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En mars 2017, Netflix, diffuseur en ligne populaire à l’échelle mondiale, commence la diffusion de la série 13 Reasons Why (13RW) (« Treize raisons ») sur sa plateforme numérique. L’histoire porte sur le suicide d’une adolescente, Hannah Baker, qui laisse derrière elle sept cassettes expliquant les 13 situations qui l’ont poussée à passer à l’acte. La série porte sur certains thèmes récurrents, dont les violences faites aux filles et aux femmes, principalement celles d’ordre sexuel, l’intimidation et la vie sociale au secondaire, y compris la pression des autres élèves et la malice d’adolescentes populaires et méchantes (mean girls).

Au Québec, un débat public a vu le jour après la diffusion de la série 13RW. Le thème du suicide, au coeur de la trame narrative et de la présentation explicite du passage à l’acte, a soulevé un vent d’inquiétude grandement insufflé par les médias d’information. On donnait la parole à des spécialistes des domaines de la santé et de l’intervention sociale[1] qui insistaient sur le risque que représentait la série pour les jeunes vulnérables. Dans cette foulée, des commissions scolaires, des écoles secondaires et primaires de la province ont contacté les parents pour leur conseiller d’écouter l’émission avec leurs enfants et de discuter ensemble des risques associés à la représentation du suicide (Scali 2017; Allard 2017; Cloutier 2017).

En règle générale, les spécialistes à qui l’on avait demandé d’exprimer publiquement leur avis s’en sont principalement remis au sens commun pour traiter des risques associés à la représentation du suicide dans les médias. Leur opinion reposait essentiellement sur cette idée préconçue depuis la publication du roman Les souffrances du jeune Werther selon laquelle les médias d’information et de fiction qui traitent du suicide sont suivis d’un effet d’imitation. En vérité, peu de recherches avaient jusqu’alors été réalisées sur les effets des représentations du suicide dans la fiction, et les résultats de ces études, y compris celles qui portaient sur les effets des contenus destinés aux jeunes, se révélaient mitigés (Pirkis et autres 2005; Ferguson 2018).

À la suite de la controverse surgie en 2017, des études ont été entreprises pour évaluer les effets spécifiques à la première saison de la série 13RW. Peu après sa sortie, on a observé une augmentation des recherches dans Google, possiblement indicatives d’idéations suicidaires (Ayers et autres 2017), une hausse dans l’usage d’une ligne téléphonique d’aide (Thompson et autres 2019) et un accroissement du nombre d’admissions à l’hôpital de personnes mineures présentant un potentiel suicidaire (Cooper et autres 2018). Bien que ces données ne permettent pas d’établir de relations de cause à effet entre le visionnement de la série 13RW et la propension au suicide, elles n’en demeurent pas moins préoccupantes. Sur une note plus rassurante, on pourrait comprendre de ces résultats que les jeunes se mobilisent pour s’informer sur le suicide, réfléchir et obtenir de l’aide en cas de détresse. Or, aux États-Unis, une correspondance a aussi été établie dans le temps entre la sortie de la série 13RW et une multiplication des suicides chez les personnes mineures (Niederkrotenthaler et autres 2019; Bridge et autres 2020). À l’inverse, d’autres études ont indiqué que le visionnement de la série 13RW pouvait avoir des effets positifs, par exemple pousser une personne à chercher de l’aide au besoin, à faire preuve d’une plus grande empathie et à s’excuser pour la façon dont elle a traité quelqu’un d’autre (Lauricella, Cingel et Wartella 2018). Selon l’étude d’Aline Zimerman et autres (2019), l’écoute de la série a aussi été associée à des taux plus bas d’attitudes d’intimidation et d’idéations suicidaires. On note néanmoins dans cette étude et quelques autres recensées par Anna S. Mueller (2019) que les personnes déjà dépressives ou suicidaires avant la sortie de la série 13RW sont celles qui risquent le plus de subir des effets négatifs à son visionnement.

Une des principales limites méthodologiques de ces études réside dans l’utilisation de données agrégées ou transversales pour évaluer si les occurrences d’un effet désirable ou indésirable augmentent dans une population à la suite de la diffusion de la série 13RW (Mueller 2019 : 500). Outre l’impossibilité de s’affranchir des multiples facteurs parasites dans les données d’observation, une autre faiblesse tient au fait que l’on accorde peu d’importance à l’interprétation du contenu médiatique (Pirkis et autres 2005 : 18). Il s’avérerait plus éclairant de dépasser la recherche d’effets massifs et indifférenciés pour s’intéresser plutôt à la production de significations au moment de la réception (Pirkis et autres 2005 : 18).

