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Introduction

Comment Augustin parvient-il à rendre acceptable la passibilité du Christ face au modèle de l’apathie stoïcien ? Cette question, nous la posons en interrogeant le De civitate Dei XIV, 6-10 qui traite du problème moral des passions perturbatrices de la tranquillité de l’âme. L’extrait est choisi pour sa valeur rhétorique, car il s’agit de faire voir que l’art du discours oriente les réponses théologiques. Le De civitate Dei XIV, 6-10 donne l’impression d’une réflexion assez méthodique et logique. Cependant, il faut reconnaître que l’argumentation qui se déploie pour appuyer l’idée que la valeur morale des passions dépend de la volonté seule n’est pas évidente. Au moins deux barrières rendent la lecture difficile et parfois confuse. D’abord, les citations bibliques ne font jamais l’objet d’une interprétation longue ni très approfondie. De plus, elles servent toujours à illustrer des raisonnements abstraits : elles possèdent donc en gros un rôle de justification externe. Ensuite, il y a aussi le fait qu’Augustin passe rapidement du plan philosophique au plan théologique et inversement. Malgré la lisibilité logique du texte, le va-et-vient philosophique et théologique confère à l’ensemble des pages un caractère intangible, à mi-distance entre l’univers classique et la foi chrétienne.

La lecture proposée, le commentaire littéraire, montre les mécanismes de persuasion d’Augustin, alors qu’il puise dans toutes les ressources à sa disposition issues de sa double culture classique et chrétienne. Cette méthode possède l’avantage de suivre le texte de très près afin de faire ressortir les ressources esthétiques à l’oeuvre dans le texte qui risquent de passer inaperçues à une lecture strictement philosophique ou théologique. Le fil argumentatif est suivi en fonction des personnages culturels et théologiques qui inspirent la réflexion d’Augustin. Nous montrerons que l’interprétation se construit à partir de deux figures. L’une est classique, il s’agit du sage ; l’autre est biblique, il s’agit du juste. Nous aborderons ces deux modèles dans cet ordre, nous conformant ainsi au mouvement général du texte. Il convient de souligner que le modèle du sage subit une déconstruction de la part d’Augustin, puisque son idéal donne une représentation inexacte de la manière dont Jésus assume les passions. Or, la question est de savoir si ce modèle, qui semble éloigné du modèle biblique, doit être entièrement rejeté afin d’offrir une bonne interprétation des passions. Nous pouvons déjà répondre que le rejet complet n’est pas la solution retenue par Augustin. En effet, nous verrons que le modèle classique peut servir d’outil herméneutique pour interpréter des réalités théologiques situées en dehors de la condition humaine actuelle.

Le modèle du sage

Dans un premier temps, nous examinerons la manière dont Augustin applique à son propos le modèle du sage que les philosophes de l’Antiquité païenne ont tant admiré et cherché à imiter. Bien que le sage se montre structurant dans le texte, cette figure de la culture classique ne fait pas l’objet d’un commentaire complet et bien délimité. Augustin procède autrement pour intégrer à son analyse des passions humaines cette figure si importante de la philosophie. En effet, c’est petit à petit que nous sommes amenés à ce modèle de sagesse. En même temps que se manifeste cette figure, nous nous trouvons tout à coup confrontés à une question assez embarrassante : que faut-il penser de Jésus lorsqu’il verse des larmes à cause d’une émotion ? Pour l’instant, laissons de côté cette question qui, pour les chrétiens du temps d’Augustin, put paraître fort gênante. À la fin de cette première partie, nous serons munis d’exemples provenant du texte et nous serons alors en mesure de mieux comprendre quel scandale et quelle honte il y a à voir Jésus pleurer. Ces mots, « scandale » et « honte », paraissent sans doute exagérés aujourd’hui ; pour un Romain cultivé qui cherche à acquérir et à pratiquer la sagesse à la manière du sage stoïcien, ces mots conviennent tout à fait.

Penchons-nous sur la manière dont apparaît la figure du sage dans le texte. Il faut avancer assez loin dans la lecture avant de rencontrer le mot « sapiens[1] ». Toutefois, le cadre philosophique imposé à l’ensemble de ces pages au sujet de la valeur morale des passions devient visible dès les premiers mots du paragraphe 6 : « Interest autem qualis sit voluntas hominis ». Pour connaître la valeur morale des passions, une seule chose compte : la volonté. L’adjectif interrogatif qualis attire l’attention sur la nature de la volonté. En effet, lorsque nous connaissons la nature de la volonté d’une personne, nous pouvons dire si ses passions sont bonnes ou mauvaises.

