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Depuis que je tiens une plume, je n’ai jamais dévié d’une ligne droite que je m’étais tracée : la défense du régionalisme, de la tradition, d’un passé paysan et catholique duquel nous sortons tous. C’est là mon seul mérite. […] On aura enfin reconnu l’écrivain de combat ! C’est mon seul titre de gloire[2]. » Ainsi s’exprimait, en 1960, Claude-Henri Grignon, écrivain prolifique et pamphlétaire redoutable originaire de Sainte-Adèle dans les Laurentides, sur ses idées et ses vues de la société canadienne-française. Écrivain acharné, Grignon est l’auteur du roman Un homme et son péché publié en 1933, puis scénariste des Belles Histoires des Pays d’en Haut de 1956 à 1970. Au cours des années 1930, Grignon se tourne vers la littérature pamphlétaire dans ses Pamphlets de Valdombre. En dépit de ce travail littéraire immense, on connaît moins bien, en revanche, son oeuvre polémique réalisée entre 1959 et la fin de la décennie 1960.

Cet article cherche à analyser les prises de position de Grignon contre la Révolution tranquille ainsi que sa défense d’idéaux traditionalistes dans un contexte de changements sociaux, politiques et culturels particulièrement intenses[3]. Durant les années 1960, Grignon ne cesse de critiquer la Révolution tranquille sous toutes ses formes : la bureaucratisation de l’État québécois, l’étatisation des institutions sociales (jusqu’alors dévolues à l’Église), la montée de l’indépendantisme, la déconfessionnalisation du système scolaire, l’urbanisation à grande échelle, de même que l’évolution des moeurs. Tant par sa personnalité que par son oeuvre, Grignon se rattache très étroitement à la droite intellectuelle canadienne-française :

[J]’ai toujours lié une sorte de religion aux fondateurs, aux bâtisseurs de pays, aux défricheurs et aux colons, écrivait-il. À la table familiale, mon père ne parlait que de cette passion. Il nous a enseigné l’amour du passé, le respect des valeurs spirituelles, la primauté de l’Esprit sur la matière. […] Chose certaine, je défendrai le passé tant que j’aurai un souffle de vie. Je suis de droite[4].

Pourquoi s’intéresser à Grignon qui, somme toute, n’a eu que très peu d’impact sur le champ intellectuel canadien-français des années 1960 et sur le déroulement de la Révolution tranquille, cette révolution « rose nénane », selon sa propre expression[5] ? L’étude du discours polémique grignonien, entre 1959 et la fin des années 1960, peut permettre non seulement de jeter un nouvel éclairage sur les agitations idéologiques qui divisaient le Québec d’alors, en particulier du point de vue des plus ardents adversaires de la Révolution tranquille, mais également d’alimenter la réflexion sur la diversité des courants de pensée minoritaires qui traversent la droite intellectuelle canadienne-française[6]. En nous servant de Grignon, nous espérons combler un vide historiographique où l’impact des « droites marginales[7] » ou traditionalistes demeure encore peu étudié dans le contexte de la Révolution tranquille[8]. Suivre le parcours du « vieux lion de Sainte-Adèle », c’est aussi porter un regard neuf sur les arrière-gardes, soit sur les individus qui semblent en perte de vitesse, voire à contre-courant de leur époque. Cette perspective ouvre sur une compréhension globale de la Révolution tranquille, des forces qui la façonnent, mais aussi de celles qui nuisent au changement. D’ailleurs, le discours politique et social de Grignon pendant la Révolution tranquille n’a fait l’objet d’aucune étude historique approfondie. Jusqu’à maintenant, seule son oeuvre polémiste de l’entre-deux-guerres a attiré l’attention des chercheurs[9].

Quand on écoute, quand on lit Grignon, surtout à cette époque de transformation rapide, on a la nette impression de rencontrer un homme aigri et rempli d’une colère immense. Que pouvait bien être la source de sa hargne devant la société québécoise en pleine ébullition ? Que s’est-il passé pour que ce dernier replonge dans l’arène du pamphlet et de la polémique ? Qu’est-ce qui le rendait si acrimonieux et amer, tout comme à l’époque des Pamphlets de Valdombre ? Polémiste dans l’âme, Grignon ne se contente pas d’observer sans mot dire les nombreux changements associés à la Révolution tranquille. Saisissant sa plume pour exprimer ses vues sur les questions politiques, religieuses et sociales qui bouleversent le Québec, Grignon s’avise également de mener un combat donquichottesque contre les dérives gauchistes à l’oeuvre contre son Canada français traditionnel. Ces dérives sont générées, selon lui, au sein des syndicats (dont celui des réalisateurs de Radio-Canada), des partis politiques (notamment « l’équipe du tonnerre » de Jean Lesage) et finalement de l’Église catholique, alors aux prises avec un certain nombre de clercs plutôt progressistes, le Frère Untel (Jean-Paul Desbiens) au premier chef.

Chose certaine, voici un homme attaché à toute une série d’idées de tendance traditionaliste, idées qu’il avait défendues bien des décennies auparavant, comme nous le verrons, dans ses Pamphlets de Valdombre. De plus en plus tourmenté par l’arrivée de la Révolution tranquille, Grignon s’inscrit dans une façon de penser et d’écrire provenant des années 1920 et 1930, et qui n’a plus cours trente ans plus tard[10].

Les parallèles avec les prises de position d’une autre figure de la droite intellectuelle, Robert Rumilly[11], semblent s’imposer d’eux-mêmes. Certes, sur beaucoup de points importants, Grignon était en communauté de vues avec Rumilly, défendant la thèse de l’infiltration gauchiste dans l’Église, les médias et la politique, le maintien du système d’enseignement confessionnel, le rôle social de l’Église, l’autonomie provinciale ainsi que la primauté de la tradition et de l’ordre. En d’autres mots, les critiques de Rumilly ressemblaient à celles que formulait le pamphlétaire adélois à la même époque par rapport à la Révolution tranquille, surtout l’antigauchisme et le rejet de toute tendance laïcisante. Ces critiques étaient aussi celles des milieux de droite dans les années 1960. Cependant, sur le plan des rapports personnels ou encore des « réseaux », il semble que Grignon n’ait entretenu aucun lien, ni aucune correspondance avec les membres de la droite intellectuelle, qu’il s’agisse de Rumilly, mais aussi de ses contemporains, dont François-Albert Angers, les pères Gustave Lamarche et Richard Arès, André Dagenais, Léopold Richer, Lionel Groulx ou Albert Roy (de la revue Tradition et Progrès), entre autres[12].

