Corps de l’article

Comportant des articles en français et en anglais, l’ouvrage intitulé Du genre dans la critique d’art/Gender in Art Criticism est le fruit d’un travail collectif rattaché au Programme international de coopération scientifique du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il porte sur divers lieux d’intervention du genre dans la critique d’art à l’international, et plus précisément sur la manière qu’ont les intermédiaires culturels de reconduire ou de rénover les procédés participant à la « construction genrée de la valeur des activités et des oeuvres artistiques » (p. iii). Partant du postulat que les oeuvres des femmes ne jouissent pas de la même reconnaissance que celles des hommes, les treize auteures et auteurs[1] du collectif entreprennent de quantifier la place accordée aux oeuvres de femmes et d’hommes, aux critiques féminins et masculins dans les médias, puis de qualifier l’attention qui leur est octroyée et ainsi de débusquer les signes de biais favorables et défavorables à leur endroit.

La première partie de l’ouvrage examine le genre des critiques dans deux secteurs musicaux. André Doerhing met au jour l’emprise masculine sur les structures éditoriales du magazine de musique populaire allemand Electronic Beats – ses sept directeurs sont des hommes et le bassin de personnes-ressources pour les recensions est formé de plus de 75 % d’hommes. De son côté, Mary Buscatto trace un portrait du milieu français de la critique jazz : moins de 10 % des critiques sont des femmes, et aucune d’elles ne détient de position prestigieuse. Doerhing attribue cette prépondérance masculine aux réseaux de sociabilité professionnels androcentrés et au changement de paradigme économique des vingt dernières années qui astreint désormais les journalistes à travailler à la pige. La précarité et les impératifs temporels qui en résultent concourent à évincer les femmes, celles-ci ne parvenant pas toujours à concilier longues heures de travail et vie de famille. Buscatto souligne similairement que les femmes qui parviennent à faire de la critique d’art sur le long terme n’ont pas d’enfants et qu’elles bénéficient de surcroît d’une situation financière leur permettant de travailler sans être rémunérées. Cette auteure pointe alors un double standard, signalant que la paternité ne semble pas limiter les activités critiques des hommes. Buscatto suggère finalement, à l’instar de Doerhing, que l’imaginaire de genre entourant la figure « du génie critique » ou « du critique érudit » contribue à décourager les femmes d’investir le domaine critique, cette figure étant historiquement codée au masculin.

La deuxième partie de l’ouvrage focalise sur les modalités genrées de la réception, en commençant par une analyse de six cahiers littéraires – Le Monde des livres, The New York Times Book Review, Le Devoir, The Globe & Mail, Babelia, Ñ – parus à l’automne 2015. Lori Saint-Martin y dévoile que ces périodiques publient de 21 % à 43 % d’articles sur des oeuvres de femmes. Les écrivaines seraient en fait désavantagées tous azimuts, leurs livres faisant l’objet de textes plus courts, n’étant pas aussi souvent présentés en première page, figurant moins dans les palmarès de suggestions, n’étant pas qualifiés avec le même enthousiasme – voire, la même déférence – que ceux des hommes. Outre un périodique (Le Monde) ayant sélectionné une majorité de livres de femme pour sa dernière de couverture, et une tendance généralisée à publier davantage de photographies d’auteures, Saint-Martin ne relève aucune occurrence de visibilité avantageuse pour les écrivaines, et aucune, surtout, pouvant favoriser la consécration de leurs oeuvres. Elle note néanmoins que les femmes critiques tendent à s’intéresser davantage aux titres d’auteures; leur plus grande présence dans les journaux pourrait ainsi promouvoir la parité culturelle.

