservation des écrits. Si ceux-ci ont plus de chance d’être lus par la diffusion Internet, ils atteignent plus facilement leur péremption à cause du contenu massif créé chaque jour sur le Web.

  • Il me semble que ce n’est pas la même chose, et que ce n’est pas vraiment destiné au même public.

  • J’ai peur d’être lue par des inconnus, ou d’être « dépossédée » de mes textes. Je les poste parfois sur des sites, mais protégés par mot de passe pour les partager avec des gens choisis.

Ils sont pourtant 100 % à utiliser Internet « constamment ou plusieurs fois par jour » et 74 % à déclarer être présents ou présentes sur les réseaux sociaux et les plateformes d’écriture.

3.2. Les habitudes d’écriture sur écran

Concernant les habitudes d’écriture, les répondants écrivains sont bien 93 % à privilégier l’écriture sur écran pour mener un projet de création, mais 69 % à rédiger à la main des écrits intermédiaires. Le détail des commentaires les désigne sous le format de notes jetées, mais aussi du journal de bord et de cartes mentales, très peu sous des formats de planification d’intrigue ou de fiches de personnages. On note des usages du carnet manuscrit lié à la récolte (« bribes, mots volants, tout ce qui est du domaine de l’informe »), y compris en déambulation (« fragments écrits hors du bureau »), mais aussi au retravail d’un passage « qui résiste ».

  • Je rédige au brouillon puis recopie et mets en forme sur écran.

  • Notes et fragments documentaires divers à partir de lectures, d’écoutes (émissions de radio, etc.), d’informations, d’idées.

  • Fragments de textes lors de déplacements; fragments écrits hors du bureau.

  • Brouillons de départ afin de voir plus clair dans l’histoire que je compte entamer / Plan, notes, fiches de personnages, extraits/mind maps.

  • Toutes les réflexions qui tournent autour du projet, les idées, la structure de mon texte, comme un journal de bord, mais dont les phrases sont pleines de raccourcis / Questionnements sur le processus d’écriture ou l’évolution des personnages… c’est plus intime, c’est à la main / Des bribes, des mots volants, tout ce qui est du domaine de l’informe.

  • Des passages de chapitres, de façon occasionnelle pour m’en souvenir (pour ne pas perdre son essence) / Les pistes ouvertes pour ne pas oublier d’y répondre un moment ou un autre. 

  • Parfois, quelques passages qui « résistent » sont repris à la main, sur le carnet.

Pour les « écrits d’écran », à la question « Pensez-vous que l’usage d’Internet transforme les pratiques des écrivains ? », la réponse est unanimement positive, mais concerne massivement les à-côtés du texte : la communication avec les lecteurs, la documentation préalable, le contact avec d’autres auteurs; beaucoup moins le travail littéraire lui-même.

Et pourtant, les rituels d’écriture que les écrivains et apprentis écrivains déclarent montrent que les usages numériques ont une incidence majeure sur leur travail de création. L’usage des ressources en ligne est massif pour la documentation des projets littéraires; et de manière complémentaire à d’autres modes de rassemblement de ressources (71 %). D’autre part, la mise en forme des textes est pensée en fonction des potentialités techniques numériques; non seulement en matière de polices d’écriture, mais également des codes couleurs disponibles pour signaler le niveau d’avancement dans le texte, des fonctions de zoom et de dézoom, et du graphique de décompte des mots.

  • Je travaille à partir d’un premier jet qui est narratif. Puis, je « décortique » le texte en analysant chaque élément qui pourrait amener une piste d’écriture plus dense et plus intéressante / J’écris par agrégation, par ajouts d’éléments, pas linéairement.

  • Je ne regarde pas le clavier, je laisse filer en regardant ce qui m’entoure, […] jusqu’à ce que je touche à une écriture qui ne soit pas factuelle. / C’est la magie du clavier : il va presque aussi vite que la pensée, alors ça dégrossit. / Écriture au kilomètre jusqu’au bout de l’idée.

  • Fusion de l’écriture et du remaniement / Relecture et correction rapide.

  • Je ne garde jamais les différentes versions des textes, j’écris et le lendemain je corrige en effaçant ce qui ne va pas / Conservation des différentes étapes et versions numérotées.

  • Suivi des modifications du texte, insertion de liens / J’utilise beaucoup de programmes différents pour gérer divers modes d’écriture. Liste non exhaustive de programmes : Scrivener, Joplin, Writemonkey, Typora, Lyx, Notepad++, Scapple. Éviter Word.

Les répondants s’efforcent de décrire une organisation globale de la composition (avec le souci de l’analyse du processus d’écriture ou au contraire en écriture automatique). De façon générale, ils disent fusionner les opérations d’écriture et de remaniement, avec une gestion des reprises par effacement progressif et parfois à l’aide de programmes adaptés.

Du côté des enseignants, ils pensent également unanimement que l’usage d’Internet transforme les pratiques des écrivains. Ils déclarent que la place du littéraire sur le Web n’est pas négligeable, puisque les enseignants interrogés pensent à 50 % qu’un élève fréquentant assidûment Internet peut y rencontrer occasionnellement des écrits littéraires.