Comme les autres membres des droites marginales de la même période, notamment Louis Even et Gilberte Côté-Mercier, les créditistes (créditisme religieux), ou Adrien Arcand, le corporatiste-fasciste, Grignon faisait partie, d’une certaine manière, de la même vaste famille droitiste, mais clairement, il ne se considérait pas comme membre de ce « groupe ». Pendant la Révolution tranquille, ces droites marginales restent quasi imperméables à ce qui se fait à l’extérieur de leur rang. Xaxier Gélinas conclut que « [e]ntre ces dernières [les droites marginales] et la droite “majoritaire”, on ne se communique pas, on ne se cite pas, on ne s’affronte même pas ; les rarissimes efforts de rapprochement échouent[13] ».

Il faut souligner que le parcours, les réflexions et les idées de Grignon ne sont pas faciles à suivre par moment. Aussi réactionnaire que Rumilly, Grignon avait toutefois un tempérament qui le conduisait parfois à des excès de tous les côtés ; nous y reviendrons. En fait, le pamphlétaire critique la Révolution tranquille par le coeur, et Rumilly, par l’esprit. Mentionnons qu’en 1949, Rumilly intenta une action en justice contre Grignon pour libelle diffamatoire. Ce dernier avait alors accusé Rumilly d’être un « historien plagiaire », en plus de le traiter publiquement de « vendeur de corsets et de pantalons pour dames » sur les ondes de CKAC[14]. Cette querelle d’injures remontait d’ailleurs aux années 1930[15]. Nul doute que les deux hommes en étaient venus à se détester profondément.

Quant à Even et Côté-Mercier, leur propension à ce que leurs adversaires considéraient comme de la bigoterie et du moralisme étroit devait sans doute énerver Grignon, en bon disciple de Léon Bloy qu’il était[16]. Même son de cloche du côté d’Arcand, dans la mesure où les deux hommes n’ont entretenu aucun lien, en particulier pendant les décennies 1950 et 1960[17]. Comme pour Rumilly, Grignon avait durement malmené Arcand dans les années 1930 en le traitant de « farceur » et de « valet-chanteur, nouveau genre »[18], et ce, même si Arcand avait recommandé à ses troupes la lecture des Pamphlets de Valdombre[19].

Finalement, l’individualisme de Grignon pourrait donner une bonne piste explicative de son indifférence à l’égard de ses contemporains issus de la droite majoritaire ou des droites marginales. Individualiste convaincu, Grignon préférait faire cavalier seul comme à son habitude, au point d’être ombrageux, rancunier, vraiment peu tolérant, un malcommode comme on disait familièrement. Cela aiderait à expliquer pourquoi Grignon n’apparaissait pas, ou peu, sur le radar de la droite. En somme, l’homme était un loup solitaire. Cela nous donne une première touche du personnage.

Cet article s’appuie sur les écrits polémiques de Grignon rédigés entre le milieu des années 1950 et la fin de la décennie 1960. Le Fonds Claude-Henri Grignon, conservé au Centre d’archives du Vieux-Montréal de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ Vieux-Montréal), a été dépouillé. Nous avons également consulté tous ses éditoriaux publiés dans Le Journal des Pays d’en Haut, hebdomadaire régional des Laurentides, entre février 1967 et juin 1968, soit à l’époque où Grignon y était éditorialiste. Chaque semaine, Grignon y traite de politique, de littérature et d’actualité dans des textes qui atteignent une grande complexité d’expression, un ton populiste et parfois même très coloré. Frisant l’insolence, les éditoriaux de Grignon ainsi que ses blocs-notes intitulés « Le calepin d’un curieux » tournent fréquemment au pamphlet. Transparaît alors son pessimisme devant l’évolution des moeurs et des réformes institutionnelles à l’oeuvre. Certains textes dévoilent un paysage émotionnel intense oscillant entre l’inquiétude et la souffrance. En sus de son rayonnement strictement régional, Le Journal des Pays d’en Haut fait figure de relais officieux de la pensée de Grignon. Nous avons aussi consulté Olivar Asselin, le pamphlétaire maudit, oeuvre inédite publiée en 2007 à titre posthume. Cet ouvrage concentre la pensée de Grignon au sujet de la Révolution tranquille. Précisons que nous n’avons pas considéré les épisodes du téléroman Les Belles Histoires des Pays d’en Haut dans cette recherche. Cette oeuvre de fiction, par sa nature très différente des textes pamphlétaires ou encore des correspondances, ne demande pas le même type d’analyse. Nous avons donc résolu de nous concentrer sur son oeuvre polémique, journalistique ou d’opinion, corpus qui nous a permis de dégager un ensemble d’idées qui résument le discours idéologique de Grignon au cours des années 1960.

Nous dresserons d’abord une courte biographie intellectuelle de Grignon. Pour bien comprendre son décalage par rapport aux bouleversements des années 1960, il importe de retracer la genèse de sa pensée depuis le début des années 1920. Cela nous amènera, ensuite, à examiner son évolution, puis à étudier ses prises de position durant la Révolution tranquille.

Parcours intellectuel et professionnel

Né à Sainte-Adèle dans les Laurentides le 8 juillet 1894, Grignon grandit dans la petite bourgeoisie rurale. Élève des Pères de Sainte-Croix au Collège Saint-Laurent et des Pères Trappistes à l’Institut agricole d’Oka, le jeune Grignon préfère la littérature à l’agronomie. Décrocheur, il emprunte un parcours d’apprentissage atypique et autodidacte, loin des collèges. En 1916, Grignon quitte Sainte-Adèle pour Montréal. La même année, il fait ses débuts dans l’arène journalistique comme critique littéraire à L’Avenir du Nord de Saint-Jérôme, feuille régionale d’allégeance libérale dirigée par le sénateur Jules-Édouard Prévost. Rédigeant ses chroniques à partir de Montréal, le jeune homme éprouve alors un attachement profond aux valeurs libérales, notamment aux libertés individuelles (liberté de presse et d’opinion), ainsi qu’à la formation politique du même nom[20].

Pendant les années 1920, Grignon collabore comme critique littéraire à plusieurs journaux, choisissant définitivement le « métier d’écrivain pour être libre et pour [se] battre[21] ». En 1919-1920, Grignon fait la rencontre du journaliste Olivar Asselin et découvre les oeuvres du romancier et polémiste français Léon Bloy[22]. Grand liseur, Grignon se familiarise aussi avec les écrits de Charles Maurras et de Léon Daudet, intellectuels influents de la droite française. Il passe alors de la philosophie des Lumières au traditionalisme et de l’athéisme au catholicisme le plus absolu[23].

De retour à Sainte-Adèle en 1930, Grignon connaît une grande incertitude professionnelle, financière et personnelle. En 1933, il gagne sa vie dans la Vieille Capitale comme fonctionnaire au ministère de la Colonisation, en plus de se consacrer à la rédaction d’Un homme et son péché, qui se voulait un pamphlet contre l’argent. Congédié du ministère de la Colonisation en 1936 par le nouveau gouvernement Duplessis, possiblement en raison de sa participation active à la campagne électorale aux côtés des libéraux d’Adélard Godbout[24], Grignon profite de son retour à Sainte-Adèle pour lancer ses Pamphlets de Valdombre en décembre de la même année. Dès ce moment, cet homme querelleur, reconnu pour une certaine agressivité verbale, confirme sa réputation de pamphlétaire aguerri.