Curieusement, les points de vue et les expériences des jeunes femmes ont occupé peu de place dans le débat autour de la série 13RW, pourtant associée au dead girl genre[2], un récit dont la narration est assurée par une jeune femme décédée, et qui affaiblit l’agentivité sexuelle des personnages féminins (Nelson 2017). Quand il est question de suicide, on se soucie surtout des hommes chez qui le taux est trois plus élevé (Navaneelan 2017). Or, ces statistiques laissent dans l’ombre le fait que les femmes font davantage de tentatives de suicide que les hommes (Gosselin 2012; Navaneelan 2017) et qu’elles souffrent davantage souvent de détresse psychologique (Baraldi, Joubert et Bordeleau 2015 : 92). Du reste, la compréhension du sens que prend la série 13RW pour les femmes ne saurait être complète sans étendre la question du suicide à celle des violences faites aux femmes dans la même série.

Deux ans après la sortie de la première saison, l’entreprise Netflix a annoncé le retrait de la scène du suicide (Radio-Canada 2019). On peut se demander ce qui a pu guider la décision de couper précisément cette scène puisque aucune des études produites jusqu’alors ne portait sur les effets directs du contenu de la série. Comme le souligne Delphine Letort (2019), la focalisation dans la version télévisuelle sur le thème du suicide plutôt que sur la culture du viol, pourtant omniprésente dans le récit, occulte le processus d’objectification sexuelle dont se nourrit la trame narrative de la série 13RW, fondée sur une représentation des femmes violentées comme responsables de leur condition de victime et impuissantes à l’égard de leurs agresseurs.

Trois questions à l’étude

Pour pallier l’absence de la voix des filles dans le débat public et dans les écrits recensés, nous avons choisi de rendre compte d’une étude sur les significations produites par les adolescentes à la suite du visionnement de la première saison de la série 13RW. Cette étude s’inscrit dans le courant des études sur les filles (girls’ studies), dont la principale préoccupation est de mettre en valeur les points de vue et les expériences de ces dernières (Mazzarella et Pecora 2007 : 116). Ayant connu une croissance exponentielle depuis les années 90 (Duits et van Zoonen 2009), ce courant a notamment été marqué par une vague de recherches qui avaient pour but de comprendre la manière dont les filles interprétaient les contenus culturels en écoutant ce qu’elles avaient à dire plutôt qu’en déconstruisant les contenus culturels à partir d’une perspective strictement théorique (Mazzarella et Pecora 2007 : 112).

C’est dans cet esprit que les significations produites par les adolescentes à la suite du visionnement de la série 13RW ont été étudiées. Les questions soulevées dans cette recherche sont les suivantes :

  1. Comment les adolescentes décrivent-elles leur expérience d’écoute?

  2. Comment, au quotidien, se sont-elles approprié les éléments de contenu de la série de fiction?

  3. Comment le contexte de panique morale, soit les inquiétudes formulées dans les médias, est-il intervenu dans la production des significations?

Chacune de ces questions fait référence à une facette de l’interprétation de contenus culturels, plus particulièrement de contenus jugés à risque : l’expérience d’écoute, l’appropriation du contenu et le contexte de panique morale.

L’expérience d’écoute

Un élément fondamental à considérer dans toute étude sur la réception a trait au contexte d’écoute. En effet, le contenu culturel n’influence pas à lui seul l’interprétation. L’écoute de séries télévisées fait partie de la culture et de la routine familiale (Fiske 2011 : 72). Maddalena Fedele, Núria García-Muñoz et Emili Prado (2015) présentent dans leur recherche les résultats de plusieurs études démontrant que, même si l’écoute de la télévision a lieu de façon individuelle, l’écoute en famille reste une pratique répandue chez les jeunes (ibid. : 55). Ces trois auteures ajoutent que le poste de télévision situé dans le salon familial est celui qui est le plus utilisé à l’adolescence, que ce soit pour regarder la télévision traditionnelle ou des contenus en ligne (ibid. : 55).

Outre ces considérations sur le contexte familial, il faut aussi tenir compte du fait que l’interprétation du contenu varie en fonction de l’attention accordée au moment de l’écoute (Fiske 2011 : 74). Les jeunes sont plus susceptibles d’effectuer plusieurs tâches en écoutant une émission de fiction, qu’il s’agisse de devoirs, de corvées ménagères, de discussions avec des amies ou des amis par messages textes ou d’interactions sur les réseaux sociaux (Lacalle 2015 : 4). John Fiske (2011 : 75) affirme que les références culturelles sollicitées au moment de la réception varient selon le lieu de l’écoute (cultural space) : en effet, on ne fait pas les mêmes associations sémantiques selon qu’on est dans l’intimité de sa chambre à coucher ou dans le salon avec les autres membres de la famille.

