Corps de l’article

En 2011, dans le sillage d’une campagne organisée par plusieurs collectifs féministes pour la suppression du titre de civilité « Mademoiselle » sur les formulaires administratifs français, Alix Girod de l’Ain signait dans la revue Elle un éditorial en défaveur de cette proposition. Son texte se concluait de curieuse manière : « À la limite, si on doit changer quelque chose sur les formulaires administratifs, il faudrait rajouter une case : ‘ Pcsse ’. Mariées ou pas, jeunes ou vieilles, ce qu’il faut revendiquer, c’est notre droit inaliénable à être des princesses » (Girod de l’Ain 2011). Sans nier l’ironie d’une telle pirouette, on peut s’interroger sur le sens de cette (auto-)appellation au coeur d’un débat par ailleurs adossé à des arguments sérieux.

À contre-courant de la revendication royale de Girod de l’Ain, l’autrice Catherine Dufour publiait en 2015 le Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses. Quoique la quatrième de couverture convienne que « s’habiller comme une princesse peut être agréable », le verbe « finir » du titre laisse planer la menace d’un destin peu enviable pour les têtes couronnées féminines.

Que se joue-t-il donc entre ces deux pôles, si anecdotiques soient-ils? Quel sens peut-on donner à la figure de « princesse », prise comme référent à l’aune ou en opposition duquel se construiraient des féminités contemporaines?

La princesse est un palimpseste sémiotique. En superposition des monarques réelles ont été conçues les princesses de contes, dotées depuis la seconde moitié du xxe siècle d’alter ego audiovisuels : dans les imaginaires collectifs, le terme est désormais quasi indissociable de l’industrie Disney, de ses dessins animés et (surtout?) de ses produits dérivés. Les princesses sont en cela des « filles en séries », au sens de Martine Delvaux (2018), qui ne manque pas de les étudier dans son ouvrage. Toutes ces références intertextuelles, sédimentées sur un socle culturel commun, convergent pour dessiner ce qui semble être la quintessence de la féminité traditionnelle dans tout ce qu’elle comporte de traits définitionnels essentialisés, de codes sociaux et d’injonctions.

Pour le présent article, nous avons examiné la manière dont les nouvelles technologies de l’information et de la communication numériques (NTICN) ont permis aux féministes de ce que l’on nomme parfois la « quatrième vague » de se saisir de cette figure qu’est « la princesse » et de l’intégrer dans leurs discours militants. Notre recherche est focalisée sur des « appropriations ordinaires des idées féministes » (Albenga et Jacquemart 2015 : 7) par des internautes qui n’ont pas des postures de théoriciennes académiques[1] et qui ne sont pas non plus nécessairement affiliées à des collectifs structurés. Nous voici plutôt en présence d’« appropriations par le bas » de revendications politiques (Albenga et Jaquemart 2015 : 10), au sein de réseaux informels où se déploie une « diffusion par capillarité des idées féministes » (Achin et Naudier 2010 : 79).

Les textes et les images numériques que nous avons analysés relèvent ainsi de la « critique féministe profane en ligne » (Breda 2017 : 87-114), critique qui s’attaque ici conjointement à des productions culturelles (contes, dessins animés) et à des problématiques sociales, en pointant du doigt les relations qui se jouent entre les deux. La « Princesse avec un grand P » y apparaît, de manière récurrente, comme un repoussoir, un cliché qui condense une pseudo-essence dont il est nécessaire de se débarrasser pour abolir la ségrégation genrée et ses rapports hiérarchiques. Toutefois, dans un mouvement double, la même princesse peut aussi être appropriée, détournée et revalorisée pour faire émerger de nouvelles identités féminines plus complexes et inspirantes. De fait, nous proposons dans la première partie de notre texte une analyse des critiques culturelles et sociales menées en ligne, diffusées de manière éclatée dans des espaces féministes hétérogènes, autour des figures de princesses « traditionnelles ». Dans la seconde partie, nous étudierons un cas particulier de dévoiement de l’archétype au sein d’une lutte en ligne collective et fédératrice contre les diktats esthétiques féminins.

Méthode et corpus

Notre article s’inscrit dans la tradition des études culturelles et le champ disciplinaire hexagonal des sciences de l’information et de la communication. Avec l’avènement du blogue, né en 1999 (Cardon 2010 : 56) et le « sacre de l’amateur » (Flichy 2010), chaque personne peut désormais apporter sa pierre à l’édifice du Web sans devoir affronter un comité de publication, de sorte que les productions numériques plus ou moins anonymes ont proliféré. Si le lien entre féminisme et technologie n’est pas nouveau (Donna Haraway, VNX Matrix, mouvement du cyberféminisme), les réseaux sociaux semblent avoir permis une diffusion sans précédent.

Notre première partie consistera en une analyse qualitative de discours en ligne à coloration féministe, ou qui vont du moins être ancrés dans l’« espace de la cause des femmes » (Bereni 2012 : 27-41). Nous avons constitué à cet effet un corpus à partir d’une recherche des mots clés « princesse » et « princesses » sur dix blogues et sites francophones qui se réclament de la cause féministe[2]. Notre corpus définitif se compose de 40 articles parus pendant la période 2009-2019. Sans prétendre à une impossible exhaustivité, notre étude propose une analyse représentative des réflexions et des revendications qui gravitent autour de l’archétype de la princesse, récurrent dans des écrits qui prennent en charge diverses problématiques de la lutte contre les discriminations envers les femmes.

