Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Que se produirait-il si l’on enseignait à partir d’un corpus de littérature numérique dans des filières du secondaire post-obligatoire ? Du point de vue du corps enseignant ou du savoir littéraire ? Ces questions évoquent une forme de défi : peut-on lire des oeuvres littéraires numériques – dont les critiques ne sont pas encore sûres qu’elles font bien partie de « la littérature » – dans des filières où, traditionnellement, la littérature et les dispositifs didactiques classiques sont dominants ? Alors que l’injonction à « former l’élève numérique de demain » se fait insistante dans les mili(enseux politiques et scolaires et que la valorisation des compétences dites techniques interroge quant à la place des autres disciplines (Saemmer, 2010), les conditions d’une réflexion en profondeur sont réunies : l’enseignement de la littérature enseignée est appelé à se positionner quant aux apprentissages spécifiques qu’elle peut offrir en complémentarité avec ceux issus du codage et de la programmation. Si, historiquement, la technologie a été parfois considérée par les enseignants de lettres comme étrangère à leur champ, aujourd’hui, un intérêt littéraire et didactique s’est substitué à cette méfiance (Becchetti-Bizot, 2012). Restait alors à explorer l’intérêt déclaré et effectif des enseignants, ainsi que la potentielle évolution des objets enseignés lorsqu’on lit un corpus d’oeuvres littéraires numériques en classe. Le projet de recherche « lecture-littérature-numérique-2 » (LLN2) s’est emparé de ces questions. Cet article documente les étapes clés de la recherche et présente successivement le cadre théorique, la méthodologie, les résultats, ainsi qu’une analyse de ces derniers.

2. Cadre théorique

La littérature numérique, également nommée « littérature informatique », « littérature électronique », « e-littérature », « cyberlittérature » (Bouchardon et al., 2007, p. 15), désigne les pratiques littéraires créées par l’intermédiaire d’un dispositif numérique. En d’autres termes, il s’agit d’une littérature qui « ne peut pas être imprimé[e] sur papier sous peine de perdre les caractéristiques qui constituent sa raison d’être » (Bouchardon et al., 2007, p. 8). L’objet littéraire numérique est en ce sens conçu avec et pour le numérique, ce dernier caractérisant à la fois l’objet même et le support servant à sa lecture. La littérature numérique ou « le texte numérique » (Saemmer, 2015) peut se présenter sous une forme narrative ou poétique et a comme particularité d’exploiter une ou plusieurs propriétés spécifiques au médium (Bootz et al., 2003). Le texte numérique se distingue notamment du texte numérisé, qui reproduit en format numérique un texte existant d’abord sur papier (Bouchardon et al., 2007; Souchier et al., 2003), ainsi que du texte augmenté, qui existe initialement sur papier et contient des ajouts que permet le support numérique (Saemmer, 2015).

Face à la diversité des appellations, nous avons fait le choix dans la présente recherche d’utiliser le terme « oeuvre littéraire numérique » (OLN), pour désigner une production appartenant à la « littérature numérique », évitant ainsi la notion de « texte » qui nous paraît problématique. En effet, bien que les OLN comprennent la plupart du temps une dimension textuelle importante, la présence d’autres modes de production sémiotique (images, sons, animations, etc.) nous encourage à recourir à un terme plus neutre, renvoyant à la part artistique et multimodale de ces oeuvres (Lacelle et al., 2017), en même temps qu’à leur dimension numérique.

La nature expérimentale de cette littérature, ainsi que son association au monde de la technologie, par opposition au monde d’érudition que connote la littérature papier, incite la critique littéraire à y opposer une certaine résistance, tendant par exemple à nier son appartenance à la catégorie « littérature » (Saemmer, 2017). En outre, les outils d’analyse traditionnels ne permettent pas toujours d’appréhender cette forme de littérature, dont certaines caractéristiques constituantes sont fondamentalement différentes. Associant les modèles de Bouchardon et al. (2007) et Saemmer (2015), nous proposons d’en retenir quatre. L’oeuvre littéraire numérique étant fondamentalement plurisémiotique, elle repose sur la notion d’hybridité. En effet, dans une même oeuvre peuvent intervenir, simultanément ou de manière linéaire, textes, dessins, photographies, musique, vidéos, etc. À cela s’ajoute l’animation, soit la mise en mouvement programmée des différentes composantes de l’oeuvre, participant à la création d’effets de sens lors de la lecture. En outre, cette littérature « se produit » dans un espace-temps qui n’est plus celui de la lecture, mais du spectacle, ce qui la fait renouer avec certaines traditions littéraires (poésie orale, performances littéraires). Le programme, ou le code, règle quant à lui le comportement des différents éléments à l’écran et tient compte des éventuelles interactions avec le lecteur dans le déroulement de l’oeuvre. L’interactivité, enfin, invite le lecteur à manipuler l’oeuvre à l’écran, créant ainsi son propre parcours de lecture. Il convient de préciser que le degré d’interactivité et donc de manipulabilité des OLN dépend entièrement du programme.

Compte tenu de ces caractéristiques, la lecture d’OLN implique un investissement intense du lecteur, appelé à expérimenter le texte « à la fois lisible, visible, et manipulable, et à élaborer des hypothèses d’interprétation face à des expériences de lecture restant potentiellement en suspens, entre cohérence et décohérence, confirmation et mise au défi de ses attentes » (Saemmer, 2015, p. 106). Par conséquent, l’interprétation de ces objets encourage une reconception des catégories traditionnelles d’analyse littéraire, entre autres en développant une sémiologie de la multimodalité (mélange des modes iconiques, textuels, cinétiques, sonores, etc.) (Lacelle et al., 2017), ainsi qu’en laissant une place plus importante à la réception subjective du lecteur. À ces éléments inédits s’ajoutent les questions de la matérialité et de la pérennité des OLN. Certaines oeuvres sont dépendantes de logiciels qui évoluent sans cesse. À terme, elles risquent donc de devenir obsolètes ou illisibles. D’autres existent dans l’unicité de l’instant, dans une création aléatoire du lecteur, sans cesse renouvelable. Leur analyse et interprétation repose en ce sens principalement sur des parcours de lecture subjectifs, plutôt que sur des catégories d’analyse et d’interprétation normées.