L’appropriation du contenu

Au moment de l’appropriation du contenu, la réceptrice ou le récepteur négocie le sens et ne conserve que ce qui lui est utile et agréable (Jenkins 2013 : 24). Michel de Certeau (1980 : 11), qui s’intéresse à l’usage que font les gens ordinaires des objets sociaux et culturels, considère que, en plus du fait de prêter attention au contenu télévisuel ainsi qu’à la quantité consommée par une personne, il faut aussi analyser l’usage qu’elle en fait, c’est-à-dire « ce qu’[elle] “ fabrique ” pendant ces heures et avec ces images ». On a tendance à supposer que le public consomme les produits culturels comme le suggère leur présentation. Toutefois, l’auditoire fait preuve de créativité puisqu’« [i]l invente dans les textes autre chose que ce qui était [l’]intention » (de Certeau 1980 : 285) des personnes qui les ont écrits. De Certeau compare la créativité et l’appropriation d’un texte à du braconnage (ibid. : 292), notion réutilisée par d’autres à sa suite.

Dans son étude sur les admiratrices et les admirateurs (fans), Henry Jenkins (2013 : 24) a qualifié ces individus de textual poachers – traduit littéralement par « braconniers textuels ». Il ajoute que la relation qui s’établit entre les personnes qui lisent et celles qui écrivent un texte déclenche une lutte permanente pour la possession de l’oeuvre ainsi que pour le contrôle des significations de cette dernière.

Soulignons par ailleurs que l’appropriation d’un texte est sociale, car on en discute avec les membres de son entourage qui le consomment. La discussion autour de cette appropriation participe aussi à la construction de sens (Jenkins 2013 : 45). 

Le contexte de panique morale

Le concept de panique morale s’applique à un ensemble « de caractéristiques communes aux problèmes sociaux qui émergent soudainement, sèment la consternation au sein d’importantes institutions et semblent nécessiter une intervention spéciale[3] » (Critcher 2006 : 2). Parce que les situations de panique morale remettent en cause les valeurs sociales, elles sont alimentées par les médias d’information comme s’il existait une menace pour laquelle il devient urgent de trouver des solutions. Les personnes invitées à donner leur avis sont habituellement des spécialistes en la matière, des politiciennes et des politiciens, des groupes organisés et des associations officielles (Cohen 2011 : 1). Le recours à ces personnes en position d’autorité alimente la panique, notamment en raison de la répétition (Cohen 2011 : xx). Malheureusement, la mise en valeur récurrente de ces points de vue porte ombrage aux opinions divergentes.

De plus, les cas de panique morale tournent toujours autour des mêmes thématiques, lesquelles incluent le sexe, la violence et l’attribution de la responsabilité aux médias (Cohen 2011 : xix). L’idée selon laquelle l’exposition à un contenu violent engendre un comportement violent fait partie de ces situations de panique morale encore courantes. Elle est fréquemment défendue en faisant appel au « bon sens » par des personnes en position d’autorité qui renforcent la croyance que les médias peuvent avoir un effet direct sur les comportements (ibid. : xx).

La démarche méthodologique : être à l’écoute de la parole des filles

L’importance d’écouter les sujets de la recherche se trouve au coeur des études sur les filles (Mitchell et Reid-Walsh 2009 : 214). Il est primordial de produire des études empiriques et interprétatives pour éviter d’occulter les voix des jeunes femmes au moment de l’analyse (ibid. : 113). Initialement, nous voulions procéder à des entretiens individuels avec des adolescentes qui ont écouté la série 13RW.

À la suite de l’examen de notre projet de recherche, les comités d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval (CERUL) ont formulé différentes recommandations « afin de réduire les risques encourus par les participantes ». Après avoir répondu à la première vague de recommandations, dont celles de recruter les sujets à l’intérieur d’établissements dotés d’un service d’accompagnement psychologique, nous avons vu d’autres recommandations s’ajouter relativement à la responsabilité des organisations où aurait lieu le recrutement, ce qui a rendu la réalisation de la recherche impossible. Nous avons donc opté pour une autre façon non intrusive d’écouter le point de vue des filles : l’analyse qualitative de textes des commentaires laissés sur la page Facebook officielle de la série 13RW. Parce que Facebook a initialement été prévu pour les usages privés, l’informalité des discussions sur ce « réseau social-privé » favorise la prise de parole des femmes (Le Caroff 2015 : 111). À noter que la conversation qui s’engage sur les pages officielles des séries télévisées est différente de la réception intermédiatique observée par Valérie Jeanne-Perrier (2010) sur Twitter. La page Facebook se constitue comme l’archive d’une communauté en devenir : les filles peuvent se connaître au travers des échanges passés et se reconnaître au fil des messages actuels.