Dans la seconde partie, notre analyse portera sur un corpus d’images récoltées à compter de 2016, au moment de la naissance du mot-clic #LesPrincessesOntDesPoils, jusqu’en 2019. Ce mot-clic (hashtag) apparaît majoritairement sur les réseaux sociaux Twitter, Instagram et Facebook, qui seront les principales plateformes étudiées pour ce cas. Le cadre communicationnel de ces représentations prend en considération la légende qui les accompagne, ainsi que les commentaires qui viennent rebondir sur le contenu initial. Notre corpus s’inscrit dans une étude doctorale plus élargie, avec une observation non participante remontant à 2015, des pratiques de représentations du corps en ligne dans le contexte de revendications féministes. Il est complété par un questionnaire ayant obtenu 615 réponses, lancé au début de cette thèse, et qui permet de confronter le corpus récolté aux paroles des internautes volontaires pour des entretiens non-directifs qui interviendront dans la suite de la thèse et de ce travail d’ethnographie du virtuel.

Princesse au bûcher? Critiques sociales et culturelles féministes en ligne d’une allégorie du « Féminin »

Si elles semblent de prime abord anecdotiques et peu significatives, les mentions du terme « princesse(s) » émaillent les discours de défense de la cause des femmes. Qu’elles tiennent une place centrale dans le propos ou soient à l’inverse égrenées à la marge des textes analysés, leur récurrence et la multiplicité des questions qu’elles réfractent donnent à penser que cette figure représente bien plus, dans les imaginaires collectifs, qu’un archétype cantonné dans le monde de la fiction enfantine.

C’est pourtant de cet univers que la princesse est issue, et elle y reste largement associée. De fait, dans notre corpus, de nombreux articles convoquent ce personnage cliché au sein de réflexions autour de la socialisation genrée et du désir de prodiguer une éducation antisexiste. Les princesses sont les figures de proue des agents périphériques de socialisation féminins, ces « médiateurs auxquels [les enfants] ont accès dès leur plus jeune âge et qui leur offrent des représentations sexuées du monde dans lequel ils vivent » (Dafflon Novelle 2006 : 19) : contes et albums de littérature jeunesse, dessins animés (Disney en tête), jouets, vêtements et déguisements. « Actuellement, les modèles/jeux/histoire main stream proposés aux filles sont hyper genré, vers le ‘ tout princesse ’ », explique ainsi une mère féministe, interviewée sur le blogue Crêpe Georgette sous le pseudonyme de Marushah[3]. Ces personnages sont intrinsèquement porteurs d’une distinction de ce qui est codé comme féminin, par opposition aux objets, aux couleurs et aux activités associés à la masculinité. « [I]l y a une fabrication de 2 mondes sans lien possible : le monde fille, le monde garçon », poursuit Marushah. « [D]ès la naissance […], nous conditionnons plus ou moins inconsciemment les enfants en fonction de leur sexe, en les façonnant à l’image que nous nous faisons du féminin et du masculin », reformule la blogueuse Poule Pondeuse[4].

Or, les autrices des différents billets ont pleinement conscience que le phénomène n’est pas qu’un processus de distinction sur la base du sexe. Elles rappellent qu’il sous-tend une limitation, une rigidification et une hiérarchisation des rôles sociaux qui y sont associés. Également interviewée sur Crêpe Georgette, Sophie Gourion, dont la fille déplorait « la difficulté à trouver des Lego ‘ ni policier ni princesse ’ », explique : « le problème de la segmentation par genre c’est qu’elle limite les possibilités des enfants et les enferme dans des stéréotypes[5] ».

Parmi les multiples griefs des internautes féministes envers les princesses enfantines, la question de l’apparence physique est prédominante. « Ce que nous apprennent les princesses Disney : sois belle, sois belle et… sois belle », déplore la chercheuse Anne-Charlotte Husson sur son blogue Genre[6]! L’un des principaux critères de cette beauté supposément parfaite est la minceur irréaliste des protagonistes des fameux films d’animation : « toutes les héroïnes de Disney sont belles, graciles et résolument minces, propageant ainsi des standards de beauté impossible à atteindre auprès des fillettes », écrit Julie Legendart sur le site Terrafemina[7]. L’effet est tangible, comme le confirme Marushah dans son interview :

L’éducation des filles est poussée a fond sur la princesse […] Elle doit être belle et attentionnée aux autres. Surtout la beauté, d’ailleurs. Ma môme de 8 ans qui me dit qu’elle a du gras au cuisse alors qu’elle est largement en dessous de la moyenne de son âge, ca me fait peur.