Enfin, la didactisation de la littérature numérique invite à réfléchir aux OLN en tant qu’objets proprement littéraires, légitimant ainsi leur présence dans la classe de français au secondaire post-obligatoire. Gervais et Saemmer (2011) suggèrent que l’analyse des OLN confronte le lecteur à une esthétique de l’inachevé qui l’invite à manipuler et à explorer les oeuvres en les recomposant à l’infini. En ce sens, la dimension matérielle des OLN échappe aux outils d’analyse et d’interprétation convoqués aux degrés post-obligatoires et appelle à reconsidérer la lecture dite « littéraire », comprise comme un va-et-vient maximal entre lecture ordinaire et lecture savante (Simard et al., 2010), en y impliquant cette nouvelle donnée. La lecture d’OLN se dérobe donc aux formes de lecture savante encouragées par les oeuvres patrimoniales (narratologie, stylistique, analyse de texte, etc.), en ouvrant un espace d’analyse et d’interprétation plus exploratoire et centré sur la réception du lecteur. Plus précisément, le rapport esthétique aux textes littéraires, qui transparaît le plus souvent dans la convocation d’outils visant à objectiver la qualité littéraire des textes, notamment en termes de stylistique et de narratologie (Gabathuler, 2016; Gabathuler et Schneuwly, 2014), semble remplacé par un rapport davantage émotionnel que les élèves du secondaire post-obligatoire ont moins l’habitude d’activer lors de la lecture en contexte scolaire. Par ailleurs, les OLN ont le potentiel de remettre en question la définition traditionnelle de la qualité littéraire d’une oeuvre. Les signes linguistiques étant intégrés aux modes sémiotiques visuel, sonore ou cinétique, la littérarité de l’OLN s’appréhende à l’aune de qualités stylistiques et narratologiques multimodales. Elle découle donc d’une lecture plurisémiotique, dont les effets de sens sont mobilisés par la subjectivité et les parcours individuels du lecteur au sein de l’oeuvre. Ainsi, l’approche de la littérature numérique encourage a priori des dispositifs didactiques davantage centrés sur l’exploration de son potentiel plurisémiotique, compris comme fédérateur d’une qualité littéraire inédite et propre aux OLN.

2.1. La constitution du corpus

Lors du premier entretien semi-dirigé, quatre OLN ont été présentées aux enseignants [1]: Déprise, de Serge Bouchardon, une oeuvre à visée narrative dans laquelle six tableaux se succèdent racontant l’histoire d’un homme qui perd le contrôle de son existence; Paroles gelées, de François Chambefort, une oeuvre à visée narrative caractérisée par une intertextualité avec Rabelais, invitant le lecteur à réfléchir à la thématique de la violence, en libérant des cris, des sons et des bruits référant à des événements de l’histoire contemporaine; Proposition de voyage intemporel dans l’infinité d’un instant, de Julien d’Abrigeon, un poème numérique qui se régénère à l’infini et qui propose au lecteur d’expérimenter l’unicité de l’instant, dont la matérialité défile devant ses yeux; enfin Et le monde regarde ailleurs, de Claudia Bilodeau, une oeuvre à visée à la fois poétique et narrative, composée de neuf vidéopoèmes, soumettant au lecteur différentes visions de la solitude et du vide au sein de la société contemporaine.

Ce corpus a été sélectionné par les chercheuses pour faire découvrir aux enseignants une diversité d’oeuvres (temps de lecture, type d’interactivité, hybridité, animation, place du texte, etc.), susciter des réactions de lecteurs et de lectrices et formuler un premier positionnement didactique face à ces objets inédits. Dans les plans d’étude du secondaire post-obligatoire, orientés notamment par les modalités des examens de maturité, « lire » réfère aux oeuvres issues du patrimoine : si l’élève est en contact avec le numérique, c’est essentiellement pour y lire des textes classiques numérisés (Ahr, 2015, p. 220). Enfin, la résistance observée face aux OLN dans les formations générales ne permet pas encore aux enseignants du niveau post-obligatoire de développer des compétences d’analyse et d’interprétation avérées pour les transmettre à leur tour aux élèves. Comme le suggère Clément (2007), la littérature numérique est « une littérature problématique », si on la considère uniquement au travers des outils traditionnels :

En passant du papier au numérique, elle [la littérature] oblige à reconsidérer la question du support, à tenir compte de son dispositif de réception. Le texte n’est plus séparable de son environnement technique, il est contaminé par les médias avec lesquels il partage son espace, il n’est plus que le résultat, la partie visible d’un ensemble de programmes et de processus. La littérature numérique détrône le texte de sa place centrale et, à la limite, est tentée de s’en débarrasser.

p. 5

De cet ensemble inscrit sous la catégorie généralisable d’« esthétique numérique » (Gervais et Saemmer, 2011), nous avons retenu des OLN s’inscrivant dans une continuité évidente avec des oeuvres lues sur papier (ou numérisées) et également avec des habitudes de lecture scolaire. Nous avons ainsi privilégié des oeuvres à thématiques et perspectives poétiques ou narratives identifiables (récit de soi, relation amoureuse, rapport temps/espace, récit de type historique, etc.), critères que nous avons complétés par des composantes stylistiques intéressantes à didactiser par la suite. De la coexistence entre les sémiotiques visuelle, temporelle et linguistique (Gervais et Saemmer, 2011), nous avons appuyé notre choix sur une composante linguistique forte et sur une interaction texte/image/son qui paraissait signifiante dans le cadre d’une compréhension par des élèves du post-obligatoire. Ce choix prédéterminé pourrait être considéré comme un biais vis-à-vis de la mise en place des séquences par les enseignants : Déprise a été présentée aux élèves par trois des enseignants, soit comme exemple à parcourir, soit de manière plus approfondie, et Paroles gelées a également fait l’objet d’une reprise par trois des enseignants dans le cadre de leur séquence. Néanmoins, le corpus retenu par les enseignants lors de l’élaboration et de l’enseignement de leur séquence s’est avéré bien plus diversifié.

3. Méthodologie

3.1. Déroulement et type de recherche

Dans le cadre du projet LLN2, nous avons privilégié une méthodologie dite qualitative en raison de la souplesse qu’elle offre dans la construction de l’objet d’étude, d’une possible prise en compte de la subjectivité des acteurs impliqués dans la recherche (Anadón, 2006), ainsi que d’une connaissance de la réalité « enraciné[e] dans une culture, un contexte, une temporalité » (Savoie-Zajc, 2004). Notre recherche qualitative possède une visée descriptive et compréhensive (Miles et Huberman, 2003; Van der Maren, 1995), au sens où elle ambitionne de décrire des OLN et des pratiques d’enseignement qui y sont liées, ainsi que de comprendre, en partie du moins, les choix didactiques posés par les enseignants. Le projet LLN2 se définit par sa double dimension, à la fois herméneutique et pragmatique (Dufays, 2006), puisque nous visons à faire émerger des significations à partir des entretiens menés ainsi que des séquences d’enseignement construites, afin d’élaborer une « construction théorique destinée à rendre compte du “réel” ou du “possible” » (Daunay et Reuter, 2008, p. 58), ainsi que des savoirs inhérents à la mise en oeuvre de séquences didactiques dans les classes.