Cette introduction conduit à une enquête qui finira par prendre assez d’ampleur, allant de définition en définition. L’approche choisie par Augustin nécessite d’explorer les passions à partir de la question typiquement philosophique « qu’est-ce que ? ». Cette question désormais obligatoire, Augustin se hâte de la poser. Au paragraphe 6, nous lisons la formule interrogative « quid est » dans « Nam quid est cupiditas et laetitia », immédiatement reprise dans « Et quid est metus atque tristitia ». Ainsi, les quatre états d’âme qui reviendront ensuite partout dans l’analyse d’Augustin sont d’abord présentés par la question « quid est ? ». Par la définition vraie des choses – c’est-à-dire par une connaissance de la nature des états d’âme – et la signification précise des mots, Augustin est sûr de pouvoir arriver à une bonne compréhension des passions. Le travail de définir correctement les termes constitue la première étape de la réflexion d’Augustin, une étape exploratoire en quelque sorte. À cette étape, avant toute référence scripturaire, la raison doit écarter ce qui se révèle trop approximatif. Une fois que la philosophie a mis un peu d’ordre dans les réalités sur lesquelles tombera l’exégète, la Bible peut être ouverte. Bref, la compréhension par les définitions permettra une lecture intelligente des passions représentées dans la Bible.

Les réponses fournies à la question « quid est ? » reconduisent toujours à la « voluntas hominis » de la phrase initiale. Le rôle joué par la volonté dans les passions est d’abord souligné sans trop de force : « Voluntas est quippe in omnibus[2] ». Dans la même phrase, l’adverbe immo corrige cette idée. Ayant affirmé que la volonté se rencontre en toutes choses, aussitôt, comme si ce qu’il venait de dire n’était pas encore exact, Augustin s’exprime avec plus de précision : « immo omnes nihil aliud quam voluntates sunt ». La précision « nihil aliud quam » exclut maintenant toute analyse des passions qui passe par des chemins extérieurs à la volonté. Ce plan de travail est clair. Pourtant, Augustin s’étend ensuite longuement sur les variations du vocabulaire relatif à l’amour. Cette réflexion prend position sur le sens des verbes amo et diligo dans quelques passages bibliques, dont Jn 21, 15-17. Augustin résout le problème du sens des termes au sujet de l’amour en observant qu’il n’y a pas de différence entre les verbes amo et diligo, puisque les deux sont interchangeables.

Cette conclusion, de même que les autres exemples au sujet de la dilection concernant l’iniquité et le monde, ou encore l’amour de soi-même et de l’argent, laisse le lecteur dans un certain état de confusion. Le commentaire sur les verbes qui signifient « aimer » était-il en trop ? À dire vrai, pourquoi Augustin parle-t-il d’amour, alors que son plan de départ organisait une analyse des passions centrée sur la volonté ? La réponse est donnée dans cette phrase : « Recta itaque voluntas est bonus amor et voluntas perversa malus amor[3]. » Le développement sur l’amour n’était pas superflu, car il s’avère utile pour montrer que l’amour peut être bon ou mauvais, comme la volonté peut être droite ou détournée. Dans la phrase que nous venons de citer, Augustin pose une équivalence entre l’amour et la volonté. Par suite, quand il dresse la généalogie des passions en prenant l’amour comme origine, il ne se contredit pas par rapport à la première généalogie qu’il a établie dans laquelle il prenait la volonté comme principe. Autrement dit, il n’y a ni incohérence ni contradiction, mais plutôt une réaffirmation de la conception du début à travers un vocabulaire nouveau. Gardons à l’esprit cet élément important, à savoir la variation du vocabulaire pour nommer des réalités identiques, puisqu’il reviendra plus tard lors de la déconstruction du modèle classique.