Nos internautes (ré-)identifient ainsi le rôle joué par ce que nous nommons la « culture des princesses » dans la reproduction et la perpétuation d’un idéal de beauté occidental largement excluant, qu’évoque notamment Martine Delvaux (2018 : 13) : « Mince et blanc, […] une grosse poitrine, une taille fine, un ventre plat, de longues jambes galbées et une chevelure lisse et blonde », c’est-à-dire une « image hégémonique [qui] se donne à voir comme universelle ».

Au-delà de cet idéal physique, les injonctions esthétiques adressées aux petites filles incluent une grande coquetterie dans le choix des atours, ainsi que des attitudes et des positions qu’elles vont incorporer en copiant les modèles imposés. L’autrice du blogue Olympe et le Plafond de Verre dresse ce constat après avoir passé au crible des catalogues de jouets où les robes de princesses sont la seule option de déguisement proposée aux fillettes. Elle examine la posture des modèles, leur « tête légèrement penchée (signe de sollicitude) », leurs sourires systématiques (contrairement aux garçons), leurs minauderies[8], autant d’éléments apparemment anodins qui relèvent en réalité d’une construction performative du féminin où « ce sont les pratiques du corps dont la répétition institue le genre » (Butler 2006 : 14). De telles positions et attitudes s’articulent autour d’un idéal de « bonne éducation », comme le rappelle un article de Terrafemina :

La société place les filles et les garçons dans des cases : Les filles sont calmes, organisées, respectueuses, polies, posées, elles grandissent dans un monde couleur bonbon où les princesses deviennent leur modèle […] Implicitement, les garçons ont le droit d’avoir des défauts, des imperfections, alors que les petites filles se doivent d’être parfaites. Et cette perfection, la petite fille la recherche dans le regard des autres[9].

De fait, la joliesse prescrite par la culture enfantine et les manières raffinées dont elle s’assortit ont pour unique finalité l’agrément de l’entourage des jeunes filles, à commencer par les hommes[10]. Les princesses décriées dans les analyses féministes en ligne ont pour caractéristique de ne pas avoir d’identité ni d’existence propres. Non seulement elles sont belles pour l’unique satisfaction du regard masculin, mais elles sont de surcroît dépourvues de toute agentivité. Ainsi, parallèlement aux diktats esthétiques, les autrices de notre corpus mettent en lumière la faiblesse et la passivité de ces archétypes. Sur Terrafemina, Pauline Machado martèle :

Depuis qu’on doit avoir 3 ans, on se bourre le crâne de contes de fées [...] Les histoires de princesses et de princes semblent faire partie intégrante de notre enfance. Le scénario varie peu : il y a une (très) jeune fille qui est belle, fine, et qui chante bien. Elle attend désespérément qu’on vienne l’enlever à sa vie monotone voire misérable pour la conduire vers un futur plus brillant[11].

Machado n’est pas la seule à dénoncer le trope narratif de la damoiselle en détresse qui attend qu’un preux chevalier vienne la délivrer. Outre les contes traditionnels et leurs relectures par les dessins animés, les jeux vidéo sont aussi mis sur la sellette, notamment par la militante Mar_Lard, qui consacre aux femmes-récompenses un long billet accueilli par le blogue Genre[12]! Cette absolue passivité a pour aboutissement une réification sexuelle intrinsèque aux identités féminines, façonnées sur le modèle des princesses à secourir (et qui s’offrent en tribut à leur sauveur, qui qu’il soit). Certaines critiques féministes font ainsi le lien entre les contes traditionnels où des princesses endormies sont embrassées sans leur consentement et la culture du viol contemporaine[13]. La représentation répétée de tels baisers non explicitement consentis participerait à la normalisation et à la banalisation, dans les imaginaires collectifs, d’actes pourtant caractérisés comme des agressions sexuelles.

Ce rapprochement met en exergue la profondeur des enjeux de critiques envers la culture enfantine des princesses. Si le problème est régulièrement abordé par des militantes sur Internet, c’est qu’il ne se cantonne pas dans les premières années de vie. Tout au contraire, les modèles injonctifs que façonnent les princesses archétypiques sont un conditionnement renforcé au fil des âges. Amarrées à ce socle culturel, d’autres formes médiatiques telles que les magazines féminins[14] et les comédies romantiques[15] vont prendre le relais des contes pour reproduire leurs schèmes genrés. Allégorie de la féminité traditionnelle, la princesse concentre tous les traits essentialisés de la « Femme idéale ». Les contraintes inhérentes à cette identité féminine idéalisée, cultivées dès la plus tendre enfance, déploient leurs ramifications de toutes parts dans les sphères de la vie adulte. Devant le poids d’une telle hégémonie, les NTICN offrent un espace de contestation des médias traditionnels et de l’idéologie dont ils sont porteurs, en mettant l’accent sur les répercussions délétères qu’ont les représentations sur la réalité du vécu des femmes.