Les quatre enseignants du secondaire post-obligatoire (correspondant à des élèves de 15 à 25 ans) sont en poste dans différentes filières – gymnasiale (lycée), mais également professionnelle ou commerciale – et responsables de la discipline du français. Parce que le numérique est une question qui traverse l’entièreté de la scolarité, il était essentiel que des filières différentes ainsi que des élèves aux parcours hétérogènes soient représentés.

Souhaitant travailler de manière collaborative avec les enseignants, nous nous sommes cependant inspirées assez librement des protocoles traditionnellement associés à ce type de recherche (Desgagné, 1997) : par exemple, nous avons construit la question de départ et l’avons soumise aux enseignants volontaires engagés dans le projet de recherche, plutôt que de répondre à une demande émanant des enseignants. Au vu de la réception positive de notre projet, nous avons pourtant considéré que notre question générale rejoignait l’intérêt d’une certaine communauté. Chaque enseignant a ensuite pu, lors de la construction de sa séquence, mettre l’accent sur un aspect particulier de la question : la définition et les frontières de la littérature, la production écrite ou encore la lecture associative.

La recherche s’est déroulée en six étapes détaillées ci-dessous[2] :

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Dans le cadre de cet article, nous formulons deux questions de recherche :

  • À quelles conditions l’enseignement d’un corpus de littérature numérique est-il pertinent, du point de vue des enseignants ?

  • Quels objets d’enseignement-apprentissage les enseignants privilégient-ils ?

La première question est nourrie par les entretiens semi-dirigés menés avec les enseignants afin de documenter leurs représentations sur la littérature numérique avant le début du travail en commun et après la construction et la passation de la séquence (Quivy et Van Campenhoudt, 1998; Van der Maren, 1995). Concernant notre seconde question, les objets d’enseignement-apprentissage, nous avons associé aux entretiens l’analyse des séquences didactiques construites par les enseignants. Les deux questions comportent une dimension longitudinale. Lors du premier entretien semi-dirigé, mené avant l’élaboration et la passation de leur séquence didactique, les enseignants ont été invités à réagir et à se positionner quant aux OLN et aux objets d’enseignement et d’apprentissage potentiellement identifiés suite à la lecture du corpus présenté, ainsi qu’à se projeter dans l’organisation générale de leur séquence. Lors du second entretien, les enseignants ont pu revenir sur certains éléments énoncés avant la séquence, afin de les confirmer, de les enrichir ou de les nuancer.

3.2. Collecte des données

3.2.1. Les entretiens avant et après la séquence

En plus des données sociologiques usuelles (nombre d’années d’enseignement, formation, indice socio-économique de l’établissement, etc.), l’entretien avant la séquence visait à documenter trois thèmes : les conceptions personnelles des enseignants portant sur la littérature numérique, les pratiques déclarées, ainsi que la didactisation d’un corpus d’OLN. Durant l’entretien, les enseignants étaient invités à découvrir et à lire un corpus d’OLN (Déprise, Paroles gelées, Proposition de voyage temporel dans l’infinité d’un instant, Et le monde regarde ailleurs), avant de se pencher sur la didactisation potentielle de ces OLN en classe de français. Le deuxième entretien, mené après la séquence, était organisé autour d’un bilan des enseignants, notamment en termes d’objectifs et de savoirs visés, ainsi que d’éventuelles évolutions de leur posture face aux OLN et à leur enseignement[3].

3.2.2. Les séquences d’enseignement autour des OLN

Suite aux entretiens semi-dirigés, les quatre enseignants ont construit leur propre séquence d’enseignement centrée sur la littérature numérique. La phase de conception des séquences s’est déroulée en trois temps :

  1. Après la première séance de formation continue, les enseignants ont réfléchi, à titre individuel et hors session de recherche commune, à l’orientation qu’ils souhaitaient insuffler à leur séquence.

  2. Cette première phase a été suivie d’une deuxième séance de formation continue, lors de laquelle les enseignants ont présenté les orientations principales de leur dispositif didactique. Une discussion entre les enseignants et les chercheuses a permis de débattre des propositions, d’ouvrir un nouvel espace de réflexion, ainsi que de guider les enseignants vers des pistes didactiques inédites.

  3. Enfin, les enseignants ont conçu leurs séquences en fonction des discussions préalables, ainsi que de leur contexte d’enseignement. La phase de retour, de bilan et de discussion autour des séquences a été menée à la fois lors de la troisième et dernière séance de formation continue, et durant les entretiens post-séquence individuels avec chacun des enseignants.

D’une part, la conception des différentes séquences pointe le souci qu’ont eu les enseignants d’intégrer ce volet au programme et aux objectifs disciplinaires correspondant à leur contexte d’enseignement. D’autre part, les séquences créées reflètent l’appropriation personnelle de la littérature numérique par les enseignants qui se sont orientés vers un corpus d’OLN et des objectifs de séquence différents, mais qui ont en commun le fait d’être axés sur la découverte des OLN, ainsi que sur l’identification de leurs caractéristiques. Il est à noter que la plupart des séquences (trois séquences sur quatre) ont mené les élèves vers la production d’OLN multimodales. Le Tableau 1 regroupe les informations principales concernant chacune des séquences :

Tableau 1

Déroulement de la recherche LLN2[4][5]

Déroulement de la recherche LLN245

Tableau 1 (suite)

Déroulement de la recherche LLN245

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3.3. Analyse des données

Nous fondant sur le processus d’analyse qualitative décrit par Miles et Hubermann (2003), nous avons réalisé les quatre types d’activités usuelles – la collecte, la réduction, la présentation et l’interprétation des données – parfois de manière successive, parfois en parallèle. Nous avons ainsi codé nos données (réduction), puis les avons présentées selon les catégories que nous avions construites (présentation) pour enfin les interpréter afin de mieux comprendre la manière dont les enseignants considèrent les OLN en contexte scolaire, ainsi que leurs choix didactiques.

Concernant les entretiens, nous avons mené une analyse de contenus (Miles et Huberman, 2003; Paillé et Mucchielli, 2012), en construisant à cette fin, deux grilles de codage. Nous avons formé nos catégories en procédant à des allers et retours répétés entre une première tentative d’organisation des données et les données elles-mêmes, afin d’apprécier la pertinence des catégories esquissées. Dans l’exercice qui consiste à définir et à nommer nos catégories, nous avons opté pour les catégories conceptualisantes (Paillé et Mucchielli, 2012), qui possèdent l’avantage de donner déjà une orientation signifiante aux intitulés. Ainsi, pour l’entretien avant la séquence, nous avons proposé les catégories suivantes : conceptions du numérique, pertinence d’enseigner la littérature numérique, freins à l’enseignement de la littérature numérique, réception des OLN lues durant l’entretien, pratiques d’enseignement projetées fondées sur un corpus d’OLN. Quant à l’entretien mené après la séquence, voici les catégories que nous avons conceptualisées : bilan des séquences d’enseignement concernant l’usage et les potentialités didactiques de la technologie du numérique, bilan des séquences d’enseignement relativement aux apprentissages supposés des élèves, bilan des séquences d’enseignement relativement à la motivation des élèves, influence du numérique sur les choix didactiques, influence du numérique sur les tâches des élèves, et besoins de formation identifiés.

