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Spécialiste de l’histoire des femmes et du genre, Françoise Thébaud livre, en presque 600 pages, sa première biographie d’une « illustre inconnue » (p. 555) : Marguerite Thibert (1886-1982). Femme aux nombreuses étiquettes (féministe, socialiste, intellectuelle, fonctionnaire, femme d’action, mère, veuve, experte, etc.), Thibert permet à Thébaud d’aborder l’histoire du xxe siècle occidental par l’entremise de cette actrice à la carrière impressionnante. En trois parties correspondant à différents profils du personnage public que Thibert se construit, l’historienne d’expérience exploite un corpus de sources variées et inédites, traversant les frontières et la vie de nombreuses personnalités.

La première partie de l’ouvrage se concentre sur la formation intellectuelle de Thibert au début du xxe siècle, alors que les femmes bataillent pour leur entrée aux études supérieures. Il existe peu de traces de la vie personnelle de Thibert avant les années 20, moment où elle obtient le baccalauréat, se marie, devient mère, puis veuve sur fond de Première Guerre mondiale. Bien qu’ils soient dramatiques, ces événements l’amènent à être la douzième femme à obtenir le doctorat ès lettres de la Faculté des lettres de Paris en 1926, à l’âge de 40 ans. Au même moment, elle se fait recruter par le Bureau international du travail (BIT), institution genévoise créée dans la foulée de la Société des Nations. Employée de manière temporaire pendant cinq ans, elle y poursuit toute sa carrière. Dans la première partie, Thébaud trace le portrait idéologique initial de Thibert en tant que féministe, socialiste et pacifiste, mais surtout comme intellectuelle et experte. Sources particulièrement intéressantes pour l’historienne, les documents préparatoires à la thèse auxquels Thébaud a eu accès consistent en des notes rédigées par Thibert qui rendent compte de ses questionnements. Sa thèse, sur le féminisme dans les écrits saint-simoniens, se conclut par sa définition du féminisme comme « toute action tendant à élargir le champ d’action des femmes » (p. 57). Le troisième chapitre se termine par le constat de la posture militante choisie par Thibert, celle de l’experte dans le milieu des hommes, même si elle reste engagée tout au long de sa vie dans les réseaux féminins et féministes européens.

Retraçant la carrière de Thibert, la deuxième partie de l’ouvrage fait plusieurs détours pour expliquer les fonctions diverses des organisations internationales. Officiellement en poste à partir de 1930 au BIT, momentanément suspendue au début de la Seconde Guerre mondiale puis transférée à Montréal et finalement réengagée après sa retraite pour de multiples missions, Thibert s’impose au service du travail des femmes et des enfants en tant que fémocrate, c’est-à-dire, selon Thébaud, qui a fait le choix d’intégrer l’appareil de l’État, experte pour les femmes, entre féministe et bureaucrate. Durant les années 30, Thibert négocie avec les différentes organisations féminines et féministes internationales afin de promouvoir le droit à l’emploi des femmes, tout en établissant des réglementations spécifiques. Sa position protectionniste basée sur l’essentialisme évolue après 1945. D’après l’auteure, Thibert fait une distinction de classe en voulant protéger, d’une part, les ouvrières contre l’exploitation, notamment avec l’interdiction du travail de nuit, et en prônant, d’autre part, l’égalité professionnelle pour les travailleuses des professions qualifiées, dont elle fait partie. Allant dans plusieurs directions et multipliant les références aux organisations internationales où la lectrice ou le lecteur se perd dans les sigles et les acronymes, Thébaud insiste sur la position centrale de Thibert dans les réseaux féminins enchevêtrés. Une anecdote particulièrement intéressante rapporte un souper, chez Thibert, avec la Mexicaine Palma Guillén et la Soviétique Alexandra Kollontaï. Elle démontre ainsi que la politique masculine de leurs pays respectifs, opposés pendant les années 30 alors que la France se dresse contre le communisme et que le Mexique accueille Léon Trotski en exil, ne nuit pas à leurs amitiés dans la Genève internationale.

Personnellement, Thibert est plutôt socialiste et réformiste, même si elle admire le traitement soviétique de la question des travailleuses. Si elle est d’abord pacifiste, elle choisit l’antifascisme et s’active comme personne-ressource dans l’aide aux victimes des dictatures et des guerres, mobilisant son réseau de contacts comme forme de résistance afin de déplacer certaines femmes dans des positions délicates. La Seconde Guerre mondiale est particulièrement difficile pour Thibert, éloignée de sa famille par son travail. Elle prend officiellement sa retraite le 21 janvier 1947, mais elle est réembauchée le lendemain. Sa « seconde » carrière au BIT consiste en missions, rythmées par la guerre froide, dans plusieurs pays du « tiers-monde ». Jusqu’en 1952, elle participe à la reconstruction de l’Europe et à la politique de régionalisation, puis, de 1961 à 1966, elle se concentre sur l’assistance technique en devenant spécialiste de la formation professionnelle, plus précisément des femmes et des filles. Cette période de sa vie professionnelle est particulièrement documentée par Thibert elle-même qui a gardé ses archives. Thébaud en fait une analyse sur la coopération technique vue par une femme dans un milieu d’hommes. L’historienne se montre cependant peu critique sur l’aspect missionnaire et colonial de cette tâche voulant émanciper les femmes par le travail et l’éducation, tout en imposant des standards européens.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage se concentre sur les engagements nationaux et internationaux de Thibert au cours des dernières décennies de sa vie. Son âge n’ayant jamais été un obstacle à sa militance, elle promeut maintenant l’égalité des chances et de traitement pour toutes les femmes du monde. Dans toutes les associations auxquelles elle s’attache (Association française pour le progrès social, Association d’amitié franco-vietnamienne, Comité du travail féminin, Ligue des droits de l’Homme, Union des forces démocratiques, Mouvement démocratique féminin, etc.), Thibert se présente aux réunions, rassemble la documentation, écrit des manifestes, diffuse les actions, offre de généreuses cotisations, intervient publiquement et participe à des délégations officielles. Les sources les plus intéressantes de cette section sont sans contredit la volumineuse correspondance personnelle de Thibert avec ses amies militantes et intellectuelles (dont Palma Guillén et Émilienne Brunfaut). Elle permet une relecture des actualités mondiales par les commentaires de militantes féministes du premier xxe siècle sur les enjeux de la guerre atomique, sur les conflits à Cuba et au Vietnam, sur le droit des peuples à l’indépendance, sur mai 1968 et le féminisme des années 70, sur le parti socialiste et François Mitterrand, etc. À sa mort en 1982, Thibert se définit toujours comme féministe et socialiste poursuivant jusqu’à la dernière minute sa mission envers les travailleuses.

Dans ce volumineux et élaboré ouvrage, Thébaud trace un portrait transnational du xxe siècle occidental au travers de la carrière d’une femme d’État et militante, intellectuelle et active jusqu’à la fin de sa vie. Le parcours de Thibert permet d’aborder l’histoire des femmes, des intellectuelles, des militantes féministes, socialistes et pacifistes, des organisations internationales, etc. Dans un style parfois lourd, mais toujours précis, Thébaud connecte les réseaux féminins, faisant découvrir à la lectrice ou au lecteur différentes figures méconnues, tel le couple Puech, et elle exploite des archives passionnantes et originales qui démontrent la pertinence de son approche biographique.