Les autrices de notre corpus rendent visible et décortiquent ce continuum d’injonctions et de restrictions véhiculées par la fiction, la presse, la publicité, le marketing genré. Les militantes d’Osez le féminisme! insistent sur ce point, statistiques à l’appui[16] : « Les jouets ne sont pas “ que ” des jouets : ce sont des supports d’apprentissage, qui aident au développement des enfants. »

Les textes sélectionnés pour notre étude, qui se font souvent écho, ont la vertu de révéler la multiplicité et l’entrecroisement des problématiques qui découlent du modèle princier dont les petites filles sont inondées. La passivité dans leurs relations amoureuses, par exemple, est reproduite dans les pratiques sociales genrées relatives aux dynamiques de séduction. Nos internautes remarquent ainsi que la structure répétitive des contes a biaisé les attentes romantiques des femmes. C’est ce qu’explique notamment Machado, dont l’article est consacré à l’identification des petites filles aux princesses, au point qu’elles continuent d’attendre un unique homme parfait pour se sentir « complètes » une fois devenues adultes. L’idée sous-jacente est que le couple monogame et hétérosexuel, validé par l’institution du mariage, est la seule voie valable pour une femme. Les réflexions menées autour du déséquilibre dans la séduction entraînent aussi une remise en cause de la galanterie qui, parce qu’elle place les femmes en position d’infériorité, relève du « sexisme ambivalent » (par opposition au « sexisme hostile ») : « le sexisme ambivalent considère les femmes comme des êtres purs, des princesses à protéger; il les mets sur un piédestal comme des vases fragiles », analyse Valérie Rey-Robert, qui tient le blogue Crêpe Georgette[17]. En cela, le schème n’est pas circonscrit aux imaginaires féminins, mais influe dans le même temps sur la perception que certains hommes vont avoir d’elles. C’est ce qu’explique l’autrice du blogue Les Questions Composent, qui a inventé le personnage de Poire, caricature du « gentil garçon » autoproclamé :

Poire ne voit pas les filles comme des personnes qui ont leurs préférences, leurs choix, leur libido, leur libre arbitre. Poire pense que les filles couchent avec toi de façon automatique quand tu remplis un certain nombre de conditions. Tu butes le dragon, hop, tu te tapes la princesse[18].

La passivité (notamment romantico-sexuelle), les diktats esthétiques et la finalité matrimoniale imposés à la vie des femmes se prolongent ainsi de manière intriquée bien après la petite enfance, allant jusqu’à mettre en danger leur bien-être et leur équilibre psychologique. L’article de Terrafemina sur le « syndrome de la bonne élève » développe ainsi :

La femme se heurte toujours aux injonctions de perfection que véhiculent les représentations sociales : être une enfant parfaite, pour devenir une mère parfaite et une professionnelle parfaite. Dans un tel schéma de construction mentale, la Working Mum (maman-femme active) s’épuise parfois jusqu’au burn-out[19].

En incitant filles et femmes à être polies, discrètes et dévouées aux autres, les injonctions sous-tendues par la culture des princesses semblent aussi contribuer à une autocensure dans les sphères scolaires puis professionnelles. Interviewée pour un article au titre éloquent, « Mais où sont passées les femmes ingénieures? », Isabelle Collet précise que : « dès le CP, il y a des petites filles très “ princesses ” qui n’entrent pas dans les mathématiques. Inconsciemment, elles ont compris que leur rôle de petite fille jolie et délicate n’est pas compatible avec le fait de faire des maths[20]. »

En réalité, outre la position d’infériorité dans laquelle les femmes sont placées dans le monde domestique et intime, elles vont se heurter au plafond de verre dans le monde des études puis du travail.

En conséquence, la culture des princesses consiste en une sédimentation de clichés genrés qui conditionnent les femmes tout au long de leur vie, par l’entremise d’une multitude de supports médiatiques et d’agents périphériques de socialisation. À long terme, elle irrigue toute la société, consolidant et perpétuant le système de domination patriarcale (figure 1).

Figure 1

Culture des princesses et système de domination patriarcale

Culture des princesses et système de domination patriarcale

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Or, si ce sont des cultures médiatiques qui nourrissent et consolident le carcan, la mise en place de cette « critique féministe profane en ligne » (Breda 2017 : 87-114) de leurs contenus vise à faire évoluer les mentalités. Notre corpus l’atteste : les autrices des textes analysés, pleinement conscientes des enjeux relatifs aux stéréotypes de genre dans l’éducation enfantine et de leurs répercussions dans la société adulte, utilisent les NTICN pour faire entendre leurs voix et contester les représentations hégémoniques longtemps perpétuées par les contes, les dessins animés et les médias « traditionnels ». Il y a ici un féminisme résolument communicationnel, au sein duquel les plateformes en ligne et les réseaux sociaux sont des outils dont s’emparent les femmes pour « se rendre visible[s], faire parler de soi; faire bouger les choses » (Jouët, Niemeyer et Pavard 2017 : 24). Ce pan de notre étude a montré qu’elles émettaient des critiques sociales et culturelles dont la finalité est de briser le carcan patriarcal pour obtenir plus d’égalité. Les évolutions dans les choix éducatifs et dans la prescription de certaines oeuvres culturelles progressistes, ainsi que la prise en considération de l’existence de telles demandes dans des sphères médiatiques plus « traditionnelles » et grand public, sont des effets concrets de ces revendications en ligne. Nous pensons par exemple à l’engouement croissant pour les « filles rebelles » et autres princesses « indignes » dans la littérature de jeunesse (Alice Brière-Haquet, La princesse qui n’aimait pas les princes, Actes Sud, 2014; Sandrine Beau et autres, La revanche des princesses, Poulpe Fictions, 2019; Katherine Quénot, Les princesses aussi mangent leurs crottes de nez, Glénat, 2020, etc.).