À partir des commentaires recueillis, nous avons procédé à une analyse thématique. Afin de préserver l’anonymat des adolescentes, nous leur avons attribué des noms fictifs. Aucune information provenant de leurs profils personnels n’a été collectée, outre le fait que les profils ont été consultés lors de la sélection des commentaires. Les renseignements présentés sur les pages personnelles peuvent ne pas être représentatifs de la réalité. Cependant, certaines études soulignent que plusieurs informations diffusées sur les profils concordent avec l’identité des individus (Kosinski et autres 2015 : 548).

Les extraits cités en exemple dans l’analyse ont été recopiés intégralement, sans correction linguistique et sans recours au mot sic, et ce, pour conserver la parole des filles dans leur intégrité. Nous nous sommes préalablement assurées qu’il était impossible de retrouver ces commentaires en utilisant la fonction « recherche » de Facebook ou de tout autre moteur de recherche.

Les critères retenus pour la sélection des commentaires sont la langue employée dans le message et l’âge des adolescentes. Les textes devaient être en anglais ou en français pour faciliter la compréhension et éviter l’attribution de faux propos. Ils devaient aussi être écrits par des adolescentes qui fréquentaient l’école secondaire lors de l’écoute de la série 13RW.

L’échantillon privilégié nous a permis d’arriver à la saturation théorique des catégories. Autrement dit, nous avons collecté des commentaires jusqu’à ce qu’aucune idée nouvelle n’émerge de l’ensemble des textes considérés pour nourrir nos questions de recherche.

L’analyse des commentaires

L’analyse des commentaires est structurée en fonction des questions de recherche formulées. La première partie a trait à la description que les adolescentes font de leur expérience d’écoute. La partie sur l’appropriation des contenus est divisée en quatre thèmes : la scène du suicide, la violence sexuelle, l’éthique de la sollicitude et les expériences personnelles des adolescentes. La troisième partie traite de la façon dont le contexte de panique morale intervient dans la production des significations.

L’expérience d’écoute

Les adolescentes qui commentent leur expérience d’écoute déclarent avoir visionné la série 13RW en deux jours ou moins. Le visionnement en rafale (binge watching) permet au public d’exercer un plus grand contrôle sur ses modes d’écoute (Jenner 2017; Lotz 2016), lui offrant ainsi une expérience différente de celle qui est proposée par la programmation de la télévision linéaire (Jenner 2017 : 308). Ce mode d’écoute est prisé par l’auditoire puisqu’il lui permet de participer aux discussions sur les réseaux sociaux au sujet d’une série immédiatement après sa diffusion. Nous avons d’ailleurs pu noter que les commentaires des adolescentes sur leur visionnement en rafale ont été principalement publiés dans les jours qui suivaient la sortie de la série et que la majorité des commentaires recensés ont été écrits dans le mois suivant, ce qui laisse croire que les adolescentes ont intentionnellement participé au phénomène en ligne autour de la série 13RW.

Le visionnement en rafale comme mode d’écoute suppose que les réceptrices s’investissent dans le contenu et y accordent une attention soutenue. Cette expérience de visionnement intense nécessite une écoute active (Jenner 2017 : 314). Les adolescentes qui déclarent avoir écouté la série 13RW rapidement montrent qu’elles se sont investies au moment même de l’écoute. L’une d’entre elles exprime sa difficulté à mettre fin au visionnement, ce qui constitue une caractéristique de l’écoute en rafale (ibid.). L’investissement émotif se manifeste par le recours aux émoticônes pour exprimer les sentiments que suscite le récit et la tristesse de voir celui-ci s’achever. Il se traduit aussi par des remerciements à ceux et celles qui ont créé la série.

Dans la littérature sur l’expérience d’écoute, on fait peu état des réactions au moment de la réception. Les adolescentes qui expriment les émotions ressenties durant l’écoute de la série 13RW font principalement référence aux scènes difficiles à regarder. La scène du suicide d’Hannah, grandement critiquée dans les médias et ultérieurement retirée, a touché les adolescentes, mais pas toujours de manière négative comme le supposaient les autorités. Plusieurs adultes sur la page Facebook officielle ont blâmé la série pour avoir représenté le passage à l’acte comme étant facile et sans douleur. Ce point de vue est en rupture avec celui qui est partagé par les adolescentes. Par exemple, Laura écrit : « When she was cutting herself in the bath tub I kept screaming!!! It was so hard for me to watch omg. I was screaming n crying so loud. Hurt my heart to the core. » De plus, le fait de savoir à l’avance que la série se termine ainsi ne rend pas nécessairement la vue du suicide plus facile, comme le montre le commentaire de Cassandre : « I liked the way they made this show because from the beginning you know how her story ends, but when it gets to the part where you watch her actually do it, it breaks you. It broke me at least. »

