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En janvier-février 2014, le groupe français Oracom édite Happinez, « premier mindstyle magazine[1] » français, puis Simple Things en avril-mai de la même année, Respire en 2017, In the moment en 2018, pour la plupart adaptés de licences présentes à l’international. Ce créneau est complété en 2015 par Flow chez Prismamedia et par Femininbio[2]; en 2017 par Mellow chez Mondadori et Open Mind aux éditions Riva. La mobilisation de l’industrie de la presse dans une temporalité serrée, quatre ans environ, indique, à la fois, l’existence d’annonceurs désireux de promotion et celle d’un lectorat, consommateur aussi bien de la production industrielle que des récits proposés dans ce type de presse. En 2018, 73 908 numéros de Flow sont vendus, 48 653 pour Happinez, 15 191 pour Simple Things[3], ce qui, cumulé, produit des chiffres suffisamment importants pour attirer l’attention.

La ligne éditoriale de cette presse mindstyle (Wojciak 2014) s’appuie sur la revendication d’un idéal alternatif, la « slow life[4] » (la vie au ralenti) qui vise un ralentissement du mode de vie, plus respectueux de l’environnement, de l’humain, détaché du tout industriel. Les éditeurs et les éditrices de cette catégorie de presse insistent sur la rupture qu’elle opère dans le panorama médiatique et la présentent comme un « concept mensuel inédit et totalement original[5] », « qui s’affranchit des codes traditionnels de la presse féminine[6] » et « change la vie[7] ». Elle est donc définie comme une presse destinée aux femmes qui échapperait aux cadres habituels de la presse féminine.

Pour autant, la presse mindstyle repose, comme les autres titres de presse féminine, sur une appréhension binaire des individus classés selon le sexe et vise en cela des femmes cisgenres. Que la presse féminine soit définie par ses productrices ou ses producteurs, ses contenus ou son lectorat (Darras 2004), l’objectif de celles et ceux qui la font est de proposer des contenus censés intéresser les femmes parce qu’elles sont des femmes, de parler de leur féminité. Les contenus discursifs et visuels de la presse féminine sont produits par les équipes éditoriales et les publicitaires. N’étant pas conçus a priori de manière continue et cohérente, ils sont polyphoniques (Davier 2009) et éclatés (Lits 2012), c’est-à-dire qu’ils ne sont pas pensés en fonction d’une unité narrative. Pourtant, ils participent à mettre en récit des normes de genre relativement unifiées à l’intérieur de chaque titre. De chaque titre ou catégorie de titres, car cette féminité varie selon les contextes historiques (Geers 2016), d’une part, et en fonction des différents titres de presse féminine, caractérisés par un public segmenté (Sonnac 2001) défini par d’autres éléments qui viennent croiser le genre comme la classe sociale, d’autre part. La presse féminine est en cela une « technologie de genre » (Lauretis 2007 : 37-94) mais également de classe (Dalibert et Févry 2018) qui participe à faire exister et à naturaliser ces catégories. L’étude qui suit repose sur l’idée que la presse féminine, objet de communication et de culture, est fondée sur une mise en récit des identités de genre et de classe, soit une organisation discursive et un développement de sens (Barthes 1957), qui donne à voir l’articulation dynamique des rapports sociaux (Galerand et Kergoat 2014; Cervulle, Quemener et Vörös 2016).

Travaillant depuis plusieurs années sur la presse féminine, j’ai l’habitude d’acheter ce type de presse, notamment les nouveautés, ce qui m’a permis de repérer, à partir de 2014, une multiplication de titres relativement proches dans leur ligne éditoriale. J’ai d’abord recensé des magazines féminins français pouvant être regroupés à partir du critère du mode de vie alternatif ou écologique sur les sites Web des messageries de presse, puis établi une fiche d’information pour chacun[8]. À partir du fonds de la Bibliothèque nationale de France, j’ai ensuite « feuilleté » (Gervais 2007 : 66) les magazines suivants sur une période allant de leur première parution jusqu’à mai 2018, date de la fin de l’enquête : les bimestriels Happinez[9] et Simple Things[10] depuis 2014, les bimestriels Flow[11] et Femininbio[12] depuis 2015 et le mensuel Mellow[13] pour l’année 2017 puisqu’il paraît d’avril à novembre 2017 seulement, ce qui représente au total un peu moins d’une centaine de numéros. Tous ces titres ne revendiquent pas la dénomination de presse mindstyle mais la proximité de leurs lignes éditoriales donne une cohérence thématique au corpus. Cette approche par type de presse a été guidée par le fait qu’ils sont, ce que les rédactions appellent, dans le jargon, des « compléments de panier », soit des titres qui semblent concurrentiels, mais qui sont en réalité achetés par les mêmes lectrices. Cette première approche a été outillée de prise de notes et de photographies, et a donné lieu à une sélection de 5 numéros par titre (soit 25 numéros au total) réalisée par tirage au sort. Une analyse thématique (Paillé et Mucchielli 2016a) des discours médiatiques, des textes et des images (Provenzano 2018) a été menée sur ce corpus puis complétée par une analyse plus approfondie à l’aide de « catégories conceptualisantes » (Paillé et Mucchielli 2016b), un « bricolage méthodologique », comme c’est souvent le cas en contexte médiatique (Lécossais et Quemener 2018), pour aboutir à des résultats qui éclairent la « fonction culturelle du discours » (Provenzano 2018) et contribuent à une histoire des médias autant qu’à une histoire des normes de genre (Brun 2019).

