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Une des spécificités de la nation française est son attachement profond à la République pour garantir l’égalité des citoyennes et des citoyens[1]. Contrairement à la situation dans les pays associés au multiculturalisme, l’échelle d’action de la République est systématiquement individuelle, et non collective, et ce, pour éviter que des communautés d’individus formulent des demandes à l’État en raison d’un attribut identitaire (race, religion, etc.)[2]. La légitimation de telles demandes pourrait en effet impliquer que les réponses apportées par les institutions soient discriminantes à l’égard de celles et ceux qui ne partagent pas la même identité sociale. Or, quand on interroge les processus de médiatisation, on se trouve devant un paradoxe : même si, pour garantir l’égalité, la République française refuse de reconnaître l’existence de groupes sociaux en son sein, les médias nationaux donnent quotidiennement et symboliquement corps à des collectifs déterminés par l’âge, le genre, la religion, la classe ou encore la race et produisent des hiérarchies que je me propose de mettre en question ici.

Je veux notamment montrer que les médias d’information généraliste formalisent un métarécit national qui représente la France comme un territoire composé avant tout de groupes sociaux et qui valorise particulièrement ceux qui sont majoritaires en les caractérisant par une ethnicité et une moralité modèles. En parallèle, ce métarécit exclut symboliquement les minorités de la définition symbolique du « Nous » national, en associant leurs pratiques à un « régime de valeur » (Skeggs 2018 : 17) plus ou moins négatif par la description de leur « performance de genre » (Butler 2005 : 256-266). Ce métarécit consolide l’hégémonie de la masculinité, de la blanchité, de l’hétérosexualité et des classes supérieures, car il expose les groupes sociaux qui possèdent le moins de pouvoir économique, social, politique et culturel comme instaurant les plus grandes inégalités, tandis que ceux qui profitent des avantages liés aux rapports sociaux y sont donnés à voir, paradoxalement, comme les plus égalitaires. Les inégalités matérielles, c’est-à-dire qui se manifestent dans le champ économique (et qui rendent compte de différences de salaire par exemple) sont ainsi consubstantielles d’un environnement idéologique qui les légitime et que les médias participent à produire et à faire circuler.

Cette proposition théorique constitue un bilan des travaux de recherche que je mène depuis plus de 10 ans sur les représentations et les rapports de genre, de race et de classe dans les médias nationaux d’information généraliste. Elle s’appuie sur l’étude de plusieurs corpus de presse écrite ou plurimédiatiques (presse écrite, Web, télévision, radio) contemporains collectés de manière exhaustive pour analyser la médiatisation de mouvements sociaux antiracistes (Marche pour l’égalité et contre le racisme, le mouvement – devenu parti – des Indigènes de la République), de collectifs féministes (Ni putes ni soumises, Femen, la Barbe, Osez le féminisme, Lallab, Mwasi, #balancetonporc), des minorités dites « roms », du genre musical du rap et du premier roman d’Édouard Louis (2014) En finir avec Eddy Bellegueule.

Malgré leur apparente diversité, ces corpus concourent tous à la construction du « problème public » (Cefaï 1996 : 47) des inégalités sociales attendu qu’ils définissent des victimes et des coupables privilégiés de racisme, de sexisme ou d’homophobie, et comportent des discours explicatifs sur la manière dont se déploient ces rapports de pouvoir. La participation à la construction sémantique d’un tel problème de société peut paraître évidente dans le cas de la médiatisation des mouvements féministes et antiracistes, mais elle l’est également en ce qui concerne les autres corpus. Les victimes et les responsables d’inégalités sont figurés a minima par l’entremise de syntagmes désignatifs, que je relève et trie systématiquement afin d’obtenir des données quantitatives[3]. Tout en prenant en considération l’instance d’énonciation et la période, j’arrive à saisir, par celles-ci, les individus et les groupes sociaux donnés à voir comme impliqués dans des rapports de pouvoir. J’ai dès lors pu observer :