Au sujet de l’inspiration derrière le passage, bien qu’Augustin ne révèle pas d’où lui vient l’idée de faire découler toutes les passions d’un unique principe dans l’âme, nous savons qu’il n’est pas le premier à produire un tel tableau. En effet, au chapitre IV, 14 des Tusculanes, Cicéron nous apprend que les stoïciens établissaient une généalogie semblable : « Sed omnes perturbationes iudicio censent fieri et opinione[4]. » Mais, dans les Tusculanes, les passions dépendent non de la volonté ou de l’amour, mais du jugement et de l’opinion. Nous possédons ici une confirmation qu’Augustin pense à la manière d’un philosophe classique. À cet endroit, il ne cite personne, mais ailleurs, il fait explicitement appel à l’aide des philosophes : « Sed viderint philosophi utrum vel qua ratione ista discernant[5] ». Les mots « qua ratione » insistent sur un fondement rationnel. Plus exactement, Augustin se réfère à l’expression philosophique dans sa forme publiée : « […] libri eorum satis loquuntur[6]. »

Plus généralement, outre les philosophes, il recourt aussi aux auteurs profanes, les « auctores saecularium litterarum[7] ». Il semble qu’Augustin consulte les auteurs profanes pour des questions de précision du langage plus que pour des explications philosophiques. Cela dit, la précision du langage que désire Augustin est celle qui s’apparente à l’expression philosophique, puisqu’il cherche le vocabulaire stoïcien des émotions. Il cite l’Énéide qui contient une phraséologie stoïcienne[8]. Il importe de noter que la récupération de la phraséologie stoïcienne par Virgile ne véhicule pas nécessairement une vision stoïcienne[9]. La référence à Virgile sert bien l’argumentation d’Augustin dans la mesure où l’ouvrage de ce poète constitue la preuve que la locution d’une culture peut être investie d’un sens nouveau pour exprimer une autre vision du monde[10].

Il convient d’attirer l’attention sur la façon dont Augustin cite les auteurs classiques. Tout en convoquant l’autorité littéraire des auteurs profanes, Augustin corrige les mots employés pour dire la tristesse. Par exemple, de Cicéron, il récupère le mot « aegritudo ». Comme le remarque Testard, Augustin reprend « sans doute Tusculanes III, 22-23, qu’il contredit au nom de ses propres arguments[11] ». Voici ce que nous lisons à cet endroit chez Cicéron : « Itaque praeclare nostri, ut alia multa, molestiam, sollicitudinem, angorem propter similitudinem corporum aegrorum aegritudinem nominauerunt[12]. » La passion se nomme « chagrin » par analogie ou ressemblance, « propter similitudinem », aux maladies qui affectent le corps. Or, Augustin écarte « propter similitudinem » et spiritualise le mot emprunté à Cicéron pour créer une autre vision des passions. Semblablement, à la fin du paragraphe 7, Augustin cite le verbe « dolent », tiré de l’Énéide VI, 734, qui subit aussi une transformation spirituelle. C’est pourquoi Augustin écrit : « sed ideo malui tristitiam dicere, quia aegritudo vel dolor usitatius in corporis dicitur ». Les corrections qui donnent un caractère spirituel à la passion de la tristesse s’expliquent à partir du modèle concurrent au modèle classique. Le modèle du juste retiendra bientôt notre attention, mais avant d’étudier son influence sur la pensée d’Augustin, il faut montrer qu’en considérant seulement le modèle classique, la valeur morale de Jésus est mise en doute.

Le paragraphe 8 du De civitate Dei, reprend librement de nombreuses définitions et nomenclatures des Tusculanes au livre IV, 11-14. Dans ces définitions, le sage et son âme demeurent les points de référence. Dans les premières lignes du paragraphe 8, « in animo sapientis » est écrit deux fois. De plus, « sapiens » est le sujet des verbes liés aux états d’âme utiles : « facit sapiens », « adipiscitur sapiens », « debet sapiens ». Enfin, « sapientem » est ensuite repris en relation avec les verbes « velle », « gaudere » et « cavere ». Le sapiens est sujet des actions associées aux constantiae. Par contre, le sapiens ne peut être sujet d’un verbe exprimant la production d’un mal ; pour la passion qui concerne un mal présent, le substantif sapiens est donc décliné au datif plutôt qu’au nominatif.