Notre analyse des séquences didactiques a consisté à relever les objectifs et les objets d’enseignement identifiés par les enseignants, en les croisant avec ceux que nous avons pu relever dans les productions d’élèves mises à notre disposition.

4. Résultats

4.1. Les représentations sur la pertinence et l’intérêt d’enseigner la littérature numérique

4.1.1. Représentations enseignantes, avant la séquence

Enseigner avec le numérique fait déjà partie des habitudes enseignantes au secondaire post-obligatoire, en particulier si l’on entend l’utilisation de vidéos, de documents, de sites spécialisés qui se trouvent sur le Web (Becchetti-Bizot et Butlen, 2012; Petitjean et al., 2017; Petitjean et Brunel, 2018). En revanche, le recours à la littérature numérique s’avère une nouveauté pour les quatre enseignants participant à la recherche. Dans le cadre de l’entretien initial, plusieurs arguments sont mobilisés pour justifier la pertinence d’enseigner la littérature numérique.

L’importance de l’éducation au numérique constitue une première raison : il existe une demande sociale, voire même une pression sociale, à ce que les élèves développent des compétences techniques, mais aussi culturelles au vu de l’utilisation quotidienne et quasi systématique des supports numériques (ordinateurs, tablettes, téléphone intelligent). Un enseignement articulé à la littérature numérique permettrait aux élèves de prendre conscience du fonctionnement de divers programmes informatiques, de ce qu’ils peuvent générer comme productions littéraires et de les familiariser avec des enjeux autres que la maîtrise du traitement de texte ou des échanges sur les réseaux sociaux. On relève donc un intérêt et une curiosité de la part des enseignants vis-à-vis d’un corpus qui associe propriétés de l’informatique et composantes de la littérature.

La question de l’éducation au numérique, soulevée de manière quasi contextuelle, sous-tend, dans leurs discours, une deuxième raison qui justifie la pertinence d’enseigner un corpus d’OLN : l’évolution des outils de communication et de création dans la société du XXIe siècle. Les enseignants identifient une responsabilité de témoigner d’une évolution et d’une actualisation de la matière – les corpus et les supports – tout en reconnaissant une suprématie du support papier dans l’enseignement ainsi que le caractère dominant du « corpus littéraire canonique » : « Donc pour moi ça serait cet esprit d’ouverture, de pouvoir varier et de montrer aux élèves qu’il y a plusieurs choses qui existent. […] pour les élèves ça peut quand même être intéressant de se rendre compte qu’on peut raconter une histoire, avoir un récit et avoir plusieurs supports différents, que le film peut aussi servir le texte, que le son peut servir le texte. » (ens 4, 5 : 1-23)[6] Le mouvement d’ouverture vers les autres arts, favorisant une lecture ou une réception de type synesthésique, rejoint leur intérêt pour une production contemporaine. Ceci est notamment appuyé par ces deux déclarations d’enseignants : « […] en fait pour moi une des motivations principales c’est vraiment de montrer qu’un texte c’est quand même le réceptacle d’une époque, d’un monde, d’une vision, d’une philosophie, etc. » (ens 1, 8 : 37-42); « On a tendance à avoir une vision de l’histoire littéraire comme quelque chose de très figé, et il y aura un enjeu à rendre ça plus vivant, en montrant que les textes ne sont pas seulement délimités dans un livre justement » (ens 1, 8 : 42-45). Les attentes relatives au caractère contemporain des textes excèdent parfois le champ littéraire : « J’espère que cette littérature-là nous parle du monde, enfin des préoccupations aujourd’hui. » (ens 3, 6 : 27-44)

Un troisième argument formulé par les enseignants concerne les caractéristiques mêmes de la littérature numérique; les dimensions multimodales proposent une exploration des codes du littéraire et jouent également avec le ressenti et les émotions du lecteur : « La forme, là, je pense qu’il y aura des choses très innovantes, et puis des choses qui vont beaucoup plus exploiter le son, la vidéo, et puis ben tous les outils qu’Internet nous propose aujourd’hui. » (ens 3, 4 : 22-40) Ainsi, lorsqu’ils se projettent dans l’établissement d’un corpus, les enseignants anticipent les réactions des élèves face aux caractéristiques spécifiques aux OLN : « Je pense que les réactions doivent être assez viscérales. Ou l’un ou l’autre. » (ens 2, 6 : 20-29); « Et puis bon la dimension de la stimulation, ça je pense que ça peut leur parler, du fait que maintenant on pousse le spectateur ou lecteur à être actif quoi, et à partir de ça on peut dire nous finalement ce qu’on demande face à un texte papier c’est un peu la même chose, ce qui n’est pas facile ! Se poser des questions, essayer de comprendre, être un peu un enquêteur. » (ens 1, 14 : 6-20) Les enseignants ont également énoncé certaines attentes vis-à-vis du corpus numérique, en particulier sa capacité d’innovation par rapport à une littérature, contemporaine ou non, mais classique dans ses formes : « Ce à quoi je m’attends c’est, et c’est là où ça pourrait m’intéresser, j’appellerais ça l’explosion des codes. […] Et ça, ça m’intéresserait parce que je ne suis pas sûr que la littérature contemporaine, l’art contemporain de manière générale cherche à dépasser les barrières. » (ens 3, 7 : 21-38)

Ces éléments légitimant la présence d’un tel corpus dans les classes n’empêchent pas une interrogation sur les limites des OLN : « […] je ne pense pas qu’il y ait des thèmes différents, bon, c’est pas parce que c’est une littérature numérique que ça doit parler du numérique, quoi. Et même on l’a déjà fait sur un support basique. Donc, en termes de fond, je ne vois pas de vrais changements. » (ens 3, 4 : 22-40) Ni sur l’organisation logistique qu’une telle séquence demanderait : « autre aspect important, que la technique suive, que chacun ait son poste, que chacun ait ses écouteurs aussi. » (ens 3, 10 : 5-9)