  • que le rap est affilié de manière privilégiée dans la presse à des hommes non blancs définis comme sexistes et homophobes (Dalibert 2018b);

  • que la couverture médiatique du premier roman d’Édouard Louis dépeint les classes populaires blanches vivant dans le nord de la France comme symboliquement et physiquement violentes à l’égard des groupes racisés, des femmes et des minorités sexuelles (Dalibert 2018a);

  • que les roms sont décrits dans la presse comme ayant des comportements structurés par le sexisme quand, parallèlement, les « jeunes garçons des banlieues », figure marquée[4] par la race et la classe, sont désignés comme responsables du racisme à leur égard sur le territoire français (Dalibert et Doytcheva 2014).

Mon approche des médias est constructiviste[5] et s’ancre dans le champ des études culturelles (cultural studies). J’appréhende les productions médiatiques comme le résultat de constructions sémantiques, significatives de rapports de force, qui concourent activement à la définition de la réalité sociale et au sens partagé par une communauté (Hall 1997). Les médias nationaux d’information généraliste sont effectivement une instance productrice de significations particulièrement puissante (Carah et Louw 2015) : les représentations qui y circulent alimentent profondément les schèmes de significations partagées au sein d’une culture aux frontières nationales, même si la conflictualité sociale implique toujours une lutte des significations, et ce, dans de nombreux contextes (médiatiques ou non).

Des récits médiatiques au métarécit national républicain

Dans les médias d’information, les faits, les phénomènes et les problèmes sociaux sont formalisés dans des récits médiatiques[6] qui mettent en scène des protagonistes attachés à un rôle qui peut être « bon » ou « mauvais » sur l’échelle des valeurs morales (Cefaï 2007 : 172). Dans les narrations qui participent à la construction des problèmes publics du sexisme, du racisme ou de l’homophobie, des groupes sociaux, des individus et des acteurs institutionnels (État, ministère de l’Éducation, etc.) peuvent avoir le rôle de victime ou de responsable d’inégalités, mais aussi d’allié des victimes ou encore de complice des coupables. La couverture de presse de l’arrivée parisienne de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 (mieux connue sous le nom de « Marche des beurs ») présente par exemple les personnes issues de l’immigration nord-africaine telles des victimes de racisme, l’électorat du Front national, les membres des services policiers faisant du contrôle au faciès et les classes populaires blanches comme en étant responsables, tandis que les classes moyennes et supérieures blanches sont dépeintes comme alliées des victimes et porteuses de la cause antiraciste (Dalibert 2012).

Les rôles attribués aux protagonistes des récits participent pleinement aux processus de valorisation et de dépréciation médiatiques. Comme l’a montré Olivier Voirol (2005) à la suite des travaux d’Axel Honneth (2007), les récits allouent inégalement de la reconnaissance sociale, c’est-à-dire de la valeur (au sens d’estime ou de qualités attribuées), aux individus et aux groupes sociaux par l’intermédiaire de représentations positives. Dans les médias nationaux, les groupes et les acteurs sociaux peuvent apparaître dans plusieurs récits médiatiques et jamais dans d’autres, être affiliés à divers rôles, dont certains sont récurrents, et se répètent au fil de narrations à la publicité très importante, ce qui renforce les processus de (dis)qualifications médiatiques. Un choix est toujours opéré par les rédactions sur ce qui fait l’objet d’un article de presse ou d’un sujet de journal télévisé (Molotch et Lester 1996). Par conséquent, de nombreux faits et problèmes de société ne sont pas « publics » dans le sens où, en suivant la notion de « domaine public » d’Hannah Arendt (1994 : 59-121), ils ne sont pas connus de la communauté nationale. Les faits et les problèmes de société deviennent « publics » lorsqu’ils sont érigés en « événements médiatiques » (Neveu et Quéré 1996 : 12), c’est-à-dire lorsqu’ils apparaissent dans l’« espace public national » (Dalibert, Lamy et Quemener 2016 : 9) matérialisé par les grands médias avec un minimum de force, de fréquence ou d’« intensité affective » (Quemener 2018 : 24). Le différentiel de publicité dont disposent les mouvements féministes participe ainsi à façonner le sens donné aux rapports de genre dans l’espace public national. Il conduit à « ethnoracialiser » le problème public du sexisme étant donné que les collectifs désignant des responsables marqués par la race, à l’instar de Ni putes ni soumises et Femen, font plus souvent événement (Dalibert 2017).

La publicité et la répétition des rôles affiliés aux groupes sociaux dans les récits médiatiques produisent un métarécit, ou récit de niveau supérieur, qui alimente l’imaginaire et le système de représentations de la nation française. Celui-ci définit les hommes non blancs ou appartenant aux classes populaires comme coupables de sexisme, d’homophobie ou de racisme. À l’inverse, les hommes blancs des classes moyennes supérieures ont le rôle d’allié des victimes d’inégalités. La particularité de ce métarécit est qu’il se révèle commun à l’ensemble des récits élaborés par les institutions médiatiques majoritaires (mainstream) et fait fi des différences liées aux lignes éditoriales, ce qui le rend, d’ailleurs, difficilement perceptible. Ce métarécit se déploie sur le territoire sémantique du sens commun, se donne à voir comme dénué de toute aspiration idéologique et de regard situé sur le monde social. Son apparente neutralité est, suivant la théorisation de Raymond Williams (2009) et celle de Donna Haraway (2007), la condition de sa puissance hégémonique. Dès lors, ce récit sur la nation est un métarécit dans le sens qu’en donne Jean-François Lyotard (1979) : c’est une narration qui légitime des instances d’autorité. Ce récit contribue en effet à produire et à renforcer le pouvoir qu’ont les groupes majoritaires, car ils y sont dépeints comme incarnant la définition idéale de la francité, à savoir de l’identité nationale française. Cette dernière doit être comprise comme un système de représentations (Hall 2007a : 231) qui relie la citoyenneté à un attachement profond aux valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, mais aussi à certains attributs identitaires (genre, race, etc.). La « communauté imaginée » française (Anderson 2002 : 22) est donc particulièrement restrictive, attendu que seuls les groupes liés à la blanchité, à la masculinité, aux classes moyennes supérieures et à l’hétérosexualité sont mis en scène, dans ce métarécit, comme respectant fondamentalement les valeurs de la République.

En faisant circuler un tel métarécit, les médias d’information fonctionnent comme des « technologies de francité », pour reprendre la notion de « technologie de genre » de Teresa de Lauretis (2007 : 75), c’est-à-dire des technologies de pouvoir qui implantent des représentations de Français et de Françaises « modèles », autant du point de vue des valeurs morales que de l’identité sociale. Ce métarécit national participe à la définition de ce que Michel Foucault (1994 : 1374) nomme le « code moral » ou « de conduite » d’une société et qui renvoie aux règles, aux normes et aux valeurs que les citoyennes et les citoyens doivent adopter afin de pouvoir se reconnaître en tant que sujet moral ou « bon sujet » de la nation française. Le métarécit national est porteur de stratification nationale, car il détermine un régime de valeur républicain hégémonique qui fixe, d’une part, l’échelle nationale et publique de la moralité et, d’autre part, les groupes sociaux dignes de reconnaissance[7] et de respectabilité[8]. Ce régime de valeur se révèle particulièrement puissant car, en étant formalisé dans l’espace public national, il est connu de l’ensemble des membres de la nation, même si celles-ci et ceux-ci peuvent, bien sûr, adopter dans leur vie quotidienne des régimes de valeur oppositionnels et alternatifs (Skeggs 2018).

Les processus d’ethnicisation à l’oeuvre dans les récits

Le métarécit national, qui légitime les groupes majoritaires en les figurant comme les seuls à investir le territoire de la moralité républicaine, se formalise par des « processus d’ethnicisation ». Les groupes sociaux, qu’ils soient déterminés par le genre, l’âge, la religion, la race ou la classe (par exemple, « les adolescents », « les musulmanes », « les classes bourgeoises »), sont caractérisés, dans l’espace public national, par une « ethnicité » (Meer 2014 : 37), autrement dit par une culture (du point de vue anthropologique) qui les relie à des modes de vie, à des pratiques, à des représentations sociales et à un régime de valeur. L’ethnicité doit s’entendre ici comme la notion de « race » (Guillaumin 2002; Hall 2013b), c’est-à-dire telle une construction sociale produite par du discours et porteuse de rapports de pouvoir. Les groupes médiatisés, que l’on peut nommer stéréotypes[9], même si je préfère la notion de « sociotypes[10] », sont mis en scène, dans le métarécit national, de la même manière que les personnages d’un roman : en plus du ou des rôles auxquels ils sont affiliés, chacun fait l’objet de discours qui donnent corps et sens à sa psychologie, à ses normes et valeurs, à ses comportements, à ses manières de penser et d’agir.

Les processus d’ethnicisation ont une double facette dans les médias d’information : ils s’élaborent par l’intermédiaire de descriptions quasi ethnographiques qui créent, littéralement, les groupes sociaux qu’elles donnent à voir. Les journalistes associent en effet ces derniers à une culture par l’intermédiaire de discours dont « la promesse » (Jost 2003 : 19) faite aux publics est qu’ils sont « réels » et « vrais ». Dans les conventions et les imaginaires sociaux, les médias d’information représentent fidèlement, en toute objectivité et neutralité, la réalité en miroir (Delforce 1996; Mercier 1996). Les processus d’ethnicisation produisent l’intelligibilité de collectifs déterminés par le genre, la race ou la classe parce qu’ils se formalisent au travers de médias d’information faisant autorité dans la constitution de la réalité sociale[11]. Ces processus sont donc performatifs car, suivant Judith Butler (2005), ils donnent sens et réalité aux groupes qu’ils caractérisent[12].

Les processus d’ethnicisation sont particulièrement identifiables dans les médias d’information lorsque des « témoins anonymes » sont décrits ou interrogés en tant que personnes représentant un groupe social. Ces individus font office de ce que François Jost (2003 : 67) appelle des « sujets d’énonciation théorique » car, en s’apparentant à des individus types représentatifs d’un groupe social, ils sont remplaçables par n’importe quels autres individus partageant les mêmes caractéristiques. Ces individus types sont souvent reconnaissables dans les récits par les syntagmes employés pour les désigner, syntagmes qui portent la marque d’un ou de plusieurs attributs identitaires (genre, âge, race, etc.), tels qu’« une jeune femme de 22 ans » ou « Selim ». Lorsque les journalistes illustrent (et authentifient) la cause de Ni putes ni soumises au début de l’année 2003, ils produisent le sociotype genré et racialisé de la « jeune femme des banlieues » par un processus d’ethnicisation (Dalibert 2012 et 2013). Les productions médiatiques mettent alors en avant un grand nombre de femmes non blanches, souvent désignées par un prénom (« Samira », « Safia », « Zéliha », etc.) et dépeintes comme partageant les mêmes modes de vie et des façons similaires de penser et d’agir. Elles sont systématiquement décrites comme victimes de sexisme et entravées dans leur processus d’émancipation par, premièrement, des parents de confession musulmane qui les empêchent de sortir et leur imposent « des traditions » liées à l’islam (préservation de la virginité, mariage forcé, etc.) et, deuxièmement, par les jeunes garçons racisés de leur âge qui les insultent, les harcèlent, les agressent ou les violent si elles se conduisent selon les normes blanches de féminité (se maquiller, porter des jupes ou des talons hauts, avoir un petit ami, des relations sexuelles avant le mariage, etc.).

Outre qu’ils caractérisent l’ensemble des membres d’un groupe social sous des traits culturels communs, les processus d’ethnicisation positionnent celui-ci différemment sur l’échelle nationale et publique de la moralité. Le code moral (ou régime de valeur) de la société française, élaboré à l’intérieur du métarécit national, est figuré comme étant le propre des groupes majoritaires. À l’inverse, les groupes marqués par la classe ou la race se trouvent catégorisés par des comportements contraires aux valeurs républicaines. La médiatisation du premier roman d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule (Dalibert 2018a), qualifie les classes populaires blanches par des modes de vie non vertueux structurés par le manque (d’argent, de travail, d’hygiène, d’éducation, de culture), certaines pratiques culturelles, culinaires et sexuelles (télévision, football, nourriture grasse, hétérosexualité) et des valeurs opposées à celles de la nation (homophobie, sexisme, racisme, violence). Les processus d’ethnicisation édifient des frontières symboliques et des hiérarchies entre les groupes (De Rudder, Poiret et Vourc’h 2000 : 31). Ils créent également de l’altérité en excluant un certain nombre de catégories sociales de la définition idéologique du « Nous » national.

Tous les groupes sociaux ne sont pas ethnicisés explicitement dans les médias d’information : à vrai dire, ce sont les minorités qui font l’objet d’un nombre important de discours définitoires et de descriptions. Dans leurs travaux précurseurs, Paul Gilroy (1987 et 1990) et Stuart Hall (1993) montrent comment, en Angleterre, l’ethnicité nationale affiliée aux groupes majoritaires n’est pas l’objet de narrations, contrairement aux pratiques et aux comportements des minorités qui sont présentés comme incompatibles avec l’identité anglaise. Même si les processus d’ethnicisation sont souvent identifiables quand il est question des minorités, cela ne veut pas dire que les groupes dominants ne sont pas ethnicisés. Premièrement, ils apparaissent a minima dans les médias par l’entremise de syntagmes désignatifs (« les hommes », « les classes supérieures »). Deuxièmement, qu’ils soient désignés ou non, les groupes majoritaires sont caractérisés implicitement. Leur ethnicité se figure en creux des représentations et prend forme dans un jeu d’opposition en étant mise en scène devant celles qui caractérisent les groupes minoritaires (Butler 2009 : 17; Dell’Omodarme 2015). Comme le met en avant Colette Guillaumin (2002 : 196), « le groupe majoritaire est une forme de réponse aux groupes minoritaires : son existence ne se saisit que par l’absence de limitation en face des groupes catégorisés qui sont étroitement déterminés ».

Le rôle de l’ethnicité et du genre dans la production de la race et de la classe

Parce qu’ils rendent intelligibles les groupes sociaux et leurs différences, les processus d’ethnicisation fabriquent ce que Hall (2013a : 57) nomme les « grandes identités sociales collectives de la classe, de la nation, du genre ». Pour le dire dans des termes plus sémiologiques, la race, le genre, la classe ou la sexualité sont les signifiés des processus d’ethnicisation; et ces derniers, leurs signifiants[13]. Les grandes identités sociales collectives se formalisent par la mise en scène répétitive de groupes sociaux ethnicisés, circonscrits à des traits physionomiques particuliers et à une dénomination spécifique (par exemple, les « femmes », les « classes populaires »). Outre l’ethnicité, chaque sociotype est, en effet, affilié à des caractéristiques physiques (cheveux, accent, silhouette, vêtements, accessoires, etc.), que celles-ci soient directement données à voir dans les images ou énoncées par du texte, à l’image du sociotype de la « jeune fille des banlieues » qui, dans la couverture de presse et télévisuelle de Ni putes ni soumises, est décrit et montré comme portant le hijab ou des vêtements masculins (ce qui, dans le récit médiatique du mouvement, constitue également une preuve du sexisme qu’il subit). Les discours qui ont trait aux caractéristiques physiques des groupes sociaux participent à déterminer les signes ou marqueurs visuels (et auditifs) de la race, de la classe ou du genre qui font sens dans une communauté nationale. Ils sont toutefois nettement moins nombreux dans les récits que ceux qui participent de processus d’ethnicisation.

L’ethnicité a une place essentielle dans les processus de constitution et de naturalisation des groupes sociaux (Guillaumin 1992 et 2002). La caractérisation systématique d’un groupe par certains attributs culturels conduit à ce qu’il soit différencié des autres et naturalisé. Comme le met en avant Francesca Scrinzi (2008 : 9) au sujet de la production contemporaine du racisme, « la logique de naturalisation investit la notion de différence culturelle ». En ce qui concerne la classe, certains chercheurs et chercheuses, à l’instar de Chris Haylett (2001), préfèrent parler de « racialisation des classes populaires » pour rendre compte des processus de naturalisation. Il est, selon moi, plus pertinent d’employer le terme « ethnicisation », puisque ce sont les traits culturels qui caractérisent le groupe et produisent la classe, à l’image des classes populaires blanches dans la médiatisation d’En finir avec Eddy Bellegueule (Dalibert 2018a.

Outre qu’elles sont produites par l’ethnicité, la classe et la race le sont également par le genre (Dalibert 2014 et 2018a), et ce, de deux manières différentes : premièrement, parce que la race et la classe sont constituées dans les récits médiatiques par des protagonistes toujours genrés (a minima par le langage); deuxièmement, parce que le système de représentations du genre est consubstantiel de celui de l’ethnicité. Dans les médias, le genre, l’ethnicité, la classe, la race et la francité s’articulent et se coproduisent.

Les identités collectives de la race et de la classe prennent systématiquement la forme de deux sociotypes construits en miroir, les « femmes » et les « hommes », dont la performance de genre se révèle distincte mais complémentaire. Dans la médiatisation de Ni putes ni soumises, de Femen, des minorités dites « roms », du rap ou d’En finir avec Eddy Bellegueule, les hommes non blancs ou de classe populaire sont affiliés à un sexisme intrinsèque et à un virilisme (brutalité, violence, etc.), tandis que les femmes se voient caractérisées par une « déféminisation » ou une hypersexualisation décrites, dans les deux cas, comme significatives de leur soumission à la misogynie des hommes de leur entourage. La réitération systématique de deux catégories de genre pour signifier la classe ou la race consolide l’idéologie essentialiste de la « différence des sexes » où femmes et hommes seraient intrinsèquement différents par nature[14]. Tout en produisant et en naturalisant l’idée de sexe biologique[15], cette construction médiatique est révélatrice de l’hégémonie hétérosexuelle (Wittig 2007) dont est porteur le métarécit national.

En outre, les masculinités et les féminités des groupes minoritaires sont systématiquement présentées comme déviantes de l’ethnicité républicaine modèle. Les masculinités non blanches et populaires sont dépeintes comme repoussoirs, car elles font la démonstration d’une opposition à la valeur d’égalité par leur machisme et leur homophobie exacerbés, tandis que les féminités des femmes marquées par la race ou la classe sont caractérisées par l’impossibilité de vivre selon les valeurs républicaines. À l’inverse, les masculinités et les féminités des groupes majoritaires sont données à voir comme symboles d’émancipation et de rapports sociaux égalitaires. Les femmes blanches, hétérosexuelles et qui appartiennent aux classes moyennes supérieures sont associées à une féminité républicaine synonyme d’épanouissement personnel, d’indépendance financière et de liberté sexuelle[16]. Elles sont mises en scène comme « assumant leur féminité », ont la possibilité de se maquiller, de porter des minijupes, des décolletés et des talons hauts, bref de « se mettre en valeur » en montrant leur corps – monstration du corps qui est d’ailleurs érigée en symbole de l’émancipation féminine dans la couverture médiatique de Femen (Dalibert et Quemener 2014). La masculinité républicaine des hommes blancs, hétérosexuels et de classe moyenne supérieure, quant à elle, est définie par la force et la douceur. Les groupes majoritaires sont représentés comme protégeant financièrement et corporellement leur entourage, mais comme étant sensibles et doux, à l’instar des rappeurs blancs venant de classe moyenne qui font l’objet d’un portrait dans la presse (Dalibert 2018b). Ils sont, de surcroît, donnés à voir comme respectueux des autres et notamment des minorités en étant affiliés, dans le métarécit national, au rôle d’allié des victimes d’inégalités. La masculinité blanche, de classe supérieure et hétérosexuelle attachée à l’ethnicité républicaine est dans une position hégémonique car, comme l’énonce Raewyn Connell (2015), outre qu’elle est la plus valorisée dans le système de représentations médiatiques, elle caractérise les groupes qui ont le plus de pouvoir sur le plan économique.

Des exceptions de race et de classe qui produisent l’hégémonie du métarécit

Les ethnicités qui circulent dans le métarécit national n’ont pas d’existence en soi, hors de la médiatisation ou en amont de celle-ci. Elles caractérisent des groupes d’individus par un régime de valeur et des traits culturels limités qui peuvent perdurer dans le temps et qui ne rendent pas compte du caractère dynamique, pluriel et hybride des subjectivités et des modes d’existence. Le sociotype genré et racialisé de la « jeune fille des banlieues » mis en scène dans la médiatisation de Ni putes ni soumises se situe dans la filiation (ou généalogie) représentationnelle de la « beurette » des années 80 et 90 de même que, de façon plus lointaine, de la « femme musulmane » à l’époque coloniale : même si certaines de leurs pratiques et des aspects de leur mode de vie ne sont pas analogues dans les discours, ces trois figures sont dépeintes comme cloîtrées dans l’espace privé et soumises aux hommes de leur entourage, et ce, peu importe le contexte historique (Dalibert 2012).

Toutefois, malgré la relative stabilité des ethnicités qui circulent dans les médias, des individus marqués par le genre, la race ou la classe sont affiliés à des modes de vie, à des manières de voir et d’agir, à des normes et à des valeurs qui diffèrent de ceux qui caractérisent habituellement le groupe social d’appartenance. Dans les couvertures de presse et télévisuelle de Ni putes ni soumises, des jeunes femmes non blanches sont décrites comme libres, autonomes, portant maquillage et talons hauts, tout comme la presse écrite publie régulièrement des portraits de rappeurs non blancs à la masculinité douce et respectueuse des femmes, à l’image de Disiz la Peste ou d’Oxmo Puccino. La visibilité médiatique de tels individus n’est pas significative de la cohabitation, au sein de l’espace public national, de plusieurs ethnicités utilisées pour rendre compte d’un même groupe social. Ces individus n’ont en effet pas le statut de sujet d’énonciation théorique ou d’idéal type du groupe qu’ils représentent, et ce, pour deux raisons. Premièrement, ces individus sont clairement identifiables en étant désignés par un prénom et un nom (ou un nom de scène). Ce ne sont donc pas des « témoins anonymes » remplaçables par n’importe quel autre témoin. Deuxièmement, ces individus font office de contre-exemples, vu que leur ethnicité ne correspond pas à celle du groupe partageant la même identité sociale.

Les sujets marqués par la race ou la classe et qui répondent à l’ethnicité nationale sont mis en scène, dans les récits médiatiques, en tant qu’« exceptions », dans les deux sens du terme. D’une part, ils incarnent une minorité numérique qui s’oppose à une majorité et, d’autre part, ils ont des capacités fortement estimables que les autres membres du groupe ne possèdent pas. Dans la médiatisation de Ni putes ni soumises, seule une poignée de femmes non blanches (les fondatrices du mouvement) sont décrites comme « féminines » et ne subissant plus de violences sexistes après avoir mené un « combat » dépeint comme difficile et qui les a conduites à déménager, voire à être en rupture avec leur famille (Dalibert 2012). Ces exceptions républicaines de race et de classe apparaissent en tant que minorité respectable devant une majorité qui, elle, se révèle plus problématique[17].