Globalement, la presse mindstyle est fondée sur le naturel : des soins plus naturels, une cuisine plus naturelle, une consommation plus naturelle pour une féminité plus naturelle, écologique si l’on peut dire, débarrassée de la superficialité proposée par le monde contemporain industrialisé dans les autres titres de presse féminine. Si l’on sait que l’« engagement écologique au quotidien » incombe majoritairement aux femmes dans les foyers hétérosexuels qui en ont fait ce choix parce qu’il implique une augmentation du travail domestique dont elles sont encore majoritairement responsables (Lalanne et Lapeyre 2009), les fondements symboliques de cet investissement se trouvent encore largement à explorer.

Je décrirai ci-dessous la manière dont le discours de rupture proposé par les rédactions de la presse mindstyle française et incarné par « la féminité naturelle » est fondé sur une hybridation idéologique associant écologie et remise en question de la société industrielle avec des formes de féminismes, essentialiste et écoféministe notamment, et dessine un modèle de genre pour les femmes des classes moyennes et supérieures qui investissent leur féminité d’un rôle politique.

De la Nature à la nature féminine

La presse féminine française, dont le développement au xixe siècle et au xxe siècle, à partir des années 30, est articulé à l’industrie de la mode puis des cosmétiques, a toujours donné une place prépondérante à la gestion de l’apparence des femmes (Geers 2015). En cela, elle a contribué à en faire un synonyme de féminité. Dans la presse mindstyle, l’association avec les apparences est déconstruite au profit d’un retour à la nature et de la reconstruction d’une féminité « naturelle ».

Déconstruire le féminin des apparences

Dans la presse mindstyle, depuis 2014, les questions liées à l’apparence des femmes ne sont pas centrales. Les rédactions évoquent une apparence « plus naturelle », moins travaillée. À part dans Femininbio, qui comporte d’ailleurs également une rubrique mode que les autres n’ont pas ou irrégulièrement, les pages consacrées à la question, publicités pour produits cosmétiques incluses, sont minoritaires. Les rédactrices des rubriques « beauté » invitent à consommer moins de produits cosmétiques, à préférer ceux qui sont « biologiques », « qui respectent aussi bien notre corps que l’environnement qui nous entoure[14] » ou faits maison (Femininbio 2016a) à partir de produits bruts – huiles végétales, extraits secs de plantes, huiles essentielles – promus dans les publicités[15]. La chimie de synthèse, base des cosmétiques industrielles, est accusée de perturber les fonctions « naturelles » du corps (Femininbio 2016b) et aussi de nuire à l’environnement.

L’enjeu général est d’ailleurs moins d’améliorer sa beauté corporelle que de se sentir bien dans son corps, argument mis en place au cours des années 70 dans le magazine Marie-Claire par exemple (Geers 2016). Certaines pratiques corporelles sont remises en question comme l’épilation, autour de laquelle les lectrices sont invitées à « se déconditionner » (Femininbio 2016c), ou le port du soutien-gorge, avec la promotion du mouvement « no bra » décrit comme « une manière de vivre plus minimaliste, plus proche de son corps » (Mellow 2017a). Même si ces revendications ne sont pas unifiées sur tous les titres et que les positions divergent sur la question, elles apparaissent régulièrement. Cette négociation avec les pratiques rappellent les réflexions sur les normes corporelles portées par les féministes des années 70, relayées dans la presse féminine de l’époque puis invisibilisées durant la décennie suivante avec ce qui est décrit comme un « backlash » (contrecoup) des idées féministes (Faludi 1993).