Quand on rapporte la question à leur propre fréquentation du Web, la réponse positive monte à 76 %. Cependant, le relevé des explications concernant la nature des écrits littéraires rencontrés sur le Web permet de mesurer l’hétérogénéité des pratiques effectives (depuis la désignation d’extraits ou de citations d’oeuvres patrimoniales, en passant par la recherche de textes sur des sites d’éditeur ou des plateformes d’autoédition, jusqu’à la littérature numérique repérable par des sites dédiés comme remue.net ou tierslivre.net et des noms de praticiens, voire d’auteurs-chercheurs). Lorsqu’on demande aux enseignants s’il leur arrive d’utiliser ou de faire référence à la littérature numérique pour leurs cours, 49,3 % répondent positivement, mais 16 % répondent « Je ne sais pas ce que c’est » et les commentaires libres à la fin du questionnaire s’en font l’écho : « Je connais mal la littérature numérique. Elle me semble difficile d’accès »; « Il manque encore des médiateurs de la littérature numérique… »; ou « Je ne l’ai rencontrée qu’en formation ». Enfin, et c’est sans doute la réponse la plus emblématique pour cet état des lieux, 16 % des enseignants de français acculturés au numérique déclarent ne pas savoir si leurs élèves utilisent parfois des plateformes d’écriture ou d’autoédition, et ils sont pourtant 70 % à juger cette information importante pour leur enseignement.

Conclusion

Considérer l’alternative posée au départ par trois éclairages différents, en empruntant des méthodes de recueil de données différentes, entraîne des réponses ayant tendance à ouvrir sur d’autres questionnements, mais qui dessine également des lignes de force plus solides que celles qui pourraient être apportées par un éclairage unique.

Le croisement de ces trois types de données permet de dresser un état des lieux des pratiques et des représentations couplant numérique et littéraire comme des entités avançant de pair, ce qui a une incidence plus importante qu’il n’y paraît à première vue sur la manière dont travaillent les auteurs, dont se déploient les imaginaires des étudiants, et même dont se dessinent les évolutions de l’histoire littéraire et de l’analyse d’oeuvres.

En partant de la question des objets d’enseignement, l’insertion d’oeuvres numériques dans la classe amène à leur conférer une place dans l’histoire littéraire, en reconsidérant en particulier la place jusqu’alors dévolue à la littérature combinatoire. Ce n’est donc pas un simple ajout, mais une reconfiguration des corpus et de leur caractérisation classique qui est en jeu. L’analyse d’oeuvres étaye encore davantage l’intérêt de l’alliance du nativement numérique et de ce qui ne l’est pas, en priorité parce que l’expérience de lecture d’une oeuvre numérique, même dans une filiation explicite avec des oeuvres du patrimoine littéraire, peine à se départir de la seule fascination pour les gestes induits par la technique. Elle renvoie en miroir les excès des modes de consultation des textes sur le Web. Il faut donc un effort pour remettre l’oeuvre en circulation dans l’intertexte global; or la référer aux oeuvres antérieures au numérique lui fait gagner une épaisseur sémantique et oblige le lecteur à ne pas s’en tenir à la posture de l’internaute plus ou moins habile et informé, non plus qu’à sa seule critique.

En considérant les usages en formation, c’est en revanche plus nettement un clivage qui apparaît. Les démarches ne sont pas les mêmes chez les spécialistes du numérique qui mènent un enseignant à la création textuelle et chez les professeurs de littérature qui donnent l’occasion à leurs élèves d’utiliser dans des productions littéraires leurs savoirs non formels d’internautes. Cette différence a ses répercussions sur le choix des corpus de référence, sur les choix esthétiques et les activités de production, et sur les représentations du littéraire. Elle invite à mieux étayer une didactique de la littérature incluant le numérique, en particulier par des expérimentations plus nombreuses en classe.

Ce que montrent enfin les deux enquêtes menées sur les représentations et les habitudes effectives des usages du numérique en littérature, ce sont de fortes évolutions à l’oeuvre; dans le travail souterrain de la composition du texte comme dans l’affirmation du statut d’auteur, mais sans pour cela remettre en cause le circuit éditorial classique qui reste le repère important. Le sondage met ainsi en évidence une conscience de la présence du numérique à l’intérieur de la création littéraire contemporaine la plus attachée au papier, en accord avec une littératie de plus en plus nécessairement numérique chez les élèves, alors même qu’ils peuvent faire part de frilosité à jeter des écrits personnels sur le Web.

Les résultats de cette étude invitent donc à ne pas considérer le numérique littéraire comme un champ séparé des études littéraires classiques, mais au contraire à identifier la part active que joue le numérique dans l’évolution de la littérature contemporaine, quel que soit le degré de résistance ou au moins de prudence des auteurs vis-à-vis d’un milieu qui ne leur fait pas spontanément la place de choix qu’ils ont dans l’édition papier.

C’est ce que le groupe de recherche « Écriture créative en formations » s’attache entre autres à analyser[17]. L’atelier de théories génératives qui en fait partie envisage que les notions convoquées classiquement dans les études de lettres, et en particulier les théories de la réception, se trouvent décalées, investies différemment ou transformées par la perspective générative, c’est-à-dire le regard porté sur l’objet littéraire quand il s’agit de créer à son tour. Cette perspective dépasse la question des supports et s’appuie sur la conception d’un numérique comme milieu, milieu favorable à la production personnelle, milieu auquel participent les formations et les formations universitaires en création littéraire en particulier.