Entre 1936 et 1943, les Pamphlets de Valdombre rejoignent plus de 3000 abonnés. Dans un style enflammé, Grignon y transmet ses vues de la société, de l’actualité politique et de la littérature. Il est surtout déterminé à faire triompher deux idées : la défense de la paysannerie et la foi catholique[25]. Cette rédaction ne saurait être détachée du contexte de la Crise économique et des nombreux bouleversements politiques, dont la montée des fascismes en Europe. Trempant sa plume dans le vitriol, Grignon s’y présente comme un anti-duplessiste, un paysan rustaud, un fervent catholique et un individualiste qui se double d’un « conservateur enragé »[26]. Méfiant envers l’État, Grignon conspue l’argent, l’avènement de la modernité technique, soit l’électrification rurale, de même que l’assistance publique sous forme de pensions de vieillesse et de secours direct aux chômeurs. Resté attaché à ses racines paysannes, l’écrivain pense qu’il ne peut y avoir d’épanouissement personnel que dans le retour à la terre[27]. C’est avec zèle qu’il soutient le respect d’une certaine virilité, du courage physique et d’une énorme capacité de travail. Son traditionalisme se manifeste par une intraitable nostalgie du passé, le poussant même à réagir, parfois violemment, contre son temps. Ce traditionalisme est aussi une démarche orientée vers la préservation d’un ordre social et économique en voie de disparition rapide. Grignon croit que les valeurs traditionnelles comme l’ordre, l’autorité et la moralité étaient plus répandues dans le système social du passé qu’à son époque. Il exprime également son appui à l’intervention de l’Église dans les affaires de l’État, son mépris des féministes, qu’il nomme les « bas-bleus », ainsi que sa haine des intellectuels, alors incarnés par la figure du « retour d’Europe » ou du diplômé des collèges classiques.

Marqué par la pensée des membres de la Ligue nationaliste, dont Henri Bourassa, Olivar Asselin, Jules Fournier et, éventuellement, par les écrits de l’abbé Lionel Groulx, Grignon y défend des positions nationalistes. Ses textes appellent les Canadiens français à revendiquer plus d’autonomie pour le Québec, à préserver la langue française, l’héritage catholique et la société paysanne[28]. Parfois antiparlementaire et antidémocrate, il démontre du mépris pour la politique active, le processus électoral et le suffrage universel. Partisan de la manière forte en politique, l’homme n’a que de bons mots pour le régimes fascistes italien et portugais de Mussolini et de Salazar. Pourtant, en 1942, il se rallie à la conscription et à l’effort de guerre canadien. Considérant désormais la démocratie libérale comme un « moindre mal », Grignon défend les libertés individuelles et les institutions parlementaires britanniques[29].

Le pamphlétaire laurentien propose une sorte de « bricolage idéologique ». Difficilement classable sur l’échiquier idéologique canadien-français, Grignon développe une pensée originale, défendant tout à la fois les libertés individuelles, l’Église catholique comme institution d’encadrement ainsi que les divers régimes autoritaires européens. En réalité, cet autodidacte sans réelle formation classique effectue un couplage d’idéologies pouvant paraître contradictoires alliant un libéralisme « rouge », un catholicisme de tendance ultramontaine et, pour finir, un anti-égalitarisme assumé, inspiré de la conception hiérarchique et élitiste de la société qui avait été celle des nationalistes-traditionalistes canadiens-français, entre autres, l’inégalitarisme d’Olivar Asselin[30].

De 1937 à 1939, Grignon assure la direction de la section littéraire du journal En Avant, dirigé par le député libéral Télesphore-Damien Bouchard, surnommé le « Diable de Saint-Hyacinthe ». Cette collaboration entre un catholique fervent et un anticlérical peut surprendre, mais l’allégeance soutenue de Grignon au Parti libéral pourrait peut-être apporter une piste de solution. À l’automne 1939, Grignon prend d’ailleurs sa revanche sur Duplessis, qui l’avait congédié, en aidant les libéraux de Godbout à déloger l’Union nationale du pouvoir[31].

Des années 1940 à la fin des années 1950, Grignon s’éloigne du genre pamphlétaire pour se consacrer à son oeuvre littéraire, particulièrement au théâtre, à la radio puis à la télévision. Maire de Sainte-Adèle de 1941 à 1951, Grignon est très actif dans sa communauté, aussi bien à la commission scolaire que dans la vie religieuse de sa paroisse. Au cours de ses années à la mairie, Grignon entre en contact avec Duplessis en vue de construire un système d’égout sanitaire à Sainte-Adèle[32]. Laissant derrière eux les querelles passées, les deux hommes se lient d’amitié, non sans ironie, car le Grignon des années 1930 était un virulent anti-duplessiste. À cette époque, Grignon gardait rancune à Duplessis pour son congédiement du ministère de la Colonisation, mais également pour ne pas lui avoir apporté un soutien financier lorsqu’il s’est par la suite enfoncé dans la misère[33]. Au lendemain du décès de Duplessis en 1959, Grignon signera un article élogieux à la mémoire du premier ministre dans le Montréal-Matin, levant ainsi le voile sur les dessous de leur relation. Grignon en était venu à l’admirer pour ses prises de position autonomistes et son penchant autoritaire[34]. Bien que devenu un ami de Duplessis, il semble toutefois que Grignon ne rompra ses attaches avec le Parti libéral qu’au moment des élections de 1960.

En 1960, Grignon, alors sexagénaire, renoue avec la littérature pamphlétaire, d’abord dans ses conférences, puis dans ses éditoriaux du Journal des Pays d’en Haut. Quel événement le pousse à l’action ? La grève des réalisateurs de Radio-Canada ou encore la victoire de Jean Lesage ? Il semble que ces deux événements, comme nous le verrons, l’y incitent. Ce désir de revanche transparaît dans l’entrevue qu’il accorde en 1968 à l’émission Le Sel de la semaine. Grignon avoue à l’animateur Fernand Seguin :

Mon ouvrage sur Asselin, ça sera mon dernier pamphlet. Moi j’ai des comptes à régler moi avec certains politiciens, j’ai des comptes à régler avec certains journalistes et écrivains et je les réglerai là dans cet ouvrage sur Asselin. Parce qu’en somme, sur Asselin, ce n’est qu’un prétexte pour moi que de faire du pamphlet.

Et Grignon de conclure, du haut de ses soixante-quatorze ans : « J’ai commencé par le pamphlet, je terminerai par le pamphlet[35]. » Grignon décède en 1976 à l’âge de 82 ans, alors qu’il est sur le point de publier cet essai sur Asselin et la Révolution tranquille.

Grève des réalisateurs de Radio-Canada

En 1959, Grignon s’élève contre la grève des réalisateurs de Radio-Canada. Pour lui, l’action syndicale tendait vers le socialisme, en plus d’empoisonner le climat social. Soucieux de préserver l’ordre et la stabilité, Grignon tient un discours antisyndical viscéral. À l’automne, le pamphlétaire affirme devant les membres de la Chambre de Commerce de Saint-Adèle vouloir régler « certains comptes avec certains chefs syndicalistes. Et avec certains auteurs qu’ont signé [sic] un manifeste dégoûtant contre la Société Radio-Canada ». Selon ses notes, les chefs syndicaux, qu’il qualifie de « fauteurs de désordre » et de « petits révolutionnaires aux souliers vernis […] gavés de champagne et de chimères », cherchaient à usurper la légitime place des patrons en menant le « prolétariat à la ruine et à la révolution » :

J’ajoute que j’aime les ouvriers. […] Je veux qu’ils respectent l’autorité, l’ordre, les traditions, les gouvernements. Je n’aime pas les chefs syndicalistes parce que selon la doctrine de mon vieux maître Olivar Asselin : « Vaut mieux un ordre imparfait que le désordre »[36].

Comme tous les penseurs traditionalistes, Grignon accorde une grande importance à l’ordre. Les positions inébranlables du pamphlétaire face au conflit laissent de profondes cicatrices. Au lendemain de la grève, Fernand Quirion, alors réalisateur des Belles Histoires des Pays d’en Haut et président du syndicat des réalisateurs, claque la porte de la série télévisée[37].

Les élections de juin 1960

C’est toutefois la victoire de « l’équipe du tonnerre » de Jean Lesage, le soir du 22 juin 1960, qui éprouve le plus durement l’homme de Sainte-Adèle. Quelques jours avant la tenue du scrutin, le 19 juin, Grignon écorche le Parti libéral dans une causerie télévisée présentée sur la chaîne CBFT Montréal, intitulée Au-dessus de la mêlée : Pourquoi je romps avec le Parti libéral[38]. Durant son allocution, Grignon y déclare publiquement qu’il rompt tout lien avec le Parti libéral :

Tous savent que je n’ai aucune attache avec les partis […] et tant et aussi longtemps que des chefs libéraux défendaient une doctrine libérale ou, si vous préférez, un parti libéral de tradition qui penchait vers la droite, je fus libéral. Je me vois dans l’obligation de rompre publiquement avec ce parti […] : depuis quelques années le parti libéral aussi bien à Ottawa qu’à Québec est un parti de gauche, c’est-à-dire socialiste[39].

On rejoint ici un aspect essentiel de la lutte du pamphlétaire adélois : l’antigauchisme. Grignon perçoit le Parti libéral comme un foyer de diffusion des idéaux socialistes. En 1960, Jean Lesage s’est rendu à Sainte-Adèle rencontrer Grignon pour l’inviter à soutenir son équipe. Lors de l’entretien, Grignon pique une colère monstre au chef libéral, refusant l’invitation, car l’animateur de l’émission Point de mire, René Lévesque, que Grignon accuse de socialisme, est au nombre des candidats vedettes[40].

Cet événement marque une rupture entre Grignon et la formation politique. Depuis ses débuts à L’Avenir du Nord, Grignon avait toujours manifesté son soutien au Parti libéral, autant au niveau fédéral que provincial, appuyant les premiers ministres Louis-Alexandre Taschereau, Adélard Godbout ou le chef Georges-Émile Lapalme[41]. Grignon avait même entretenu plusieurs relations professionnelles avec des politiciens libéraux, dont Jules-Édouard Prévost et Athanase David, sans oublier T.-D. Bouchard. Cependant, il était toujours resté à l’écart de la politique active. Il avait même refusé, en 1940, de se porter candidat pour le Parti libéral lors d’une élection complémentaire dans Terrebonne[42].

Toutefois, son traditionalisme, son ruralisme, son antiétatisme, sa défense de l’Église catholique n’auraient-ils pas dû le conduire « logiquement » et plutôt à l’Union nationale ? Pour tout dire, les idées qu’incarnait le Parti libéral, que Grignon considérait jusqu’alors comme le garant des « traditions fondamentales », des institutions britanniques, de l’ordre établi, du droit de propriété et des libertés individuelles[43], pourraient fournir une clé pour comprendre l’adhésion de Grignon à la formation libérale ainsi que sa réticence à rejoindre les rangs de l’Union nationale avant 1960. Héritier d’une vieille tradition libérale qui remontait à Wilfrid Laurier et aux « rouges, les vrais rouges, ce qu’il y a de plus rouge, (ceux de quatre-vingt-seize)[44] », le Parti libéral représentait des principes qui lui étaient chers. Grignon avait une façon bien personnelle de conjuguer libéralisme et traditionalisme.

Redoutant l’infiltration socialiste de l’État québécois advenant une victoire libérale, Grignon décide d’apporter publiquement son soutien à l’Union nationale d’Antonio Barrette, alors à bout de souffle. Les deux hommes entretenaient d’ailleurs des liens étroits depuis le printemps 1960[45]. Troublé devant les éventuels résultats des élections, Grignon ne mâche pas ses mots :

Le principal enjeu de la bataille actuelle, c’est l’autonomie. […] C’est au sein de ce parti [l’Union nationale] que nous gardons la certitude d’y trouver des conservateurs et des libéraux de bonne tradition. Des hommes de droite. C’est l’Union nationale qui nous offre les meilleures garanties de survivance et de victoire en sauvegardant l’autonomie de la province de Québec. […] Si le peuple perd cette bataille, Québec est perdu. Faites comme moi, rangez-vous à droite. Votez pour Barrette[46].

Deux raisons principales motivent cet appui à l’Union nationale : son autonomisme et son anti-gauchisme. Grignon partage l’opposition de l’Union nationale aux ingérences fédérales dans les domaines de la fiscalité, de l’éducation et de la culture. Quant à son chef,

M. Barrette n’a rien de commun avec les gauchistes, les syndicalistes actuels qui exploitent à fond la misère du peuple sans connaître le peuple […]. Il me sera accordé alors de vous parler […] du petit René Lévesque, des petits abbés [Louis] O’Neil [sic] et [Gérard] Dion et de quelques autres [Pierre] Elliot Trudeau, tous fils à papa ou à mouman [sic] […]. Ces syndicalistes de salon […] je vous les montrerai tels qu’ils sont[47].

Faire de ces hommes des agitateurs publics, des syndicalistes de tout poil ou encore des gauchistes en puissance relève du goût de la provocation ou tout simplement de l’ironie. Tout ce qui n’est pas en faveur de l’autorité et de l’ordre appartient peu ou prou au gauchisme. Les gauchistes sont, d’après Grignon, tous ceux qui osent remettre en question les fondements de la société traditionnelle. Il y voit un plan minutieusement agencé à l’intérieur de la formation politique libérale, une cinquième colonne gauchiste prête à renverser l’ordre social existant :

Je ne pouvais m’imaginer que le parti libéral […] s’accommoderait d’un René Lévesque qui n’a rien d’un libéral de la vieille école. Il est un gauchiste. […] Ou M. Lesage connaît René Lévesque ou il ne le connaît pas. S’il le connaît et qu’il l’accepte dans son parti, c’est donc que M. Lesage est un gauchiste, s’il ne le connaît pas M. Lesage n’est pas digne d’être chef de parti. On comprendra pourquoi je romps avec le parti libéral[48].