Augustin n’oublie pas de brosser un tableau du stultus, l’antithèse du sage. Au paragraphe 8, nous apprenons que les pertubationes appartiennent au fou. Pour cette figure, Augustin ne se contente pas de définitions, mais il offre deux illustrations. D’une part, chez Térence, il donne l’exemple d’un jeune homme honteux et brûlant d’un désir charnel qui conduit l’esprit à son mauvais état[13]. D’autre part, le paragraphe 8 se termine par l’anecdote au sujet d’Alcibiade versant des larmes parce que Socrate lui montrait à quel point il était stultus. Il semble donc que seul l’homme insensé soit susceptible de pleurer, puisque lui seul commet le mal. Nous estimons nécessaire d’insister sur le fait qu’aussi bien que les définitions, cette anecdote du patrimoine philosophique[14] possède un poids argumentatif. Et la phrase qui termine le paragraphe 8 conduit au problème qui nous occupera dorénavant : « Stoici autem non stultum, sed sapientem aiunt tristem esse non posse. »

Le modèle du sage reflète-t-il les passions bibliques ? Le défi s’annonce considérable, car si les saints ou Jésus manifestent de la tristesse, la Bible ne peut être admise comme un livre de sagesse aux yeux des Romains[15]. Il serait en effet scandaleux, selon la représentation que nous avons exposée, d’inviter un Romain à suivre un sage qui éprouve de la tristesse, c’est-à-dire un sage qui pratique le mal. En un mot, à la fin de cette première partie, deux choix sont offerts : Jésus est-il sage ou insensé, semblable à Alcibiade et au jeune homme honteux ? Possède-t-il la fermeté d’esprit acquise par les constantiae ou son âme est-elle troublée par les perturbationes ?

Le modèle du juste

Augustin introduit un second modèle, celui du juste, qui lui permet de répondre à la question du sens moral des passions. Comme le sage, le juste est un guide de bonne conduite. Ce modèle théologique est formé à partir d’attestations bibliques décrivant les passions vécues par Jésus et les chrétiens. Concernant les passions analysées théologiquement, l’alternative philosophique obligeant à choisir entre le sage ou l’homme insensé n’entre pas en ligne de compte : les chrétiens, l’Apôtre Paul et Jésus ne sont ni sages ni insensés. En fait, leur moralité n’est pas « secundum hominem » mais bien « secundum Deum[16] ». Nous nous appuyons ici sur une opposition qui revient très souvent dans le texte. Il s’agit d’une idée paulinienne qu’une passion troublante comme la tristesse puisse être moralement bonne si elle est selon Dieu. D’ailleurs, au paragraphe 8, Augustin cite 2 Co 7,8-11 où Paul fait la distinction entre la tristesse selon le monde qui entraîne la mort et celle selon Dieu qui conduit au salut.

Si le modèle théologique permet un meilleur discernement moral, Augustin ne s’empresse pas pour autant d’enterrer le modèle du sage. Bien au contraire, nous le voyons essayer de le conserver avec ténacité. C’est de cette manière que nous interprétons la phrase comportant « cum quaererem quantum potui diligenter[17] ». Augustin cherche attentivement dans les Écritures la locutio stoïcienne. Et il a trouvé : « inveni[18] » dit-il sans tarder. Il cite un exemple d’Isaïe 57,21 et un autre exemple de Matthieu 7,12. Voilà au moins deux exemples, le premier concernant la joie et le plaisir, l’autre la volonté et le désir, qui paraissent montrer qu’au sujet des passions la Bible s’accorde avec la culture classique.

Il faut reconnaître que le projet d’Augustin peut paraître surprenant pour le lecteur. À la vérité, les Écritures ainsi scrutées ne sont-elles pas traitées comme un texte de culture ? Or, nous pensons que l’auteur est tout à fait conscient de cela. D’ailleurs, non seulement à cet endroit, mais partout dans le texte, il cite la Bible pour appuyer des affirmations construites sur le modèle philosophique. Ainsi, au paragraphe 7, après avoir présenté sa généalogie des passions, il écrit : « Quod dicimus, de scripturis probemus. » Ou encore, au milieu du paragraphe 9, nous apercevons l’un après l’autre des quod explicatifs introduisant plusieurs passages bibliques. Les citations sont intégrées à un raisonnement qui cherche à aller au-devant de la critique que certains pourraient faire aux chrétiens à partir du modèle philosophique. Autrement dit, le modèle théologique auquel s’attache Augustin n’est pas traité pour lui-même ; il se construit en réponse – et aussi en dépendance – à un modèle venant de la culture romaine.

