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Afin d’interroger les processus de (re)production du genre dans les médias, nous proposons ici de nous focaliser sur les séries télévisées en prenant en considération à la fois leur dimension sérielle et leur fonctionnement en tant que dispositif sémiotique, que nous articulons avec une conception du genre comme performance itérative (Butler 2006) dont la représentation est la construction (Lauretis 2007). Cette conceptualisation est ainsi nourrie de nos lectures de Michel Foucault et de ses relectures par Judith Butler, Teresa de Lauretis et Stuart Hall. Nous inscrivant dans la lignée de ce dernier pour qui les médias sont des « agents signifiants » qui participent à la naturalisation de rapports sociaux de domination, et rappelant le « labeur idéologique » qui est le leur (Hall 2008b), nous exposons ici un cadrage théorique en vue de déconstruire les rapports sociaux de genre dans les séries télévisées. Notre article se veut un prolongement théorique de notre thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication (Lécossais 2015)[2] sur les représentations de la parentalité à travers le prisme du genre dans un corpus de séries familiales françaises et le concept de maternité hégémonique[3].

Nous portons notre attention, dans l’analyse de nos corpus, à la fois aux pratiques mises en scène et aux dialogues, ce qui nous permet de mettre en lumière ce que, dans ces représentations, la parentalité fait au genre et réciproquement. Pour y arriver, nous regroupons sous le terme générique « discours », issu de la pensée foucaldienne, les dialogues, les répliques, mais aussi les pratiques mises en scène, les modalités de narration, les intrigues, bref toutes les modalités de production de sens repérables dans les fictions. Dans ce matériau, la construction différenciée des personnages de pères et de mères témoigne d’une conception implicite de la parentalité où celle-ci est déjà genrée. Or, notre lecture féministe de la parentalité comme pouvant être exercée indifféremment par des individus en situation d’être parents, quel que soit leur genre, et qu’ils et elles aient ou non un lien biologique avec les enfants sous leur responsabilité, sous-tend le travail de déconstruction des représentations que nous proposons. C’est parce que nous concevons les rôles parentaux en dehors du genre que nous parvenons à repérer les mécanismes par lesquels ces séries télévisées produisent et reproduisent une conception de la parentalité profondément liée au genre – et, ainsi, font le genre. De plus, notre approche se nourrit des apports des féministes matérialistes, au premier rang de qui se trouve Nicole-Claude Mathieu, celle-ci pointant l’importance de la maternité dans les rapports sociaux de genre : il faut « considérer, rappelle-t-elle, comment la société se sert de cette donnée biologique qu’est l’enfantement pour particulariser socialement la femme » (Mathieu 1977 : 60). La « différence biologique », la capacité des femmes à mettre au monde des enfants sert alors d’argument à la hiérarchisation entre les groupes sociaux (Delphy 2009) et à la minoration des femmes.

Par ailleurs, la maternité hégémonique permet de saisir des régimes de monstration, d’abord en termes de visibilité/invisibilité, puis en ce qu’ils configurent un savoir social de la parentalité comme genrée qui produit des rapports de pouvoir – faisant des séries qui les véhiculent de véritables « technologies de genre » (Lauretis 2007 : 65). Nous aborderons alors le genre dans deux des dimensions imbriquées mises au jour par Butler : son caractère performatif et son caractère itératif. Si le premier est parfaitement lisible dans les séries en tant que technologies de genre (en ce qu’elles font advenir le genre), le second l’est plus particulièrement dans le caractère sériel (et donc ontologiquement répétitif) de l’« objet série ». C’est la prise en considération de la sérialité, à titre de spécificité de la série télévisée par rapport au cinéma (construit par Lauretis comme appareil sémiotique) qui nous permet alors de penser ces fictions non seulement comme technologies de genre, mais aussi comme « territoires » du genre.

Séries télévisées, représentations et rapports sociaux de genre

La fiction et, en tant que telles, les séries télévisées sont une source pertinente de savoir sur le monde social car, « toujours, la fiction nous parle du réel » (Coulomb-Gully 2012 : 287). Elle nous informe sur la société, mais aussi sur ses contradictions, les conflits qui l’animent, les identités de ses actrices et de ses acteurs. Si d’après Sabine Chalvon-Demersay (1997 : 622) « la fiction opère un véritable travail de mise en lisibilité de la réalité sociale », la culture de masse, selon Éric Macé (2006b : 12), construit « des avatars de la réalité sociale qui sont autant de “ configurations configurantes ” de cette réalité ». Celui-ci insiste sur la nécessité de concevoir ces émissions comme constituant un « “ monde social ” autonome » (ibid. : 13) dont on tâchera de déconstruire les rapports de pouvoir qui s’y jouent, tout en cherchant à en déduire les valeurs morales ou les normes. Ces avatars, par ailleurs, « sont moins descriptifs que performatifs » (ibid. : 12) : les rapports sociaux de genre, de classe ou de race mis en scène à la télévision disent et reproduisent tout à la fois des rapports sociaux déjà existants qui structurent la société.

En termes méthodologiques, nous proposons ainsi d’étudier les personnages des séries télévisées en les appréhendant « comme s’ils étaient de véritables acteurs sociaux » (Chalvon-Demersay 2005 : 81), c’est-à-dire telle une population que l’on enquêterait, dont on observerait les modes de vie, les interactions, en en recueillant les paroles. En faisant preuve d’« imagination sociologique » (Mills 1997), nous mobilisons dès lors les travaux issus de la sociologie, notamment de la famille ou de la parenté, pour saisir, dans un premier temps de manière compréhensive, ce qui se joue dans ces séries familiales. Dans un second temps, nous nous penchons sur les discours, de manière critique, en travaillant sur les enjeux politiques et idéologiques de ces fictions – dans une perspective relevant des études culturelles (cultural studies) (Cervulle et Quemener 2015). En effet, dans cette veine, les séries télévisées participent des manières contemporaines d’appréhender le monde, elles font circuler des « représentations collectives » permettant de saisir ce à quoi la population n’a pas accès, construisant « de l’imagerie sociale, à travers laquelle nous percevons les “ mondes ”, les “ réalités vécues ” des autres » autorisant « la reconstruction, au moyen de l’imaginaire, de leurs vies et des nôtres en un “ monde du tout ”, en une “ totalité vécue ” intelligible » (Hall 2008a : 52-53). Les études culturelles (cultural studies) nous encouragent à observer les modalités de production des significations, dans leur conflictualité comme dans leurs visées hégémoniques (ibid.). L’autre héritage scientifique est celui des études sur le genre (gender studies) et des études féministes sur les films (feminist film studies) qui ont ouvert la voie en examinant des objets de la culture populaire souvent méprisés comme les romans à l’eau de rose (Radway 2008) ou les feuilletons (soap opera) (Brown et Barwick 1988; Brunsdon 1981 et 1995; Ang 1995). Ces travaux ont permis de montrer les lectures différenciées des publics féminins et de donner à voir la pluralité des voix dans les feuilletons. Les séries télévisées familiales, qui mettent en scène des femmes et s’adressent principalement aux femmes[4], sont ainsi un territoire riche à explorer pour travailler sur la (re)production médiatique du genre.

C’est donc une double tâche que nous nous donnons dans l’analyse de corpus de séries télévisées : en révéler les « imaginaires communicationnels » (Boyer et Lochard 1998; Lochard et Soulages 1994) grâce au déplacement de ce concept que nous opérons vers l’analyse des séries télévisées (Lécossais 2017), mais aussi les enjeux idéologiques. En effet, ces imaginaires et ces discours de la parentalité viennent (re)produire des rapports sociaux de genre et ont, de ce fait, une portée politique. Nous ne nous attachons donc pas tant aux récits pour eux-mêmes, à la construction narrative ou esthétique de ces séries, qu’à leurs discours en ce qu’ils produisent activement des significations et forment tout un environnement idéologique (Hall 2008b). C’est ainsi un travail sur les représentations que nous nous proposons de mener, en nous inscrivant d’emblée dans la lignée de Hall (2013 : 1; notre traduction), selon qui « la représentation est un élément essentiel du processus par lequel le sens est produit par les membres d’une culture et circule entre ces personnes ». La représentation, qui fonctionne comme un système, selon Hall, est aussi et surtout une source de production du savoir social, qui se trouve connectée aux pratiques sociales et aux questions de pouvoir (Hall 2013 : 27). Le pouvoir signifiant des médias est lisible dans le savoir social sur la parentalité (en tant que cette dernière est un opérateur de genre) qui y circule.