Ainsi, à l’homme de gauche « révolutionnaire », défendant une « doctrine épouvantable, crachée dans un moment de colère par Lénine lui-même » et qui « allumera la mèche qui fera sauter le système démocratique », Grignon y oppose l’homme de droite

qui reconnaît la valeur historique et politique du passé, qui respecte absolument l’Église catholique et le pouvoir établi… qui sera toujours pour l’ordre, même un ordre imparfait, plutôt que le désordre[49].

Tout nous porte à croire que la victoire des libéraux réduit les espoirs de Grignon de voir le Québec résister aux assauts répétés de la gauche. Ces attaques contre les syndicats et le Parti libéral marginalisent le pamphlétaire. Subissant les contrecoups de ses positions sans équivoque, Grignon se sent de plus en plus écarté, voire ostracisé, par les « fââmeux technocrates gauchistes-intellectuels » à la tête de la fonction publique québécoise depuis la victoire de Lesage[50]. En 1966, le pamphlétaire confie à son vieil ami Raymond Douville, avec un « goût d’amertume en face des Temps troublés », que « l’avenir [lui faisait] peur ». Et d’ajouter :

Nous n’avons plus le droit d’ÉCRIRE dans ce pays […]. Ce privilège est absolument réservé aux gauchistes, aux syndicalistes de tout crin. On a élevé contre moi la maudite Conspiration du Silence ou bien on me traîne dans la boue quand ce n’est pas dans la sanie prolétarienne. Je te dis, toi, mon cher Douville, toi le seul ami qu’il me reste peut-être ; je te dis que c’est un miracle que mon roman [Les Belles Histoire des Pays d’en Haut] soit encore à l’affiche à la TV. On ne me pardonnera jamais d’avoir défendu l’Autorité contre des grévistes stupides, et cette même Autorité se trouve maintenant à gauche. Voilà une contradiction ÉPOUVANTABLE qui me fait payer cher ma passion de l’Ordre établi[51].

Nationalisme et autonomisme

Dans les années 1960, les débats politiques sur les enjeux entourant la montée du nationalisme québécois et, éventuellement, du projet indépendantiste, conduisaient Grignon à s’intéresser à la question nationale. Interpellé par l’évolution politique du Québec, il avait donné, au milieu des années 1950, plusieurs conférences intitulées Problèmes constitutionnels Ottawa-Québec, sur les enjeux entourant l’impôt provincial, la centralisation des pouvoirs vers Ottawa et l’autonomie politique du Québec[52]. Résolument nationaliste, Grignon prône plus d’autonomie pour le Québec, tout en gardant un lien politique avec le reste du Canada. Son antipathie à l’endroit du mouvement souverainiste se précise dans les années 1960. Interrogé en 1964 par Gérald Godin, alors journaliste au magazine Maclean, qui lui demande ce qu’il pense de la Révolution tranquille et de la montée du nationalisme québécois, Grignon répond catégoriquement :

J’ai été nationaliste à la façon d’Olivar Asselin, ou plutôt d’Henri Bourassa. Un nationalisme qui respectait les conquérants tout en réclamant ses droits. […] Aujourd’hui, il y a une poussée nationaliste, je ne suis pas contre. Mais on ne fait pas la révolution sans tribun. Où sont nos tribuns[53] ?

Se rangeant derrière les figures tutélaires d’Asselin, de Bourassa, de Fournier et de l’abbé Groulx, Grignon recommande une réforme constitutionnelle entre le Québec et le reste du Canada pour « réclamer nos droits et de refaire, s’il y a lieu, dans le calme, mais dans la fermeté, notre fameuse Constitution qui affole présentement le Fédéral et les gouvernements provinciaux[54] ». Comme l’auteur de La faillite du nationalisme, Jules Fournier, Grignon est persuadé que le « séparatisme est un leurre » et que dans « l’Acte de la Confédération, tous les droits des Canadiens-français [sic] s’y trouvent. Il ne s’agit que de les réclamer[55] ». Grignon incite également les politiciens québécois à participer davantage aux débats fédéraux, car, il insiste, « tous les droits des Canadiens-français [sic] se trouvent dans la constitution de 1867 ». Pour lui, « si la province de Québec a subi des injustices, des humiliations ; si elle fut lésée dans ses droits, c’est parce que la plupart de nos ministres et de nos députés canadiens-français n’ont pas accompli leur devoir à Ottawa[56] ». Le « pacte » de 1867 était tout autant un antidote au fédéralisme centralisateur d’Ottawa qu’à la montée de l’indépendantisme.

En 1967, Grignon se désole de voir « l’esprit du pacte confédératif de 1867[57] » mis de côté par « une jeunesse emportée par le souffle de l’indépendance » et de la création d’un « État français au Canada »[58]. Pour tout dire, Grignon pousse l’idée d’autonomie provinciale, mais à l’exclusion du séparatisme. L’impression reste toutefois que, pour lui, le combat antigauchiste avait préséance sur la lutte nationale. Le pamphlétaire est plus antigauchiste qu’anti-indépendantiste. Au fond, l’adversaire, l’ennemi, c’est surtout la gauche, synonyme de déconfessionnalisation.

Les Insolences du Frère Untel et la déconfessionnalisation de l’enseignement

Une question d’actualité qui préoccupait Grignon est celle de la création du ministère de l’Éducation du Québec, l’un des grands symboles de la Révolution tranquille[59]. Pour lui, l’initiateur d’un tel bouleversement n’est nul autre que l’auteur des Insolences du Frère Untel (Jean-Paul Desbiens), l’archétype du gauchiste. Stupéfait d’une telle arrogance de la part d’un religieux à l’égard de la hiérarchie catholique, Grignon n’y va pas de main morte pour critiquer le Frère Untel, l’accusant de « génie manqué », de « copiste », et de « plagiaire »[60]. Cette entrée en matière est un bon prétexte pour condamner le Frère Untel qui « bouscula en 1960 la province de Québec avec une brochure mal écrite, des INSOLENCES qui n’honorent pas le signataire ». Dans le même éditorial, Grignon lui reproche l’avènement de la Révolution tranquille, « dont le père spirituel [n’était] nul autre […] que le Frère Untel[61] », ainsi que l’introduction de la gauche au Québec :

Chose certaine c’est que notre Gauche politique date de l’avènement du Frère Untel. […]. Jamais un auteur n’aura connu un tel flux de gloire en si peu de temps, pour avoir foulé aux pieds nos plus respectables traditions pour avoir moqué les religieux et religieuses […]. Non, le Frère Untel n’y croit pas à ces valeurs sacrées[62]

Parmi les complices du Frère Untel, Grignon pointe le journal Le Devoir et son rédacteur en chef, André Laurendeau, qui « se fit ni plus ni moins le propagateur de cet ouvrage [Les Insolences du Frère Untel] qui devait donner naissance à la révolution tranquille[63] ». Dans le même souffle, Grignon accuse le Frère Untel d’être le concepteur du Rapport Parent, puis de la création du ministère de l’Éducation du Québec :

Jusqu’à un certain point le véritable auteur du Rapport Parent qui devait aboutir au […] ministère de l’Éducation ce n’est pas Mgr Parent, encore moins les technocrates qui l’inspiraient, mais bel et bien le Frère Untel avec son livre stupide qui déclencha une poussée intérieure épouvantable vers une « meilleure » éducation[64].