Même si la Bible est étudiée comme un texte de culture, elle n’est pas située au même niveau que les oeuvres classiques. Au paragraphe 7, les Écritures sont qualifiées par les adjectifs « sanctae » et « sacrae » tandis qu’au paragraphe 8, « saecularium » qualifie le génitif « litterarum » des lettres de la culture classique. Si ces indices ne suffisent pas, voici une affirmation qui supprime tout doute : « Sed scripturas religionis nostrae, quarum auctoritatem ceteris omnibus litteris anteponimus[19] ». Dans la discipline intellectuelle, l’Écriture – coordonnée à la sainte doctrine[20] – a le dernier mot et il lui appartient de corriger, en raison de son autorité, les enseignements de la tradition classique[21]. De même, il lui revient d’approuver, de rectifier et de valider le modèle théologique que propose Augustin.

Avant d’arriver à la théologie du modèle du juste, il convient de préciser en quoi consistent l’objectif et la fonction de ce modèle. Nous avons déjà signalé que celui-ci ouvre une voie qui nous libère du problème que nous avons formulé ainsi, sans toutefois apparaître textuellement chez Augustin : Jésus est-il sage ou insensé ? Or, comme les deux modèles sont traités sur le plan de la culture, nous ne nous situons pas encore dans une explication radicalement théologique, mais plutôt dans une zone à mi-chemin entre le philosophique et le théologique. Le but n’est pas de rester dans cet espace difficile à définir ; toutefois, c’est en passant par là que nous parviendrons à lire la Bible sans porter de jugement philosophique.

Dans cet espace, nous apprenons à cesser de nous attacher aux mots de la tradition classique afin d’étudier plutôt les choses. Augustin observe que les philosophes mettent trop d’ardeur à défendre leur nomenclature : « ostendentes eos non tam de rebus, quam de verbis cupidiores esse contentionis quam veritatis[22]. » Cette attitude provoque malheureusement des querelles qui entravent la recherche de la vérité sur les passions dans la Bible. L’interprétation de la Bible exige bien sûr parfois l’aide des termes propres de la langue philosophique. Cependant, cet outil interprétatif n’est pas sans défaut et il ne doit pas s’imposer lorsqu’il va à l’encontre d’un sens transparent : « Non tamen semper his proprietatibus locutio nostra frenanda est[23] ». L’une des fonctions du modèle du juste consiste à mettre le désordre dans le vocabulaire stoïcien de façon à ce que le lecteur s’attache désormais aux choses elles-mêmes plutôt qu’aux mots. Nous avons déjà commencé à apercevoir la déconstruction du vocabulaire, lorsque nous avons vu qu’Augustin prenait les mots aegritudo et dolor dans un sens spirituel. Spiritualisés, ces mots s’opposaient à la logique du contexte de leur origine[24].

La spiritualisation des termes ne constitue pas le seul moyen par lequel Augustin secoue l’édifice philosophique. Pour déconstruire la nomenclature philosophique, il montre aussi que le texte qu’il a choisi comme ayant autorité, c’est-à-dire l’Écriture, emploie indifféremment les verbes associés aux constantiae et aux pertubationes. Ainsi, les verbes des deux catégories peuvent exprimer tant les passions morales que les passions immorales. Deux exemples suffiront : le premier concerne le verbe volo et le second, le verbe cupio. En Qo 7,14, volo est pris au sens usuel et non au sens philosophique : « Noli velle mentiri omne mendacium ». Semblablement, le verbe cupio est employé dans la bouche des justes, quand, selon la propriété des termes, ce verbe devrait être réservé aux personnes insensées. Par exemple, le participe « cupientem » est employé lorsque saint Paul exprime le désir de rejoindre le Christ en Ph 1, 23[25].

Si l’Écriture peut être étudiée en comparaison avec d’autres textes littéraires, sa locutio n’est peut-être pas si différente des autres productions culturelles. En conséquence, il existe assurément des exemples d’expressions littéraires romaines qui déconstruisent elles-mêmes le langage fixe des philosophes. Il est intéressant qu’Augustin trouve ces exemples chez les mêmes auteurs auxquels il a eu recours pour faire apparaître le modèle du sage. D’abord, il cite Cicéron en tant qu’« orator amplissimus[26] » qui, dans un discours[27], emploie le verbe cupio en bonne part. Notons que la traduction française « le grand orateur » crée peut-être de la confusion. En latin, nous lisons bien : « l’orateur au style très ample ». Il importe de préciser que l’adjectif « amplissimus » ne se rapporte pas à l’admiration d’Augustin pour un homme illustre ; par cet adjectif, l’auteur ne célèbre pas non plus l’Antiquité classique. En fait, l’adjectif porte plutôt sur la qualité de la langue cicéronienne. En montrant que le style très riche de Cicéron s’apparente à la locutio de la Bible, Augustin redonne à l’exégèse de l’Écriture une portée éducative du point de vue de la morale.