4.1.2. Représentations enseignantes, après la séquence

Dans les entretiens réalisés après le déroulement de la séquence, les enseignants avancent plusieurs arguments validant la pertinence d’enseigner un corpus de littérature numérique. La posture des élèves face aux OLN est un élément qui ressort avec vigueur : les apprenants sont « participatifs » et « enthousiastes », ils se sont impliqués dans leurs productions sur support numérique, ils ont collaboré entre eux et ils se sont également interrogés sur la notion même de littérature numérique. Les choix didactiques des enseignants ont donc motivé les élèves à s’intéresser aux deux dimensions constitutives des OLN; la dimension technologique a permis de développer des compétences transversales liées à l’éducation au numérique, comme la collaboration, la cocréation, la maîtrise de logiciels de création. Concernant la dimension littéraire, le bilan tiré rejoint les raisons citées dans l’entretien initial; la littérature numérique se définissant plutôt en creux par rapport au corpus « classique » et canonisé, c’est donc aux enseignants de s’approprier ce corpus afin de sensibiliser les élèves à des composantes spécifiques telles que l’interactivité, la multimodalité ou l’hybridité de l’objet, et d’en tirer parti en termes de savoir et de savoir-faire. Enseigner la littérature numérique permet également aux élèves de considérer les développements les plus récents d’une histoire littéraire. Un dernier argument mobilisé par les enseignants concerne le renouvellement de leurs pratiques et des corpus abordés : en cela, la littérature numérique constitue une opportunité d’évolution qu’ils ont choisi de saisir.

Cependant, les arguments en faveur de l’entrée d’un corpus d’OLN dans les programmes ne privent pas les enseignants d’une forme de prudence a priori lorsqu’on lit de la littérature numérique en classe, étant donné le peu de recul que l’on a actuellement sur ces oeuvres et sur l’intérêt littéraire qu’elles présentent. De fait, la question de la qualité littéraire est évoquée par les enseignants, qui ne minimisent pas le potentiel novateur de ces oeuvres, mais qui pensent aussi en termes de prescriptions et de priorités, de nombre d’heures, d’activités d’apprentissage et d’évaluation. « Je suis pas en train de nier certains intérêts de la littérature numérique en termes de contemporanéité, de préparation du citoyen 2040, je suis conscient de cette plus-value, j’essaie de montrer comme c’est difficile de concilier chacun de nos impératifs. » (ens 3, 9 : 42-45)

4.2. Les objets d’enseignement-apprentissage liés à la littérature numérique

4.2.1. Les objets d’enseignement-apprentissage dans l’entretien initial

Lors de la découverte des quatre OLN, le premier objet d’enseignement-apprentissage collectivement cité est lié à la définition de la littérature numérique et de ses spécificités par rapport à la littérature « traditionnelle », sur papier, qui nourrit habituellement le cursus post-obligatoire de français. Ainsi, une enseignante soulève la nécessité de questionner et de déconstruire la notion même de littérature numérique, en interrogeant plus largement les frontières de ce qui est considéré comme « littéraire » (ens 4, 8 : 15-17; 45-52). La littérature numérique appellerait à une redéfinition de l’objet littéraire, dans la mesure où elle est située hors du livre et requiert un geste de lecture inédit. Dans le même ordre d’idées, la particularité de la narration numérique est également relevée par une enseignante, qui y voit l’occasion de « thématiser la question de la linéarité de la narration, avec des ellipses, etc. » (ens 1, 13 : 14-18) Un autre enseignant, quant à lui, note le potentiel de la littérature numérique à explorer de manière novatrice les « savoir-faire [des élèves] par rapport à la nature du récit, par rapport aux personnages, par rapport au temps. » (ens 2, 7 : 37-42)

Ensuite, les enseignants signalent plusieurs pistes didactiques qu’ils estiment intéressantes pour l’exploration en classe. De manière significative, plusieurs soulignent le besoin de construire de nouveaux outils d’interprétation basés sur la réception des OLN par le lecteur. En effet, l’une des enseignantes propose de valoriser les réactions des élèves, afin de construire collectivement ce que « l’auteur a voulu nous faire comprendre, ressentir, imaginer. » (ens 4, 8 : 21-25) Concernant l’oeuvre Paroles gelées, une autre suggère d’explorer son côté ludique et interactif, d’une part pour thématiser le lien avec les pratiques ordinaires des élèves (numérique, jeux vidéos), d’autre part pour faire émerger le sens de l’oeuvre en explorant entre autres ses dimensions sonores (ens 1, 12 : 34-44). Un des enseignants imagine, quant à lui, « une séquence autour du “moi-lecteur” » (ens 3, 11 : 21-32), qui interrogerait la place du lecteur dans l’acte de création, dans le sens où la lecture des OLN, conçue de manière interactive, implique davantage le lecteur dans le processus de création – du récit et de sa signification. Il semblerait donc que la majorité des enseignants s’accordent sur l’envie d’approcher la littérature numérique par le biais du sujet lecteur, à partir duquel l’oeuvre et ses effets (visuels, sonores, cinétiques) peuvent être actualisés et interprétés. Une autre manière de concrétiser les potentialités de la littérature numérique semble être la création littéraire, qui se présente comme piste stimulante pour le quatrième enseignant : « Moi je pense que c’est l’écriture que je viserais. Ouais… et la création. » (ens 2, 7 : 37-42)

Nous notons donc chez les enseignants une volonté d’adapter leurs pratiques aux OLN et ainsi de proposer aux élèves des objectifs et des objets d’apprentissage relativement inédits. En parallèle, l’approche plus traditionnelle, par l’histoire littéraire, est également signalée par deux enseignants, qui y voient une manière d’insérer la littérature numérique dans un continuum historique. Concernant l’oeuvre Paroles gelées, l’une des enseignantes relève par exemple qu’il serait intéressant de l’aborder comme une réappropriation contemporaine de la culture humaniste de Rabelais. Elle propose de l’analyser dans sa capacité à faire dialoguer les époques et les enjeux historiques et culturels qui en découlent (ens 1, 12 : 34-44). Un autre attire l’attention sur le fait que la littérature numérique use de ressorts similaires à ceux des avant-gardes au début du XXe siècle, dont Dada et Apollinaire. Il suggère dès lors l’intérêt de confronter les élèves à de la littérature numérique et de « montrer la variété des créations qui se disent contemporaines mais qui utilisent de vieilles ficelles » (ens 3, 11 : 21-32). De même, lorsqu’il a été demandé aux enseignants d’imaginer une séquence à partir des OLN lues, un enseignant y voit l’occasion de perturber la définition de la poésie des élèves, en intégrant la littérature numérique au sein de l’histoire plus globale de la poésie (ens 3, 11 : 5-10). En ce sens, peut-être pour s’éviter une posture trop déstabilisante face à ce nouvel objet d’enseignement, nous constatons la volonté d’inscrire ce dernier dans l’histoire littéraire, pilier de l’enseignement de la littérature au post-obligatoire.