Pour Grignon, la sortie en librairie des Insolences n’a pas seulement instauré un débat autour de l’état de la langue française. Elle a instantanément bouleversé le rôle social de l’Église, favorisant, du coup, un désengagement du clergé dans les structures institutionnelles, en particulier de l’enseignement.

Durant la Révolution tranquille, la question de l’éducation constitue l’un des thèmes les plus abordés par Grignon qui entend mener la lutte pour le maintien de la confessionnalité dans les écoles. Ce dernier déploie une série d’arguments d’ordre économique et moral contre la création du ministère de l’Éducation du Québec. Commentant la déposition du budget du gouvernement unioniste de Daniel Johnson en 1968, Grignon déplore que

notre sacrosainte Éducation prend la part du gâteau ou, si vous voulez, la part du lion […]. Quand j’ai lu la vomissure du Frère Untel contre le Département de l’Instruction publique (édition de 1960), j’ai compris que le Département tomberait, que la révolution tranquille triompherait et que, à tout prendre, « 1960 égale des milliards ». Me suis-je trompé ? Non. Payez maintenant[65].

Grignon milite pour l’orthodoxie budgétaire, refusant l’emprise d’une fiscalité plus étouffante pour les contribuables[66]. Quant aux arguments moraux, Grignon, qui était lui-même un décrocheur, ne tient pas tant au maintien de l’enseignement classique, mais surtout à la pérennité des structures institutionnelles de l’Église et, en particulier, du Conseil de l’Instruction publique :

Sans le département de l’Instruction publique, l’instruction n’existerait pas chez nous en 1968. J’ai reçu des lettres de bachelières et de bacheliers instruits selon la révolution tranquille et la création […] de notre éducation. C’est rempli de fautes de français et […] dépourvu de la logique la plus élémentaire. Ces diplômés n’ont pas été instruits par des bonnes Soeurs, par des bons Frères, par des prêtres, mais par des laïques[67] ! ! !

La dernière phrase traduit l’attitude de Grignon à l’égard de la création du ministère de l’Éducation. Grignon remarque avec amertume que les communautés religieuses enseignantes ne sont plus les seules à définir la vie intellectuelle au Québec. La déconfessionnalisation des maisons d’enseignement, voilà un ennemi à abattre, répète Grignon qui broie du noir au point d’affirmer : « Je mépriserai toujours les anticléricaux et les révolutionnaires[68]. »

Catholicisme et cléricalisme

Cette ardeur à défendre l’Église catholique ne s’est jamais démentie. Grignon appartient à ceux qui, en vain, s’opposent avec énergie à la déconfessionnalisation de la société québécoise ainsi qu’au confinement du spirituel dans l’espace privé. Il considère le catholicisme comme un élément essentiel de l’identité canadienne-française, en plus d’être un facteur indispensable au maintien des valeurs traditionnelles et de l’ordre social. Catholique de « doctrine » défendant « le Christ et la religion contre tous[69] », Grignon s’abreuve à une foi virile aux forts accents bloyiens[70]. De toute évidence, les autorités ecclésiales québécoises de l’époque, dont Mgr Émilien Frenette, évêque du diocèse de Saint-Jérôme, et le cardinal Paul-Émile Léger, archevêque de Montréal, voient en Grignon un allié précieux[71]. Pour contenir les effets de l’anticléricalisme, Grignon poursuit son combat à la télévision, dans Les Belles Histoires des Pays d’en Haut, pour rallier un plus large public à ses idées. En 1959, il avoue d’ailleurs à Raymond Douville que les voix qui s’élèvent contre le clergé dans la culture populaire le préoccupent énormément :

[I]l serait facile pour moi de mettre dans la bouche de Buies le sarcasme contre nos traditions morales et spirituelles […]. Dans les temps troublés que nous vivons, il n’est pas permis à un écrivain de droite et à un réactionnaire de mon espèce, de faire le jeu de l’adversaire. Je n’émiterai [sic] pas le petit [Roger] Lemelin qui moque les clercs, mais qui n’a pas le courage d’aller au bout de ses idées et de ses engagements[72].

Grignon se désole des attaques que doit essuyer le clergé dans la série télévisée La famille Plouffe, également présentée à Radio-Canada. Pour renverser la vapeur, il utilise le personnage d’Arthur Buies, journaliste et pamphlétaire anticlérical, pour souligner les dangers d’une telle pensée. Un article publié en 1963 dans Les Cahiers de l’Académie canadienne-française intitulé « Arthur Buies ou l’homme qui cherchait son malheur » fournit un exemple de cette lutte contre la menace anticléricale. Il s’attaque d’abord à la pensée de Buies pour mieux rebondir sur les

intellectuels de salon de 1963 […] trop lâches pour se dire franchement anticléricaux. Il paraît qu’il est de bon ton aujourd’hui de critiquer les clercs, de les moquer modérément […] et en même temps afficher un catholicisme intellectuel. […] Il est temps. On me répète que l’on peut être catholique et anticlérical dans la même proposition. […] Pour moi c’est de la lâcheté[73].

Déplorant le courant de décléricalisation, Grignon ne peut concevoir un catholicisme affranchi du giron clérical. Pour lui, la laïcisation des institutions sociales conduit irrémédiablement à la déchristianisation des esprits. Privilégiant maintenant l’ordre social et le maintien des traditions religieuses au détriment de la liberté d’expression, Grignon appelle le clergé à exercer un contrôle plus sévère à l’endroit de toute manifestation séditieuse :

On a bien fait de condamner La Lanterne [d’Arthur Buies]. Mais aujourd’hui si l’autorité religieuse veut garder le sens de la Justice et de l’Honneur, elle doit également condamner une certaine presse plus dangereuse, plus empoisonnée que les pamphlets de ce pauvre Arthur Buies[74].