La princesse, allégorie d’une féminité « traditionnelle » réductrice, nous est apparue comme une figure-repoussoir du féminisme. Toutefois, elle garde un tel poids dans les imaginaires collectifs que l’enjeu n’est pas tant de la supprimer que de s’en emparer pour se l’approprier. Au lieu de censurer les contes, il est par exemple suggéré d’en faire des outils pédagogiques pour mener une réflexion antisexiste avec les enfants[21]. Si toutes ces revendications sont récurrentes dans les textes abordés et se font écho, cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait eu des concertations entre les autrices et que celles-ci prendraient part à un projet commun clairement structuré. Les critiques féministes ainsi émises, quoiqu’elles s’inscrivent dans la même mouvance permise par l’avènement d’Internet et la circulation de la parole par l’intermédiaire des nouveaux médias numériques, restent, à ce stade, individuelles et éparpillées sur la Toile. Or, en certaines occasions, la prégnance de la culture des princesses dans les imaginaires est mise au service d’un discours particulier au sein duquel convergent les voix de centaines de militantes unies sur un front commun. Dans de tels cas de figure, les pratiques discursives ne font plus seulement sens lorsqu’elles sont prises dans leur individualité, mais elles mettent en exergue l’émergence d’une communauté. La suite de notre étude abordera un exemple particulier d’appropriation féministe collective des princesses sur les réseaux sociaux.

#LesPrincessesOntDesPoils : témoignages-satellites, corps morcelés et réappropriation des princesses sur Internet

Avec la quatrième vague du féminisme, dont l’émergence en France est généralement placée vers 2011, selon David Bertrand 2018 : 137), apparaissent sur les médias numériques une multitude d’engagements de soi. Ces discours et ces images interrogent les nombreuses injonctions faites au genre féminin, principalement celles du corps, en utilisant le leur comme support de médiation, ou en se réappropriant des contenus déjà existants (fanart[22], mème[23]) : censure de certaines parties, tabou des règles ou d’autres manifestations corporelles, domptage de la peau, de la pilosité… Elles s’écrivent et se montrent, jusqu’à la corpographèse (Paveau et Zoberman 2009), tentant de sortir du fantasme pour redevenir tangibles et faillibles. La princesse, figure qui enferme les femmes dans une identité de genre à laquelle il ne faudrait pas déroger, ne se voit pas seulement rejetée, mais aussi détournée. Les internautes semblent s’inspirer mutuellement dans leurs productions, puisqu’il est désormais possible de trouver des éléments communs, le tout en dépassant les frontières géographiques. Après l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo (#BalanceTonPorc en France) qui démarre en octobre 2017, il semble aller de soi pour le grand public d’accoler un mot-clic, dès la naissance d’un mouvement social, puis de voir affluer les témoignages sous toutes leurs formes. Cependant, ce procédé est plus ancien et résulterait de la rencontre entre pratiques technologiques et médiatisation d’affaires sexistes violentes, qui ont trouvé dans les réseaux sociaux un outil pour s’exprimer sans passer par un comité de validation comme cela peut être le cas avec des médias de masse unilatéraux.

Ainsi, Josiane Jouët, Katharina Niemeyer et Bibia Pavard (2017 : 24) précisent ceci :

La chronologie politique rejoint alors les évolutions techniques puisque le renouveau féministe est concomitant de l’accès des Françaises et Français à Internet et au web en 1995 suivi par le web 2.0 et la croissance des réseaux sociaux en ligne à partir de 2005. Sans vouloir voir une causalité entre l’apparent renouveau féministe et l’explosion des plateformes numériques, on peut s’intéresser aux effets de simultanéité.

Les « dedipix[24] militantes féministes » (Paveau 2013) en sont un exemple.

Dans cet environnement numérique féministe, plusieurs figures apparaissent de façon récurrente dans les discours en ligne et servent de fictions politiques, dont il faut s’approprier le pouvoir symbolique par la représentation[25], en s’incarnant pour mieux se légitimer (Marin 2005), ou qu’il faut chercher à combattre : sorcière, sirène, licorne… Porteuse des injonctions et de l’enfermement identitaire vus précédemment, la princesse n’y échappe pas.

Les réappropriations de princesses sous forme de fanart pullulent également sur Internet (Breda 2018). Plus aventurières, plus militantes, ces images participent de l’univers global des princesses et se détachent du fantasme de la jeune femme belle et servile.

Ces représentations dans les productions artistiques et culturelles tendent à omettre, jusqu’à l’effacement, ce qui fait la corporéité des femmes : « L’art nie aussi la femme, qui n’existe que comme modèle, annulée par l’oeuvre […] et porte au paroxysme cette disparition de la femme de chair et de sang dans la consécration et la perfection de l’oeuvre d’art » (Détrez 2002 : 184). Des internautes tentent de rappeler, en contrepoint, que les personnages de princesses incarnent également des corps féminins, avec ce qui en compose le quotidien (voir figure 2).

Figure 2

Adèle Labo, publication du 11 juillet 2018

Adèle Labo, publication du 11 juillet 2018

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Dans les contes, parmi les voeux des fées-marraines, la beauté et la douceur de caractère prédominent. C’est sur cette base que l’imaginaire collectif se construit autour de la figure de la princesse et que le mot-clic #LesPrincessesOntDesPoils s’échafaude pour mieux le déconstruire. Nous allons rendre compte ici de ce cas francophone de réappropriation d’image de la princesse, ainsi que de ses productions associées. À partir des traces laissées en ligne, il est possible de faire une « ethnographie du virtuel » (Héas et Poutrain 2003), où « [à] la manière d’un ethnographe qui autrefois arpentait de lointaines contrées, muni de son carnet de notes, le chercheur devrait donc, à notre sens, explorer ces univers (numérique) avec la même rigueur » (Trémel 2003) avec un temps d’observation longue durée sur ledit terrain, « et d’insister sur la participation comme une condition sine qua non » (Berry 2012).

#LesPrincessesOntDesPoils est un mot-clic lancé simultanément sur plusieurs réseaux sociaux en juillet 2016 par Adèle Labo, 16 ans au moment des faits. Cette formule avait déjà été employée par la même internaute, un an auparavant, pour nommer une courte vidéo[26] (voir figure 3), réalisée avec peu de moyens. Sans texte autre que le titre, ni parole, elle montre une protagoniste autoproclamée « princesse », visage nu et jambes non épilées, sur fond de musique douce. Nous avons recoupé plusieurs interviews, et il ressort que l’internaute était lassée des remarques au sujet de sa pilosité, ainsi que des images de corps « prêts pour la plage » (summer body[27]) présentes dans les médias. Ce semblant de surveillance communautaire et l’apprentissage de l’épilation féminine par la honte sont récurrents dans les discours porteurs de l’injonction du glabre sur les réseaux sociaux. La formule est rapidement partagée par des internautes et par la presse, jusqu’à apparaître en sujet tendance (trending topic[28]) en France le 12 juillet 2016; en somme, les termes génèrent beaucoup d’activité sur un temps donné. Accord ou désaccord quant au fait de garder sa pilosité naturelle, #LesPrincessesOntDesPoils fait parler sur l’espace public numérique. Des jeunes femmes s’en sont emparées, acceptant le défi de se prendre en photo avec leur pilosité et de les publier en ligne, en faisant plus de 25 000 mentions en trois jours. Elles impliquent leur propre corps, qui devient un support de militantisme, reprenant souvent les codes visuels d’autoportraits numériques classiques. Nous pouvons voir ainsi une sérialité de corps poilus, produits et partagés avec cette « fluidité » que permettent les NTICN[29]. Un blogue de la plateforme Tumblr, « Raconte tes poils[30] », créé par la personne à l’initiative du mot-clic, sort dans la foulée, afin de récolter des témoignages d’internautes. #LesPrincessesOntDesPoils connaîtra à nouveau un pic de popularité en janvier-février 2019[31] au moment du défi (challenge) #Januhairy, où l’enjeu sera de ne pas s’épiler durant le mois de janvier et d’en rendre compte sur les réseaux sociaux.

Figure 3

Capture d’écran de la vidéo Les princesses ont des poils d’Adèle Labo, 2015

Capture d’écran de la vidéo Les princesses ont des poils d’Adèle Labo, 2015

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La référence à la figure culturelle de la princesse est justifiée ainsi par Labo (Wascowiski 2019) :

Le nom du hashtag #LesPrincessesOntDesPoils, ça m’est venu parce que les princesses c’est un peu un modèle de fille parfaite qu’on inculque aux petites filles très tôt, c’est le prince charmant, la vie parfaite, la femme parfaite, même avec Barbie, tout ça. Et je trouvais que ramener ça aux poils, c’était genre même les princesses ont des poils, c’est tellement naturel, tellement ancré, tout le monde a des poils.

La formule peut être qualifiée d’oxymore : elle associe les poils, considérés comme un attribut viril, à la figure de la princesse, archétype de la féminité idéale. Toujours selon cette vision binaire, le poil, à caractère animal, est à dompter, tandis que la princesse s’avère l’apanage du civilisé. Cette catégorisation du genre s’inscrit dans la domination masculine puisqu’elle enjoint aux personnes d’appartenir à l’un ou à l’autre sexe, celui qui est assigné à la naissance, et de ne pas déroger à cette identité (Butler 2006) au risque de subir une sanction, notamment par l’humiliation. De nombreux témoignages de femmes en ligne racontent comment elles ont connu la honte en osant se confronter au regard des autres avec leur pilosité, dans l’espace public ou dans l’enceinte du foyer.

