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Que ce soit pour traduire les tensions en Iran ou encore au Venezuela, les conflits civils comme en Syrie, ou encore lorsque le Bulletin of Atomic Scientists nous présente le décompte de son « Horloge de la fin du monde », la Guerre froide est invoquée régulièrement, à tort ou à raison, car il s’agit d’un passé proche et d’un thème encore bien présent en Relations internationales, bien qu’elle soit terminée depuis plus de vingt ans. C’est en se penchant sur l’histoire diplomatique entourant la compétition nucléaire et stratégique entre les États-Unis et l’Union soviétique qu’on peut comprendre ses échos actuels, notamment dans les mentalités et les processus qui se sont construits à l’ère de la détente, entre 1969 et 1979. À ce titre, Matthew J. Ambrose se penche ici sur l’historiographie diplomatique des négociations entourant le Traité sur la limitation des armements stratégiques, mieux connu sous l’acronyme SALT (Strategic Arms Limitation Talks).

Dès les années 1960, il est clair que la quête de domination nucléaire est un scénario instable. La destruction mutuelle assurée est une doctrine de dissuasion qui ne permet pas de contrôler la production et l’usage des armes nucléaires stratégiques. Dans un contexte de protestations contre la guerre au Viêt Nam, le contrôle de l’usage des missiles balistiques est perçu de façon favorable. Le président Richard Nixon (1969-1974) et son conseiller à la Sécurité nationale et Secrétaire d’État Henry Kissinger inaugurent les négociations dans un contexte politique polarisant. Le président voit dans SALT une occasion de faire émerger un cadre normatif qui pourrait guider un consensus afin de gérer la compétition nucléaire, alors que pour Kissinger, il s’agit d’une occasion de canaliser le mécontentement populaire face au nucléaire, pour concevoir un outil de stabilisation du système international, tout en encourageant des progrès dans d’autres domaines diplomatiques : c’est la stratégie du linkage. Ford (1974-1977) hérite de SALT II après la démission de Nixon en 1974, à la suite du scandale du Watergate, et contribue à une avancée majeure avec le sommet de Vladivostok en novembre 1974, représentant le cadre fondamental de l’accord SALT II. C’est sous l’administration de Jimmy Carter (1977-1981) que le traité SALT sera mis à l’épreuve. Carter avait fait campagne autour d’une « meilleure détente », un processus de bonne foi, transparent et décentralisé. Cependant, SALT II devient victime d’un durcissement des positions, notamment face aux processus de vérification, lesquels posent des défis importants en termes de souveraineté et de réciprocité dans la conformité au traité. D’autre part, en 1977, la controverse de la bombe à neutrons, dont les effets potentiellement dévastateurs vont secouer l’opinion publique d’Europe de l’Ouest, va procurer à l’administration Brejnev l’opportunité de dénoncer une nouvelle course aux armements, créant une crise de confiance au sein de l’alliance. Le traité fut signé en juin 1979 et soumis au Sénat pour ratification, mais l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre mit un terme à ce processus.

Les élections de 1980 reflètent une perte d’intérêt pour SALT II. Reagan appellera à un programme de réduction mutuelle, considérant le traité comme une série d’occasions manquées et de concessions unilatérales de la part des États-Unis. Une fois au pouvoir, malgré son discours corrosif et son rejet de ce qu’il perçoit comme une autocritique de la part des États-Unis face au « mal » représenté par l’Union soviétique, perception renforcée par la répression du groupe Solidarność en Pologne et la poursuite de la guerre en Afghanistan, Reagan réoriente SALT, naviguant sur les courants de l’opinion publique pour finalement signer le traité INF (sur les forces nucléaires à portée intermédiaire) et le traité START (de réduction des armes stratégiques).

Il n’y a aucune ligne d’arrivée à la course aux armements ni aux traités SALT: c’est plutôt le processus, ou « l’expérience SALT », dont il est question dans cet ouvrage. Les interactions au sein des administrations américaines et le désir de s’approprier SALT à son avantage ont tout autant façonné chaque clause du traité que l’évolution technologique qui l’avait motivé, poussant à la réévaluation constante des capacités et des intentions. La crise de confiance provoquée par le volet de vérification du traité et le scandale de la bombe à neutrons démontre bien la portée contemporaine de l’ouvrage. La perception de la menace, qu’elle soit construite par des services de renseignements qui la surestiment ou renforcée par la propagande, est au coeur des négociations et témoigne de la difficulté de construire un lien de confiance. Par exemple, qu’est-ce qui constitue un programme fiable de surveillance ? Au bout du compte, cela implique une marge d’erreur importante en raison de l’imperfection des systèmes de collecte de renseignements. À ce titre, l’ouvrage d’Ambrose transcende son sujet immédiat, notamment en montrant que l’introduction de nouveaux systèmes d’armements crée de nouveaux impératifs de vérification, qui viennent interagir avec les enjeux géostratégiques et les sentiments d’insécurité existants. C’est ainsi que l’on comprend comment l’architecture de SALT s’est tout autant construite sur des préoccupations stratégiques que sur la politique domestique et l’opinion publique : c’est là que les archives viennent donner sens à ce contexte politique troublé.

Alors qu’Ambrose avoue d’emblée que SALT peut sembler insignifiant, notamment dans une ère de détente et de relative stabilité, il n’en n’est rien : les réflexes issus de la dialectique créée par SALT résonnent encore en politique étrangère avec la résurgence du nucléaire et les implications pour le contrôle des armements, comme l’a démontré par exemple le plan d’action de l’administration Obama pour le programme nucléaire iranien. Le parallèle tracé avec le contexte politique actuel s’applique aussi à la perception du déclin économique et militaire des États-Unis qu’Ambrose identifie dans l’ère SALT, réitérant d’autant plus l’importance de tirer des leçons de ces outils diplomatiques. Cette perception du déclin économique et militaire est un thème encore bien présent aujourd’hui et appelle à une meilleure compréhension des outils de diplomatie et des leçons que l’on peut en tirer.