Pour appréhender le corps de manière plus naturelle, les rubriques beauté partagent également des pratiques de soin corporel empruntées à ce qui est qualifié d’autres époques, d’autres cultures, d’autres traditions. Par exemple, dans un article où il est question d’acupuncture, de massage japonais ou encore de yoga, intitulé « Naturellement plus belle » (Happinez 2016a), il est dit que « les philosophies orientales nous révèlent le secret d’un visage rayonnant et (plus) jeune ». Ces cultures sont altérisées, c’est-à-dire qu’elles sont présentées comme n’étant pas celles des lectrices. Ce mode d’énonciation dessine en creux le point de vue des rédactions autant que des femmes à qui elles s’adressent précisément, nécessairement extérieur à cette définition.

Ces autres cultures sont présentées comme plus proches de la nature et fondées sur une approche globale du corps dans laquelle les apparences reflètent l’état d’esprit mais aussi la santé (Happinez 2017a) : « Selon l’Âyurveda, vivre en harmonie avec la nature est le moyen le plus efficace de mener une existence équilibrée. Nourrissez l’intérieur de votre corps avec des aliments sains, et l’extérieur avec des soins naturels. »

La relégation des apparences apparaît en outre dans le type d’imagerie mobilisé pour représenter le corps féminin : des photographies de femmes de dos ne laissant pas voir leur visage et des photographies de femmes regardant l’horizon et non le spectateur ou la spectatrice, orientations du regard qui bousculent les codes de représentations du corps féminin, caractérisés par la mise en scène d’une femme qui pose en regardant celui ou celle qui la regarde (Muvley 1975) ou encore qui se regarde être regardée (Berger 1972), définie comme une ritualisation de la féminité (Goffman 1977).

Dans ces titres, la moindre importance donnée aux apparences est une manière d’interroger les normes de genre en vigueur et de redéfinir la féminité de la presse féminine. La déconstruction n’est alors pas fondée sur une remise en question des rapports sociaux de sexe, mais est effectuée à partir d’une approche critique du monde industriel qui aurait éloigné les femmes de leur féminité authentique.

Renouer avec la nature

Le développement de cette féminité « naturelle » est articulé à ce que l’on peut globalement définir comme un rapprochement à différents niveaux de la Nature.

Tout d’abord, les rédactions indiquent que « [l’]homme fait partie de la nature, mais [qu’]il l’oublie bien souvent » (Happinez 2016b), qu’il appartient à un tout auquel il est relié, ce qui en fait, avant d’être un être social, un être naturel. Cette présence de la nature passe par la diffusion de nombreuses images de végétaux, d’espaces naturels, d’animaux. Le monde moderne est tenu pour responsable de l’éloignement des êtres humains de la Nature, comme l’indique Sarah en répondant à la journaliste qui l’interroge sur son expérience de séjour en solitaire dans le Nord australien (Mellow 2017b) :

Qu’avez-vous découvert sur vous-même dans cet environnement si hostile?

Que j’étais capable de détecter l’eau rien qu’en humant l’air! Des aptitudes inouïes cachées au fond de mes cellules et réactivées par l’instinct de survie! Dans le désert, je me suis débarrassée des couches que notre civilisation de confort avait collées sur moi.

Pour retrouver cet état de nature, qui est associé à un état de plénitude, les magazines invitent à ralentir le rythme[16], à vivre une vie au ralenti (slow life), indolente qui tend à se détacher du mode de vie actuel des sociétés industrielles. Le ralentissement touche tous les aspects de la vie quotidienne, notamment la consommation. Le mode de vie visé implique de savourer les choses simples, les « petits bonheurs » du nom d’une rubrique de Simple Things (Maluski 2014) :

Nous voulons être plutôt qu’avoir, nous souhaitons passer à une consommation responsable, en rupture avec une consommation irraisonnée. Affirmer que le matérialisme forcené, la course effrénée à la productivité n’est pas le passage obligé vers le bonheur.

Une vie plus lente, plus simple (Mellow 2017c), presque décroissante, qui va à « contre-courant de ce monde » (Simple Things 2016a), celui des sociétés industrielles dans lesquelles la vie quotidienne est rapide (Flow 2015a) : « C’est dans l’air : le temps du toujours plus – plus d’amis, plus d’argent, plus de succès, plus d’espace – est révolu. »

La formule « slow life » (vie au ralenti) emprunte une partie de son sens au concept de « slow food » (écogastronomie), construit par opposition à l’expression « fast food » (restauration rapide) pour évoquer une alimentation valorisant le durable, le local, le biologique et l’authentique[17]. Ces objectifs sont présents dans le traitement de toutes les thématiques : cuisine, santé, loisirs, décoration. La slow life est une vie plus lente, détachée au maximum des impératifs d’un quotidien organisé par l’enchaînement des activités et la consommation. Être plutôt qu’avoir, faire et créer plutôt qu’acheter.

Le rapprochement avec la nature s’accompagne d’une réduction de la consommation d’objets industriels pour « vivre mieux avec moins » (Mellow 2017c) en vue de diminuer le gaspillage de ressources naturelles et l’incidence sur l’environnement. Plusieurs pratiques écologiques quotidiennes sont abordées comme la réduction des déchets domestiques appelé « zéro déchet », selon le titre du célèbre ouvrage de Bea Johnson publié en 2013 (Johnson 2013), la pratique du furoshiki (Mellow 2017d), c’est-à-dire l’art de fabriquer des emballages cadeaux avec du tissu d’après une pratique japonaise, ou encore l’acquisition d’objets de seconde main[18].

Le bricolage ou le fait main (do-it-yourself ou DIY) est encouragé dans tous les domaines : tricot et couture permettent de réduire la consommation et de vivre plus économiquement (Mellow 2017e et 2017f). Cette attitude à l’égard de la consommation varie d’un titre à l’autre, et certains, comme Mellow et Femininbio, promeuvent davantage de produits industriels. Dans l’ensemble cependant, le savoir-faire artisanal est valorisé. Dans Happinez, les termes « authentique, écologique, inspirant, durable, artisanal, pur, équitable, unique » chapeautent la page « shopping » (Happinez 2016c) et lorsque les objets ne sont pas artisanaux, les matières dans lesquelles ils sont proposés – grès, terre cuite, céramique, jute, lin – signifient leur « naturel » (Simple Things 2016b).

D’autre part, les activités de loisir comme la lecture[19] et les balades sont envisagées en ce qu’elles permettent à chaque personne de renouer avec sa nature. Elles participent à ralentir et visent l’atteinte du sentiment de réconfort et de sécurité procuré par les évènements de tous les jours (hygge) des pays scandinaves, comme le signifie d’ailleurs le choix même du titre Mellow qui peut être traduit, en fonction des contextes, par « doux », « serein », « moelleux ». Les cultures lointaines ou anciennes, sud-américaines, japonaises, tibétaines ou encore tamoules sont citées comme des pratiques moins empreintes de « culture », plus proches du fonctionnement de la nature. Ce sont des modèles à plusieurs niveaux, que le voyage permet de découvrir. Ce dernier est aussi l’occasion de « s’évader, [de] se ressourcer, [de] contempler[20] ». Les publicités accompagnent ce discours avec la promotion d’agences de voyages spécialisées, telle Omalaya[21] qui propose des expéditions organisées, par exemple : « Voyages au coeur des traditions sacrées », « Du festival chamanique aux enseignements du dalaï-lama », « Voyage initiatique en Inde du Nord avec Lhamo, femme chamane » ou « Voyage intérieur en Inde du Sud, se rencontrer pour mieux s’éveiller ».

La pratique de la méditation, de la sophrologie ou du yoga, à l’instar d’autres pratiques citées comme lointaines, vise la recherche d’un soi plus authentique et une « renaissance » (André 2016 : 60). La spiritualité, allant des principes bouddhistes à la « simplicité volontaire » de Pierre Rabhi, en passant par diverses méthodes de développement personnel ou de psychologie positive, est développée dans de nombreux articles (Simple Things 2016c) ou comptes rendus d’ouvrages (Flow 2015b) et par l’intermédiaire de citations disséminées au fil des pages qui font l’effet de mantras. Elles viennent aussi bien des classiques, notamment Antoine de Saint-Exupéry[22], que des modernes ou célèbres, modèles vedettes (people) de vie, issus du champ du développement personnel : Christophe André, Matthieu Ricard ou Paulo Coelho par exemple. Des publicités pour les maisons d’édition spécialisées[23] ou pour des ateliers rendent visible un marché particulièrement développé.

Du côté de la spiritualité, cette quête de la nature va régulièrement jusqu’à un certain mysticisme : des ateliers proposent de « pénétrer des niveaux plus profonds de l’inconscient [ou de] reprogrammer vos gènes[24] », tandis que dans l’article intitulé « Nettoyage énergétique » (Happinez 2016d) on recommande ceci : « placez dans chaque coin de la pièce un petit bol rempli de sel bio. Jetez ensuite le sel, 24 heures plus tard au maximum, dans les toilettes », ce qui se rapproche de pratiques plus ou moins chamaniques.

La mobilisation de ces différentes pratiques, soit le rejet de la société de consommation, la proximité avec les philosophies orientales, les principes écologiques, rappellent les projets de « retour à la nature » (Hervieu-Léger et Hervieu 1979), le mouvement hippie et à certaines égards du nouvel âge (New Age), idéaux qui avaient déjà bousculé la presse féminine des années 70. Dans la presse mindstyle actuelle, la puissance de nouvelles industries, cosmétiques biologiques, développement personnel, activités sportives, voyages, s’avère encore plus prégnante et offre la possibilité matérielle de fonder des magazines entièrement consacrés à ces questions. La puissance du marché confirme en fait l’intérêt des consommatrices et des lectrices qui trouvent du sens dans les contenus mais aussi, dans une sorte de paradoxe, dans les expériences de consommation ou les objets proposés.

Valoriser l’essence féminine

La déconstruction des apparences comme noeud de la féminité et la recherche de naturel visent le retour et la valorisation d’une essence féminine rappelant celle que revendiquaient les féministes essentialistes des années 70.

Le rappel de la naturalité des humains est, à ce sujet, renforcé lorsqu’il s’agit des femmes décrites comme plus naturelles que les hommes. Pour développer cet argument, leur fécondité ainsi que leur capacité de gestation et de « création » sont mises en avant selon une analogie avec la Nature elle-même qui crée (Femininbio 2016d) : « Les femmes savent intuitivement que leur destin est lié à celui de la nature […] Le lien profond entre les femmes et la nature est inscrit dans nos gènes depuis toujours et relève d’un héritage multimillénaire. »

Les rédactions insistent sur l’existence d’une essence féminine, un instinct qui les lie non seulement aux enfants mais également à tout ce qui vit, graines, plantes, biodiversité[25]. La fonction procréatrice des femmes se trouve mobilisée comme un argument pour réaffirmer la division sociosexuée des activités et la responsabilité du travail reproductif à partir de la nature (Happinez 2014) : « Quand un bébé pleure la nuit, c’est presque toujours la maman qui se réveille en premier. Les hommes se réveillent moins souvent parce qu’il leur faut être reposés afin d’“ aller au combat ”. »

La fonction procréatrice et les instincts de soins qui en découleraient fondent la féminité authentique. Pour retrouver cet état, mais aussi cet instinct primitif, ces « tripes de femelle », comme dit Sarah l’aventurière déjà citée, il faut revenir à un mode de vie antérieur à la modernité, comme si celui-ci était présocial. Le vocabulaire développé est alors celui d’une reconnexion, d’un retour, à un état antérieur.

Pour se « reconnecter » (Mellow 2017g) et renouer avec cet état de nature, il est conseillé de s’adapter au rythme « naturel », celui de l’alternance jour/nuit (Femininbio 2016e), des cycles lunaires ou des saisons (Happinez 2016b), puisque « tout dans la nature – y compris l’horloge interne – évolue selon celui de la Terre, de la Lune et du Soleil » (Happinez 2016e). Le sommaire du magazine Simple Things reprend ce fonctionnement cyclique à travers trois rubriques « Dès l’aube », « Le jour », « Au soir ». Ce rythme, si précieux pour la presse féminine en général, car il est habituellement l’occasion de renouveler les achats de mode en fonction des saisons, est ici celui d’une horloge naturelle. Pour le respecter, les rédactions proposent, par exemple, « de vivre la magie du matin en vous reliant à l’énergie des planètes » (Happinez 2016e) ou de fêter les saisons en rejouant des rituels anciens comme « Samain » pour fêter l’automne (Simple Things 2016d). La prise en considération des cycles de la nature est, la plupart du temps, ancrée dans un imaginaire folklorique et de cultures populaires qui permet par ailleurs de symboliser, une fois encore, une époque antérieure à l’industrialisation, comme dans l’article « L’art du conte » où la journaliste fait référence à une « tradition orale [qui] connaît un joli renouveau » (Simple Things 2016e).

En respectant des cycles naturels, les femmes y gagneraient davantage, car elles sont décrites comme ayant elles-mêmes un fonctionnement cyclique, de 28 jours théoriques, souvent rapproché de celui de la Lune, astre qui aurait des effets sur la Terre et sur les êtres qui s’y trouvent, une « véritable force d’attraction magique ». Les effets de la pleine Lune sur les naissances sont par exemple cités (Happinez 2016e). Cela donne lieu à la diffusion d’outils et de calendriers variés permettant d’appréhender le cycle menstruel, non pas décrits par le jeu des hormones, progestérone et oestrogène dominantes tour à tour, mais par des moments « énergétiques » différents, influencés par le cycle lunaire, qu’il faut connaître et apprivoiser pour vivre en harmonie avec son corps. La temporalité dont il est question, précisément féminine, implique, dans un discours de cause à conséquence, le développement d’une sororité « naturelle » (Happinez 2017b), qualifiée de « féminin sacré », relativement mystique, thématique par ailleurs très développée actuellement dans l’édition (Chabrillac 2017) ou sur la blogosphère « féminine[26] ». La rhétorique élaborée est celle d’une valorisation de ce féminin sacré comme dans l’article « Je suis une déesse Shakti en puissance! » (Femininbio 2016f).

Le féminin sacré est entretenu par la créativité, thématique particulièrement développée dans Flow, magazine qui encourage les femmes à écrire, à dessiner, à photographier, à être créatives en suivant notamment des modèles de « femmes qui nous inspirent » dans la rubrique éponyme. Il convient donc d’aller à la rencontre d’une créativité « féminine » qui rappelle le concept d’« écriture féminine » des féministes différentialistes développé par exemple dans le projet des Éditions des femmes en 1972 par Antoinette Fouque et son groupe Psy & Po ou dans la revue de Xavière Gauthier intitulée Sorcières, publiée de 1976 à 1981.

Dans ces magazines, même si, dans certains articles consacrés aux spiritualités taoïstes ou bouddhistes, le féminin et le masculin sont décrits comme des principes indépendants du sexe des personnes qui les possèdent et qu’il faut cultiver de manière équilibrée selon un principe qui ressemble au yin et au yang, le reste du temps, la mobilisation de cultures variées est utilisée pour observer un féminin authentique, présent dans chacune des femmes.

Les cultures lointaines, décrites comme plus naturelles, sont évoquées visuellement par l’intermédiaire d’une imagerie extrême-orientale ancienne issue, par exemple, de l’hindouisme ou encore par l’intermédiaire de photoreportages. Ces images montrent des corps de femmes divers. L’imagerie en question est cependant mobilisée de manière différente en fonction des titres. Dans Femininbio, Mellow et Simple Things, le point de vue est celui d’une femme blanche, occidentale qui considère qu’elle est plus éloignée de la nature, plus civilisée que les femmes des autres cultures citées, mais aussi fascinée par ces ailleurs idéalisés. Cette relation avec l’autre et l’ailleurs construit la blanchité de la féminité modélisée dans ces titres. Dans Happinez, le point de vue se révèle plus diffus : des cultures et des traditions diverses sont mentionnées sans nécessairement être décrites comme différentes. Le syncrétisme semble plus présent.

Les confrontations des féminités sont l’occasion d’affirmer l’existence d’une essence féminine, formulée dans un « discours de la Nature » que les féministes matérialistes ont déjà décrit pendant les années 70 (Guillaumin 1978). Contrairement aux titres plus traditionnels dans lesquels ce qui est féminin s’avère implicite, la presse mindstyle discute de la féminité, de ce que c’est. L’existence de ces articles participe à essentialiser la catégorie car, même si la définition du féminin n’est pas figée et unanime, son existence n’est pas remise en question, et renforce l’idée selon laquelle il existe un « féminin profond », au-delà de tout ce qu’on peut y associer, qui varierait dans l’espace et dans le temps.

La resignification des pratiques féminines

Reposant sur une conception essentialiste du genre et des sexes, la presse féminine mindstyle attribue aux femmes des rôles sociaux liés à leur sexe, comme ceux de nourrir et de soigner. Cependant, cette vision est combinée avec un certain nombre d’idées développées au sein des mouvements écoféministes, pourtant non différentialistes, notamment celle de revendiquer des domaines d’action traditionnellement féminins et de se les approprier en développant des savoirs à leur sujet.

Se nourrir avec la nature

Tout d’abord, le mode de vie revendiqué implique la réduction de produits issus de l’agroalimentaire et le choix d’une alimentation qui repose sur des aliments, issus de la nature, bruts et moins transformés dont il faut connaître les atouts et la spécificité.

Les articles informent sur un régime alimentaire plus végétal (Mellow 2017h), riche en fruits, légumes, graines ou algues, parfois végétarien ou végane, parfois sans gluten ou sans lait animal, et qui recourt à de nombreux compléments alimentaires « naturels » de toutes sortes comme la gelée royale[27]. Dans ce domaine également, la rhétorique de l’ailleurs et du lointain est mobilisée : le titre « Saveurs d’antan des légumineuses » (Happinez 2016f) évoque une antériorité à retrouver. Les publicités indiquent que l’industrie s’est emparée de ce marché et elles promeuvent quinoa, graines germées, laits végétaux ou encore extracteur de jus ou machine à déshydrater. Le recours aux aliments bruts implique de savoir cuisiner et de « prendre le temps, [de] déguster, [de] se poser[28] » dans une perspective de bien-être global (Flow 2015c) :

Salades en sachet, pizza surgelé, potage en poudre... Les produits tout prêts font certes gagner du temps, mais ils enlèvent aussi ce que la cuisine faite avec amour nous apporte. Aller au marché, éplucher, découper, touiller, goûter : ces petits gestes sont un pas de plus vers la pleine conscience.

La réduction des achats de produits industrialisés repose sur un souci écologique puisque l’industrie est globalement peu respectueuse de l’environnement : aussi invite-t-on le lectorat à consommer des produits issus de l’agriculture biologique et locale. Ces derniers sont valorisés par l’intermédiaire de reportages consacrés à de petits producteurs et plus particulièrement à des productrices qu’on qualifie de paysannes, comme dans « [l]es fines herbes d’Émilie » (Mellow 2017i), où l’on raconte le parcours d’une jeune maraîchère, ou encore dans l’article intitulé « Dominique Eraud, happycultrice » (Femininbio 2016g), où cette médecin acupunctrice qui a installé un potager et des ruches sur sa terrasse parle de son expérience. Les exemples de « retour à la terre » (Pruvost 2013; Sallustio 2018) sont d’ailleurs nombreux et décrivent des profils de femmes et d’hommes diplômés qui ne souhaitent pas participer à la machine capitaliste, qui désirent trouver du plaisir dans un travail manuel lent, tout en mobilisant des savoirs divers et pointus, mais qui veulent aussi « avoir davantage de maîtrise sur leur environnement et […] se dépêtrer d’une situation de culpabilité à l’égard des inégalités sociales globales » (Sallustio 2018). D’autres reportages valorisent des parcours de femmes, chefs d’entreprise, qui ont fondé leur entreprise sur des principes plus écologiques et éthiques (Simple Things 2014a), ce qui permet aux consommatrices d’investir leurs achats de sens.

La question de l’alimentation est articulée à celle de la santé : d’abord parce que les produits industriels sont incriminés pour leurs additifs dangereux et ensuite parce que les aliments sont appréhendés comme des alicaments (ou aliment fonctionnel) ayant avant tout des vertus sur la santé.

Savoir se soigner à partir de la nature

Ce mode de vie plus écologique bouleverse également les pratiques médicales contemporaines, notamment parce que les médicaments sont accusés de perturber la physiologie. Dans l’article « Et si j’arrêtais la pilule » (Femininbio 2016h), une réflexion est proposée sur les effets de la prise en continu d’hormones de synthèse sur l’organisme, mais également sur l’environnement puisque ces dernières se retrouvent dans la nature, réflexion qui s’étend à l’ensemble de traitements médicaux « modernes ».

En conséquence, les femmes sont invitées à connaître le fonctionnement du corps humain et un certain nombre de remèdes pour pouvoir appréhender les solutions avec discernement. Les produits naturels tels que les plantes, sous forme de tisane, de phytothérapie, d’aromathérapie ou encore d’homéopathie de même que le recours à des pratiques non occidentales, comme la médecine chinoise (Simple Things 2014b), le qi gong (Mellow 2017j) ou l’ayurvéda, ou à une variété de « médecines douces » (Mellow 2017g) sont présentés pour compléter et parfois remplacer la médecine contemporaine. On envisage la diversité des approches, mais on insiste également sur l’importance du psychologique (Happinez 2016g) : « Nous avons besoin de médecins compétents et de bons médicaments pour guérir lorsque nous sommes malades, c’est évident. Mais une attention aimante peut se révéler une médication tout aussi puissante. »

Globalement, la question est celle d’une prise en considération du corps humain dans sa globalité, une approche « holistique », une santé « intégrative » (Femininbio 2016i) : « Y aurait-il un moyen d’allier le meilleur des progrès technologiques à des sagesses anciennes nous permettant de nos reconnecter au vivant, à la terre, au sacré? »

Ces savoirs développés hors des circuits de la médecine, telle qu’elle est pratiquée actuellement en France, permettent aux femmes précisément de retrouver une forme de pouvoir sur leur corps, un pouvoir de décision mais aussi d’action, revendiqué par exemple aujourd’hui chez de nombreuses féministes au sujet de la gynécologie et de l’obstétrique. Celles-ci invitent les femmes, comme dans les pages de ces titres, à reprendre le contrôle de leur corps et des savoirs afférents devant un corps médical accusé de les déposséder des savoirs et des pratiques qu’elles pouvaient avoir auparavant (Ehrenreich et English 2018).

Apprivoiser l’écoféminisme

La remise en question de la gestion industrielle de l’alimentation et de la santé dans la société contemporaine française fait écho aux idées développées par les écoféministes (Larrère 2012). Vaste mouvement né durant les années 70, l’écoféminisme s’est développé de manière protéiforme en fonction des contextes sociohistoriques (Hache 2016). Pour autant, un constat unit ses différentes branches : la société contemporaine, patriarcale, exploite les femmes et la nature. En France, au cours des années 70, la féministe radicale Françoise d’Eaubonne apporte ces questions au sein du mouvement de libération des femmes et propose le terme « écoféminisme » (Goldblum 2017). À la même époque, des idées proches paraissent dans la revue Sorcières fondée en 1976 par Xavière Gauthier (Goldblum 2011) dans une perspective cependant beaucoup plus différentialiste. Aux États-Unis, c’est dans le contexte du militantisme antinucléaire que les activités écoféministes se développent et dénoncent les dangers environnementaux et sanitaires qui pèsent sur l’avenir. En Inde, elles mettent en avant la responsabilité des industries coloniales dans la paupérisation de leur pays, et plus particulièrement des femmes, mais également dans la catastrophe écologique en cours.

Même si l’on trouve par exemple un portrait de la militante indienne Vandana Shiva, dans le Femininbio d’août-septembre 2016, l’écoféminisme n’est pas cité comme modèle. Il est plutôt apprivoisé (Dulong et Matonti 2005), c’est-à-dire que les idées les plus radicales n’apparaissent pas dans la presse mindstyle : en effet, l’exploitation des femmes et de la nature par les hommes et le capitalisme n’y est pas décrite en ces termes. Les répercussions des industries sur l’écologie ne sont à vrai dire jamais nommées, tout comme le patriarcat. On trouve, dans la presse mindstyle, une « forme d’appropriation ordinaire » (Jacquemart et Albenga 2015) de ces idées, présentée sous forme d’informations concrètes nécessaires à l’exercice de soins dévolus aux femmes, à partir de savoirs redéfinis à l’aune des questions de préservation de l’environnement et de la santé humaine. Comme dans les discours écoféministes, ceux de la presse mindstyle ont pour objet une réappropriation d’un certain nombre de savoirs liés à la fertilité de la terre et du corps des femmes, à l’alimentation, à la santé. L’appropriation de ces savoirs permet d’affirmer une volonté d’autonomie par rapport au monde moderne et un désir d’action politique puisqu’elle amène les femmes à modifier leurs pratiques quotidiennes dans une perspective de préservation de l’environnement. Au-delà du maintien des activités féminines par les femmes, c’est une manière pour celles qui font ces choix de les resignifier (Butler 2006), de transformer la banalité des activités quotidiennes et privées en activités politiques, publiques et militantes. L’engagement écologique permet d’acquérir une forme de respectabilité (Albenga 2015; Skeggs et Pouly 2016) et de valoriser des domaines en permanence déconsidérés parce qu’ils appartiennent à la sphère domestique et sont associés au féminin (Gilligan 2009). L’idée est de revendiquer « une culture féminine » (Fine 1984) ou « culture de femmes » (Nahoum-Grappe 1996 : 83) et de donner de l’importance politique à des savoirs et à des pratiques du quotidien dont les femmes qui lisent cette presse ont la responsabilité.

Parce que ces idées sont diffusées dans un magazine, soit un objet dont l’économie repose sur la publicité et sur la nécessité d’être vendu lui-même, ces principes ne sont pas en rupture complète avec la consommation et avec le capitalisme, ce qui apparaît dans la présence persistante de pages de conseils d’achats par exemple[29]. D’ailleurs, même si les statistiques concernant les ventes de ces titres restent obscures, les données diffusées à ce jour indiquent que ces magazines sont vendus principalement aux femmes issues des classes favorisées, aux classes moyennes et supérieures (CSP+) dans le jargon de la presse[30], pourvues économiquement, qui sont également les principales consommatrices de produits cosmétiques ou ménagers alimentaires issus de l’agriculture biologique[31]. Leur engagement écologique passe par les pratiques symboliques décrites plus haut autant que par un certain type de consommation, affirmé comme plus éthique (Currid-Halkett 2017).

Conclusion

La presse mindstyle offre une fenêtre intéressante pour observer les négociations à l’oeuvre dans les pratiques symboliques des femmes cisgenres. La féminité proposée dans ses pages repose sur un rassemblement idéologique protéiforme réunissant la remise en question de la centralité des apparences, l’essentialisation d’une nature féminine et l’affirmation de savoirs nécessaires à une gestion écologique du quotidien.

Près de 50 ans après que les féministes matérialistes ont démontré les enjeux économiques liés au travail domestique, les lectrices de la presse mindstyle, principalement des femmes des classes moyennes et supérieures, réaffirment les aspects politiques de la gestion du quotidien. En transformant ces activités en autant d’actions écologiques, elles revendiquent un pouvoir dans l’exercice du quotidien.

Du point de vue de l’analyse des médias féminins, il devient alors possible de complexifier l’approche selon laquelle les journaux féminins « visent à donner aux femmes une image d’elles-mêmes définies par la soumission, l’abnégation, le sentiment, la limitation des intérêts à la vie privée : ménage, enfants » (Collin et autres 1973), puisque ces dernières choisissent de faire de la sphère domestique un champ d’action politique.