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Au milieu des années 2000, l’« hypersexualisation des jeunes » a émergé comme un nouveau problème social au Québec et ailleurs en Occident (Mercier 2013). Différentes solutions ont alors été mises en place pour répondre au problème et, de ce fait, elles ont directement contribué à produire l’évidence du problème et l’importance d’y remédier. Parmi ces solutions se trouvaient le retour à l’uniforme scolaire et le renforcement des codes vestimentaires dans les écoles québécoises, ceux-ci venant notamment proscrire des tenues féminines jugées trop sexy (camisoles à fines bretelles, minijupes, jeans taille basse, etc.). À ce sujet, Caroline Caron (2014 : 2) souligne ceci :

La réforme des codes vestimentaires […] dans les écoles primaires et secondaires de la province a fait peu de place aux voix et aux perspectives des jeunes eux-mêmes; c’est d’abord et avant tout les points de vue d’adultes qui ont façonné la définition du problème social à endiguer et les moyens jugés adéquats pour y parvenir.

Une décennie plus tard, les voix de plusieurs jeunes se sont fait entendre alors qu’un mouvement de contestation des règles encadrant leurs tenues vestimentaires a gagné plusieurs écoles secondaires de la province. Dans la ville de Québec, notamment, des élèves ont arboré un carré de feutre jaune pour dénoncer le sexisme du code vestimentaire de leur école, dont la majorité des règlements et des sanctions prévues visait les filles (Porter 2018). Le mouvement des « carrés jaunes » a fait parler de lui dans les médias, s’attirant plusieurs messages d’appui mais aussi des critiques, voire parfois des insultes.

Un tel mouvement de protestation, bénéficiant de surcroît d’une couverture médiatique importante, était encore inédit au Québec. Cela témoigne d’un changement social notable qui s’observe, entre autres, dans l’attitude des filles à l’égard des représentations et du contrôle de leur corps et leur sexualité. Contrairement à l’époque où l’hypersexualisation des jeunes faisait les manchettes, des filles prennent maintenant la parole publiquement et se mobilisent pour dénoncer des règles vestimentaires qu’elles jugent inégalitaires. Et s’il n’y a pas que des filles qui protestent contre les codes vestimentaires à l’école, elles sont assurément à l’avant-plan de ces mouvements dont elles sont par ailleurs les principales instigatrices.

Comment comprendre le passage des filles du statut d’objets de discours à celui de sujets de discours à propos de leur corps et de leur sexualité? Qu’est-ce que cela implique sur le plan des normes de genre? Dans le présent article, j’explore ces différents questionnements en m’appuyant sur une analyse de textes parus de 2016 à 2018 dans les médias francophones au Québec à propos des mouvements de contestation des codes vestimentaires à l’école. Plus précisément, mon analyse suit deux axes complémentaires : 1) les enjeux de représentation des filles dans la couverture médiatique de ces mouvements; et 2) les enjeux de résistance qui informent la prise de parole, les actions et les usages médiatiques des filles elles-mêmes. J’avance que les filles qui protestent contre les codes vestimentaires à l’école troublent le narratif dominant de l’hypersexualisation – celui qui pose les vêtements sexy comme l’un des principaux signes du problème et donc comme un lieu d’intervention privilégié –, mais aussi la perception commune des filles comme « apolitiques » (Quéniart et Jacques 2004). Ainsi, ces filles troublent les normes de genre qui, au croisement de celles de l’âge, encadrent leur agentivité non seulement sexuelle mais également politique.

Avant d’apporter quelques remarques d’ordre méthodologique, je ferai d’abord un bref retour sur le moment où l’hypersexualisation des jeunes a été produite comme un problème social au Québec, afin d’exposer les façons par lesquelles les codes vestimentaires ont alors été proposés, justifiés et acceptés à titre de solution appropriée au problème. Ensuite, j’examinerai les principaux enjeux qui traversent la mise en discours médiatique des récents mouvements de protestation contre les mêmes codes. Il sera question d’enjeux de genre, notamment, qui informent les discours tant sympathiques que critiques à l’endroit de ces mouvements et des filles qui s’en réclament. Enfin, je soulignerai le rôle incontournable que jouent l’activisme féministe contemporain contre la culture du viol[1] et l’usage des médias sociaux dans l’émergence de ces mouvements.

Les codes vestimentaires comme solution à l’hypersexualisation

Pour bien comprendre l’émergence des mouvements de protestation contre les codes vestimentaires dans les écoles québécoises et les façons par lesquelles les filles y sont non seulement objets mais également sujets de discours, il importe de revenir au moment où ces codes ont été implantés ou renforcés en vue de répondre au problème de l’hypersexualisation. Mon propos s’appuie ici sur les résultats d’une analyse critique des discours sur l’hypersexualisation des jeunes produite dans ma thèse de doctorat (Mercier 2013). Cette dernière met en évidence trois contextes spécifiques de production discursive de l’hypersexualisation en tant que problème social au Québec : le ou plutôt les féminismes, les médias, les débats publics et les textes officiels. L’analyse montre que les médias d’information en particulier ont été à l’avant-plan de la mise à l’ordre du jour du problème en traitant régulièrement de l’hypersexualisation des jeunes.