L’idée de nommer pour reconnaître et combattre une injonction apparaît également dans les discours de la créatrice du mot-clic : « Je voulais gueuler contre les poils et je trouvais ça sympa de trouver une sorte de titre effectivement à cette lutte, et puis avec la puissance des réseaux sociaux, un hashtag peut très vite faire le tour s’il est apprécié[32]. »

Labo, comme beaucoup d’autres ayant des pratiques féministes numériques, avait déjà une habitude de la photographie et de la production d’images. Ce public vient d’un environnement professionnel ou étudiant, ayant des appétences pour les arts visuels et la communication. Dans une tranche d’âge jeune (de 15 à 35 ans) et hyperconnectées, ces personnes ont parfois plusieurs comptes, sur des réseaux sociaux différents, dont la confidentialité est savamment gérée[33]. En règle générale, les publications sont postées simultanément sur plusieurs réseaux, mécanique communicationnelle souvent présente dans leurs pratiques. Dans ces productions, de nombreux mots-clics sont associés à #LesPrincessesOntDesPoils, ainsi que des références au mouvement body positive[34], à ces corps « hors normes » (voir figure 4). La pilosité est un territoire à reconquérir de l’anatomie féminine, dans une cartographie du corps militant. Ces témoignages individuels et satellites se répondent en écho, jusqu’à créer une « chorale ».

Figure 4

Capture d’écran de certaines des publications les plus appréciées ou « likées » ou commentées du mot-clic #LesPrincessesOntDesPoils sur Instagram

Capture d’écran de certaines des publications les plus appréciées ou « likées » ou commentées du mot-clic #LesPrincessesOntDesPoils sur Instagram

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Les mots-clics étant des métadonnées qui permettent de regrouper des publications, il n’est donc pas anodin d’avoir recours à cet outil pour montrer la quantité de contenus associés. Au-delà de l’observation des précédents mouvements menés en ligne depuis quelques années, nous pouvons voir que, selon les études de notre démarche méthodologique, de nombreuses internautes témoignant sur ces réseaux revendiquent des compétences en communication ou utilisent les réseaux régulièrement dans leur environnement professionnel : animatrice de communauté en ligne, journaliste, illustratrice, graphiste, etc., si bien qu’elles sont au fait de ces utilisations et répercussions. Il y a une mise en commun des compétences professionnelles dans un but militant. Dès le lancement de #LesPrincessesOntDesPoils, la créatrice invitait les internautes à « montrer leurs poils » et à témoigner sur le Tumblr associé. Il fallait faire groupe, faire communauté, faire émerger des enjeux de société. Et la figure de la princesse, à l’ère d’Internet, agit possiblement en catalyseur de cette communauté et de ses nouvelles méthodes de communication.

Sur Instagram, Twitter et Facebook, il est possible de voir, sous #DesPrincessesOntDesPoils, des visages, des jambes, des aisselles, des bras… L’égoportrait (selfie) reste une des représentations les plus répandues. Ces autoportraits particuliers, bras levés, dévoilent la pilosité des aisselles et sont toujours accompagnés d’une légende et de mots-clics. En montrant leur visage, les internautes s’incarnent et elles cassent l’anonymat que peut prodiguer Internet. Y revendiquer son identité devient alors parfois un engagement politique, en affirmant son droit d’apparaître dans un espace public et de montrer un « corps hors normes ». Le cadrage ne s’attache plus uniquement aux formes d’un corps féminin, si nous devions reprendre la théorie du « regard masculin » (Mulvey 1975 : 6-18). Les femmes deviennent sujet, et non plus objet. Ces anonymes se rendent massivement visibles (Gunthert 2018). L’égoportrait étendu (Paveau 2019[35]), où le corps du sujet est intégré dans l’image sans pour autant montrer de visage, est également de mise (voir figure 5) : le corps entier devient un support identitaire, une interface qui amène à la réaction et à l’échange.

Figure 5

Capture d’écran Instagram

Capture d’écran Instagram

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Parmi les revendications récurrentes figurent une demande de représentation médiatique plus proche du réel, le droit à l’imperfection et le souhait de ne pas enfermer les femmes dans des objectifs inatteignables incarnés par la princesse.

Au-delà de l’iconographie et de la légende qui accompagnent ces productions, les commentaires doivent être intégrés à notre analyse. Certaines réactions attestent les injonctions et les oppressions que subissent quotidiennement les femmes, puisque les propos sont eux-mêmes violents et apparaissent comme des « rappels à l’ordre », à l’obligation d’être « douce », « pudique ». Tandis que d’autres réactions seront des témoignages de soutien et confirmeront cette communauté en ligne. Ce type de publications a pour vocation de « toucher un large public », de « faire réagir »[36]. Ce sont des images conversationnelles[37], où les internautes se réapproprient le langage visuel, en produisant, en repartageant et en commentant ces contenus (Gunthert 2015). La créatrice de #LesPrincessesOntDesPoils dit avoir été surprise du nombre de jeunes femmes qui avaient intégré l’injonction à l’épilation :

Beaucoup de filles ont été réactives, aussi bien positivement que négativement, et c’est là que je me suis rendue compte qu’il y avait encore du travail à faire, quand j’ai vu des filles en descendre d’autres parce qu’elles avaient des poils, je me disais : « Merde, soutenez-vous quoi[38]! »

Ces réactions mettent en exergue les enjeux qui se dessinent autour de la représentation de la pilosité. Elles se répartissent, comme le dit Labo, en deux catégories : positives et négatives. Au-delà du fait de créer une communauté par le nombre de productions associées au mot-clic, nous avons observé dans les réactions positives une forme de « soutien par les liens faibles » (Granovetter 1973 : 1361) qui s’opère : « Tu es une princesse », une « reine », une « déesse », « belle », « forte », « courageuse », « c’est normal », « soutien »... La reprise de la figure de la princesse est à nouveau présente et valorisante. Ces nombreux liens dits « faibles », brefs ou occasionnels, mais permettant une large diffusion, se construisent en fonction de centres d’intérêt commun et de confiance mutuelle.

Les internautes (se) rappellent par ce biais qu’elles sont légitimes, qu’elles ont leur place dans l’espace public – dans la rue comme sur Internet –, qu’elles n’ont pas à plier devant les injonctions et que chaque corps est normal, même lorsqu’il ne se conforme pas aux représentations médiatiques hégémoniques.

Les réactions négatives, quant à elles, témoignent de l’image extrêmement péjorative dont pâtit encore la pilosité féminine (voir figure 6). Nombreuses, ces réactions proviennent d’hommes comme de femmes et font surtout démonstration de dégoût. Certaines renvoient à l’animalité (« t’es tout, sauf une princesse, tu ressembles à César de la planète des singes ») ou aux caractéristiques supposées masculines (« t’es une fille? », « vous êtes bien une femme ou…? »). Les internautes non épilées sont régulièrement qualifiées de « lesbiennes », traitées de « goudous ». L’injonction au couple hétérosexuel comme unique fin à l’histoire (revoir la figure 1) est également très présente, et cette pilosité est apparemment un frein à cette réalisation (« tu finiras seule », « personne ne voudra jamais de toi », « va finir ta vie mangée par des chats »). Tandis que la vocation première d’une princesse est de finir mariée, ceux et celles qui critiquent les « femmes poilues » considèrent que non seulement elles ne sont pas des « princesses », mais qu’elles seraient même des « sous-femmes », car elles sont sans doute, pense-t-on, célibataires ou lesbiennes, ou les deux à la fois.

Figure 6

Exemples de réactions négatives à #LesPrincessesOntDesPoils

Exemples de réactions négatives à #LesPrincessesOntDesPoils

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Ces réactions montrent qu’en effet la culture des princesses et le système de domination patriarcal influent sur la perception des jeunes femmes. Cela justifie le besoin de cette nouvelle communauté militante en ligne de « déplacer le curseur », de développer un imaginaire encore inexploré autour de la figure de la princesse, jusque-là catalyseur d’injonctions, qui intégrerait désormais la réalité du corps, le tout à l’aide d’outils virtuels, mais non pas fictifs pour autant, et permettant des effets bien réels.

Conclusion

Notre article avait pour ambition d’analyser, par l’entremise de deux études de cas complémentaires, des « appropriations ordinaires des idées féministes » (Albenga et Jacquemart 2015 : 7) permises au cours des années 2000 et 2010 par les NTICN grâce à l’avènement des blogues et des réseaux sociaux. Constitués autour du mot clé « princesse(s) », les deux volets de notre corpus ont mis au jour un ensemble de pratiques discursives et visuelles vouées à la remise en question des normes et des injonctions culturellement associées aux identités féminines occidentales contemporaines.

La princesse, allégorie de l’ultraféminité, investit les imaginaires collectifs dès l’enfance. Elle y dessine les contours de la « Femme idéale » : belle, douce, docile, dévouée aux autres et en perpétuelle position de subordination. Les réflexions menées sur des blogues francophones et des revues numériques à vocation explicitement féministe procèdent à un décorticage de ces clichés encore souvent essentialisés et à une déconstruction minutieuse de contraintes intériorisées par les femmes qui sont sans cesse renvoyées à ce modèle jugé rétrograde.

Si la critique socioculturelle de la culture des princesses se révèle virulente, le rejet n’est cependant pas le seul rapport qu’entretiennent avec elle les internautes engagées pour la cause des femmes. À travers l’exemple du mot-clic #LesPrincessesOntDesPoils, nous avons observé un phénomène parmi d’autres de réappropriation en ligne du modèle féminin « traditionnel ». Il ne s’agit alors pas tant de refuser d’être une princesse que de décider de s’emparer du titre pour faire évoluer sa définition classique.

En cela, les NTICN sont perçues par les internautes féministes comme des outils d’autonomisation (empowerment) devant les normes encore très étriquées imposées aux femmes dans les médias hégémoniques, la fiction et la publicité. Au gré de la diffusion de ces expressions « profanes », les mentalités peuvent évoluer, de même que les pratiques de consommation de certaines franges de la population (des parents, des jeunes actives, etc.). En réponse, les industries culturelles, médiatiques et publicitaires « traditionnelles » sont amenées à faire évoluer leurs offres de manière à être en adéquation avec ces nouvelles demandes. La parole militante en ligne revêt bien, en ces occasions, une fonction de levier politique.