Graciela Trajtenberg s’intéresse précisément à l’incidence de l’entrée des femmes dans le milieu critique de l’art visuel en Israël. Elle démontre qu’avant les années 70 celles-ci ont vu leur parole reléguée aux revues « féminines » mais que, depuis une trentaine d’années, elles écrivent aussi pour des périodiques généralistes. Ces critiques recensent en minorité des expositions de femmes, mais adoptent, lorsqu’elles le font, une voix qui s’avère « sympathique » ou qui « prend leur défense ». La première se donne comme un discours positif, où l’on omet cependant de souligner les relations de pouvoir reposant sur le genre et où l’on reconduit corollairement celles-ci; la seconde met en avant les problématiques propres aux femmes artistes et recèle ainsi le potentiel de contrecarrer les dynamiques de genre asymétriques sévissant dans le monde de l’art. En conclusion de son article, Trajtenberg mentionne très justement qu’une plus grande visibilité accordée aux oeuvres de femmes n’endigue pas forcément les inégalités de genre, les stéréotypes patriarcaux pouvant s’infiltrer dans l’écriture critique.

C’est aussi ce qu’illustre brillamment Delphine Naudier par son étude de la réception du roman Confidence pour confidence de Paule Constant. Naudier soutient que le lexique renvoyant au domestique et au corps, largement employé par les critiques masculins et féminins, a eu pour effet de réduire la dimension universelle de l’ouvrage de Constant. Elle met également en relief les divergences entre le traitement critique des hommes et des femmes, les premiers ayant puisé plus allègrement au registre des stéréotypes de genre dans leurs textes. L’examen que fait Naudier de la polémique entourant la nomination de Constant pour l’obtention du prix Goncourt réitère par ailleurs l’importance que joue le sexe de l’auteur ou de l’auteure dans la réception de son oeuvre : un des critiques s’opposant à la nomination de Constant a réduit son livre à des « conversations de dames ».

Le concept de genre est au centre de l’analyse d’Hélène Maillé. Celle-ci tourne son attention vers la critique de danse dans les revues françaises Art press et Mouvement. Elle signale d’abord l’usage généralisé du concept par les chorégraphes homosexuels depuis les années 80, usage ayant induit une mobilisation corollaire du concept par ceux et celles qui en font le compte rendu. Elle mentionne ensuite que ce discours critique a surtout été porté par des hommes, sans toutefois faire l’impasse sur l’apport critique des femmes. Pour Maillé, celles-ci pensent le genre comme simple moteur de la créativité des chorégraphes plutôt qu’en termes engagés et féministes. En découle un effacement des contraintes de genre conformant les corps des danseurs et des danseuses dans le discours journalistique, lequel tendrait – qui plus est – à l’essentialisme et à la reconduction de la notion de binarité de genre.

La troisième partie de l’ouvrage comprend également un article sur la critique de danse et le concept de genre. Daphne Mourelou présente un clivage idéologique entre deux périodiques grecs. Cependant que la critique d’Eleftherotopía fonde son appréciation sur des présupposés biologiques et essentialistes de même qu’elle prône l’hétérosexualité et la correspondance aux caractéristiques de genre normatives, le critique de Kathimerini se montre ouvert à la diversité sexuelle, et n’hésite pas à légitimer des spectacles de danse la représentant. En outre, alors que la première peine à trouver la beauté dans les corps et les amours non conformes aux normes, le second dépeint le chorégraphe de « Room 1 », spectacle faisant le portrait du désir homosexuel, comme le « leader » de sa génération.

Mary Leontsini étudie la réception des romans de Lena Manda, de Maro Vamvounaki et de Cryssa Dimouliou, trois auteures grecques, et met aussi en lumière un clivage idéologique, cette fois entre la critique savante et celle qui provient d’autres acteurs et actrices du monde du livre – libraires, correcteurs ou correctrices ou encore lecteurs ou lectrices. Elle illustre un phénomène de déclassement à l’égard des « textes roses », jugés trop légers par la critique érudite. Cette dernière, qui les conçoit comme des vecteurs d’idées « rétrogrades », ne leur confère aucune valeur esthétique. Or bien que la critique savante offre peu d’attention à cette littérature ou porte sur elle un jugement négatif, les personnes qui représentent le monde du livre lui accordent une grande valeur et mettent l’accent sur leur plaisir de lecture et leur « appropriation émotionnelle » de la diégèse. Pour Leontsini, ce sont en fait les caractéristiques attribuées au lectorat – populaire, féminin – qui engendrent du mépris pour les « textes roses ».