En dépit de quelques travaux critiques à l’égard du concept d’hypersexualisation l’associant, par exemple, à une panique morale plutôt qu’à un véritable problème social (Blais et autres 2009; Caron 2014; Mensah 2009; Paquette 2009), l’évidence du problème de l’hypersexualisation des jeunes a été largement acceptée au Québec durant la décennie 2000 (Mercier 2013). Les inquiétudes se sont alors cristallisées autour des tenues vestimentaires des filles jugées trop sexy et considérées comme l’un des principaux signes du problème. Plus exactement, cette mode sexy était comprise comme la preuve ou le symptôme de « pratiques sexuelles jugées précoces et/ou déviantes, mais assurément inquiétantes » (Caron 2014 : 33) chez les jeunes, et surtout les jeunes filles. En effet, conformément à la pensée conventionnelle qui envisage la sexualité féminine comme particulièrement dangereuse, négative et destructrice (Rubin 1984), ces pratiques sexuelles dites courantes chez les jeunes inquiétaient surtout pour leurs effets présumés néfastes sur les filles. Par conséquent, peu de voix se sont élevées contre le mouvement de réforme des codes vestimentaires entrepris dans la plupart des écoles secondaires à la même époque. Cette réforme était entendue comme une solution privilégiée au problème de l’hypersexualisation précisément parce qu’elle ciblait la mode sexy adoptée par les filles (Mercier 2013).

D’une part, on s’inquiétait des préjudices causés aux filles elles-mêmes, la mode sexy étant posée comme une forme de sexualisation précoce, d’objectification et de marchandisation de leur corps et de leur sexualité. Selon le Conseil du statut de la femme (2008), cette mode représentait un « obstacle » à l’égalité des sexes. D’autre part, on laissait entendre que les tenues des filles étaient une source de distraction pour les garçons, supposément en proie à un désir sexuel aussi naturel qu’incontrôlable, ainsi que pour les enseignants dont on craignait qu’ils soient victimes de fausses accusations d’harcèlement sexuel (Caron 2014). Deux types d’arguments relevant de positions idéologiques opposées se croisaient donc dans les justifications des codes vestimentaires : l’argument féministe de l’égalité des sexes et la rhétorique « masculiniste » blâmant les filles pour les difficultés scolaires des garçons et la sous-représentation des hommes dans l’enseignement primaire et secondaire (Dupuis-Déri 2005). À cela s’ajoutait l’argument plus classique voulant que les codes vestimentaires et les uniformes scolaires favorisent la réduction des inégalités socioéconomiques à l’école. Dans un avis sur les codes vestimentaires et les uniformes dans les écoles publiques, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (2005 : 11) affirmait que ce genre de mesure « peut se justifier par le désir d’établir un contexte égalitaire où les différences socio-économiques ne peuvent jouer dans l’apparence vestimentaire ».

En somme, la réforme des codes vestimentaires comme solution à l’hypersexualisation des jeunes est venue renforcer l’idée qu’il faut réglementer l’habillement des élèves, particulièrement l’habillement sexy des filles, pour assurer une égalité tant sur le plan du genre que sur le plan socioéconomique au sein de l’institution scolaire (Mercier 2013). Depuis, il s’est trouvé bien peu de voix, que ce soit chez les élèves ou chez les féministes, pour s’émouvoir du sort des filles quotidiennement surveillées, punies et même renvoyées de l’école parce qu’elles contreviennent à des codes vestimentaires dont la majorité des règlements concerne leurs tenues à elles et dont l’application est soumise à l’arbitraire du personnel scolaire. En effet, c’est en partie au nom de l’« égalité des sexes » que l’on exige des adolescentes qu’elles s’habillent « décemment », et le discours dominant sur l’hypersexualisation refuse par avance la possibilité d’être à la fois pour l’égalité et d’accepter le port de vêtements connotés sexuellement.

Des précisions méthodologiques

L’analyse qui suit prend ancrage au sein des études médiatiques féministes qui lui offrent un angle approprié pour réfléchir les enjeux de représentation et de résistance autour du mouvement des carrés jaunes. Cette approche me permet de poser un regard critique sur les représentations des filles et la production des normes de genre dans les médias, tout en abordant les « usages féministes du web » (Jouët, Niemeyer et Pavard 2017 : 21) des filles elles-mêmes. Ma recherche s’inscrit également dans le courant des études sur les jeunes filles (girlhood studies) qui privilégie l’emploi du nom « filles » (girls) pour donner de la visibilité aux enjeux spécifiques de ces dernières, au sein tant des études féministes que des études sur la jeunesse. Par ailleurs, les frontières volontairement floues de la catégorie « filles » permettent d’aborder l’enjeu des codes vestimentaires au secondaire tel qu’il concerne avant tout les adolescentes âgées de 12 à 17 ans, sans exclure pour autant les préadolescentes et les jeunes femmes dont les corps, l’habillement et la sexualité font eux aussi l’objet d’un contrôle et d’une surveillance spécifiques.

Le corpus d’analyse inclut des textes (articles, chroniques, éditoriaux, lettres d’opinion, commentaires) publiés dans la presse écrite francophone au sujet des mouvements de protestation contre les codes vestimentaires dans les écoles secondaires du Québec (n = 35). La période de publication sélectionnée correspond à l’un des premiers cas de protestation répertorié à l’école secondaire Robert-Gravel en 2016, jusqu’à l’apparition du mouvement des carrés jaunes en 2018. Le corpus inclut également des reportages, des entrevues et des commentaires diffusés à la radio et à la télévision durant cette période (n = 13). Les autres documents du corpus proviennent des médias sociaux (n = 10), dont la page Facebook des carrés jaunes (captures d’écran du contenu et des interactions sur la page) ainsi que des billets de blogues rédigés par des filles se prononçant pour ou contre les codes vestimentaires.

La sélection des documents s’est faite par choix raisonné, selon des critères de pertinence au regard du thème, de l’incidence et de la diffusion des publications. Pour être sélectionnés, les documents devaient porter précisément sur les carrés jaunes ou sur les autres mouvements de protestation ou encore avoir été produits par des filles se réclamant du mouvement. De plus, les médias reconnus ont été priorisés. L’essentiel de la collecte s’est fait grâce à une veille d’actualité et une recherche par mots clés sur Google et sur la base de données spécialisée en médias d’information Eureka. Dans certains cas, j’ai rassemblé des documents autour d’un mouvement de protestation spécifique et raffiné les termes de recherche autour de cet événement, par exemple celui des « carrés jaunes de l’école secondaire Joseph-François-Perreault de Québec » ou encore de la « journée sans soutien-gorge au Pensionnat du Saint-Nom-de-Marie ». Pour l’ensemble des documents rassemblés, j’ai procédé à une analyse dite socioculturelle du discours (Hall 1997). Cette approche suppose de mettre l’accent sur les modalités de circulation des discours, les actrices et les acteurs sociaux qui les énoncent, leurs effets sur le plan de la production de sens, de vérités et de normes ainsi que les rapports de pouvoir desquels ils participent.

La révolte des carrés jaunes et les autres mouvements de protestation

Instauré en 2018 à l’école secondaire Joseph-François-Perreault de Québec, le mouvement des carrés jaunes a rapidement gagné d’autres écoles de la province, comme celle de Mont-Bleu à Gatineau où des élèves ont porté un carré jaune pour protester contre l’expulsion d’une fille dont les jeans contrevenaient au code vestimentaire (Radio-Canada 2018a). Sans toujours avoir recours au symbole du carré jaune, d’autres mouvements de protestation ont eu lieu à la même période. Parmi ceux-là, des élèves du Pensionnat du Saint-Nom-de-Marie (PSNM), établissement privé non mixte d’Outremont, ont organisé une journée sans soutien-gorge et lancé une pétition en ligne pour protester contre une « intervention de la direction auprès d’une adolescente qui ne portait pas de sous-vêtement sous son chandail » (Gerbet 2018). Deux ans auparavant, une action similaire avait eu lieu à l’école secondaire Robert-Gravel à Montréal, ce qui avait forcé la direction à revoir sa proposition de rendre le port du soutien-gorge obligatoire. En guise de manifestation, des élèves avaient porté un soutien-gorge par-dessus leurs vêtements et « suspendu leur soutien-gorge aux casiers de l’école » (Nadeau 2016). Outre qu’ils ont fait l’objet d’articles et de reportages dans les médias traditionnels, ces mouvements ont en commun l’usage des médias sociaux comme outils de dénonciation et de mobilisation. Par exemple, deux élèves de l’école secondaire Mitchell-Montcalm à Sherbrooke ont diffusé des photos des tenues leur ayant valu un billet d’expulsion (un legging noir et un chandail avec une ouverture dans le dos). Ces photos ont été abondamment repartagées, suscitant de nombreuses réactions de solidarité en ligne (Roberge 2017).

L’argumentaire des carrés jaunes dénonce systématiquement le sexisme des codes vestimentaires qui contraignent davantage les filles que les garçons. Cette différence de traitement est décriée comme une injustice à l’endroit des filles : « On a chaud, mais ce n’est pas possible de porter des shorts […] On doit mettre des jeans alors que les garçons ont le droit eux [de porter des shorts] que tu sois un gars, que tu sois une fille, tu devrais pouvoir porter les mêmes choses » (propos rapportés dans Isabelle Dorais (2018)). Plus encore, les carrés jaunes s’en prennent à l’idée selon laquelle les corps sexualisés des filles représentent une source de distraction, voire de provocation, pour les garçons et les hommes en milieu scolaire. Les propos suivants, recueillis dans les écoles secondaires Charles-Gravel à Chicoutimi et du Triolet à Sherbrooke, en donnent un bon exemple :

C’est nous qui payons dans le fond parce qu’on cache notre corps pour ne pas distraire les garçons (Radio-Canada 2018b).

Rendus au secondaire, les garçons devraient être capables de se contrôler […] et les professeurs aussi. Donc, je comprends vraiment pas pourquoi, nous autres, on est pénalisées (Dorais 2018).

Les filles engagées dans ces mouvements de protestation voient dans les codes vestimentaires à l’école une reproduction du double standard sexuel qui suppose d’intervenir sur les corps et les comportements féminins pour contrôler le désir masculin (Bozon 2012). En faisant porter le fardeau de la responsabilité aux garçons, elles renversent le narratif habituel de l’hypersexualisation qui pose le corps sexualisé des filles et leurs tenues vestimentaires jugées sexy comme le coeur du « problème ». Par ailleurs, elles opèrent un autre renversement alors qu’elles considèrent l’hypersexualisation comme le fait de cacher, et non pas d’exposer, les corps des femmes et des filles : « Moins on donne de l’importance au ventre et aux jambes des filles, moins on les cache, moins ça les sexualise » (propos rapportés dans Isabelle Porter (2018)). Ainsi, lorsque les carrés jaunes affirment qu’un des objectifs du mouvement est de lutter « contre la culture du viol et l’hypersexualisation » (Carrés jaunes 2018), elles s’en prennent essentiellement aux efforts faits pour cacher ou recouvrir certaines parties du corps des filles.

Il est frappant de constater que ce type de raisonnement était à peu près absent du discours dominant sur l’hypersexualisation des jeunes au cours des années 2000 et qu’il sous-tend désormais celui des carrés jaunes. En entrevue à la télévision, l’une des instigatrices du mouvement affirmait d’ailleurs que la question ne devrait pas être : « Pourquoi est-ce qu’on veut dévoiler nos épaules? » mais bien : « Pourquoi est-ce qu’on aurait besoin de les cacher? » À l’animateur qui s’étonnait que les carrés jaunes considèrent le fait de « montrer de la peau » comme un moyen de lutte contre l’hypersexualisation, elle a répondu : « en tant que femmes, on se fait dire : “ Cache-toi pour ta sécurité, sors pas dehors après 10 h en short ” […] comme si, au fond, si on s’habillait sexy et qu’on subissait une agression, c’était de notre faute » (Lévesque 2018). Ces propos illustrent bien le lien, sur lequel je reviendrai plus loin, que font les carrés jaunes entre l’hypersexualisation et la culture du viol. En effet, en se référant directement à la culpabilisation des victimes de viol et d’agression sexuelle (victim blaming), leurs propos réarticulent un élément clé du discours contemporain dénonçant la culture du viol. C’est le même discours qui se trouve à la source du changement de paradigme, auquel participent les carrés jaunes, quant à la manière d’envisager l’hypersexualisation, les risques et les responsabilités qui lui sont imputés et qui sont inégalement distribués en fonction du genre.

Des éloges

La couverture médiatique de ces mouvements de protestation se distingue de celle de l’hypersexualisation des jeunes par la plus grande place accordée à la parole des filles. Ces dernières sont fréquemment invitées à donner leur opinion sur la question des codes vestimentaires, que ce soit par l’intermédiaire d’entrevues ou encore de vox pop. Leurs arguments sont parfois repris tels quels par des journalistes plutôt sympathiques au mouvement qu’ils ou elles n’hésitent pas à qualifier de « féministe » (Gerbet 2018). Les réactions positives se sont même étendues à la classe politique alors que le député Gabriel Nadeau-Dubois (2018) a fait adopter une motion à l’Assemblée nationale du Québec saluant la mobilisation des filles dans le mouvement des carrés jaunes. Quant à Hélène David, à l’époque ministre responsable de la Condition féminine, elle a félicité les élèves du PSNM et les a qualifiées de « vraiment militantes, vraiment engagées » (Petrowski 2018).

Plusieurs commentaires circulant dans les médias reconnaissent donc l’engagement des filles au sein des mouvements de protestation contre les codes vestimentaires et la légitimité de leur combat. Contrairement au discours dominant sur l’hypersexualisation qui posait la mode sexy comme une atteinte à l’égalité des filles, ces propos voient dans les mouvements de protestation contre la rigidité des codes vestimentaires un combat en faveur de l’égalité de genre. À cet égard, il n’est pas rare que des commentaires placent les carrés jaunes dans la lignée des combats féministes passés. Par exemple, la ministre David a déclaré ce qui suit : « dans les années 1970, les femmes brûlaient leur soutien-gorge et elles disaient […] “ vous nous direz pas comment nous habiller ”. On est 50 ans plus tard et on se dit la même chose » (Plante 2018). La chroniqueuse Nathalie Petrowski (2018) a elle aussi fait le parallèle entre la journée sans soutien-gorge du PSNM et les « féministes de 68 » ayant « balancé leurs brassières dans une poubelle […] pour protester » contre le sexisme. Si le lien peut paraître facile ou évident, il surprend néanmoins dans la mesure où le discours sur l’hypersexualisation a souvent donné lieu à une opposition générationnelle entre la « bonne » libération sexuelle des années 60 et 70 et la « mauvaise » sexualisation des jeunes d’aujourd’hui qui serait caractérisée par le consumérisme, le conformisme et la superficialité (Duits et van Zoonen 2006).

Des critiques

Les mouvements de protestation se sont également attiré des critiques dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux. Parmi ces critiques, certaines s’attaquent au choix du carré jaune comme symbole de la lutte contre les codes vestimentaires. Elles soulignent la ressemblance avec l’étoile jaune imposée aux Juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale et dénigrent au passage les filles pour leur méconnaissance historique. La remise en question du symbole choisi s’avère certes valable, mais les critiques sont souvent formulées d’une façon condescendante et paternaliste : elles viennent discréditer non seulement le carré jaune, mais le mouvement dans son ensemble et les filles qui en font partie. C’est le cas, par exemple, d’un commentaire laissé en anglais sur la page Facebook des carrés jaunes (2018) qui débute par une leçon d’histoire pour se transformer rapidement en une leçon de décence vestimentaire :

Does your school not teach history. Hitler required that Jews wear a yellow star […] Yet you find it appropriate to wear yellow squares to protest a dress code. Are you at school to learn or to make a fashion statement? […] My oldest daughter is as flat chested as they come, yet she has never complained about wearing a bra to school. You do realize that professional business atmosphere have professional dress codes, right?

À la défense des filles engagées dans le mouvement des carrés jaunes, il est parfois mentionné que le choix du symbole a d’abord été inspiré par le carré rouge, emblème de la grève étudiante de 2012 au Québec, et que la couleur a été choisie par défaut : « Parce que l’une des filles de la bande a trouvé un paquet de tissu jaune dans son sous-sol » (Porter 2018). Par ailleurs, cette méconnaissance historique n’est pas partagée par toutes les filles qui protestent contre les codes vestimentaires. Notamment, les élèves du PSNM ont opté pour un carré mauve afin d’éviter les rapprochements avec l’étoile jaune nazie (Petrowski 2018).

Cependant, les deux critiques apparaissant le plus souvent dans les commentaires en ligne, les textes d’opinion et les chroniques publiés au sujet des carrés jaunes ne visent pas tant les moyens utilisés que le mouvement de protestation en lui-même. D’une part, les critiques invalident le mouvement sous prétexte qu’il ne s’attaquerait pas à un véritable enjeu féministe : le combat contre les codes vestimentaires serait futile et mené par des filles privilégiées ignorant ce qu’est la véritable oppression sexiste. Ce genre de critique s’en prend au « pseudo-féminisme » (St-Amour 2018) des carrés jaunes ou met en doute leur féminisme de différentes manières, par exemple, par le recours aux guillemets : « Deux étudiantes de l’école Joseph-François-Perreault nous parlent du mouvement “ féministe égalitaire ” des carrés jaunes! » (Énergie 98,9 2018). D’autre part, les critiques se portent à la défense des codes vestimentaires à l’école : on avance qu’ils représentent un apprentissage essentiel aux règles de la vie en société et à celles du monde du travail.

Ainsi, ces critiques ne soulèvent habituellement pas le sexisme et le caractère inégalitaire de certaines règles présentes dans la société en général et dans le monde du travail en particulier. Plus encore, elles laissent entendre qu’il est normal que ces règles encadrent davantage les tenues des femmes que celles des hommes, car ces derniers ne s’habillent pas de façon sexy. C’est ce qu’indiquait une directrice d’école au sujet des carrés jaunes : « Elles ont raison de dire que [la réglementation] touche plus les filles, sauf que des gars qui portent le short court, j’en ai pas vu encore » (Porter 2018). À noter que ce type d’argument est parfois repris par les jeunes également. Par exemple, dans une lettre d’opinion publiée dans le quotidien Le Soleil, une fille fréquentant l’école où a commencé le mouvement des carrés jaunes soutient que le problème n’est pas le sexisme du code vestimentaire, mais « plutôt la “ mode des filles ” ». D’après elle, si le code s’applique surtout aux filles, c’est parce que ce sont leurs tenues qui y contreviennent : « Imaginons qu’un garçon se présente en milieu scolaire avec une camisole spaghetti, il se fera exclure de la classe au même titre qu’une fille » (Dussault 2018).

Par ailleurs, il n’est pas rare que ces deux critiques figurent dans le même commentaire, par exemple sous la plume du chroniqueur Richard Martineau (2018) qui a qualifié le mouvement de protestation du PSNM de « problème de riches », tout en célébrant les codes vestimentaires comme des outils d’apprentissage social :

[Il] y a des filles qui ne peuvent pas aller à l’école, ou si elles y vont, elles doivent être voilées de pied en cap. La prochaine fois, pensez à ces filles, et pensez qu’il y a peut-être d’autres combats féministes qui sont peut-être plus importants […] Ça s’appelle vivre en société... Il y a des codes et des règlements qui sont oui arbitraires et injustes... Mais c’est la vie. Vive le code vestimentaire à l’école, vous êtes là pour étudier et apprendre!

Le ton employé est particulièrement paternaliste et caractéristique des propos souvent polémiques de ce chroniqueur. Néanmoins, le même genre de propos est parfois énoncé à partir de positions se voulant féministes. Par exemple, sous un article portant sur les carrés jaunes, une abonnée du quotidien Le Devoir commente : « il y a des causes autrement plus importantes à défendre pour le droit des femmes à la liberté et à l’égalité des droits […] Il reste des combats valables pour le féminisme : les Iraniennes qui risquent tant en enlevant leur voile nous le montrent bien » (St-Amour 2018). On reconnaît ici, comme chez Martineau, une opposition récurrente entre le « voile », compris comme une prescription vestimentaire venue d’ailleurs et contre laquelle les femmes auraient raison de se battre, et les codes vestimentaires qui, eux, serviraient à préserver le « respect d’un certain décorum » (St-Amour 2018) et ne représenteraient donc pas un combat féministe légitime[2]. En posant le mouvement des carrés jaunes comme n’étant pas véritablement féministe, ces critiques s’efforcent aussi de rappeler la « vraie » définition de l’hypersexualisation qui serait « beaucoup plus révélée par le fait que la mode incite les filles – et pas les garçons – non seulement à se dénuder, mais aussi à porter des vêtements qui mettent en valeur certains de leurs attributs, de façon à les rendre sexy » (Collin 2018).

Ces critiques sont par ailleurs typiques des façons par lesquelles les adultes ont tendance à discréditer l’agentivité politique des plus jeunes, notamment l’engagement féministe des filles (Kim et Ringrose 2018). Cela est d’autant plus vrai lorsque leur activisme vient troubler les conceptions normatives de l’engagement comme dans le cas des mouvements de protestation contre les codes vestimentaires à l’école. En effet, l’« hypersexualisation » contre laquelle se battent les carrés jaunes n’est pas la même que celle qui est produite par le discours dominant sur l’hypersexualisation des jeunes et qui est posée comme la seule pouvant faire l’objet d’une véritable résistance féministe. Ainsi, les actions des carrés jaunes ne cadrent pas avec l’agentivité prescriptive du discours dominant sur l’hypersexualisation où seules les filles qui dénoncent la mode sexy et les représentations sexualisées des corps féminins se voient reconnaître une agentivité féministe (Mercier 2013).

Plus largement, ces critiques peinent à reconnaître l’importance accordée à l’action micropolitique au sein de plusieurs mouvements sociaux contemporains (Kim et Ringrose 2018). Pour les carrés jaunes, les codes vestimentaires relèvent d’une forme de sexisme ordinaire, que les filles expérimentent au quotidien, en faisant les frais du jugement des adultes chargés de l’appliquer. À ce titre, les codes vestimentaires s’articulent à toutes les autres formes de jugements, d’injonctions et de microagressions dont les corps et les tenues vestimentaires des filles font quotidiennement l’objet, parfois même de façon intériorisée. Ainsi, en réaffirmant l’importance des codes vestimentaires au nom de plus grands principes, tels que la décence, l’égalité ou le vivre-ensemble, ces critiques participent au renforcement des normes conventionnelles qui encadrent l’agentivité tant politique que sexuelle des filles. À l’inverse, l’activisme des carrés jaunes résiste aux conceptions normatives du « bon engagement » féministe en privilégiant les microactions (porter un carré jaune, partager une photo sur les réseaux sociaux, etc.) et en renversant le narratif habituel de l’hypersexualisation (le problème n’est pas de montrer mais bien de cacher le corps).

