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Dans cette traduction française de Oral History at the Crossroads (UBC Press, 2014), le spécialiste en histoire orale Steven High livre l’un des résultats scientifiques de son vaste projet de recherche collaborative « université-communauté ». Ce projet portait sur le recueil des récits de vie de personnes réfugiées montréalaises victimes d’atrocités à grande échelle ou autres atteintes graves aux droits humains durant les guerres, dictatures et génocides du XXe siècle. L’auteur y explique minutieusement la constitution de ses équipes de collaborateurs et le déroulement des différents projets connexes autour notamment de son Centre d’histoire orale et de récits numérisés (CHORN) de l’Université Concordia à Montréal.

L’histoire de vie de réfugiés montréalais a d’abord pour but de concrétiser cette réappropriation de leur propre histoire par ces centaines de réfugiés montréalais acceptant librement, mais avec courage, de raconter leur passé douloureux devant des caméras et des enregistreurs au profit de tous. Ensuite, par ricochet, cet exercice devient l’occasion d’informer leurs concitoyens sur ces souffrances subies dans leurs pays d’origine respectifs. Dès lors, cette mémoire du passé est porteuse d’un nécessaire dialogue qui jette un regard nouveau sur la « grande histoire à travers les petites histoires » (p. 410). Finalement, High veut montrer que cette démarche collaborative a agi à plusieurs niveaux entre autres pour « jeter des ponts entre les cultures », « sensibiliser le public au racisme et au génocide » (p. 410), tout en influençant « les débats politiques sur l’immigration » (p. 412). L’ouvrage questionne aussi l’urgence d’inclure plus justement les apports de l’Autre dans le récit historique national du Québec, comme le fait remarquer en préface Jean-Philippe Warren pour qui ce livre : « nous rappelle que les voix de tous les groupes doivent idéalement être entendues et rassemblées, comme une vaste chorale, dans l’histoire québécoise » (p. xxi).

Au fil des pages, High dévoile la mobilisation multiforme de plusieurs communautés autour de ce partenariat de recherche (table ronde, théâtre, projet scolaire, atelier, exposition, sortie en ville, émission radio ou encore atelier culinaire). Il s’appuie sur le concept d’autorité partagée qui sous-tend toute cette collaboration scientifique entre universitaires et membres de différentes minorités racialisées leur permettant un contrôle effectif sur la production historique et à l’interculturalité de prendre corps dans cette métropole québécoise cosmopolite par essence.

Alors que l’historien travaille généralement en solitaire, High réussit ici, en maître d’orchestre, à mobiliser harmonieusement des milliers de Montréalais de 2005 à 2012, puis à recueillir par le biais de ses équipes d’interviewers près de 500 entrevues. Si le projet concerne plusieurs communautés montréalaises, les travaux pratiques, eux, se sont principalement concentrés autour de quatre groupes désignés (Haïtiens, Rwandais, Cambodgiens et Juifs) ; avec en parallèle une forte mobilisation autour des volets artistiques et éducatifs du projet. Très peu de « survivants » ont requis l’anonymat total ou partiel ; la plupart des interviewés ont au contraire été filmés et photographiés. D’ailleurs, l’impressionnant bagage iconographique incluant de nombreuses photos d’entrevues ou d’ateliers divers constitue l’une des forces de ce livre. En effet, ces images replongent le lecteur dans la réalité du projet. L’originalité de cette approche d’histoire orale collaborative vient aussi du fait de faire l’histoire par les gens et pour les gens concernés, en l’occurrence ici les minorités ethniques de Montréal.

Le livre se décline autour de 10 chapitres au total dont le premier est un retour sur la pratique réflexive de ces entrevues par divers acteurs impliqués. Le projet a également comme particularité de réunir systématiquement près d’un millier de réflexions post-entrevue des interviewers qui sont consultables avec les entrevues proprement dites (chap. 1). La mémoire de ces victimes montréalaises du génocide au Rwanda en 1994 est ensuite évoquée (chap. 2), puis celle de la Shoah (chap. 3) grâce aux efforts des collaborateurs du Centre commémoratif de l’Holocauste de Montréal. Ensuite, une dimension particulière est analysée dans cette recherche à savoir l’impact de faire participer et dialoguer plusieurs générations d’une même famille, notamment chez les participants rwandais et cambodgiens (chap. 4). L’auteur poursuit avec un focus sur la diaspora haïtienne dont les exilés montréalais ont été les victimes directes de la violence politique sous la féroce dictature des Duvalier père et fils de 1957 à 1986 en Haïti (chap. 5) et ainsi qu’à la résistance qu’on lui a opposée (p. 206). High avouera même qu’au lendemain du tremblement de terre en Haïti en janvier 2010, l’ensemble du projet a failli être remis en cause et abandonné par respect pour les Haïtiens.

Toutefois, le projet s’est poursuivi et, au-delà de la seule entrevue comme outil d’analyse, le chapitre 6 s’articule autour d’une bande dessinée (Sourire malgré tout) de Rupert Bazambanza, survivant du génocide au Rwanda. Une partie de son entrevue est aussi transcrite dans le livre. Les quatre derniers chapitres mettent en évidence les moyens mis en oeuvre pour accomplir ce projet et les activités connexes de type « grand public ». Il est question d’analyser successivement la place importante qu’occupent les médias numériques et leur réel impact dans le projet (chap. 7) ; la mise sur pied du guide audio accompagnant une marche en souvenir du génocide rwandais à Montréal (chap. 8) ; la place des arts de la scène en l’occurrence le théâtre (chap. 9) et finalement les réflexions sur les questions éthiques entourant ce projet humain de grande envergure (chap. 10).

Au total, L’histoire de vie de réfugiés montréalais est un exemple de grande rigueur scientifique dans son écriture avec ce souci permanent de l’auteur de fournir des explications détaillées permettant au lecteur de suivre méthodiquement l’évolution du projet. C’est un livre qui, il va de soi, est à recommander à tous au-delà des milieux universitaires. Il offre certainement un point de vue rafraîchissant et nouveau sur l’histoire du Québec au travers de la diversité culturelle et de la complexité émotionnelle de sa population. Le lecteur se laissera sans difficulté emporter dans toute la dynamique et les péripéties de ce projet de recherche singulier, voire jusqu’à revivre l’émotion que suscitent des récits parfois poignants de survivants comme celui du Rwandais Frédéric Mugwanesa.