Augustin continue ensuite sa déconstruction de la langue philosophique avec le verbe volo trouvé dans l’Andria de Térence[28]. Il cite également « gaudent » et « gaudia » employés en mauvaise part chez Virgile[29]. Encore une fois, il choisit deux auteurs dont la qualité de la langue est indiscutable. Bien que les mots pour signifier les passions varient, nous comprenons néanmoins que les passions sont tenues comme bonnes ou mauvaises selon l’intention des personnages. Nous revenons donc à la proposition qui introduisait le texte : l’important est de connaître quelle est la nature de la volonté. Jusqu’ici, nous nous sommes situés dans un espace un peu flou, à moitié dans la philosophie, à moitié dans la théologie. Essayons maintenant de faire ressortir les éléments proprement théologiques du modèle du juste.

Le saint éprouve des affects soit pour lui-même, soit pour d’autres à cause du salut qui est désiré pour tous[30]. Le désir du salut interdit aux chrétiens de rester indifférents à la situation de leurs frères. Le désir du salut est donc un premier élément théologique à souligner. Il faut noter que le salut ne correspond pas à l’apathie philosophique. En fait, les sages qui s’efforcent d’atteindre l’état d’apathie n’ont rien compris à la vérité chrétienne du salut, car leur conception de la morale ne permet pas de savoir comment réagir face au péché. Ici, il faut entendre le double sens du verbe pecco et du substantif peccatum. Dans la traduction française, l’ambiguïté de ces mots n’est pas rendue : « Les stoïciens peuvent donc à leur point de vue répondre que la tristesse peut être utile pour se repentir d’avoir péché[31]. » Il est évident que, dans leur pratique de la philosophie, les stoïciens n’entendaient pas « ut peccasse paeniteat » selon le sens chrétien, sens que nous trouvons par exemple dans : « sine peccato autem qui se vivere existimat, non id agit, ut peccatum non habeat, sed ut veniam non accipiat[32]. » Augustin a sans doute employé le même mot intentionnellement pour désigner ces deux réalités, l’une philosophique et l’autre théologique, afin d’attirer l’attention sur ce qui manque à la compréhension des sages.

Aux sages, il manque vraiment un éclairage théologique sur la faute ainsi que sur les conséquences de la faute sur les passions. Comme ils ne comprennent pas le sens de la faute à la lumière des vérités théologiques, ils s’imaginent que l’apathie est l’idéal de sagesse. Pour Augustin, en cette vie, l’apathie ne représente pas le bien souverain de la morale : « Sed dum vitae huius infirmitatem gerimus, si eas omnino nullas habeamus, tunc potius non recte vivimus[33] ». À dire vrai, une personne qui aurait atteint l’état de ne jamais se sentir ému ne vivrait pas d’une façon convenable. À l’exemple des saints et de Paul, plutôt que de chercher à atteindre l’insensibilité volontaire, il faut chercher à ajuster notre volonté secundum Deum, en sorte que les passions puissent nous orienter sur le chemin du salut. Les passions deviennent donc salutaires aux forts comme aux faibles : « Item sicuti se infirmitas eorum firmitasque habuerit, metuunt temptari, cupiunt temptari ; dolent in temptationibus, gaudent in temptationibus[34]. »

L’infirmitas : il faut en dire un mot, surtout au sujet de Jésus. En général, la faiblesse humaine demeure, même lorsque la volonté est droite. Augustin affirme qu’un affect peut émouvoir un humain au point de le faire pleurer alors qu’il ne le veut même pas[35]. Ajoutons que ceci demeure vrai même lorsque la volonté est secundum Deum, en raison de la faiblesse de la condition humaine sur terre. Dans le cas de Jésus, l’explication est différente : « non autem ita Dominus Iesus, cuius et infirmitas fuit ex potestate[36] ». Littéralement, « sa faiblesse fut de sa puissance » : comment interpréter cette affirmation mettant en lien deux réalités contradictoires ?

Sans doute la réponse ne doit-elle pas être cherchée très loin. De fait, dans les quelques lignes qui précèdent, il est écrit que le Maître trouva convenable de mener sa vie « in forma servi[37] ». En réalité, l’infirmitas de Jésus n’est pas une faiblesse comme la nôtre, puisque chez lui, elle tire son origine de l’Incarnation conformément à un plan providentiel, plan qu’Augustin se borne à évoquer sans expliquer en détail. Retenons que les sentiments de Jésus proviennent de l’Incarnation. Voici donc en une seule phrase comment s’articulent ces éléments théologiques, à savoir la Providence, les affects et le consentement à la Providence jusqu’à l’Incarnation : « Verum ille hos motus certae dispensationis gratia ita cum voluit suscepit animo humano, ut cum voluit factus est homo[38]. »

De plus, il convient de préciser que, chez Jésus, les passions semblent être soumises à un jugement, car le texte dit qu’il employa les sentiments lorsqu’il jugea qu’ils dussent être employés : « adhibuit eas, ubi ahibendas esse iudicavit »[39]. Ici, nous avons l’impression que les passions sont à la disposition de Jésus. En effet, il les emploie, « ubi opportet[40] », c’est-à-dire lorsqu’il le faut. Dans cette tournure, le critère de convenance n’est pas accentué remarquablement, mais il est néanmoins présent. Il semble que les passions ne soient pas à la disposition de Jésus comme elles le sont pour un être humain quelconque. Jésus possèderait une vigueur, une capacité ou un degré d’intensité moral – conformément à l’expression « infirmitas fuit ex potestate » – qui lui permettrait d’assumer et d’intégrer efficacement les passions à un plan providentiel. En un mot, la sagesse qu’offre Jésus n’est pas celle de l’apathie, mais celle de l’harmonie. Jésus agit de manière à ce que les passions humaines – assumées en vérité et non en apparence – s’accordent parfaitement avec le plan du salut. Nous pouvons donc supposer que les passions que le Christ accepte dans son âme aident à approfondir notre connaissance de la dispensatio divine, et en conséquence celle du salut. C’est là que nous voyons l’intérêt théologique principal d’étudier la tristesse du Christ. Nous voyons maintenant l’utilité de lire un livre contenant un modèle moral qui ne se retient pas de pleurer. Mais le sapiens classique ne peut comprendre cela, puisque son modèle moral s’édifie sur une conception du salut très différente de celle dont le chrétien bénéficie par suite de l’Incarnation.

Le modèle classique comme outil de recherche

Avec les modèles du sage antique et du juste ou du saint, nous avons une bonne idée des deux principes en vigueur dans l’analyse des passions chez Augustin. Or, nous avons vu qu’à la figure du sage, le second modèle n’apporte pas simplement quelques retouches mineures, mais d’énormes changements. Augustin ébranle le discernement du philosophe classique non seulement par des jeux de langage et des terminologies nouvelles, mais encore par les nouvelles lumières qu’apportent les mystères du Christ à l’intelligence humaine. Nous serions tentés de penser que le modèle du sage est nuisible à une bonne interprétation des Écritures et que, dans ce cas, il vaudrait mieux le laisser tomber au grand complet. Nous désirons maintenant ausculter les sections dont les titres donnés pour le texte français sont « L’ἀπάθεια : ses conditions, sa possibilité », « La chaste crainte au ciel » et « L’origine des passions : le péché »[41]. La question qui retient l’attention est donc celle-ci : Augustin abandonne-t-il le modèle classique ?

Pour les Anciens, le souverain bien de l’apathie était pour la vie présente. Contrairement à cette vision, Augustin propose que l’apathie ne soit pas souhaitable sur cette terre. Mais, cela n’empêche pas l’auteur du De civitate Dei de déplacer le modèle classique hors du temps, afin de l’aider à comprendre l’existence promise après la vie terrestre. L’idéal du sage – c’est-à-dire l’état où le jugement et l’esprit ne sont bouleversés par aucun affect – reste donc souhaitable « plane et maxime »[42]. Toutefois, Augustin remet à plus tard l’ἀπάθεια et la place même hors de l’horizon de cette vie. Il complète donc sa pensée ainsi : « sed nec ipsa huius est vitae »[43].  Le modèle du sage est donc conservé, mais il est récupéré dans une perspective de souhait. Le souhait de retrouver le modèle classique semble stimulant comme le suggèrent les adverbes « plane et maxime » : « sans détour et avant toute chose » ou encore « franchement et par-dessus tout », pourrions-nous traduire. De plus, la construction latine de l’adjectif verbal d’obligation donne un indice que le souhait émane d’un devoir à accomplir. Nous avons en effet repéré au paragraphe 9 « maxime optanda est » ainsi que « speranda est » dans « in illa vero beata, quae sempiterna promittitur, plane speranda est ». L’ἀπάθεια doit être recherchée ; il faut espérer.

Le concept de l’ἀπάθεια n’était pas utile pour aider à comprendre la signification et le rôle des passions sur terre ; toutefois, cela ne l’empêche pas d’être fonctionnel dans un autre contexte. L’ἀπάθεια donne à l’intelligence humaine une représentation plus accessible des réalités à venir qui sont évoquées dans les Écritures. L’ἀπάθεια convient pour fournir une certaine idée concrète – même si les raisonnements demeurent assez abstraits – de ce à quoi pourra ressembler l’affect nommé « timor castus »[44]. La chaste crainte, celle qui n’engendre pas d’états d’âme dommageables, se rattache à une forme d’ἀπάθεια. Pour celui qui demeure ferme dans le bien, cet affect devient « securus »[45]. La chaste crainte, éclairée par l’ἀπάθεια, est décrite dans un oxymore comme une crainte calme. Mais, cette explication sur la pérennité de la chaste crainte ne représente qu’une hypothèse parmi d’autres. Ainsi, Augustin avance aussi l’idée que la crainte puisse être dite éternelle en raison du terme où elle conduit[46].

Après avoir examiné le ciel et sa vie bienheureuse, nous sommes transportés auprès des « primi homines[47] », qui habitaient aussi un lieu de béatitude avant que le péché n’eût mis l’humanité en mauvais état. L’amour que le premier couple avait pour Dieu n’était pas semblable à l’amour des hommes d’aujourd’hui. Auparavant, l’amour ne connaissait pas les déchaînements des affects qui agitent l’humanité actuelle. Augustin choisit l’adjectif « impertubatus »[48] afin de caractériser l’amour avant le péché. Cet attribut rappelle évidemment le sage et son idéal philosophique de l’ἀπάθεια. Alors que nous nous trouvons hors du temps historique, le modèle du sage classique sert encore une fois à explorer des moments profondément théologiques, mais inaccessibles à l’expérience. Étant donné que ces endroits, ciel ou paradis des premiers humains, se trouvent presque hors de la portée de l’intelligence, Augustin prend le modèle du sage comme outil de recherche afin de percevoir un peu mieux leur sens.

Il est nécessaire de souligner le caractère extrêmement hypothétique et rhétorique des raisonnements portant sur l’absence des passions au paradis. La réflexion progresse en effet grâce à des phrases interrogatives. Il est intéressant de noter que les citations bibliques jouent un rôle négligeable dans tout le paragraphe 10. Nous observons aussi une grande liberté dans la manière dont Augustin s’imagine la situation morale initiale de l’homme. Au bout de la réflexion, il y a l’idée que, si le péché ne s’était introduit chez les hommes, ceux-ci auraient passé une vie semblable à celle que nous recevrons après la résurrection[49]. Seulement, nous devons maintenant nécessairement passer par maintes épreuves. La phrase qui termine le paragraphe 10 est construite avec les corrélatifs de comparaison talis et qualis, mettant ainsi en parallèle la condition de vie avant le péché et celle d’après la résurrection. Comment établir la vérité de cette comparaison ? Dans le cadre de notre réflexion, cette question n’est pas très pertinente. Celle-ci en revanche concerne notre sujet : quel élément permet cette comparaison ? Quel est donc cet élément, si ce n’est le modèle du sage classique qui a guidé les raisonnements ou du moins qui a été le point de repère rationnel tout au long de l’interprétation de la valeur morale des passions ? Somme toute, Augustin tient trop au modèle classique pour l’abandonner.

Conclusion

Tout au long de notre commentaire, nous avons essayé de faire paraître les modèles d’intelligibilité qui préparent l’interprétation des textes bibliques. Les modèles d’intelligibilité interagissent d’une manière très dynamique : souvent, les deux modèles, celui du sage et celui du juste, orientent l’interprétation en même temps. Ceci engendre nécessairement des tensions, mais aussi des polysémies et des ambiguïtés de sorte que parfois il est difficile de savoir si l’explication est plus philosophique que théologique. Bien qu’il faille certes tenir compte des tensions et des points irréconciliables entre les deux modèles, les points incompatibles ne méritent peut-être pas de notre part une attention excessive. Il y a effectivement un phénomène plus intéressant à souligner : il s’agit de la perméabilité des modèles. