Corps de l’article

Introduction

En tant qu’ils constituent un groupe professionnel investi pour une partie de leur activité dans la relation pédagogique, les enseignants-chercheurs déploient leurs activités dans un espace professionnel à l’intérieur duquel ils peuvent trouver des ressources et dispositifs numériques présents dans un environnement numérique de travail (ENT), ce qui permet d’organiser notamment des portails (Cairn, Persée) et plateformes numériques (Moodle[3]) pour la mise en oeuvre quotidienne des différentes missions de l’universitaire (Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation [MESRI], 2019a). Proposer un modèle explicatif de l’usage différencié du numérique chez les enseignants à l’université permettrait de mieux comprendre l’hétérogénéité des profils de même que l’influence du contexte de travail et du parcours professionnel. Il s’agit ici de chercher à produire une typologie de l’usage de cet outil dans un « processus complexe de confrontation et de négociation qui caractérise l’acceptation ou le refus d’une innovation technique » (Trestini, 2012), à la fois pour l’activité pédagogique et la transmission de savoirs, mais également pour la construction de nouvelles compétences professionnelles et de développement personnel. Breton et Proulx (2002) rappellent sur ce point combien l’usage reste un processus socialement construit qui suit plusieurs étapes, de l’adoption à l’utilisation jusqu’à l’appropriation, qu’il est à la fois lié à des facteurs techniques et sociaux dont la mise au jour et l’analyse permettraient d’élucider l’hétérogénéité. L’approche sociologique peut s’avérer riche pour ce faire, dans la mesure où l’analyse dynamique du parcours en matière d’usages et de pratiques numériques positionne l’individu dans une trajectoire de carrière différenciée qu’il s’agit de décrire. Analyser l’usage numérique des enseignants-chercheurs dans l’espace universitaire permettra à la fois de mieux caractériser le groupe professionnel qu’ils constituent et, pour partie et de manière indirecte, de mieux appréhender in fine la socialisation différenciée des étudiants dans la mesure où l’usage de ces ressources dépend principalement d’une offre pédagogique initiée ou non par l’enseignant lui-même (Cosnefroy, 2014), à l’intérieur des composantes et pour chaque diplôme.

1. Cadre de référence

Lorsqu’il s’interrogeait sur l’intérêt des MOOC (Massive open online course[4]) dans la formation des enseignants, Bruillard (2014) soulevait d’abord une difficulté à évaluer des dispositifs trop récents dans un espace professionnel, même s’il percevait un reflux sensible du fait de « promesses non tenues » liées à des « attentes disproportionnées » (p. 124). Les travaux sur le numérique, dans une analyse de la professionnalisation des maîtres et plus largement des enseignants, ont d’abord eu pour objet de décrire l’évolution des outils mis à disposition et de dévoiler la logique de la politique institutionnelle et les changements réglementaires ayant une incidence sur la profession. Lion (2016) rappelle que c’est en 2013 qu’a été lancée la plateforme M@gistère, mais que la formation à distance n’est en rien une nouveauté dans la formation des personnels de l’Éducation nationale. La circulaire du 4 février 2013 indiquait déjà, dans les obligations de service des personnels, que 18 heures annuelles devaient ainsi être consacrées à l’« animation pédagogique et à la formation continue », pendant que celle du 13 août 2013 précisait, concernant la formation continue des professeurs des écoles, que ces derniers devaient consacrer « au moins neuf heures à des actions de formation continue qui [pouvaient] être, pour tout ou partie, réalisées à distance sur des supports numériques » (cité par le même auteur, p. 118). L’objectif était essentiellement de « reconfigurer les modes de coordination collectifs ou les pratiques professionnelles » (Potier, 2018, p. 42) via l’accès aux portails documentaires et aux plateformes pédagogiques. Alors que la formation des enseignants-chercheurs entrant dans la fonction est obligatoire depuis septembre 2018, cette offre encore très limitée pose la question de l’accès à la formation tout au long de la vie des personnels ayant vocation d’enseignement dans le supérieur. En particulier sont concernés les agents dont les universités ne disposent pas de moyens suffisants pour proposer une offre locale de formation à la pédagogie ainsi qu’aux didactiques des disciplines. Les études manquent cependant, qui permettraient de mieux comprendre le rapport des enseignants aux injonctions institutionnelles en matière de formation continue, en particulier dans un environnement numérique priorisant la distance ou l’approche hybride.

L’usage massif des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’université a été pour sa part en bonne partie étudié pour observer comment ces dernières modifient la relation pédagogique et plus largement l’environnement professionnel et mettent en question l’ingénierie de formation et les processus cognitifs. Plateforme pédagogique numérique largement diffusée dans l’espace universitaire français, Moodle apparaît dans l’étude des interactions en pédagogie universitaire comme un dispositif technique outillant les enseignements à distance ou hybrides, en tant que « cadre organisateur du comportement humain » (Koukoutsaki-Monnier, Meza, Amerein-Soltner, Galani et Muller, 2013). Pourtant, son usage, que nous pouvons définir après Papi (2012) comme une « pratique contextualisée et caractérisée par des différences de comportement », reste inégal, en matière de déploiement et de diversité des pratiques, et peut être mis en question dans le cadre d’une analyse plus large de l’organisation des dispositifs numériques de formation et d’appui à la pédagogie.

Dès les années 1970, une approche sociologique dite des usages s’est développée dans le champ de la recherche sur les technologies appliquées à l’éducation (Boutet et Trémenbert, 2009; Jouët, 2000; Vidal, 2012). Et, probablement parce qu’ils s’inscrivaient dans une temporalité où ces technologies étaient émergentes dans l’espace social, les travaux ont surtout porté sur l’appropriation des objets technologiques ou artefacts (Rabardel, 1995) ou le conflit instrumental (Marquet, 2011), lié à « l’incompatibilité possible entre les objets didactique, pédagogique et technique » (Marquet, 2012).

La question des disparités entre hommes et femmes dans l’enseignement supérieur a en premier lieu été traitée en sociologie des professions (Musselin, 2008), mais d’abord à partir de la notion de parité (Grosbon, 2017) pour lutter contre l’effet de plafond de verre et favoriser l’accès aux fonctions à responsabilité. En matière de recrutement et de spécialisation, les données ministérielles confirment à la fois la persistance de la faible présence des femmes dans le recrutement des titulaires, et plus tard dans l’accès au professorat des universités, et une distribution genrée dans les filières (MESRI, 2019b), une moindre présence fortement corrélée à l’orientation scolaire et universitaire des femmes. Quant au rapport genré au numérique et plus largement aux TIC, les données récentes confirment un amenuisement voire une disparition de l’écart entre hommes et femmes sur le plan de l’utilisation, comparativement au début de la diffusion de ces outils (Vendramin, 2011), une banalisation des TIC dans les activités du quotidien quel que soit le sexe.

Dans la mesure où elle peut seconder la relation pédagogique voire se substituer à des enseignements en présentiel, la plateforme numérique comme environnement d’apprentissage a surtout été étudiée comme dispositif qui produit d’éventuels effets et déclenche un usage qui s’ajuste plus ou moins avec ce qui était attendu, par instrumentalisation. La recension des écrits indique d’abord un intérêt de la recherche à comprendre les ressorts de l’absence d’usage, qui serait ainsi davantage liée à un « manque de pertinence ou d’intérêt » plutôt qu’à un déficit de compétences de la part des enseignants. Les plateformes pédagogiques numériques sont d’ailleurs plus fréquemment étudiées comme dispositifs pédagogiques à partir de l’analyse des usages qui en sont faits par les étudiants (Paivandi et Espinosa, 2013; Raby, Karsenti, Meunier et Villeneuve, 2011) et moins à partir de la plus-value pédagogique dans l’ancrage des savoirs. Poteaux (2013) rappelle que l’appellation de pédagogie numérique ne s’adosse pas à des fondements scientifiques permettant de produire une pédagogie spécifique et propose de mettre en question la place de l’enseignant comme médiateur dans l’étayage cognitif : « Parler d’enseignement sans parler d’apprentissage est en décalage par rapport aux théories de l’apprentissage connues à ce jour. La pédagogie universitaire aujourd’hui doit travailler en priorité sur l’activité des étudiants. Et les TIC dans leur contribution, comme la pédagogie, doivent prendre en compte la question de l’apprentissage des étudiants, pour ne pas être confondues avec une innovation aux seules mains des enseignants et des institutions. » L’effort de clarification de l’influence des technologies numériques et de leur appropriation en pédagogie dans l’enseignement supérieur a en effet surtout porté sur les stratégies d’apprentissage des apprenants dans le cadre de la formation initiale des étudiants (Michaut et Roche, 2017) et moins sur la formation des enseignants ou plus largement sur les utilisateurs créateurs des cours sur les plateformes numériques. Pour ces derniers, l’impact du contexte professionnel dans leur moindre utilisation a été rarement problématisé, alors même qu’une analyse de l’espace professionnel universitaire comme champ social aide à mettre au jour des effets contextuels ou sociodémographiques dans le non-usage des outils numériques (Trestini, 2012), ainsi qu’à éclairer la question de la formation aux outils pédagogiques numériques tout autant qu’à l’usage de ces outils pour l’enseignement.

2. Objectifs de l’étude

Nous souhaitons ici étudier la pratique de Moodle à l’université dans le cadre d’une analyse sociologique des contextes professionnels dans l’espace universitaire et positionner la relation pédagogique dans un ensemble d’activités multiples qui constituent le quotidien du métier hybride de l’enseignant-chercheur, inscrit dans un parcours professionnel plus ou moins contraint (Guillon et Kennel, 2016). Notre approche, qui prend appui sur la sociologie des professions (Dubar, Tripier et Boussard, 2015), et dont la visée est heuristique, ambitionne ainsi de déterminer et de quantifier l’« effet des appartenances sociales » (Alami, Desjeux et Garabuau-Moussaoui, 2013) sur la pratique d’une technologie, sans toutefois chercher à remonter les processus décisionnels d’usage. L’analyse de l’usage de la plateforme pédagogique, et plus généralement d’un dispositif pédagogique par l’enseignant-chercheur, a tout intérêt, nous semble-t-il, à intégrer une compréhension des pesanteurs socioprofessionnelles influençant l’investissement pédagogique. Pour cette raison, l’usage technologique peut être approché comme une clé de compréhension de la construction de carrière, comme l’un des symptômes d’une instabilité d’abord liée à une entrée dans un champ professionnel, à une difficulté d’accès à la formation continue et aux ressources de la collégialité. L’absence d’usage n’est plus seulement liée au manque d’appropriation par déficit de compétences technologiques ou à l’accès différencié des personnels à la formation continue, mais aussi au contexte professionnel et à la distribution inégalitaire des activités, y compris à l’investissement temporel en pédagogie universitaire (Trestini, 2012). Sur ce point, Marquet (2012) souligne combien « la diversité des facettes des non-usages appelle avec elle une diversité des explications, elles aussi fortement dépendantes du contexte d’observation ». De son côté, Proulx (2015) évoque la possibilité de reconsidérer le champ d’études des usages technologiques à partir entre autres de « l’enchâssement des analyses microsociologiques des usages dans l’étude des enjeux macrosociologiques relevant d’une approche sociopolitique ».

Sans contredire les modèles cognitivistes ou la sociologie des usages, notre approche opte pour une échelle d’observation plus large mettant en question les conditions de mise en oeuvre des différentes activités et la distribution différenciée de l’investissement dans la fonction d’enseignement dans le supérieur. L’usage de Moodle en particulier pourrait alors être analysé non pas à partir des systèmes technologiques (quant à l’appropriation, au rejet ou au détournement), mais comme un symptôme des tensions qui existent entre les différentes activités du groupe professionnel, mettant au jour le fait que la relation pédagogique, massivement inscrite aujourd’hui dans un écosystème numérique, subit le jeu des concurrences dans le métier même de l’universitaire (Guillon, Boléguin et Picot, 2017). Nous cherchons d’abord à examiner l’activité du chercheur à partir de la notion de champ (Bourdieu, 2015), en tant que son fonctionnement détermine les pratiques et, dans le cadre de ces travaux portant sur les contextes de travail des enseignants-chercheurs, nous inscrivons la question des usages du numérique dans l’enseignement supérieur et l’utilisation de l’environnement numérique de travail dans une analyse plus large de l’activité plurielle de ce groupe socioprofessionnel. L’hypothèse que nous souhaitons examiner est que l’usage de Moodle dépend d’un contexte professionnel et d’une inscription dans un parcours expérientiel plus ou moins bénéfiques à son appropriation et à la stabilité des usages, des caractéristiques marquées par l’hétérogénéité des conditions de travail et la concurrence entre des activités plurielles.

C’est parce qu’il est une pratique sociale inscrite dans un espace professionnel et pouvant mettre en question le processus de professionnalisation du groupe constitué par des enseignants-chercheurs pris dans leur ensemble que l’usage des technologies numériques pour l’éducation peut aider à dévoiler plus largement l’organisation de l’activité au quotidien.

3. Méthodologie et corpus de données

Notre méthodologie s’appuie sur l’analyse quantitative d’un corpus de données récoltées dans le cadre d’une recherche sur l’activité des enseignants-chercheurs titulaires (Boléguin, 2016) dont le terrain d’observation a couvert trois universités du Grand Est français, à savoir l’Université de Haute-Alsace (UHA), l’Université de Lorraine (UL) et l’Université de Strasbourg (Unistra) sur deux zones géographiques : l’Alsace (UHA et Unistra) et la Lorraine (UL). Nous avons interrogé l’ensemble des enseignants-chercheurs titulaires (maîtres de conférences ou professeurs des universités) par le biais d’un questionnaire en ligne de 100 questions, qui a été administré entre novembre et décembre 2014. Notre effort a permis de récolter 347 retours exploitables. Notre démarche s’est en partie inspirée de l’enquête de Soulié, Faure et Millet (2005), qui cherchait à établir les catégories de perception du métier des enseignants-chercheurs, les conditions de travail ainsi que le rapport aux missions à l’université et aux changements. Il s’agissait pour notre part de décrire les conditions et les manières de répartir l’activité dans son ensemble, les pesanteurs organisationnelles et le climat social, les représentations des sujets face aux injonctions institutionnelles, aux mutations du champ universitaire et aux modalités d’évaluation, mais également l’articulation entre vie personnelle et vie professionnelle, surtout en matière de mobilité et de disponibilité. Notre questionnaire a été structuré à partir de quatre dimensions du métier de l’enseignant-chercheur : les différentes formes de l’activité de l’enseignant-chercheur; les conditions d’exercice de la profession; le profil du répondant en tant qu’universitaire; le parcours antérieur au recrutement comme titulaire. Concernant son rapport aux ressources et aux outils numériques, l’une des questions fermées portait précisément sur son usage de Moodle[5] et son intégration dans la relation pédagogique et sa didactique disciplinaire.

4. Nos résultats

Sur les 347 répondants de notre corpus, plus d’un tiers des universitaires (35 %) ont déclaré ne pas utiliser la plateforme pédagogique Moodle dans le cadre de leurs enseignements : c’est cette caractéristique individuelle que nous avons croisée avec l’ensemble des variables mesurées par notre enquête, parmi lesquelles neuf corrélations sont fortement significatives[6].

4.1. Une pratique numérique différenciée

Le lieu d’exercice de l’activité apparaît central dans la construction des écarts. Ainsi, les enseignants-chercheurs exerçant leur activité d’enseignement dans un institut universitaire de technologie (IUT) ont moins souvent recours à la plateforme pédagogique numérique (l’écart à la moyenne est de moins 11 pts). Cet état de fait est lié à la mise en oeuvre d’une pédagogie par la technologie — avec des travaux pratiques sur des machines industrielles plus nombreux (un quart de la formation) —, d’une proximité avec les étudiants qui, selon toute vraisemblance, réduit le besoin de communication numérique et de compléments aux cours à distance, ainsi que de ressources complémentaires qui sont ordinairement mises à disposition sur Moodle par les enseignants pour pallier le manque d’interactions des cours magistraux. L’usage de Moodle est plus fréquent chez les répondants exerçant à l’Université de Strasbourg (écart positif de 8 pts) où, on le verra plus bas, le service d’enseignement est plus conséquent en comparaison des deux autres universités investiguées et l’activité de recherche relativement réduite. Les répondants qui ont été recrutés dans l’université où ils ont préparé leur thèse (endorecrutement) utilisent également davantage la plateforme pédagogique (écart positif de 6 pts), probablement parce qu’ils ont entamé plus précocement une pratique pédagogique sur place avant même leur recrutement comme titulaire, induisant un effet d’expérience dans l’enseignement favorable à l’inscription dans l’environnement numérique de travail proposé par l’établissement. L’accès à la formation continue pendant la carrière universitaire augmente également très significativement l’usage de la plateforme (écart positif de 6 pts), une caractéristique qui pourrait laisser penser que l’engagement dans les stages de formation en cours de carrière universitaire est symptomatique d’une appétence pour le développement de nouvelles compétences afin d’acquérir une meilleure maîtrise des potentialités de l’environnement de travail. Logiquement, le fait d’enseigner dans un diplôme proposé en formation à distance augmente l’usage de Moodle (écart positif de 26 pts), un usage fortement couplé à celui des portails documentaires (écart positif de 6 pts). Les enseignantes-chercheuses ont un usage plus fréquent de Moodle (écart positif de 6 pts), une pratique que l’on retrouve davantage chez les maîtres de conférences (écart positif de 6 pts) — le statut indiquant ici surtout une présence plus récente dans le champ professionnel — et chez les enseignants-chercheurs ayant au moins un enfant en bas âge (jusqu’à trois ans) au moment de notre enquête (écart positif de 9 pts) (tableau 1). Ces croisements mettent au jour la significativité de certaines des caractéristiques individuelles de nos répondants. Nous avons cherché à voir dans quelle mesure une approche multifactorielle rendrait possible la construction d’une typologie de l’usage de la plateforme numérique à partir de la détermination de certaines modalités de réponses à notre recherche.

Tableau 1

Usage de Moodle

Usage de Moodle

Lecture du tableau. 65 % de l’ensemble des répondants utilisent Moodle contre seulement 54 % parmi ceux qui exercent dans un institut universitaire de technologie, soit un écart négatif à la moyenne de 11 pts. Le degré de liberté est de 1, la somme des χ2 est de 4,97 et la valeur p est de 2,58 %. Notre seuil de significativité étant de 10 % (0,1), ce croisement est très significatif.

-> Voir la liste des tableaux

4.2. Un profil type de l’utilisateur de Moodle

L’analyse factorielle en correspondances multiples de nos données d’enquête (annexe A, tableaux A-1 et A-2 et cartes des figures A-1 à A-3), construites à partir des quatre premiers axes représentant 49 % du total de la variance) nous permet de représenter des associations de caractéristiques individuelles et d’établir des profils types autour de l’utilisation de la plateforme pédagogique numérique Moodle.

Ainsi, parmi les enseignants-chercheurs, le non-usager est plus souvent un homme surinvesti dans l’activité de recherche scientifique, sans responsabilité de diplôme, dans une filière universitaire en sciences dures et qui n’a pas non plus l’usage des portails documentaires (carte 1). Âgé de plus de 45 ans, professeur des universités ou maître de conférences avec une habilitation à diriger des recherches (HDR), il n’a pas d’enfant en bas âge au moment de l’enquête (carte 2). Il exerce son activité à l’Université de Strasbourg, en dehors d’un IUT et n’a pas une charge d’enseignement lourde (carte 3). L’accès au professorat implique un retrait relatif de l’enseignement et concomitamment des outils numériques qui sont associés à l’investissement pédagogique, même pour les cours que l’enseignant continue de donner, une tendance renforcée par une spécificité disciplinaire et un contexte de mise en oeuvre de l’activité professionnelle. L’usager de la plateforme Moodle a contrario est une femme, responsable de diplôme, relativement peu investie dans l’activité de recherche, dans une filière en dehors des sciences dures, utilisant également les portails documentaires (carte 1). Maître de conférences, âgée de moins de 45 ans et ayant au moins un enfant en bas âge (carte 2), elle enseigne le plus souvent en IUT, à l’Université de Haute-Alsace, et s’investit dans une charge d’enseignement conséquente (carte 3). L’usage de Moodle apparaît ici fortement dépendant de la distribution inégale des activités chez les universitaires (Guillon, Boléguin et Picot, 2017; Guillon et Kennel, 2016), qui est un marqueur significatif des trajectoires professionnelles universitaires, faisant porter sur les entrants et les plus jeunes les charges d’enseignement et la responsabilité de diplôme.

4.3. L’influence du sexe, de la filière et du contexte professionnel

Toujours au seuil de 0,1 (test du χ2), huit variables sont significativement liées au sexe; 11 variables à la filière (appartenance ou non à une section CNU[7] scientifique : 25-30 et 60-69); huit variables à l’université (Strasbourg, Haute-Alsace ou Lorraine) comme lieu d’exercice et trois variables à l’accès à la formation continue en cours de carrière. Les enseignantes-chercheuses se différencient sur plusieurs points : plus jeunes que la moyenne de l’échantillon (+5 pts), plus fréquemment maîtres de conférences (+5 pts), surreprésentées à l’Université de Strasbourg (+3 pts), avec une ancienneté professionnelle plus courte (-6 pts), elles consacrent moins de temps à l’activité de recherche (-12 pts). Elles déclarent moins souvent appartenir à une section CNU scientifique (-7 pts), bénéficient davantage dans leur carrière de la formation continue (+5 pts) et utilisent plus souvent les portails documentaires (+5 pts) (tableau 2).

Tableau 2

Impact différenciateur du sexe

Impact différenciateur du sexe

-> Voir la liste des tableaux

Les répondants appartenant à une section scientifique, plus anciens dans la carrière universitaire (+5 pts), moins souvent des femmes (-10 pts), exercent davantage en IUT (+28 pts). Plus fréquemment recrutés par l’université où ils ont fait leur thèse (+16 pts), ils ont rarement eu une expérience professionnelle avant leur entrée dans le champ universitaire, qu’il s’agisse du secteur privé (-13 pts) ou du secteur public (-14 pts). Ils pratiquent peu la formation à distance (-27 pts) et utilisent moins fréquemment les portails documentaires (-26 pts). Surinvestissant la recherche (+14 pts), ils appartiennent plus fréquemment à une unité mixte CNRS (+22 pts), à l’intérieur de laquelle ils bénéficient de la solidarité des collègues chercheurs en laboratoire (+24 pts) (tableau 3).

Tableau 3

Impact différenciateur de la filière

Impact différenciateur de la filière

-> Voir la liste des tableaux

Les répondants exerçant à l’Université de Strasbourg se différencient d’abord par la part de leur activité consacrée à l’enseignement : ils investissent ainsi moins fréquemment la recherche (-9 pts). Plus féminin, ce groupe exerce rarement en IUT (-23 pts), bien davantage dans des dispositifs d’enseignement à distance (+22 pts), autre spécificité strasbourgeoise, et accède plus fréquemment en cours de carrière à la formation continue (+11 pts). Il est davantage rattaché à une unité mixte (+13 pts) et bénéficie de la solidarité des collègues chercheurs en laboratoire (+6 pts) (tableau 4).

Enfin, l’accès à la formation continue, plus fréquent chez les universitaires exerçant à l’Université de Strasbourg (+9 pts), apparaît également fortement associé à un enseignement dans une offre de formation à distance (+21 pts) (tableau 5), ce qui laisse à penser que l’offre de formation proposée par les établissements — sur Strasbourg, par exemple, les actions portées par l’Institut de développement et d’innovation pédagogiques — vise entre autres au développement de compétences chez les nouveaux recrutés en matière de pratiques pédagogiques et d’enseignement et à l’accompagnement dans l’ingénierie de l’enseignement à distance et dans des filières très remplies, où les répondantes sont surreprésentées (sciences humaines et sociales, lettres et langues).

Tableau 4

Impact différenciateur du lieu d’exercice

Impact différenciateur du lieu d’exercice

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 5

Impact différenciateur de la formation continue en cours de carrière

Impact différenciateur de la formation continue en cours de carrière

-> Voir la liste des tableaux

4.4. Le modèle en régression logistique

Lorsque nous traitons nos données toutes choses égales par ailleurs (tableau 6), le profil des utilisateurs de Moodle est plutôt celui d’une enseignante-chercheuse (probabilité multipliée par 1,68), maître de conférences (2,33), âgée de moins de 45 ans (1,99) et ayant au moins un enfant en bas âge (1,65). Les répondants ayant souligné des contraintes de mobilité pendulaire ont par contre une pratique légèrement moindre de Moodle (probabilité divisée par 1,04). Les caractéristiques liées à l’activité même des répondants à notre enquête sont pour partie fortement significatives : la répartition des tâches liées au métier d’universitaire, entre enseignement, recherche et responsabilité de diplôme, différencie les universitaires dans leur usage de Moodle, surtout lorsque leur service d’enseignement ne dépasse pas 192 heures annuelles (probabilité divisée par 1,66), un usage également associé à un surinvestissement dans l’activité la fin de semaine (1,18), à une plus longue ancienneté dans l’activité (2,2), au fait d’avoir bénéficié d’un endorecrutement (2,09) et à un accès à la formation continue en cours de carrière (1,51). C’est ainsi l’investissement dans la mission d’enseignement, à la fois synchroniquement par rapport aux autres activités mais également longitudinalement par l’ancienneté, qui favorise l’usage de la plateforme pédagogique, un usage intrinsèquement lié à celui des portails documentaires (de type Cairn) (1,59) et surtout et logiquement à l’enseignement à distance (probabilité multipliée par 6,04). Le lieu d’exercice de l’activité et le type de composante d’enseignement ont également une incidence sur le rapport du répondant à l’environnement numérique de travail : un poste en IUT réduit ainsi la pratique (divisée par 2,27), probablement parce qu’une part significative des enseignements se réalisent en travaux pratiques et dans des espaces technologiques nécessitant davantage le présentiel synchrone. Un recrutement à l’Université de Strasbourg augmente l’usage de Moodle (2,17) au même titre qu’un rattachement CNU en sciences (1,15).

Tableau 6

Régression logistique sur l’usage de Moodle

Régression logistique sur l’usage de Moodle

Lecture du tableau. Le fait d’avoir une durée d’expérience supérieure à la moyenne de l’échantillon multiplie par 2,2 la probabilité d’utiliser Moodle dans ses enseignements. Les caractéristiques en grisé sont significatives au seuil de 0,1.

-> Voir la liste des tableaux

Conclusion

Nous avons souhaité comprendre l’usage de Moodle en montrant que le contexte de travail était pour les enseignants-chercheurs à la fois un espace professionnel (université, composante, ancrage disciplinaire), un champ d’activités (recherche, enseignement, ingénierie de formation) et un moment dans un parcours professionnel. Analyser le rapport individuel au numérique à partir des multiples freins, résistances et pesanteurs qui ont partie liée dans le degré d’investissement dans ces différentes activités professionnelles nous a semblé utile pour mieux saisir l’impact des concurrences de temporalités vécues au quotidien.

Notre tentative de contextualisation des usages numériques dans l’enseignement supérieur, à partir de l’exemple de la plateforme Moodle, amène à considérer le développement de compétences pédagogiques non seulement en fonction du parcours individuel de l’acteur, de son appétence personnelle à outiller sa pratique professionnelle dans l’environnement numérique mis à disposition par son établissement de rattachement, des propositions de formation continue portées par les universités, de ses contraintes sociodémographiques et didactiques, mais également du fonctionnement du champ professionnel, un champ qui amène à une distribution inégalitaire des activités et qui surdétermine les pratiques individuelles. Les répondants à notre enquête ont décrit dans leurs réponses combien leur investissement pédagogique et leur rapport aux portails numériques s’inscrivaient dans des contextes qu’ils investissent différemment (Duguet, Morlaix et Pérez, 2018). Ainsi, l’accompagnement dans la construction des compétences numériques est un préalable qui n’épuise pas, bien loin de là, la question de la professionnalisation et de la sociologie des pratiques. L’usage différencié des plateformes et des portails peut ainsi être lu entre autres comme la marque d’une activité professionnelle très liée chez certains universitaires titulaires au surinvestissement dans l’enseignement et bien moins à un capital dispositionnel (Lahire, 2012) constitué antérieurement.

La recherche aurait intérêt à poursuivre par une étude qualitative l’analyse des pratiques du numérique en pédagogie en regard des contextes et des parcours professionnels des enseignants du supérieur dans une approche plus explicative des freins, des leviers et des effets, notamment du point de vue des identités professionnelles et des collaborations au sein même des équipes pédagogiques. Elle aborderait l’impact du numérique à la fois sur les contenus transmis et sur les modalités d’évaluation des compétences et de l’ancrage des savoirs acquis chez les apprenants. La question reste ouverte de l’usage de Moodle dans l’amélioration des pratiques pédagogiques des enseignants dans le supérieur. Quelle pourrait être une ingénierie de formation des cours universitaires médiatisée par Moodle qui améliorerait la pédagogie universitaire dans le but de renforcer la stratégie d’organisation des apprentissages en profondeur (Poteaux, 2013)?

Enfin, étudier la relation pédagogique, outillée ou non par le numérique, doit passer par l’interrogation des usages étudiants des portails mis à leur disposition et par la description détaillée des écarts entre d’un côté les attentes et les prescriptions relatives au travail étudiant et de l’autre les productions effectives du groupe étudiant.