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Puisqu’elles comptent parmi les plus importantes formes de coopération dans le système international, il n’est pas étonnant que la question des alliances continue à faire couler beaucoup d’encre en Relations internationales (RI). Comme le précise l’introduction de l’ouvrage d’Olivier Schmitt, les recherches sur les alliances portent essentiellement sur leur formation, leurs dynamiques internes et leur impact sur le comportement étatique. De là tout l’intérêt de cet ouvrage, qui s’intéresse à une dynamique étonnamment peu explorée : la façon dont les alliances agissent sur le terrain. Il comble ainsi le fossé entre les RI et les études stratégiques en mobilisant des préoccupations classiques du domaine des RI, mais en posant une question relevant du domaine stratégique. L’auteur vient élucider les conditions dans lesquelles des partenaires en second (« juniors ») peuvent s’avérer soit utiles soit contreproductifs au sein d’une coalition militaire dirigée par les États-Unis.

La principale ambition de l’ouvrage Allies That Count: Junior Partners in Coalition Warfare est d’évaluer « comment des contributions militaires et politiques différentes ont des résultats variés en ce qui concerne l’utilité de la participation d’un partenaire en second à des opérations de coalitions militaires » (p. 30). Schmitt définit l’utilité comme la capacité d’un allié en second à contribuer positivement à la réalisation d’une fin souhaitée. Son argument se résume à l’équation « standing+integration*qualityutility » (p. 64-65), qui signifie que la combinaison idéale de variables expliquant l’utilité d’un partenaire en second est le standing (la réputation, la notoriété) de cet État sur la scène internationale (contribution politique), s’ajoutant à une contribution militaire intégrée et de qualité technologique suffisante. C’est à partir de ces variables que l’auteur identifie quatre interventions multilatérales post-Guerre froide (la guerre du Golfe, l’Opération Force alliée, l’Opération Liberté irakienne et la Force internationale d’assistance à la sécurité) afin d’entreprendre une analyse détaillée de l’enchaînement des faits (process-tracing) qui ont amené six États à faire partie de coalitions dirigées par les États-Unis. Ces États sont : l’Angleterre, la France, la Syrie, l’Allemagne, l’Australie et l’Italie. Pour chaque contexte, il évalue l’utilité de trois États à partir de sources secondaires, d’analyses, de documents officiels et d’entrevues avec divers acteurs clés.

La première intervention étudiée est la guerre du Golfe : Schmitt se penche sur les pays d’utilité élevés, mais la différence d’intégration militaire entre ceux-ci explique le rôle périphérique de la France dans la coalition. La Syrie quant à elle s’est révélée indispensable par la légitimité qu’elle offrait à la coalition, résultant d’une exploitation judicieuse d’atouts politiques, et qui contrebalançait son efficacité militaire limitée. Schmitt démontre ainsi que l’utilité dépend d’un alliage entre le standing, l’intégration et la qualité militaire, et que la prédominance d’une dimension contrebalance la faiblesse d’une autre.

La deuxième intervention étudiée est l’Opération Force alliée au Kosovo, où Schmitt analyse la position anglaise, française et allemande. L’Angleterre maintient un niveau d’utilité dominant, alors que la France, malgré sa contribution militaire supérieure, a vu son utilité restreinte par un contrôle politique trop restrictif, en raison d’un manque de consensus des élites, tout comme l’Allemagne qui menait précautionneusement sa première mission hors du cadre onusien depuis 1945. Il conclut que l’utilité politique et l’utilité militaire peuvent se renforcer mutuellement – ou non –, mais il souligne que l’utilité politique doit être considérée en termes d’influence stratégique plutôt qu’en termes de participation.

La troisième intervention est l’Opération Liberté irakienne où le manque de soutien onusien et les désaccords entre les pays occidentaux au sujet de la légitimité de l’intervention requéraient un standing politique fort des alliés. Ainsi, l’utilité politique et militaire de l’Angleterre semble discutable : étant membre permanent du Conseil de Sécurité, Londres avait des ressources diplomatiques indispensables, mais sa contribution sur le terrain fut mitigée. De même, Schmitt note que la faible utilité de l’Italie et de l’Australie s’explique par leur manque de standing s’ajoutant à une contribution militaire limitée.

La quatrième intervention est celle de la Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan où sont analysés les cas anglais, français et allemand. Alors que l’Angleterre se démarque plus politiquement que militairement dans ce contexte, la France et l’Allemagne présentent des niveaux d’utilité semblables, malgré des fluctuations plus marquées pour l’Allemagne. Schmitt note que les trois pays étudiés ont fait preuve d’un haut niveau d’utilité politique mais d’une utilité militaire mitigée en raison des fluctuations marquées de leurs efforts et des nombreuses difficultés rencontrées sur le terrain.

L’auteur conclut qu’il ne semble jamais y avoir d’équilibre parfait entre l’utilité politique et l’utilité militaire. Il semble qu’il y ait toujours une composante dominante et que, pour l’utilité militaire, la composante de l’intégration est plus problématique que celle liée à la qualité technologique. En revenant sur son analyse, Schmitt termine en présentant l’Angleterre comme l’allié presque parfait.

Il est parfois ardu d’insuffler un intérêt nouveau à des interventions qui ont déjà été maintes fois étudiées, surtout dans un ouvrage aussi théorique que celui-ci. On appréciera cependant l’aisance de Schmitt à vulgariser et simplifier des dynamiques complexes qui pourraient intimider certains lecteurs. C’est là toute la force de ce livre : l’auteur a une maîtrise remarquable de son sujet d’étude et le transmet habilement On apprécie également la rigueur de l’argumentaire dont la compréhension est facilitée par une structure particulièrement fluide. Les sections s’enchaînent progressivement afin d’orienter le lecteur vers l’argument que Schmitt cherche à défendre. Une autre de ses forces incontestables est qu’il arrive à reconnaître les limites de son ouvrage et ne prétend pas offrir une théorie de large spectre applicable à toutes les sortes d’alliances stratégiques, mais plutôt des pistes de solutions qui font de cet ouvrage une référence clé.

Enfin, l’un des apports principaux de Schmitt est qu’il réfute explicitement la croyance largement répandue sur les alliances voulant que ce soit le nombre qui fasse la force.