Par ailleurs, même si les enseignants ont chacun une idée de direction générale pour leur séquence, lorsqu’il est question des tâches précises dévolues aux élèves, aucun ne parvient à imaginer d’élément de réponse concret. Un des enseignants insiste néanmoins sur l’importance de partir des oeuvres, en laissant aux élèves le soin de constituer un corpus : « Je pense aussi les faire rechercher par eux-mêmes d’autres oeuvres, construire eux-mêmes un corpus finalement. » (ens 2, 8 : 7-9) Rappelons qu’à ce stade de la recherche, les enseignants viennent de découvrir la littérature numérique. Ils n’ont donc pas eu le temps de réfléchir à leur séquence de manière précise. Nous pouvons également postuler que la nature inédite de l’objet numérique freine les enseignants dans la conception précise des tâches dévolues aux élèves. Ne maîtrisant pas encore la littérature numérique à titre personnel, les enseignants semblent avoir de la difficulté à se représenter des moments de « lâcher prise », où l’activité de l’élève serait au centre.

4.2.2. Les objectifs et les objets d’enseignement-apprentissage dans les séquences didactiques

L’analyse des séquences didactiques fait émerger trois types d’activités menées par les élèves (Schneuwly et Dolz, 2009, p. 34-35) qui permettent d’enrichir notre regard sur les objets d’apprentissage en lien avec l’enseignement de la littérature numérique.

Comme activité préliminaire, dans plusieurs classes, les enseignants ont sollicité chez les élèves une réflexion relative à des dimensions définitoires de la littérature. L’activité les invitait à explorer tant la définition de la « littérature » (« Qu’est-ce que la littérature ? », « Quelles sont les caractéristiques d’une oeuvre littéraire ? » – séquence de l’ens 4), que celle de la « littérature numérique », qui constituait a priori un mouvement littéraire totalement inédit pour eux. L’idée qui sous-tendait ce groupe d’activités était de montrer aux élèves qu’ils pouvaient extrapoler des éléments définitoires sur la littérature numérique à partir des connaissances qu’ils possédaient déjà sur le fait littéraire, en général. Dans un cas, la réflexion a abouti au choix d’une terminologie commune pour désigner l’OLN : texte, tableau, écran, image, oeuvre ? C’est le dernier terme que l’enseignante utilise dans la suite de la description de la séquence. Enfin, cette activité définitoire a mené à deux autres sous-activités : d’abord, replacer le récit dans une perspective historique, afin de considérer la littérature numérique dans la filiation de mouvements qui l’ont précédée, et donc de limiter le sentiment d’étrangeté que les élèves pouvaient éprouver face à un tel corpus (séquence des ens 1 et 3), puis, établir une typologie quant au statut du numérique dans différentes formes de littérature; de la littérature numérisée à la littérature numérique (séquence de l’ens 1).

Une deuxième activité, qui a fait l’objet d’expérimentations dans toutes les séquences, a consisté à laisser les élèves lire différentes OLN, individuellement ou par groupes, mais toujours sans le guidage de l’enseignant. Suivant cette découverte libre des oeuvres, différentes modalités sont imaginées afin de recueillir les impressions de lecture des élèves : des échanges oraux entre élèves (séquence de l’ens 2) où chacun détermine l’oeuvre qu’il a préférée et celle qui lui a le plus résisté, mais également des retours par écrit, où les réactions du sujet lecteur sont argumentées (séquence de l’ens 3) ou documentées à l’aide d’un questionnaire, ou encore, les gestes du sujet lecteur sont décrits : « ce que vous percevez » (description de l’oeuvre selon les différentes caractéristiques multimodales), « ce que vous faites » (interaction avec l’oeuvre), « ce que vous comprenez » (séquence de l’ens 1).

Enfin, un troisième type d’activités a été proposé par trois enseignants : la création d’une oeuvre multimodale. Une classe a rédigé des récits à embranchements, à l’aide du logiciel Twine. Une autre a créé une séquence associant texte et image, sur le modèle de l’oeuvre littéraire numérique Téléport. Une classe, enfin, a reçu une consigne de construire un récit, en recourant au logiciel PowerPoint et en explorant les différentes potentialités multimodales de ce dernier. Si les consignes de productions écrites possèdent toutes leurs particularités, notamment par le type de texte travaillé, toutes se rejoignent dans une ultime activité similaire : le partage de l’oeuvre littéraire créée avec le reste de la classe suivi d’un temps de réflexion dédié à la réception desdites oeuvres.

4.2.3. Les objectifs et les objets d’enseignement-apprentissage dans l’entretien post-séquence

Dans l’entretien-bilan, plusieurs pistes évoquées dans l’entretien initial sont confirmées. Tous les enseignants relèvent l’importance d’associer à la séquence un espace de réflexion sur les frontières de la littérature et sur ce que recouvre l’expression « littérature numérique ». Les caractéristiques multimodales du corpus ont été identifiées (ens 2, 3 : 5-8), l’inscription de la littérature numérique dans une histoire de la littérature générale a été rappelée (ens 2, 4 : 27-30), ainsi que la dimension vivante et en constante évolution de la littérature (ens 3, 5 : 11-14; ens 4, 2 : 42-45). Dans leurs propos, les enseignants lient ces éléments définitoires à des apprentissages spécifiquement liés à la littérature numérique, dont certains avaient été évoqués intuitivement durant le premier entretien, mais avec une dimension parfois critique :

  • analyser les perceptions et les sensations du narrateur (ens 1, 5 : 19-23) et en miroir, analyser les émotions du sujet lecteur (ens 4, 2 : 46-47; ens 2, 3 : 40-45);

  • interpréter les textes en recourant à des outils de la narratologie (récit, personnage, narrateur), en utilisant les caractéristiques de la multimodalité (son, image, vidéo) (ens 3, 5-6 : 41-8), avec la particularité, dans certaines séquences, d’inscrire les interprétations dans une construction collective (ens 1, 5 : 17-19);

  • se positionner quant à l’interactivité de l’OLN, qu’on ait été séduits ou déroutés par cette composante (ens 4, 3 : 13-19);

  • explorer les enjeux de l’écriture créative, par les tâches soumises aux élèves : chez un enseignant, l’écriture a permis aux élèves de convoquer des problématiques actuelles telles que les inégalités sociales ou l’urgence climatique (ens 2, 4 : 17-22), tandis qu’un autre enseignant met en garde contre la facilité de dériver vers le tout ludique ou le seul divertissement (ens 3, 8 : 1-17), risque qui enjoint à sélectionner des OLN résistant à une forme d’analyse (ens 3, 10 : 5-12).