Deux autres articles exposent la dévalorisation du féminin, plus précisément dans le domaine de la musique populaire. Reguina Hatzipetrou-Andronikou propose une analyse comparative de deux revues grecques, Difono et Ntefi, et montre le biais patriarcal de cette dernière. Le périodique compte très peu de rédactrices et réserve rarement une place aux musiciennes en couverture ou dans ses pages. À l’inverse, la revue Difono, dirigée par une femme, comportant un tiers de chroniqueuses, publie 33 % de textes sur des musiciennes. Considérant que les oeuvres des femmes comptent pour 28 % de la production musicale globale, la revue leur offre une visibilité considérable. Hatzipetrou-Andronikou observe donc, comme Saint-Martin, une corrélation entre le nombre plus élevé de critiques femmes et le nombre plus élevé d’articles écrits sur des artistes femmes. Elle insiste toutefois sur la prégnance de schèmes d’analyse sexistes dans Difono, où des critiques masculins ont jugé négativement l’oeuvre d’une compositrice grecque sous prétexte qu’elle travaillerait trop souvent en collaboration avec son mari; par contre, ils n’ont jamais évoqué la situation maritale des artistes masculins.

Karim Hammou a également retenu une démarche méthodologique comparative pour mesurer les effets du genre sur les critiques du rap de Diam’s et Booba. Il montre que le paratexte accompagnant leurs albums construit une image genrée et traditionnelle des artistes, Diam’s y incarnant la vulnérabilité, Booba, la puissance. Or pour Hammou, l’image publique consiste en une des multiples couches signifiantes de la musique, lesquelles influencent notamment la réception. La critique a par ailleurs retenu la petitesse et la jeunesse de Diam’s ainsi que la grandeur de Booba, dépeint en « génie romantique ». Celui-ci a joui d’une attention critique plus imposante que Diam’s, et bien que les deux artistes appartiennent à la sphère de culture populaire, le travail de Booba n’est jamais associé au mainstream. S’appuyant sur les travaux de Dominique Pasquier, Hammou rappelle que l’étiquette mainstream, moins valorisée, est souvent rattachée au féminin.

Attendu que le rôle de critique ne revient pas qu’à ceux et celles qui produisent des recensions au sein des canaux spécialisés, la quatrième et dernière partie de l’ouvrage porte sur les cercles de lecture. Viviane Albenga y explique, non sans se faire l’écho du dernier postulat d’Hammou, que le genre est doté d’un capital symbolique. Elle met au jour que, dans le contexte des cercles lyonnais, le féminin est doté d’un capital moindre : les lectrices sont présumées être trop portées par leur sensibilité, et l’universalité de sujets « féminins » – l’avortement, par exemple – se voit mise en cause. Les genres littéraires et procédés de lecture « masculins » seraient, à l’inverse, dotés d’un capital symbolique plus imposant. C’est ce que révèle d’ailleurs Danai Tselenti par l’entremise de son étude d’un cercle de lecture athénien. Certaines femmes qui y participent jugent leurs capacités insuffisantes par rapport au discours « masculin et rationnel », invariablement valorisé, et décident conséquemment de limiter leurs interactions pendant les séances.

Rassemblant des recherches rigoureuses, intéressantes et originales, le collectif illustre avec nuance et cohérence que les voix des femmes restent dévaluées dans les secteurs critiques et artistiques. Dans les domaines de l’art visuel, de la musique, de la danse et de la littérature, les femmes n’endossent pas le rôle de critique aussi souvent que les hommes et voient leur production marginalisée à différents degrés, le génie, l’universalité et la rationalité étant toujours pensés comme des traits masculins. Quant au concept de genre, s’il recèle un potentiel de subversion des catégories traditionnelles dévalorisant le féminin, il demeure peu utilisé par les critiques.