Les commentaires semblent indiquer que la sensation de douleur ressentie au moment de l’écoute de la série 13RW aurait plutôt pour effet de dissuader les adolescentes de passer à l’acte. Du moins, elle contredit la croyance que la scène peut servir de mode d’emploi. À propos des scènes d’agression sexuelle, une adolescente va jusqu’à soutenir qu’une scène doit nécessairement être choquante pour « faire passer un message ». Les intensités affectives favorisent la reconnaissance de ce qui compte dans les rapports de pouvoir (Quemener 2018). Dans le même esprit, une internaute mentionne que le retrait des scènes de viols et du suicide nuirait à la compréhension de la série.

L’appropriation du contenu : la scène du suicide

Lorsque les adolescentes s’expriment sur la scène du suicide dans la série 13RW, l’idée que les images choquantes peuvent avoir une influence positive est répandue. Une recherche produite aux États-Unis relève que cette opinion est fortement partagée par les jeunes. En effet, la majorité (67 %) répondent que « the graphic nature of Hannah’s suicide was necessary to show how painful suicide is » (Lauricella, Cingel et Wartella 2018 : 4). Pour certaines adolescentes de notre étude, la fiction permet d’aborder des sujets considérés comme tabous par la société. Toutefois, dans l’ensemble, les opinions sur la scène du suicide sont polarisées. En effet, les adolescentes de notre étude ont tendance à se situer dans les extrêmes lorsqu’elles expriment leur accord ou leur désaccord relativement à la présentation explicite du passage à l’acte.

La principale critique énoncée à l’endroit de la scène du suicide dans la série 13RW a trait au risque d’effets négatifs que nous pourrions rassembler autour de trois thèmes : normalisation, glorification et imitation par des membres du public. L’opinion de Diana résume bien le point de vue de celles qui ont une perception négative de la scène du suicide : « You can get professional help though, which this show should have presented instead of showing a graphic suicide that could trigger many copycats because it normalizes and glorifies it. » Ces adolescentes ne croient pas que la mise en scène explicite d’un suicide soit une manière appropriée de conscientiser la population à ce sujet. Les effets négatifs dont elles traitent sont identiques à ceux que véhiculent les médias. Toutefois, il est difficile de savoir si ces jeunes femmes ont écouté la série ou si leurs opinions découlent de ce qu’elles ont entendu dans les médias en contexte de panique morale.

La représentation du suicide dans la série 13RW comme un acte de vengeance et l’attribution à des individus de la responsabilité du décès ont aussi été vivement décriées dans les médias (Katherine Cowan, citée dans Louis-Philippe Ouimet (2017); Karine Igartua, citée dans Ouimet (2017); Johanne Renaud, citée dans Caroline Touzin (2017); AQPS 2017). Là encore, les autorités interviewées disaient craindre l’influence négative de ces représentations auprès des jeunes. Or, nous avons constaté que les adolescentes font généralement preuve d’esprit critique lorsqu’elles formulent leurs opinions à ce sujet. Par exemple, Arianne écrit : « It’s suppose to show suicide awareness when really it’s just about a girl killing herself to make others feel bad. » Plutôt que de percevoir le suicide comme un outil de vengeance, la plupart des adolescentes considèrent que l’attribution à autrui de la responsabilité du suicide n’est pas acceptable, que la seule personne responsable est celle qui passe à l’acte. À leurs yeux, le caractère revanchard du suicide d’Hannah nuit au travail de conscientisation que pourrait permettre la série. Contrairement aux appréhensions exprimées dans les médias, l’impression qui se dégage du propos des jeunes femmes est qu’elles ne semblent pas perturbées outre mesure et que la plupart estiment que le suicide et les accusations qui s’ensuivent sont sans fondement.

L’appropriation : la violence sexuelle

La violence faite aux filles et aux femmes, plus particulièrement la violence sexuelle, constitue un autre thème récurrent dans les commentaires des adolescentes. Ce thème se révèle omniprésent tout au long de la série 13RW puisque la majorité des treize événements relatés par Hannah comme des raisons qui l’ont poussée au suicide se situent dans le continuum de la violence sexuelle. L’intensité de ces situations varie énormément, allant de la destruction de la réputation du personnage (en lui accolant l’image d’une « fille facile ») jusqu’au viol, en passant par l’objectification de son corps. La compréhension des comportements d’agression qui s’étendent à l’image d’un spectre implique l’inclusion de situations perçues comme normales en raison des pratiques hétérosexuelles normatives, mais qui sont en fait coercitives (Magnusson et Marecek 2012 : 109).