Mais l’élément inédit par rapport aux entretiens initiaux est certainement celui-ci : l’enseignement fondé sur des OLN a mené les élèves à des réflexions amples, excédant les seuls objets littéraires. Dans l’une des classes, les lecteurs ont interrogé l’évolution de l’écriture et de la lecture, activités qui se pratiquent aujourd’hui également sur écran (ens 4, 5 : 10-14), et plus généralement les changements sociétaux que les avancées technologiques impliquent (ens 4, 5 : 24-27). Dans une autre classe, les élèves ont investi une posture critique, questionnant l’obéissance supposée dont devrait faire preuve le lecteur d’une OLN : Déprise invite le lecteur, à un moment précis, à se lever et à pratiquer des gestes de relaxation. L’enseignant a alors observé un groupe d’élèves qui se levaient, parce qu’on leur avait dit de se lever, tandis qu’un autre groupe d’élèves l’interpellaient pour savoir « s’ils devaient vraiment obéir à une machine » (ens 3, 5 : 22-36). Ainsi, la lecture d’OLN a pu instaurer les conditions d’une discussion sur le pouvoir du lecteur versus le diktat du programme.

5. Analyse des résultats

5.1. Les caractéristiques de l’oeuvre littéraire numérique

Intéressons-nous tout d’abord aux caractéristiques de l’objet. L’interactivité et la programmation sont deux composantes dont nous avons souligné l’importance et qui ont fait l’objet d’une problématisation lors de l’apparition des oeuvres sur support numérique, comme Afternoon, a story de Michael Joyce (1987), cité de manière récurrente par les chercheurs. Si l’on se réfère à certaines études, les stratégies de lecture privilégiées par le lecteur pour entrer dans un récit hypermédiatique consistent en une recomposition de la position du lecteur, contraint de faire des choix de manière constante pour faire avancer le récit et soumis à la technicité de l’oeuvre qui limite plutôt les possibles au lieu de les ouvrir sur une réception qu’on pourrait imaginer comme infinie (Gauthier, 2010; Müller, 2014).

Ces caractéristiques ont également des effets sur la didactique. De fait, les composantes stylistiques des OLN, fonctionnant parfois comme un levier de séduction, pourraient conduire à plébisciter des oeuvres dont la « forme » attire l’oeil au détriment d’un contenu qui résiste peu à une analyse thématique ou à un travail d’interprétation, par exemple. Et donc, créer un effet déceptif chez les enseignants de littérature. Un second effet marquant les pratiques enseignantes consiste à privilégier les oeuvres narratives. À titre d’exemple, l’oeuvre Proposition de voyage temporel dans l’infinité d’un instant, qui repose sur une performance esthétisante, n’a pas été retenue par les enseignants, car elle « ne raconte rien », n’a pas d’histoire, ni de « noeud », sans doute puisqu’elle présente une rupture avec notre conception du narratif. Nous avons ainsi pu constater que les enseignants étaient peu convaincus par l’effet déstabilisant provoqué par cette oeuvre, mais aussi par le manque d’immersion ressenti lors de la lecture dans les oeuvres misant sur la dimension stylistique au détriment de la dimension narrative.

5.2. L’oeuvre littéraire numérique : entre rupture et continuité

La question des caractéristiques littéraires invite ensuite à situer les OLN dans une perspective historique. Becchetti-Bizot (2012) rappelle que les outils numériques, mais également les formes de textualité numérique, renouvellent les manières d’approcher l’écrit, sans être en rupture avec les anciens modes de transmission. C’est également entre rupture et continuité que les enseignants ont considéré les OLN travaillées. Renforçant l’idée que la littératie constitue un champ en évolution, plusieurs séquences ont été l’occasion d’interroger la définition et les frontières du littéraire. Les OLN ont ainsi été présentées comme le résultat d’une histoire littéraire toujours en construction. Cette nouvelle expérience de pensée a-t-elle été encouragée par des modalités de lecture inédites et des oeuvres qui ont bousculé, voire désacralisé quelques traditions scolaires de l’enseignement de la littérature au secondaire ?

La continuité entre les oeuvres littéraires sur papier et numériques semble également avoir été consolidée par les activités de production auxquelles les séquences didactiques ont mené. Les élèves ont recouru bien sûr à des savoirs liés aux caractéristiques des OLN, mais également à des savoirs et à des compétences traditionnellement associés à la production écrite. Une étape supplémentaire dans l’idée de considérer les OLN comme les héritières logiques de la littérature classique serait d’encourager les enseignants à adopter des activités de création multimodales, quel que soit le corpus travaillé – et particulièrement les corpus patrimoniaux; placer les élèves en situation de producteurs et de productrices qui conjuguent différents modes sémiotiques consisterait alors en une invitation à actualiser l’enseignement des oeuvres classiques.

Que dire à présent de la didactisation des OLN ? Se place-t-elle aussi entre rupture et continuité ? Nous avons constaté, tant dans les entretiens que dans les séquences analysées, que la littérature classique constitue la référence, à partir de laquelle les enseignants construisent pour « aller vers » le numérique. Cela semble lié à la manière même de concevoir l’objet littéraire. On peut ainsi se demander dans quelle mesure les enseignants ont procédé à une transposition didactique, au sens premier du terme (Simard et al., 2010); il semble que leurs conceptions du littéraire et du numérique soient conditionnées par l’objet scolaire et un certain habitus didactique. Autrement dit, il semble difficile de se départir de ses préconceptions de l’objet littéraire classique, qui continue de s’imposer au travers même d’une séquence construite prioritairement sur un corpus d’OLN. Plus encore, lorsqu’un enseignant juge que toutes les OLN ne sont pas intéressantes, on peut mettre en doute ce point de vue : est-ce le résultat de son rapport au littéraire qui s’est construit relativement à un patrimoine littéraire sur papier ? Ou est-ce le fait d’OLN qui ne résistent parfois que peu à une analyse pratiquée au secondaire post-obligatoire ? Mais là encore, les outils mobilisés sont-ils adéquats afin de considérer les composantes multimodales des OLN ? La formation initiale et continue actuelle en Suisse romande laisse supposer l’installation d’un cercle vicieux; le cursus académique et didactique lacunaire sur la question du numérique requiert des enseignants qu’ils construisent de nouveaux outils. Or, à défaut d’y parvenir, les enseignants mobilisent des voies d’analyse qui ne peuvent rendre compte des spécificités des OLN et évaluent leur intégration dans le cursus du secondaire post-obligatoire plus délicate.