La maternité hégémonique en discours

Nous avons en effet choisi d’appréhender le genre en l’articulant avec la parentalité. Si le mot « parent » renvoie aussi bien aux pères qu’aux mères, ces deux termes, réaffirmant une différence entre hommes et femmes devant la parentalité, perdurent et marquent les imaginaires. On est « père » ou « mère » selon que l’on est « homme » ou « femme ». Ce sera ainsi que les séries télévisées auront un rôle dans la conception genrée de la parentalité et, de ce fait, dans « la fabrique du genre[5] ». L’un de nos résultats a été de montrer que, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la maternité hégémonique se déploie indifféremment sur les chaînes publiques ou privées, et ce, pendant une vingtaine d’années. Cette vision partagée de la maternité est notamment liée au fait que la fiction française, « fiction de consensus » (Chalvon-Demersay 2007 : 31), est le résultat d’une négociation du sens entre professionnels et professionnelles, consécutive à la superposition des filtres normatifs (Dagnaud 2006) et aboutissant à la construction d’un monde en commun (Chalvon-Demersay 1994). Cette représentation consensuelle de la maternité est ce qui nous a amenée à penser celle-ci en termes d’hégémonie car, comme l’explique Raymond Williams (2009 : 35), à partir des Cahiers de prison de Gramsci, l’hégémonie est tellement profondément ancrée dans le sens commun, saturant la société, qu’elle « correspond à la réalité de l’expérience sociale de manière bien plus évidente que n’importe quelle notion dérivée de la formule de la base et de la superstructure ». Elle vient correspondre au « sens de la réalité de la plupart des gens qui vivent dans une société » (ibid. : 38). Comme nous la conceptualisons donc, la maternité hégémonique promue par les fictions étudiées est caractérisée par un certain nombre d’impératifs (disponibilité, amour, compréhension, communication, responsabilité, culpabilité, inquiétude, réflexivité…) qui viennent façonner les identités maternelles des personnages et les naturaliser, mais en réassignant les femmes à leur genre (Lécossais 2015). Dans les séries, les mères de famille travaillent, tout en prenant en charge la majorité des tâches domestiques et éducatives. Elles s’occupent de leurs enfants et s’en préoccupent, s’inquiétant de leur bonne alimentation, de leur bien-être, les encourageant à s’exprimer, se montrant tolérantes et à l’écoute. Ce faisant, elles effectuent également des retours réflexifs sur leurs pratiques parentales, se souciant de bien faire et d’être de « bonnes » mères, tout en culpabilisant et en se sentant responsables et fautives au moindre problème de leur(s) enfant(s). En contrepartie, les pères sont caractérisés davantage par leur vie professionnelle et leur incapacité à s’occuper des tâches domestiques (voire de leurs enfants). Alors que les personnages maternels sont marqués par la charge mentale et la double journée de travail, les personnages paternels en sont libérés.

Ces représentations circulent dans un matériau divers par sa richesse formelle (formats courts, feuilletons de 26 ou 52 minutes, séries de 90 minutes, au nombre d’épisodes variables) et ses chaînes de diffusion (TF1, F2, F3, Canal+, Arte, M6), de 1992 à 2012 (à noter que certains épisodes continuent à être rediffusés aujourd’hui sur la télévision numérique terrestre (TNT)). Les personnages de parents sont construits différemment en fonction de leur genre (Lécossais 2014), et ces imaginaires tendent à dépasser les différences de chaînes (par exemple, entre publiques et privées), en tout cas dans ces séries de production nationale principalement diffusées en heure de grande écoute (prime time) à la télévision française. Sa qualification d’hégémonique est donc liée à son caractère consensuel : les séries de ce corpus s’accordent sur une définition privilégiée de la maternité et sur la construction collective de régimes dominants de représentation (Hall 2008a) de la maternité, régimes qui s’imposent dans la douceur en suscitant adhésion et consentement. Par ailleurs, les personnages de mères de famille peuvent également être rassemblés en ce qu’ils se ressemblent : majoritairement blancs, de classe moyenne ou supérieure, hétérosexuels, conformes aux normes de beauté de leur époque. Ainsi, une lecture intersectionnelle (Crenshaw 2005) de ces personnages permet de saisir de manière plus fine la complexité des idéologies à l’oeuvre (Lécossais 2016)[6]. Enfin, cette maternité hégémonique est le fait d’énoncés qui prennent plusieurs formes : dialogues, répliques des personnages, mais aussi intrigues, « discours psy » (Mehl 2003 : 84) pris en charge par des figures d’expertes ou d’experts, références à des livres ou à des magazines de psychologie, citation d’articles de loi, mise en scène de dispositifs médicaux (rendez-vous médical, échographies, séances psychoprophylactiques de préparation à l’accouchement, scènes d’accouchement, interventions de sages-femmes…), recommandations liées à la santé (nutritionnelles, par exemple[7]), etc. Véritables « ensembles stratégiques », ces énoncés participent à la « mise en discours » (Foucault 2009 : 20) du genre et de la parentalité.

Sérialité et matérialité des discours

Les séries télévisées deviennent ainsi le support matériel d’énoncés, de « formations discursives » qui produisent du genre et le font advenir. Pour Foucault, tout énoncé est à la fois unique et « offert à la répétition, à la transformation, à la réactivation » : il se trouve pris dans un réseau d’énoncés qui le précèdent et le suivent (Foucault 2008 : 43). Émergent alors des « formations discursives », constituées notamment par la régularité de certains énoncés, le retour de corrélations spécifiques ou de choix thématiques. Ces formations discursives sont régies par des « règles de formation » qui qualifieront leurs conditions d’existence, d’apparition, de maintien, de transformation, de disparition. L’archéologie proposée par Foucault vise donc à repérer ces énoncés, mais aussi à les considérer comme participant de discours dans une acception large. Il définit en effet le discours comme « un ensemble des énoncés en tant qu’ils relèvent de la même formation discursive » (ibid. : 161) et donne pour tâche de ne plus « traiter les discours comme des ensembles de signes (d’éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent » (ibid. : 71). Nous adaptons ce cadrage théorique à notre objet de façon à rendre compte, de manière plus concrète, de ses implications afin de montrer que les séries télévisées sont un support, parmi d’autres, du discours de la maternité. Les séries télévisées produisent, véhiculent, diffusent des énoncés sur la parentalité en tant qu’elle est genrée et agissent en même temps comme « opérateur de genre » (en le rendant effectif). Les séries peuvent alors être entendues tel un discours au double sens d’ensemble de formations discursives et de pratiques qui font exister cette conception de la parentalité et le genre. En effet, dans l’acte de fabrication d’une série (son écriture, l’invention des personnages, son tournage, son montage) mais aussi dans sa diffusion et son visionnage se forment les énoncés sur le genre, la parentalité, la race, la classe, etc. Ainsi, ces discours sont performatifs. Les séries télévisées produisent donc activement le genre et des relations de genre. Enfin, elles fonctionnent en tant que « système de dispersion », dont la matérialité semble renforcée par leur caractère sériel.

La sérialité implique des éléments concrets qui sont relatifs à la « mise en feuilleton » ou à la « mise en série » – les travaux de Stéphane Benassi (2000) sur la typologie des genres fictionnels s’avèrent éclairants sur ce point – et qui se fondent sur des éléments formels (diégèse, variations sémantiques, temporalité, nombre d’épisodes, durée et format) ou contextuels. De son côté, Jean-Pierre Esquenazi (2010 : 104) s’intéresse à la sérialité sous l’angle du temps et du lien tissé avec les publics. Il oppose ainsi les « séries immobiles » (qui nient le passage du temps en proposant à chaque épisode une structure commune) aux « séries évolutives » dont les univers fictionnels vieillissent peu à peu, en synchronie avec leur époque. Le récit sériel renvoie à une forme particulière d’écriture et de narration, puisque les épisodes morcellent le récit linéaire, tout en étant caractérisé par la régularité de la diffusion des épisodes, avec l’instauration de rendez-vous pour le public. Ces enjeux formels et narratifs de la sérialité sont essentiels, car ils vont déterminer les supports sensibles de la dispersion des énoncés et de leur articulation dans des formations discursives repérables. Les séries ne fonctionnent pas en vase clos, hors du monde, et les effets de citation, de références ou d’échos se révèlent très forts, et ce, aussi bien à l’intérieur même d’une série comme dans le « réseau » plus large que constituent les séries dans le paysage audiovisuel et dans le temps. En effet, « une série est [donc] une sorte de millefeuille de multiples sérialisations entremêlées, qui la relie aux autres séries présentes et à venir, dans différentes régions de l’espace culturel » (Soulez 2011 : 16).

Les séries véhiculent alors, si nous reprenons le vocabulaire de Hall, un « savoir social » sur la maternité. En effet, on peut considérer que des informations sur ce que c’est qu’être une mère, plus exactement une « bonne » mère, sont disséminées dans ces fictions et qu’elles deviennent dès lors des vecteurs de la « normalisation familiale […] douce et anonyme » (Déchaux 2011 : 28), normalisation visant particulièrement les femmes (Darmon 1999). De plus, ce savoir social sur la maternité est le fruit d’un processus de sélection qui vient fabriquer des régimes du visible et de l’invisible au sein de l’espace public. Nous pouvons ainsi mobiliser les concepts de visibilité et d’invisibilité tels qu’ils ont été développés par Olivier Voirol pour interroger les conséquences politiques et sociales de ces régimes. En effet, les fictions de notre corpus participent de la visibilisation – ou, au contraire, de l’invisibilisation – de certaines problématiques au sein de la sphère publique. La fiction contribue, au même titre que l’information, à la construction d’un « ordre de visibilité médiatisée » producteur d’inégalités, selon Voirol (2005 : 99). D’après ce dernier (ibid.), « des pans entiers de l’expérience sociale demeurent dans l’ombre et le silence, condamnant dès lors des situations, des expériences, des acteurs et des pratiques à rester en marge de l’attention publique ». Ainsi, « les médias de communication jouent un rôle essentiel dans la constitution de cette scène du visible et fonctionnent comme des instructeurs de l’attention publique et énonçant ce qu’il faut voir et les manières de le faire » (ibid. : 100). Les séries télévisées tendent à attirer l’attention sur certaines questions et, dans le même mouvement, à laisser dans l’oubli d’autres problématiques.

Cette « scène du visible » que constituent les séries est donc également à envisager en tant que réseau dans lequel les représentations circulent et alimentent les différentes productions. L’un des enjeux essentiels de la sérialité ici est bien celui de la diffusion et de la dispersion des discours, dans le temps, sur différentes chaînes et dans des formats variés (de la série courte de quelques minutes en début de pointe (access prime time) à la série de 90 minutes aux épisodes clos, en passant par les feuilletons de 26 ou 52 minutes, quotidiens ou annuels). C’est donc aux différents régimes de visibilité et d’invisibilité que l’on accède ici, sachant que ces régimes sont, et c’est l’un des points essentiels de notre démonstration, liés à des rapports sociaux de genre et aux rapports de pouvoir qu’ils mettent en oeuvrent et reconduisent. En effet, la maternité hégémonique représente bien un des moyens par lesquels le genre est (re)produit. En distinguant aussi fortement l’exercice féminin de la parentalité d’un pendant masculin, ces séries familiales prennent part à la création des « relations sociales de genre » (au sens de Lauretis (2007 : 61)) et, ce faisant, donnent au genre son existence.

Ce que la sérialité fait au genre

Ainsi, la maternité hégémonique est profondément marquée par une construction inégalitaire du genre qui nous amène désormais à interroger plus précisément cette dimension des fictions de notre corpus. C’est donc notre lecture politique et critique de ces séries qui nous permet de produire des analyses féministes de ces objets télévisuels. Pour ce faire, un appareillage théorique et conceptuel inspiré de Teresa de Lauretis et de Judith Butler, par l’entremise de leurs relectures de Michel Foucault, permet de saisir les séries à la fois comme technologies de genre et comme, c’est la proposition que nous développerons ci-dessous, « territoires du genre ».

Plutôt que de parler de « technologie de sexe » nous préférons avoir recours, à la suite de Lauretis, au concept de technologie de genre. En effet, nous considérons que le sexe ne fait ni n’est le genre (Butler 2006) et que le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir (Scott 1988). Relisant aussi bien Althusser que Foucault, Lauretis montre que le cinéma – et on peut facilement opérer le déplacement au dispositif sémiotique de la télévision, plus précisément, aux séries télévisées – est une « technologie de genre », c’est-à-dire que le dispositif cinématographique est un des outils qui fait exister le genre. En écrivant que « la représentation du genre est sa construction » (Lauretis 2007 : 41), la sémioticienne fait de l’« appareil » cinématographique un opérateur de genre : le genre n’existe que représenté, il n’existe pas en soi. Et c’est bien toute l’importance du travail sur les représentations médiatiques : les dispositifs filmiques ou télévisuels font advenir le genre, le « performent ». Plus encore, ils auraient un pouvoir d’implantation : « la construction du genre se poursuit à travers des technologies de genre variées (le cinéma par exemple) et des discours institutionnels (la théorie par exemple) qui ont le pouvoir de contrôler le champ des significations sociales et donc de produire, promouvoir et “ implanter ” des représentations du genre » (Lauretis 2007 : 75). Si la proposition est très forte, il faut néanmoins la lire non dans le sens où les médias auraient le pouvoir d’imposer des visions du monde (dans la continuité des théories dites des effets directs), mais bien en ce que les représentations du genre construites par les dispositifs sémiotiques tendent à être naturalisées et présentées comme vérité[8].

Dans son ouvrage Trouble dans le genre, Butler (2006 : 264) insiste sur la performativité du genre et sur le pouvoir de la répétition : « Comme c’est le cas pour d’autres comédies sociales de type rituel, l’action du genre requiert une performance répétée. Cette répétition reproduit et remet simultanément en jeu un ensemble de significations qui sont déjà socialement établies; et telle est la forme banale et ritualisée de leur légitimation. » La sérialité, par son fort potentiel d’itération, est donc l’un des éléments clés de cette construction du genre dans et par le dispositif télévisuel (Biscarrat et Lécossais 2016). La dialectique répétition/innovation se trouve au coeur de l’étude des séries télévisées (Eco 1994), tout comme la variété des procédés formels offerts par la sérialité : construction des personnages et de leurs systèmes (Sepulchre 2007) ou techniques de tissage narratif (Breda 2015). Par ailleurs, la régularité de la série, son retour hebdomadaire sur les écrans, pendant plusieurs semaines d’affilée, parfois durant des années, voire au quotidien, ses rediffusions, en font un support particulièrement efficace de production, notamment discursive, du genre. La dimension sérielle des séries télévisées doit donc être entendue à la fois en termes formels, en ce qu’elles sont des fictions « plurielles » (Benassi 2000 : 35) et en ce que la sérialité fait au genre.

Plus encore, l’entrée par l’étude de la parentalité dans les séries permet de saisir un des mécanismes de cette construction itérative. En effet, la parentalité se révèle un lieu de production discursive essentiel de la différence des sexes et de la binarité. En construisant différemment pères et mères, les séries réifient une « différence » qu’elles participent à faire exister, procédant au même travail idéologique que la pratique scientifique qui « fabrique » la différence sexuelle « en sexuant le biologique de façon dichotomique » (Kraus 2000 : 213). Le processus de construction de modalités différenciées d’exercice de la parentalité, ancré dans une relation de genre, est performatif. Ce sont bien les discours qui créent le genre de la parentalité. Cette dernière n’est pas, en soi, genrée, et sa construction relève effectivement d’un processus social et culturel. Ces discours s’appuient de plus sur des justifications biologisantes ou naturalisantes. On retrouve là les logiques mises au jour par Butler (2006 : 69) quand elle écrit que « le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la “ nature sexuée ” ou un “ sexe naturel ” est produit et établi dans un domaine “ prédiscursif ”, qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup ». Maternité et paternité serviraient ainsi à justifier la différence des sexes sur laquelle elles sont fondées, et grâce à laquelle elles seraient déjà là et pourraient prétendre précéder le social et l’effet de la culture. Inscrire la parentalité et son exercice dans une « nature » est un des moyens par lesquels les inégalités de genre sont justifiées (Lécossais 2017). Leur reconduction médiatique, par l’intermédiaire des représentations que nous décryptons, en vient à les faire passer pour « naturelles ».

Les séries télévisées, territoires du genre

Foucault (2008 : 37) propose de s’intéresser avant tout à ce qui rend les discours possibles, les autorise, plutôt qu’à ce qui les justifie, c’est-à-dire de les saisir « dans le jeu de leur instance ». C’est dans ce sens que l’analyse des contenus, des représentations, est nécessaire, per se, même si les données peuvent être croisées avec des études de réception ou des analyses de la production. Les scénaristes se trouvent bien sûr dans des rapports de pouvoir (Béliard et Lécossais 2020), devant céder aux demandes des chaînes ou des sociétés de production, s’autocensurant quand ils et elles pensent que leurs propositions seront rejetées, et ce, malgré leur volonté parfois ouverte de proposer des représentations de la société plus en phase avec leur époque. Cependant, les raisons que les scénaristes invoquent pour justifier la construction de leurs personnages ou les intrigues inventées ne fournissent pas une explication suffisante ou satisfaisante à l’existence même de ces discours et à leur prégnance dans l’espace public. Pour penser la circulation des discours, leur récurrence, et comprendre ce qui les sous-tend et les fait exister, il est donc impératif de travailler, d’abord, sur leur existence même. Cette quête n’a cependant pas pour objet de repérer une modalité qui expliquerait les discours ou un facteur d’homogénéité. Foucault (2008 : 54) d’ailleurs ne prétend pas mettre à jour un « grand texte interrompu », entreprise dont il montre bien l’impossibilité tout autant que l’aspect illusoire. Il déplace plutôt la question de recherche en acceptant, par exemple, « qu’il n’est pas possible d’admettre, comme une unité valable pour constituer un ensemble d’énoncés, le “ discours concernant la folie ” » (ibid. : 49). Il ajoute que « le problème se pose de savoir si l’unité d’un discours n’est pas faite, plutôt que par la permanence et la singularité d’un objet, par l’espace où divers objets se profilent et continûment se transforment » (ibid.). Les formations discursives sont alors en partie contingentes d’un espace, d’une époque. Ce sont donc les formes de répartition des énoncés et des formations discursives que nous cherchons à repérer et à exhumer de notre matériau.

Dans notre recherche, nous nous sommes intéressée plus précisément aux énoncés discursifs de la maternité dans les séries familiales; cependant, les séries peuvent être un territoire passionnant pour circonscrire bien d’autres problématiques et discours : masculinités (Boisvert 2017; Wasseige 2019), corps et violences sexuelles (Valzema 2014), pouvoir politique (Biscarrat 2017) ou encore métiers et professions (Sellier 2004; Sepulchre 2014). Les énoncés se déploient dans l’espace et dans le temps, dans les épisodes successifs, les différentes séries ou collections qui viennent remplir les grilles de programmation de la télévision. Celle-ci demeure, en tant que média de masse et malgré les discours sur sa fin prochaine et les évolutions liées au numérique, un média très prisé en France et fait, en grande partie, la culture commune. Selon une étude de Médiamétrie, les Françaises et les Français regardent en moyenne la télévision 3 h 36 min par jour en 2018; et 60 % le font au moins 4 soirs par semaine (Médiamétrie 2018). De plus, la fiction nationale a beaucoup progressé dans les audiences : d’après une étude du Centre national du cinéma et de l’image animée, autrefois appelé « Centre national de la cinématographie » (CNC), la fiction française a réalisé au premier semestre 2018 « 90 des 100 meilleures audiences de fiction à la télévision (contre 79 sur 100 au 1er semestre 2017 et 88 sur 100 sur l’ensemble de l’année 2017) » (CNC 2018). Les séries sont donc des programmes plébiscités des publics; par exemple, un épisode de la série Capitaine Marleau (diffusée sur France 3) peut rassembler jusqu’à 8,2 millions de téléspectateurs et téléspectatrices. Si l’on ajoute les enjeux de rediffusion des épisodes, la possibilité pour certains d’être projetés sur les écrans pendant plus de vingt ans, de manière régulière, sur les chaînes historiques comme désormais sur celles de la TNT, on voit alors se déployer tout un territoire portant ces formations discursives de la maternité et, de fait, du genre. Et c’est bien la sérialité qui offre un support matériel à cette dispersion des énoncés tout comme à leurs échos, leur (ir)régularité ou leur articulation.

Nous nous sommes ainsi inspirée du vocabulaire de Foucault (2008 : 248) lorsqu’il parle des « territoires archéologiques » qui permettraient d’accéder au savoir en dehors des « domaines scientifiques ». S’il ne définit pas précisément cette notion, nous y avons vu l’opportunité d’articuler, grâce à elle, un certain nombre d’éléments propres aux séries télévisées, afin d’en établir la complexité. Tout d’abord, la notion de territoire permet de ne pas oublier le caractère d’archives que revêtent les séries télévisées en ce qu’elles demeurent des traces de ce que leur contexte de production y a « plié » (Macé 2006b : 10). Elle inclut également une réflexion sur la temporalité de la sérialité : d’une part, l’analyse des séries d’une même époque (perspective synchronique) permettrait de comprendre les facteurs rendant possible l’émergence des discours; d’autre part, l’étude diachronique s’attacherait à leur évolution ou, au contraire, à leur stabilité. La sérialité devient dès lors un facteur de continuité ou de discontinuité dans les formations discursives du genre, car elle permet de créer du lien, des enchaînements, des ruptures, de favoriser les articulations préférentielles ou encore de les déconstruire. Ainsi, le territoire cherche à saisir la matérialité du genre par la sérialité et les discours qui prennent forment et sens dans les images, les séquences, les dialogues, les personnages et leur caractère familier (lié à leur retour régulier sur les écrans et dans le quotidien de l’auditoire), tout en prenant en considération leur dispersion (sur différents supports de médiation, sur diverses chaînes, à des horaires variés, etc.). En tant que « territoires du genre », les séries construisent le genre, le produisent et le reproduisent, le « performent », lui donnent une substance, le dispersent et, dans le même mouvement, le font passer pour allant de soi. Penser les séries télévisées comme territoires du genre permet donc de saisir la matérialité même des représentations.

Conclusion

Les séries télévisées sont donc à la fois des technologies de genre et des territoires du genre. En effet, si la première dimension s’intéresse aux dispositifs de (re)production du genre, la seconde, inscrite dans la sérialité, permet d’envisager les formations discursives qui participent à sa dispersion, tant formelle que temporelle et matérielle, tout en tenant compte de la spécificité de l’objet « série télévisée » par rapport au cinéma. Notre proposition de relecture de Foucault, de Lauretis et de Butler permet ainsi de réconcilier les deux dimensions des séries télévisées en ce qu’elles sont des procédés itératifs qui font le genre et en ce qu’elles forment des nappes discursives du genre. Pour le dire autrement, les séries télévisées sont donc des technologies de genre – par la représentation de la parentalité qu’elles proposent qui fait exister le genre – et des territoires du genre – par leur dimension sérielle et matérielle.

Nous aimerions conclure sur les implications méthodologiques de cette proposition théorique. Ainsi, considérer les séries télévisées comme technologies de genre et territoires du genre a un impact sur les corpus à analyser. L’inspiration foucaldienne de cette conceptualisation archéologique engendre nécessairement une réflexion sur les corpus à composer. Analyser des énoncés pris dans des champs discursifs suppose un matériau conséquent et va de pair avec des corpus conséquents, qui, dépassant la question de leur représentativité, vont permettre d’accéder à des énoncés dispersés dans les archives et dans le temps. La mise en lumière d’« ensembles stratégiques » et leur participation à des dispositifs de pouvoir produisant un savoir social sur la maternité et du genre n’est possible que grâce au travail sur une multiplicité de textes (en variant les formats, les genres, les horaires et les chaînes de diffusion, etc.). Ces corpus volumineux permettent de travailler sur les récurrences et sur les marges, sur ce qui accède à la visibilité et ce qui en est exclu par sa rareté, tout en étant ponctuellement présent. Les séries télévisées ont donc un rôle essentiel de production du sens sur la parentalité et son genre. Les identités maternelles proposées dans ces séries télévisées tendent à clore les significations autour de la maternité au lieu d’en explorer les richesses, alors même que la créativité se trouve au coeur des discours des industries culturelles. L’effet, politique, de ces discours, est bien la préservation d’un ordre social et de rapports de pouvoir asymétriques en défaveur des femmes devenues mères.

Enfin, une analyse critique et féministe des séries télévisées, focalisant son attention sur les relations de genre, depuis les sciences de l’information et de la communication, donne à voir l’une des modalités de la production du genre dans les sociétés contemporaines, et ce, dans des textes médiatiques qui circulent à grande échelle. Si nous nous sommes ici concentrée sur les rapports sociaux de genre et leur imbrication avec la parentalité, une analyse intersectionnelle plus systématique et englobante (âge, classe, race, sexualité, etc.) s’avère évidemment nécessaire car, comme l’écrit Marion Dalibert (2014 : 3), « le système de représentations du genre est imbriqué avec celui de race ».