Fermé à tout dialogue avec l’adversaire, Grignon marque son désaccord avec les positions anticléricales d’individus qui « au lieu de mépriser le passé […] et de manger du curé […] feraient mieux de bénir leur mémoire […]. Et si nos gauchistes actuels, nos grands intellectuels d’aujourd’hui s’obstinent à ne rien entendre, ils méritent simplement le cabanon[75]. » Le défenseur des libertés individuelles que fut Grignon dans les années 1930 pouvait très bien s’accommoder de mesures visant à museler ses adversaires idéologiques.

Aligné sur la pensée de Paul VI et de son archevêque montréalais, Grignon clame que l’« Église catholique, Rome, ne peut pas être à gauche, même si des milliers de clercs se vantent de cette politique qu’ils ignorent totalement[76] ». Ses réflexions l’autorisent à conspuer les prêtres, en leur reprochant leur comportement, leur laxisme et leurs interventions discrètes sur la scène publique : « On n’a plus le respect de l’Autorité. Quand on voit des prêtres [...], des évêques et même des religieuses faire la leçon au pape Paul VI […] La fin de notre monde est proche[77]. » L’obéissance absolue des religieux et des prêtres à l’égard de l’autorité du pape, telle était la vision traditionnelle des rapports au sein de l’Église préconisée par Grignon.

En 1967, un éditorial dédié au curé Labelle fournit à Grignon un bon prétexte pour informer ses lecteurs du silence des prêtres devant le processus de décléricalisation en marche. Préconisant une forme de théocratie, il écrit : « Ici, je vais dire une énormité. J’écris que tant que les curés s’occupèrent de politique, ça n’allait pas trop mal au Canada, et surtout au Canada français. Aujourd’hui que la plupart des curés se terrent et se taisent, ça va comme vous savez[78]. » Le pamphlétaire n’épargne pas non plus les laïques. Pour lui, leur silence, de même que leur inaction face aux réformes à l’intérieur de l’Église, étaient tout aussi condamnables :

Nous, les laïques, qui, depuis dix ans, accusons […] le clergé d’être le coupable à la base : nous, depuis dix ans, laïques, qu’avons-nous fait pour sauver le navire dans la tempête ? Rien, néant, zéro. […] Nous n’avons pas le droit de laisser porter par un seul homme [le cardinal Léger] un fardeau aussi lourd[79].

Le pamphlétaire demeure toutefois silencieux sur le concile Vatican II et sur les réformes liturgiques instituées pendant les séances conciliaires. Grignon s’est-il soumis à sa manière aux directives pontificales et au nouvel esprit ecclésiastique ? À cet égard, on ne peut le considérer comme un intégriste fidèle aux rites liturgiques tridentins. Le pamphlétaire ne boude ni la messe nouvelle ni l’aggiornamento que le second concile Vatican II avait introduit[80].

Défense de la paysannerie

Grignon s’est aussi penché sur l’état de la paysannerie et du développement agricole au Québec. Ses vieilles sensibilités régionalistes et ruralistes le conduisent non seulement à défendre la prééminence des corps publics locaux, au détriment de l’État bureaucratique québécois, mais également à s’intéresser aux régions rurales, seuls bastions encore capables de protéger la culture canadienne-française traditionnelle, catholique et paysanne. Dans son éditorial du 17 juin 1967, Grignon affirme que « le plus précieux des biens c’est la terre [...] d’où naîtra [sic] l’ordre, […] l’indépendance, la liberté[81]… ». En plus de l’indépendance économique que peut acquérir le propriétaire terrien, la terre s’inscrit dans une recherche de racines, de permanence et de stabilité. Se vêtant de ses parures intégristes, Grignon y dénonce la désertion des campagnes et l’exode rural. Dans l’un des éditoriaux les plus durs qui soient issus de sa plume, il indique :

Tiraillés de tous côtés, assoiffés d’artificiel, de confort, […] nous nous précipitons aveuglément dans l’enfer des villes tentaculaires. […] Tout notre système d’enseignement pousse la génération actuelle vers la Science, la grande industrie, cet avenir ÉPOUVANTABLE. […] Le temps n’est pas très éloigné non plus où grâce à la Haute Science nous vivrons d’un petit comprimé trois fois par jour. Nous aurons perdu alors le goût du pain, du vin, le goût du soleil, de l’Amour et, pour tout dire, le goût de vivre[82].

Et Grignon de conclure, en laissant aller cette phrase tout droit sortie de l’Apocalypse de saint Jean  : « La fin de la civilisation est proche. Il [ne] restera plus qu’un espoir d’échapper à la folie collective : le suicide[83]. » Dans cette chronique qui tient presque de la science-fiction, Grignon fait l’apologie de la vie rurale couplée au dénigrement de la ville. Sa haine de la vie urbaine et son antipathie pour la ville, si intense dans les années 1930, sont toujours d’actualité. L’entassement des « déserteurs du sol » dans la métropole menace également la quiétude sociale des habitants des Laurentides. Retranché dans ses montagnes, Grignon se voit assailli par des hordes déferlantes de touristes en quête de divertissement et de loisir :

L’agriculture se meurt. Dans 10 ans, elle n’existera plus dans la province de Québec. […] Les citadins, toujours à l’affût de nouvelle découverte, cherchent partout le moyen de sortir de leur milieu, de leur ville tentaculaire, de leur ville d’enfer. […] Bientôt, il n’y aura plus de place, plus de forêts, je veux dire d’isolement dans les comtés de Terrebonne, d’Argenteuil, de Montcalm et de Labelle. Ce sera une ville gigantesque. Nous avons sacrifié l’agriculture à l’industrie. […] C’est dire que la province aura perdu son passé[84].

Grignon continuera de croire toute sa vie à la vocation agricole traditionnelle des Canadiens français, sommant les agriculteurs de demeurer sur leurs fermes et de ne pas moderniser leurs installations agricoles. Il défend surtout le paysan autosuffisant et exempt de dettes. Pour freiner l’effondrement du monde rural, il propose le maintien d’une agriculture familiale et artisanale. Tonnant contre le « maudit capitalisme », la « structure économique des pays industrialisés », la « finance internationale » et la « propriété anonyme » (la spéculation)[85], Grignon n’émet pas de solutions concrètes à la crise que traverse la petite paysannerie, comme celles qu’apportent la création de petites industries en milieu rural ou la fondation de coopératives agraires, par exemple. Considérant l’agriculture pastorale comme la seule forme valable de développement régional, le pamphlétaire reste à la poursuite d’une vieille utopie, celle de recréer une société basée sur l’agriculture. Pendant la Crise des années 1930, Grignon avait proposé comme solution au chômage la colonisation de l’Abitibi-Témiscamingue ainsi qu’une meilleure gestion du domaine arable par le morcellement des vieilles terres seigneuriales de la vallée du Saint-Laurent. Dorénavant, il ne s’en tient qu’au maintien de la petite paysannerie familiale, renonçant à toute solution méliorative pour le développement agricole et régional du Québec. Ramant à contre-courant, Grignon use parfois avec excès d’une figure de rhétorique apocalyptique pour prédire la mort lente de la paysannerie canadienne-française.