5.3. Les apprentissages liés aux oeuvres littéraires numériques

Penchons-nous à présent sur les apprentissages liés aux OLN. Dans les quatre séquences didactiques, l’approche de la littérature numérique a unanimement encouragé les enseignants à miser sur la création. En effet, les élèves ont été incités à s’approprier la littérature numérique, notamment ses caractéristiques et son potentiel à la fois narratif et esthétique, en produisant des oeuvres inédites. Le modèle de Kress et Van Leeuwen (2006) permet de commenter les productions multimodales, en recourant à quatre critères : la mobilisation de ressources sémiotiques; l’architecture visuelle, à savoir l’articulation des éléments de la composition visuelle; le design ou l’usage des ressources sémiotiques pour la mise en forme; et la production au sens de l’organisation d’un objet multimodal. Une analyse plus fine des productions d’élèves serait encore à mener, permettant de catégoriser les apprentissages réalisés et de qualifier la multimodalité convoquée. La dévolution (Brousseau, 1998) étant le processus favorisé dans chacune des séquences didactiques, il semble légitime de s’interroger sur le type de relation au savoir installé par l’objet numérique. Le caractère inédit et déstabilisant de la littérature numérique conduit-il les enseignants à construire des scénarios consacrant une place majeure à la création ? C’est une hypothèse à considérer, alors que les enseignants se sont centrés sur la création, parfois au détriment de l’analyse et de l’interprétation littéraires. Néanmoins, ce choix est peut-être aussi à mettre en lien avec une pédagogie plutôt participative requise par les OLN et par la construction collective d’interprétations impliquant l’enseignant et les élèves, au contraire d’une pédagogie plutôt transmissive, où l’enseignant demeure le détenteur le plus légitime du savoir.

5.4. Les oeuvres littéraires numériques, un levier vers une forme de pensée critique ?

La dimension critique traditionnellement associée à l’enseignement de la littérature est le dernier élément que nous considérerons dans cette analyse. Dans les séquences dispensées, et plus spécifiquement dans les éléments qui ont fait l’objet d’un enseignement planifié, les enseignants invitent les élèves à exercer un regard critique sur le caractère littéraire des oeuvres, plutôt que sur leur composante numérique : par exemple, les frontières de la littérature ou le statut de la littérature numérique ont été interrogés. Cependant, à un moment précis dans la séquence de l’enseignant 3, les élèves ont spontanément exercé un regard critique sur le geste que demande Déprise au lecteur (pour rappel, se lever et pratiquer des exercices de relaxation). Alors que certains élèves se sont exécutés docilement, d’autres ont interpellé l’enseignant pour savoir s’ils devaient obéir à une machine. Or, cette situation a émergé d’une alchimie de l’instant et non d’une planification didactique. Ainsi, on remarque que le corpus d’OLN n’a pas suscité de manière anticipée chez les enseignants une réflexion critique sur le numérique. Pourtant, la lecture de Déprise représente un levier pertinent pour interroger la posture de l’individu face à la machine. De même, la programmation de l’oeuvre Téléport réunit les conditions d’une réflexion sur l’ouverture à des associations inédites de textes et d’images, mais également au caractère limité de ces associations, les deux corpus contenant une centaine d’items et n’étant pas évolutifs. À partir de quel seuil l’interactivité programmée des oeuvres ouvre-t-elle ou restreint-elle les imaginaires ? Cette question est emblématique d’une problématique plus générale, intrinsèque au numérique : la croyance d’un accès à une connaissance illimitée, grâce aux ressources d’Internet, et simultanément, la conscience que l’accès à l’information est normé, orienté, voire prescrit par les algorithmes.

6. Conclusion

On peut supposer qu’un intérêt pour l’enseignement de la littérature numérique animait a priori les enseignants qui ont rejoint le projet. Or, au-delà de leur adhésion initiale à la thématique, l’analyse de nos résultats a mis en lumière des arguments forts liés à la pertinence d’enseigner un corpus d’OLN en filière post-obligatoire. De nos échanges a émergé la question des cursus, notamment celui de la filière « maturité » qui ne laisse que peu de place à des textes extérieurs au patrimoine scolaire en raison des contraintes certificatives et d’un certain habitus. Il nous semble dès lors intéressant de travailler davantage encore autour de l’identification des objets d’apprentissage inhérents à la littérature numérique. La définition d’objets communs à la littérature classique et à la littérature numérique pourrait ainsi montrer qu’enseigner à partir de corpus d’OLN permet d’approfondir des contenus littéraires tout en considérant les spécificités de la littérature numérique. En d’autres termes, la littérature numérique n’apparaîtrait plus comme un enseignement supplémentaire au programme, qu’on explore éventuellement en fin de semestre, mais comme un choix didactique lié à des savoirs fondamentaux.

À ce titre, nous nous inscrivons dans la filiation de celles et ceux qui pensent que la formation des enseignants constitue un enjeu essentiel. De même que le roman policier, la science-fiction ou la littérature de jeunesse ont bénéficié d’une considération littéraire renouvelée une fois leur entrée et leur ancrage dans les programmes universitaires, on peut ainsi légitimement supposer que l’entrée de la littérature numérique dans les programmes de Lettres contribuerait à considérer les OLN non comme un effet de mode ou une émanation de la paralittérature, mais bien comme un mouvement littéraire à part entière. Cette reconnaissance acquise, on peut postuler que la question de la pertinence à enseigner à partir de corpus d’OLN sera moins vive que celle des dispositifs permettant d’enseigner et d’apprendre. Dans l’idéal, la formation générale contribuera à faire connaître aux futurs enseignants un corpus élargi, tandis que la formation didactique s’occupera des outils spécifiquement adaptés aux caractéristiques de cette littérature. Aujourd’hui, les enseignants manquent de repères pour s’orienter dans ce corpus en constante extension et de temps pour éprouver la résistance d’une OLN. La formation continue dispensée par les didacticiens pourrait alors revêtir une importance prioritaire, afin de doter les enseignants de dispositifs concrets pour travailler la littérature numérique avec leurs élèves.

Enfin, concernant la question des contenus enseignables, il paraît évident que l’enseignement ne doit rien concéder relativement à l’intérêt littéraire des oeuvres. Cela signifierait, d’une part, constituer des corpus d’OLN recourant à des caractéristiques de la multimodalité et répondant aux exigences de la formation post-obligatoire, notamment en « résistant » à des analyses stylistiques ou narratologiques. Dans un article relatif à l’écriture numérique, Lacelle et Lebrun (2016) identifient des recommandations pour accompagner cet enseignement : l’intérêt de cette démarche est de conjuguer des dimensions spécifiquement liées au numérique et des dimensions articulées à la production écrite classique, montrant ainsi que l’écriture numérique se conçoit comme la résultante d’une évolution historique de la didactique. Gageons qu’un travail analogue pourrait être mené s’agissant de la didactisation de la littérature numérique. Dans les séquences analysées, nous avons constaté que la création et la collaboration ont été davantage explorées que l’analyse et l’interprétation littéraires. Dans une phase future de la recherche, on pourra se demander si ce constat est le résultat d’un manque de ressources en littérature secondaire ou en outils d’analyse, ou d’une particularité de ce corpus, qui incite à explorer ces objets d’enseignement-apprentissage par la création. La clarification des enjeux didactiques de ce corpus contribuera peut-être également à son assise littéraire.