Les adolescentes de notre étude n’échappent pas au processus de normalisation des comportements violents. Certaines pensent que les camarades de classe d’Hannah impliqués dans ces situations de violence sexuelle ne méritaient pas d’être représentés comme à l’origine d’un suicide. Bien que ce point de vue s’inscrive dans un rejet critique du recours au suicide pour régler ses comptes, il peut aussi donner à penser que les adolescentes considèrent les actions de ces personnages comme banales et inoffensives, voire acceptables. Les adolescentes focalisent leurs commentaires sur les effets de l’acte plutôt que sur l’intention de la personne qui le commet. Par exemple, dans une conversation sur le personnage d’Alex[4], Kelly argumente en sa faveur en disant ceci : « You can’t base his whole character off of the list. It was not his fault how people reacted to it. » Les jeunes femmes déresponsabilisent ainsi les personnages dans la mesure où elles estiment que les actions, souvent des formes de violences sexuelles, ne constituent pas un problème en soi. Une autre façon de minimiser ces actions consiste à jeter le blâme sur la personne qui s’enlève la vie sous prétexte qu’elle dramatise la situation. Une telle attitude laisse croire que certaines formes de violences sexuelles perpétrées par des personnages masculins sont considérées par les adolescentes comme la norme, en particulier celles qui n’impliquent pas une agression physique.

Toutefois, les adolescentes ne vont pas jusqu’à banaliser le viol, forme extrême de la violence sexuelle (Magnusson et Marecek 2012 : 109). C’est ce que nous avons constaté lors de l’examen des interactions à propos du viol d’Hannah par Bryce[5]. La majorité des commentaires portent sur le consentement d’Hannah mais aussi, il faut le souligner, sur sa tenue vestimentaire, afin de déterminer si c’était un viol ou non. Au demeurant, les adolescentes qui ont émis leurs opinions sur le sujet s’entendent pour dire qu’il était bel et bien question d’un viol. Elles compatissent avec Hannah; elles comprennent son désarroi et elles blâment l’agresseur. C’est le cas d’Olivia :

Hannah was looking up at the sky saying how she felt at peace for the first time in a long time and Bryce got in and he forced himself into her. She was raped. It was not Hannah’s fault at all. Should she have gotten in the hot tub half naked in the first place? Maybe not, but she did it and that’s not her fault Bryce is a soulless bitch dick who rapes girls who can’t defend themselves.

Cela dit, même si les adolescentes dénoncent le viol d’Hannah par Bryce, elles ne critiquent pas le viol de Jessica commis par le même homme[6]. Il est difficile de connaître précisément les raisons pour lesquelles les adolescentes n’ont pas abordé cette agression. Peut-être qu’en raison de circonstances qui n’ont pourtant rien de valable pour excuser l’acte (l’abus d’alcool de Jessica, le fait qu’elle n’a pas dit un « non » clair et ferme, le fait que Bryce n’a pas eu à utiliser beaucoup de force en raison de son état), l’idéologie dominante de la logique du viol l’a emporté dans la négociation du sens : Jessica serait responsable de ce qui lui est arrivé, car elle n’aurait pas agi de façon à prévenir le viol. Il est aussi possible que les adolescentes n’aient pas discuté de cette situation parce que l’absence de débat à ce propos sur la page Facebook officielle de la série 13RW leur donnait l’impression d’une opinion unanime sur la culpabilité de Bryce.

La limite que présente l’examen des propos exprimés publiquement sur une page Facebook invite à la prudence dans l’interprétation. Avant de conclure à la banalisation de certaines formes de violences sexuelles par les adolescentes, il importe de questionner celles-ci sur ce qui constitue un viol, ce qu’est le consentement, ce qui est considéré comme une agression sexuelle, etc. Il serait aussi pertinent de discuter avec elles de leurs propres expériences en la matière pour mieux comprendre leurs perceptions.

L’appropriation : l’éthique de la sollicitude

Nous avons concentré notre analyse sur les formes d’appropriation qui nous permettaient de saisir les significations produites par les adolescentes sans avoir à deviner, et probablement dénaturer, leurs propos. Une forme d’appropriation récurrente observée consiste à faire preuve de soutien et d’empathie. À ce propos, Thea mentionne l’influence de la série 13RW sur sa réflexion : « [The show] makes you stop and think about what you do to people. It makes you realize that one unkind thing you do to someone could cost them their life. Be humble and kind to everyone. » Cette propension à l’empathie chez les adolescentes mérite que l’on y réfléchisse sous l’angle de l’éthique de la sollicitude, aussi appelée « éthique du soin (care) ».

Principalement associée aux femmes, l’éthique de la sollicitude met l’accent sur le maintien des relations humaines, la responsabilité de chaque individu dans les relations humaines et l’attention accordée à ces relations (Gilligan 1993; Laugier 2011). Prenant appui sur l’écoute, le dialogue et la délibération, l’éthique de la sollicitude se distingue de l’éthique dominante dite de la justice, traditionnellement associée à la masculinité, qui se fonde sur l’application objective d’un ensemble de règles abstraites, élaborées à partir de conceptions théoriques du droit et de l’équité (ibid.).

Les préoccupations morales exprimées par les adolescentes qui ont visionné la série 13RW coïncident avec l’éthique de la sollicitude. Les jeunes femmes offrent leur aide à celles et à ceux qui en ont besoin, comme on lance une bouée de sauvetage. Même les adolescentes qui ne sont pas très actives dans les discussions font preuve d’empathie en employant des phrases semblables à celle de Rose : « If your ever feeling lonely, YOU ARE WORTH IT » ou en terminant leur message à l’instar de Lydia : « anyone who needs any help or anyone to talk to I’m always here ». Il est sous-entendu dans la série que le manque d’entraide, d’écoute et d’empathie a concouru au suicide de la protagoniste. Après avoir été exposées au manque de compassion et d’écoute des camarades de classe d’Hannah dans la série, les adolescentes ont peut-être décidé de faire preuve de plus d’empathie et d’offrir leur soutien aux personnes qui en ont besoin.

On pourrait donc voir dans le soutien offert en ligne par les adolescentes l’expression d’une éthique caractéristique de l’expérience des femmes et subversive au regard de la morale patriarcale.

L’appropriation : les expériences personnelles des adolescentes

La page Facebook officielle de la série 13RW permet aux adolescentes de partager leurs expériences personnelles. Il n’est pas surprenant que leur regard sur le contenu soit inspiré de leur vécu, le même phénomène ayant été remarqué chez les femmes qui écoutent des feuilletons télévisés (soap operas) (Fiske 2011; Jenkins 2013). Ces dernières intègrent le contenu de fiction dans leur quotidien, notamment pour donner un sens à leurs expériences, pour comprendre leurs problèmes et pour les résoudre (ibid.). L’un des attraits de ces feuilletons réside dans les conversations et les échanges avec les autres téléspectatrices. Cette méthode de discussion permet de parler de soi de façon plus indirecte, en passant par les actions des personnages et les valeurs présentées dans une série (Jenkins 2013 : 81).

Lorsque les adolescentes font un lien clair entre la série 13RW et leurs expériences personnelles, certaines partagent avec beaucoup de détails ce qu’elles ont vécu, à l’instar de Diana :

[Hannah] acted that way because she has ptsd[7] and feels like she didn’t deserve to be loved. I’ve screamed in corners before to people whom i love dearly to get away because i was afraid of them and didn’t want them to be near me for i feared for them because of how horrific i can find myself at times.

Si les adolescentes en arrivent à établir un parallèle entre leurs expériences et celles des personnages de la série 13RW, c’est parce que cette dernière se trouve, à leurs yeux, empreinte de réalisme. Néanmoins, une nuance s’impose : pour qu’un feuilleton soit considéré comme réaliste, il importe que des éléments du contenu résonnent avec les expériences de la personne qui l’écoute, et non pas seulement que la représentation de la situation soit objectivement réaliste – concept qu’Ien Ang (1985) nomme « réalisme émotionnel (emotional realism) » (Jenkins 2013 : 107). C’est en fonction du réalisme perçu, en se basant sur leurs expériences personnelles, que les adolescentes produisent des significations pertinentes à partir de la série 13RW. La situation d’un personnage donne un sens aux expériences de chaque réceptrice et vice-versa. Par ce procédé d’identification (preuve d’une lecture active), les réceptrices brouillent la limite entre leurs expériences et la fiction (ibid. : 109). Par exemple, dans le commentaire cité ci-dessus, Diana s’engage émotivement à l’endroit d’un personnage et joue avec la limite entre la fiction et sa réalité. En effet, jamais il n’est mentionné dans la série qu’Hannah souffre d’un trouble de stress post-traumatique. Parce que la jeune internaute s’est reconnue dans les actions d’Hannah, elle lui attribue son propre état de santé mentale et elle interprète la réaction du personnage en fonction de son expérience.

