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En abordant les motivations d’administrateurs coloniaux ayant modelé leur action politique envers les déportés acadiens sur le concept de bienfaisance, Adeline Vasquez-Parra ouvre de nouvelles perspectives faisant contrepoids à une histoire ayant déjà largement souligné les malveillances dont ces derniers ont largement été victimes. La relation d’aide engendrant l’acte de nommer, le fait de désigner les bénéficiaires acadiens comme des ennemis, des Français neutres, des prisonniers de guerre ou comme des réfugiés ou une communauté de familles a eu un impact sur la conception de leur identité. Cet ouvrage expose les politiques de charité et de bienveillance mises en place pour accueillir, aider et intégrer les déportés et suit avec intelligence et nuances l’évolution de l’identité acadienne dans le temps, entre 1755 et 1776, et dans l’espace au gré des migrations dans les colonies britanniques, dans l’empire français et au Canada.

L’historiographie a plutôt tendance à percevoir globalement les administrateurs des colonies britanniques comme des politiciens conservateurs, mais Adeline Vasquez-Parra s’arrête, en première partie de son livre, sur les motivations de certains juristes et personnalités politiques qui, dès l’arrivée des Acadiens en Nouvelle-Angleterre, ont formé des comités pour leur fournir des soins, de l’aide, des vivres et les loger. Elle présente d’abord le concept de bienfaisance, idée philosophique issue des Lumières, que des réseaux de sociabilité, comme la franc-maçonnerie et le courant évangéliste, ont introduit dans les colonies. La bienfaisance se distingue de la charité liée au domaine religieux et s’incarne dans des actions humanitaires et de solidarité envers des personnes en état de faiblesse et les populations sinistrées. Au lieu d’être considérés comme des papistes ou comme des étrangers à punir ou à éloigner, les déportés acadiens sont alors vus comme des frères en humanité à secourir et à accueillir dans la communauté.

Le chapitre 2 décrit le contexte historique, soit la société acadienne avant la Déportation ; les sentiments des puritains de la Nouvelle-Angleterre considérant les Acadiens comme des ennemis menaçants ; la destruction des établissements acadiens et leur déportation décrits à partir de sources anglo-américaines ; l’arrivée et l’accueil des déportés dans les colonies où ils furent parfois considérés comme de dangereux prisonniers de guerre comme en Géorgie, ou comme des familles en détresse à qui accorder la charité chrétienne chez les baptistes de Philadelphie. Le chapitre suivant porte l’attention sur le Massachusetts où des membres de la Chambre des représentants, non pas inspirés par des obligations morales ou par des valeurs chrétiennes, mais acquis aux idées nouvelles, ont accueilli avec bienveillance les Acadiens arrivés à Boston très éprouvés et atteints de la variole. Leur action bienfaisante s’est poursuivie durant la guerre de Sept Ans en même temps que s’accroissait chez d’autres administrateurs la suspicion envers les Acadiens que l’on décida de disperser et d’éloigner des ports d’où ils pourraient éventuellement s’échapper et aider les Français en cas d’invasion par la mer. Les déportés furent alors dispersés dans des petites municipalités où les pouvoirs publics les percevaient comme des indésirables et comme une lourde charge imposée à leur communauté. Mais la bienfaisance atténuait à certains endroits le discours considérant les Acadiens comme des ennemis et veillait à ce qu’ils puissent s’installer dans la municipalité. On observe au passage que ceux-ci n’étaient pas seulement rétifs à l’ordre et à toute forme d’autorité, ainsi que les présente l’historiographie ; ils contestaient les mesures répressives, mais ils acceptaient aussi l’aide qu’on leur procurait.

Les Acadiens ayant été envoyés dans des petites municipalités sans pouvoir s’y intégrer en raison de leurs origines et de la suspicion qu’on leur portait, l’ouvrage montre, en seconde partie, comment les Bureaux d’assistance publique des petites municipalités les ont pris en charge et comment la bienfaisance s’est exercée dans la volonté de les intégrer. Deux visions se faisaient alors face : celle de la Chambre, imprégnée de sensibilité éclairée et d’humanisme, présentant les Acadiens comme un groupe de gens appauvris et en état de faiblesse, et celle des administrateurs locaux, pragmatiques, visant l’organisation sociale, l’absence de tout désordre et se demandant pourquoi il fallait aider ces étrangers, alors que les sujets anglais traversaient eux-mêmes de grandes difficultés. En conciliant la bienveillance avec les exigences d’ordre et d’utilité, l’objectif de rendre les Acadiens utiles à la société par le biais du travail finit par rallier les administrateurs de l’État et ceux des Bureaux d’assistance publique. Mais les représentations de mauvais sujets, bien ancrées dans les mentalités, rendaient difficile leur intégration et ont concouru à la décision de les laisser partir.

Ceux qui passèrent en France furent utilisés dans l’application des politiques de bienveillance de l’État qui délégua leur intégration à de grands propriétaires terriens chargés de projets de relance de la colonisation après le traité de Paris ou de projets d’expérimentation de nouveaux modèles de production agricole en sol français. Mais les Acadiens partirent en majorité vers le Canada où ils espéraient pouvoir enfin rassembler leurs familles et où l’exercice de la religion leur était assuré. L’Église catholique et le gouvernement britannique, à la recherche de colons pour les seigneuries, les reçurent dans une logistique d’accueil mieux organisée et avec une intégration plus rapide. Alors que la bienfaisance plaçait l’individu à l’intérieur d’une communauté fragilisée en considérant ce qu’il pouvait offrir à la société, les Acadiens furent accueillis au Canada dans la charité chrétienne, c’est-à-dire dans le rapport que chaque personne entretient avec Dieu et sans aucun objectif temporel particulier. Dans sa politique de bonne entente avec le gouvernement, l’Église a toutefois entretenu l’idée que les Acadiens avaient mal agi et étaient responsables de leur déportation. Elle a ainsi contribué à produire de nouvelles représentations rendant les Acadiens à la fois victimes et coupables et restructurant leur identité collective selon le concept théologique que la souffrance est nécessaire à la condition de pécheur.

Somme toute, un ouvrage réfléchi, dense et novateur. « De cette relecture critique qui joue des échelles d’observation, écrit Martin Pâquet dans sa lumineuse préface, se dégage une interprétation neuve et stimulante, prolongeant les acquis de l’historiographie mais répondant aussi aux attentes contemporaines des citoyens » (p. 13).