Pour ma part, je conçois l’agentivité comme une capacité d’agir s’exerçant à l’intérieur des contextes normatifs et des rapports de pouvoir dans et par lesquels se constituent les sujets genrés (Butler 2006). Ainsi, la résistance des filles devant les codes qui régissent leurs tenues vestimentaires et, par extension, leur genre ne se fait pas en dehors des dispositifs de pouvoir (Foucault 1976), du langage et des normes qui les assignent à des pratiques sexuelles et politiques spécifiques. Autrement dit, la contestation des codes vestimentaires se met en place précisément sur le terrain où les normes de genre exercent leur contrainte dans la vie quotidienne des filles. Ces dernières prennent la parole, utilisent les médias sociaux et accomplissent des actions d’une manière qui, sans être dénuée de contradictions, leur confère une position agentique par rapport aux discours sur leur corps et leur sexualité. Ainsi, en s’efforçant de re-signifier l’hypersexualisation et d’exposer les codes vestimentaires comme des outils de contrôle sexistes, les carrés jaunes rejettent la honte, la culpabilisation et la vulnérabilité qui caractérisent habituellement la mise en discours de la sexualité des filles.

L’incidence des médias sociaux et de l’activisme contre la culture du viol

Dans le contexte québécois, la révolte des carrés jaunes doit certainement en partie à la grève étudiante de 2012, appelée le « printemps érable », qui représente un moment clé d’éveil politique pour un bon nombre de jeunes. Cependant, cet événement ne peut expliquer à lui seul l’émergence des mouvements de protestation au Québec qui s’inscrivent dans une tendance mondiale à la contestation des codes vestimentaires à l’école depuis quelques années (Keller, Mendes et Ringrose 2018). J’avance que le mouvement des carrés jaunes et le passage qu’il marque pour les filles entre le statut d’objet de discours et celui de sujet de discours doivent se comprendre à la lumière des médias sociaux et de la discussion contemporaine autour de la culture du viol. Celle-ci s’emploie à combattre tant les mythes liés au viol que leur acceptation sociale, à commencer par l’idée que certains vêtements rendent les femmes plus vulnérables aux agressions sexuelles. C’est également ce qui sous-tend le renversement du narratif habituel de l’hypersexualisation par les carrés jaunes qui considèrent les tenues sexy des filles non pas comme un problème mais bien comme l’objet d’un contrôle social et d’une surveillance indue.

L’activisme transnational contre la culture du viol participe de l’émergence de la quatrième vague féministe caractérisée par l’usage des médias socionumériques et l’engagement des jeunes (Kim et Ringrose 2018). L’effet de cet activisme est directement observable dans l’argumentaire, les références et les pratiques de mobilisation des carrés jaunes dont l’un des objectifs est, une fois encore, la lutte contre la culture du viol et l’hypersexualisation. Non seulement les propos des carrés jaunes réarticulent des éléments clés du discours contre la culture du viol, dont les notions de culpabilisation des victimes (victim blaming) et d’humiliation des filles taxées de « salopes » (slutshaming), mais le même discours les habilite à répondre et à s’organiser devant les codes vestimentaires jugés sexistes. En effet, si les médias sociaux favorisent l’expression publique de propos sexistes et misogynes, ils permettent aussi la production d’un répertoire commun de concepts et d’actions pour nommer et combattre la culture du viol, ce que Carrie Rentschler (2014 : 68) appelle la « feminist reponse-ability ».

En particulier, la démonstration d’une « solidarité affective » s’est imposée comme une réponse courante des jeunes féministes à la culture du viol et à la misogynie sur Internet (Rentschler 2014). Dans le cas des mouvements de protestation contre les codes vestimentaires, cette solidarité s’exprime principalement en réponse aux nombreuses attaques et insultes de même qu’aux commentaires négatifs reçus. Ainsi, les « Bravo de votre courage », « Bravo les filles! », « Solidarité! » et autres émojis « coeur » qui apparaissent sur la page Facebook des carrés jaunes (2018) ne sont pas de simples formules creuses ni des réponses aux effets politiques limités. Au contraire, dans un contexte de violence sexiste sur Internet, ces commentaires expriment une solidarité et une empathie de première importance. Parmi eux, certains indiquent une bonne connaissance du vocabulaire et des pratiques féministes, comme dans le cas du commentaire suivant laissé sur la page Facebook des carrés jaunes où se mêlent écriture inclusive et référence aux pratiques de soin (care) : « Vous êtes pertinent.e.s et inspirant.e.s. […] Continuez votre lutte, et prenez soin de vous aussi. » Les médias sociaux permettent ainsi l’expression d’un soutien et d’une entraide qui, même dans leurs formes les plus banales, agissent sur le plan micropolitique. Et cela s’avère particulièrement significatif dans le cas des filles qui sont habituellement tenues hors du politique, en étant privées de moyens et de reconnaissance sur le plan sociopolitique.

En résumé, l’activisme contre la culture du viol et les façons par lesquelles il se manifeste sur les médias sociaux offrent aux jeunes d’aujourd’hui une base conceptuelle, un vocabulaire ainsi que des moyens de communication et de mobilisation qui ont favorisé l’émergence des mouvements de contestation contre les codes vestimentaires à l’école. Sans présumer que les jeunes des années 2000 n’avaient pas la même agentivité critique, force est de constater que de tels mouvements de contestation n’ont pas eu lieu à l’époque où les codes vestimentaires ont été renforcés au nom de la lutte contre l’hypersexualisation. Les médias sociaux ont permis aux carrés jaunes non seulement d’être informés des actions de protestation menées ailleurs, mais aussi de montrer en quoi la surveillance et le contrôle des tenues féminines était un enjeu relevant de la culture du viol. La prise de parole des filles a notamment servi à affirmer que, loin d’être futile ou superficielle, la question des codes vestimentaires, articulée à celles de la culpabilisation et de l’humiliation des filles sur la base de leur sexualité, représente une des premières formes de sexisme qu’elles subissent au quotidien.

Conclusion

Alors que les filles étaient « vues mais non entendues » (Caron 2014) au moment où l’hypersexualisation des jeunes suscitait l’indignation populaire et des inquiétudes sociales intenses au Québec au cours des années 2000, le mouvement des carrés jaunes se caractérise par une prise de parole des filles. En protestant contre les codes vestimentaires de leurs écoles, mis en place au nom de la lutte contre l’hypersexualisation, elles sont passées d’objets de discours à sujets de discours à propos de leur corps et de leur sexualité. En dénonçant le sexisme des codes vestimentaires et en parlant en leur nom, dans les médias tant traditionnels que sociaux, ces filles sont venues troubler non seulement le narratif dominant de l’hypersexualisation mais aussi la perception commune que l’on a d’elles comme étant apolitiques. D’une part, elles renversent le fardeau de l’hypersexualisation : ce ne sont pas leur corps ni leurs vêtements qui posent problème, c’est plutôt la volonté de les cacher qui leur confère un caractère sexuel. D’autre part, elles se mobilisent, se solidarisent et se soutiennent (autant de qualités qui ne sont traditionnellement pas attribuées aux filles) à travers leurs actions et leurs usages des médias sociaux.

Ainsi, les filles qui protestent contre les codes vestimentaires à l’école troublent en quelque sorte leur genre (Butler 2005), c’est-à-dire le genre féminin tel qu’il est produit au travers de normes et d’injonctions assignant les filles à des subjectivités, à des pratiques et à des expressions sexuelles et politiques spécifiques. À cet égard, une partie de la couverture médiatique du mouvement des carrés jaunes témoigne des efforts faits pour replacer les filles dans des conceptions de genre conventionnelles, en rapport avec les représentations dominantes de l’hypersexualisation et de l’engagement féministe. Cependant, ce trouble trouve également ses limites à l’intérieur même du discours des carrés jaunes qui tend parfois à (re)produire les normes de la féminité, montrant ainsi que les filles ne sont pas en dehors des rapports de pouvoir auxquels elles cherchent à résister. Ainsi, certains de leurs propos indiquent que ces filles ont en partie intégré les normes de la « décence féminine », comme dans le cas d’une porte-parole des carrés jaunes qui affirmait ceci : « Il y a des limites. On n’a pas le droit aux vêtements sans manches, sans bretelles. Le ventre doit rester caché […] Ça doit rester décent. Nous, ce que l’on souhaitait, c’est que l’on ne dise pas davantage aux femmes de se cacher qu’aux gars » (Pontbriand 2018).

Reste qu’il y a chez les carrés jaunes un refus d’accepter les normes sexuelles inégalitaires qui sous-tendent la construction sociale de la féminité et d’un corps féminin sexualisé à la fois vulnérable et dangereux. D’autres questions se posent cependant, au croisement des enjeux de genre. Par exemple, qui a le privilège de contester ces codes vestimentaires et de résister à ces normes? Si les données recueillies dans ma recherche ne me permettent pas de répondre à cette question avec précision, à première vue, les filles à l’avant-plan des mouvements de protestation viennent de milieux socioéconomiques comparables (plutôt aisés) et sont majoritairement blanches. Ainsi, une analyse intersectionnelle permettrait de comprendre comment, d’une part, les codes vestimentaires ne touchent pas également toutes les filles et, d’autre part, une position privilégiée à l’intersection de la classe sociale et de l’ethnicité peut faciliter la prise de parole et la résistance des filles à l’égard des mêmes codes.