La publicité accordée à ces contre-exemples est importante, à l’instar de celle dont bénéficient Édouard Louis et Oxmo Puccino quand il sort un album de rap. Elle produit un discours sur les récits médiatiques eux-mêmes en les présentant comme des espaces qui configurent, au mieux, des représentations diversifiées et multiples des identités sociales ou, au pire, des représentations dominantes qui feraient systématiquement face à des contre-représentations. Or, selon moi, la présence médiatique d’exceptions de race et de classe permet à l’hégémonie du métarécit national de se déployer[18] car, en plus du renforcement de son invisibilité, elle produit l’« exceptionnalisme » de la nation française. Pour Jasbir Puar (2013), la notion d’exceptionnalisme est à comprendre de deux façons qui peuvent paraître contradictoires. Premièrement, elle renvoie au fait qu’une nation se donne à voir comme plus respectable que les autres en promouvant son système politique, ses valeurs ou sa culture. Deuxièmement, s’appuyant sur les travaux de Giorgio Agamben, Puar (2013 : 155) met en avant que l’exceptionnalisme renvoie aussi à l’idée d’« “ état d’exception ” par lequel sont justifiées les mesures les plus extrêmes d’un État ». À l’image des gays blancs et bourgeois qui ont été symboliquement intégrés dans le « Nous » national étatsunien après le 11 septembre 2001 (Puar 2012), les exceptions républicaines de race ou de classe sont incorporées dans le système de représentations médiatiques de la francité par l’ethnicité modèle qui leur est associée. L’inclusion symbolique et restrictive des minorités dans le « Nous » national français permet de figurer la nation comme égalitaire, moderne et progressiste attendu que la présence médiatique de bons sujets de classe et de race devient une démonstration publique des capacités d’intégration de la République[19].

Cette construction médiatique permet également de renforcer la puissance et l’autorité des groupes majoritaires vu qu’ils n’apparaissent pas explicitement comme ayant systématiquement le « beau rôle » dans les récits médiatiques. Ces derniers présentent en effet des exceptions repoussoirs affiliées à la masculinité, à la blanchité, à l’hétérosexualité et aux classes supérieures, et dont le régime de valeur est figuré comme s’opposant à celui de la nation parce qu’elles seraient « clairement » sexistes, racistes ou homophobes. Dans la médiatisation de la Barbe, d’Osez le féminisme et de #balancetonporc, des hommes blancs de classe bourgeoise sont désignés en tant que responsables de violences sexistes (par exemple, Dominique Strauss-Kahn, Pierre Joxe, Harvey Weinstein). Ces derniers (rarement anonymes) sont présentés comme des individus problématiques et opposés, dans les discours, à une majorité respectable d’hommes blancs de classe moyenne supérieure qui, elle, est dépeinte comme respectueuse des femmes et alliée du féminisme.

Conclusion

Dans les récits configurés au sein des grands médias nationaux, les inégalités sociales sont présentées comme le résultat d’agissements ouvertement sexistes, racistes ou homophobes provenant de groupes minoritaires ou de contre-exemples repoussoirs appartenant aux groupes majoritaires. Les problématiques des rapports sociaux et des discriminations systémiques se trouvent ainsi mises à distance de l’espace public national, dans le sens où elles ne sont pas constituées en tant que problème public. Ces récits médiatiques produisent en parallèle un métarécit national qui représente les groupes majoritaires en haut de l’échelle de la moralité républicaine et exclut symboliquement les classes populaires et les groupes racisés de la francité. Ce métarécit médiatique est donc producteur de « nationalisme banal », pour reprendre la notion de Michael Billing (1995), dans le sens où il détermine les sujets associés à la blanchité et aux classes supérieures comme plus respectables et légitimes que les autres dans l’espace républicain, tout en ne se donnant pas à voir comme l’expression d’un nationalisme.