La généralisation représente un autre procédé courant. C’est le cas de Béatrice, qui extrapole son expérience en l’appliquant à toutes les personnes qui ont pensé au suicide : « [Those who want to kill themselves] are not selfish, they honestly think killing themselfs is the only solution, they think they are the problem okay I’ve been there, I still am. »

Certaines adolescentes qui ont relaté publiquement leurs expériences expliquent que la série 13RW les a aidées à surmonter leur problème et à soulager leur sentiment de solitude. Une autre écrit que la série peut servir d’outil pour conforter des proches qui ont perdu quelqu’un par suicide. Une internaute va jusqu’à affirmer que la série aurait pu contribuer à ce que le suicide de son amie soit évité. On peut donc affirmer qu’une série qui met en scène des problèmes vécus par les adolescentes leur permet de s’outiller pour résoudre des situations difficiles.

La panique morale

Il est difficile de bien saisir l’interprétation d’une panique morale. De fait, les études sur le sujet traitent principalement du phénomène en soi, de sa structure, de son ampleur, des personnes touchées et de leur influence, sans forcément donner de l’information sur la façon dont la population reçoit et interprète la panique morale. La tendance à vouloir protéger les personnes jugées vulnérables, souvent au centre de la panique morale, complique l’accès à ces dernières pour s’enquérir de leur compréhension de la situation.

Sur la page Facebook officielle de la série 13RW, nous avons noté que le contexte de panique morale intervient dans la production de significations de quatre façons :

  1. l’argument d’autorité : l’adolescente invoque une autorité pour soutenir son point de vue;

  2. l’emploi d’un vocabulaire spécialisé : des termes comme « explicite » (graphic), « suicide par imitation » (copycat), « normalise » (normalizes) et « glorifie » (glorifies) suggèrent que les médias, les sommités et les écoles pourraient avoir influencé l’interprétation de la scène du suicide;

  3. le point de vue orthodoxe : le point de vue exprimé est en phase avec le discours des médias, des spécialistes et des écoles sans qu’il soit possible de savoir s’il résulte de l’influence des autorités;

  4. la voix dissidente : l’adolescente se moque du point de vue des autorités ou exprime son désaccord.

Les commentaires de Patricia vont dans le sens du dernier point : « lol my school handed out a notice saying if we talk about 13 Reasons Why we get a automatic detention. » Celle-ci ajoute dans un autre message : « [The school staff] think the show will make someone commit suicide but if someone wants to die a show won’t influence that. »

Conclusion

L’analyse des commentaires des adolescentes dans les médias sociaux permet de réfléchir sur l’emploi d’un cadre issu d’une conception traditionnelle de l’écoute télévisuelle. Nous avons noté qu’aucun commentaire ne permettait de savoir si le visionnement de la série 13RW a été interdit par une personne au foyer en position d’autorité. Il serait pertinent d’approfondir l’influence du rapport à l’autorité lorsque l’écoute d’une série devient une forme de résistance dans le cas particulier des adolescentes. Les études sur les filles ont tendance à porter sur les formes de résistance actives et marginales propres à la culture des adolescentes. L’intérêt est alors concentré sur les aspects spectaculaires et transgressifs de leur résistance. Par conséquent, les expériences que les filles font des médias au quotidien se trouvent souvent mises de côté au profit de la résistance active qui sort de l’ordinaire (Duits et van Zoonen 2009 : 113). Rappelons que l’écoute d’une série télévisée malgré l’interdiction d’une figure d’autorité fait partie de la culture familiale (Fiske 2011 : 75). Il serait aussi pertinent d’en apprendre plus sur l’expérience d’écoute dans un contexte où, sans être interdit, le visionnement d’une série est encadré par une personne adulte en position d’autorité. Ce contexte de visionnement, recommandé par les écoles et les autorités psychomédicales dans le cas de la série 13RW, nécessite d’être évalué. Si une adolescente écoute la série dans le salon avec une personne adulte, son interprétation risque de subir l’influence de cet espace culturel.

Il nous a aussi été difficile d’élucider comment le contexte de panique morale a pu influer sur la production de significations, et ce, en raison du manque d’indices à ce sujet dans les commentaires des adolescentes. Nous avons tout de même constaté que certaines ont eu vent de l’affolement médiatique, ce qui était observable dans leurs écrits. Il serait pertinent d’approfondir nos connaissances sur la réception des situations de panique morale, particulièrement dans le cas des adolescentes. Les discours sur les « jeunes à risque » et évoquant l’image de la fille en crise font en sorte que plusieurs situations de ce type s’appliquent aux adolescentes. Écouter leurs propos à leur sujet permettrait de comprendre les enjeux de pouvoir liés au contrôle des significations que revêtent les contenus appréciés des filles, plus précisément les contenus traitant de suicide, de sexualité et de violence.