Décadence des moeurs et antiféminisme

Tourné vers le passé, Grignon demeure inquiet du recul de la religion catholique et de la baisse de la pratique religieuse des Québécois :

Tout de suite que je ne vis que du passé. Le présent m’épouvante. Il me fait peur. […] À l’heure actuelle, il y a sur notre globe un état de malheur et de révolte. […] Ce que je trouve de plus troublant, de plus angoissant, c’est la perte de la Foi. Certes, au cours des siècles, l’Église a connu des craquements épouvantables, mais, jamais comme aujourd’hui[86].

Plus personne, en particulier les étudiants, ne respecte le pouvoir de l’Église de même que l’autorité sociale de la famille ou de l’État. Son goût pour l’ordre est toujours sans appel :

Nous vivons dans un état de révolte effroyable. […] Dans mon temps, il y avait une Autorité religieuse et laïque. […] Il y avait une autorité au sein de l’Église, une autorité dans les familles, une autorité à l’école. C’est-à-dire que l’ordre existait[87]

En littérature, Grignon accorde une grande importance à la morale et au spirituel. Défenseur infatigable du régionalisme littéraire, il s’attaque à une littérature qu’il juge pernicieuse et hypersexualisée[88]. Par exemple, Grignon écrit de l’auteure Marie-Claire Blais qu’elle s’accroche « désespérément au sexe avec UNE SAISON DANS LA VIE D’EMMANUEL[89] ».

Dans les années 1960, la misogynie de Grignon est toujours présente. Dans un style coloré, le pamphlétaire réitère son opposition au suffrage féminin, prétextant que « c’est le droit de vote accordé aux femmes qui a poussé les femmes vers l’extérieur du foyer […] pour gagner péniblement quelques dollars par semaine[90] ». La femme idéale, c’est la mère de famille, reine du foyer d’où elle s’absente le moins souvent possible. En fait, Grignon se représente la femme comme pilier et gardienne de la morale ; c’est sur ses épaules que repose le salut de la famille. De même, sur la question du divorce, Grignon y voit rien de moins qu’une « invention de Satan[91] ». Il défend la conception traditionnelle et hiérarchique de la famille avec le père pourvoyeur et la mère nourricière. L’homme, l’époux et le père doivent assumer leurs rôles au sein de la famille, celui du « chef de la communauté » et du Pater familias, c’est-à-dire l’autorité du mari vis-à-vis de sa femme, et de celle du père vis-à-vis de ses enfants.

Conclusion

En janvier 2016, sur le site Web de la revue L’Actualité, Gilles Desjardins, l’un des auteurs de la télésérie Les Pays d’en Haut présentée sur ICI Radio-Canada Télé, insiste sur le fait que Grignon avait été contraint, à l’époque où il rédigeait les scénarios des Belles Histoires des Pays d’en Haut, de se soumettre à une certaine forme de censure exercée par le clergé québécois, dont Mgr Léger en tête. Ainsi, devant un clergé omnipotent, les convictions religieuses de Grignon, concluait toujours Desjardins, n’auraient pas été « aussi profondes qu’on le croit[92] ». Certes, on peut s’étonner de cette affirmation quand on songe à sa correspondance personnelle avec des ecclésiastiques, à ses conférences publiques de même qu’à ses éditoriaux dans Le Journal des Pays d’en Haut. Il s’agit, à notre avis, d’analyses à courte vue à l’endroit d’un homme qui, en réalité, manifeste une pensée plutôt marginale aux forts accents polémiques.

Dans cet article portant sur l’oeuvre polémique de Claude-Henri Grignon dans le contexte de la Révolution tranquille, nous avons cherché à montrer que le pamphlétaire adélois propage, par le verbe et par l’écrit, toute une série d’idées de tendance traditionaliste contre les réformes instaurées par la Révolution tranquille, idées qu’il avait par ailleurs défendues quelques décennies auparavant dans ses Pamphlets de Valdombre.

Au tournant de la décennie 1960, Grignon renoue avec le genre polémique, se forgeant à nouveau une solide réputation de pamphlétaire aguerri. En bon polémiste, il cherchait à régler des comptes avec certains politiciens, clercs et écrivains : « Un écrivain qui n’a pas d’ennemis, des ennemis mortels, n’est pas digne d’écrire[93] », avait-il coutume de dire. Animé par cette maxime, cet esprit indépendant fulminait contre les syndicats, le Parti libéral, le gouvernement Lesage et les clercs plutôt progressistes. Dans ses nombreux textes, dont ses lettres, ses conférences et ses éditoriaux, Grignon semble être envahi par un sentiment d’avoir été trompé et trahi par ceux-là mêmes qu’il avait défendus. Le pamphlétaire y manifestait également sa peur, voire tout simplement son impuissance, devant les changements qui s’accéléraient, de même que cet « état de révolte effroyable » qui ouvrait la porte au désordre. Son monde et ses repères s’écroulaient devant lui. Sa condamnation tous azimuts de la bureaucratisation de l’État québécois, de l’étatisation des institutions sociales, de la montée de l’indépendantisme, de la déconfessionnalisation des écoles, des réformes au sein de l’Église, de la disparition de la petite paysannerie, de l’urbanisation et de l’industrialisation à grande échelle, de même que l’évolution des moeurs, entre autres, désarçonnent, révélant, du coup, une personnalité profondément tourmentée. Selon son neveu Pierre Grignon, « c’est un Valdombre blessé » qui traversa péniblement la Révolution tranquille[94]. De vieilles amitiés se sont brisées. De nombreuses collaborations ont également pris fin abruptement. Ces deux éléments, c’est-à-dire le désir de Grignon de régler des comptes et sa peur du changement – « Le présent nous écoeure, nous dégoûte, nous épouvante », écrivait-il – pourraient expliquer, du moins en partie, la source de sa hargne devant la société québécoise en pleine ébullition[95].

De façon générale, les années 1960 marquent l’exacerbation des positions idéologiques de Grignon. Son ressentiment déclaré vis-à-vis de la Révolution tranquille ainsi que son discours polémiste, qui semble tout droit sorti des années 1930, le condamnent à la marginalité. Comme à l’époque des Pamphlets, l’écrivain commente l’actualité sociopolitique du Québec des années 1960 à la manière et avec des schèmes de pensée d’un autre temps. Fidèle à lui-même, il n’a pas cherché à adapter ses idées. Par exemple, son cléricalisme affirmé ainsi que sa défense de l’Église catholique, qu’il jugeait liés à l’identité canadienne-française, tranchaient avec l’anticléricalisme ardent de bien des Québécois. Cette étude du discours grignonien se veut l’amorce d’un examen plus approfondi des penseurs plus marginaux ou encore des arrière-gardes au Québec durant les années 1960, soit des individus qui semblent en perte de vitesse ou ceux ramant à contre-courant de leur époque.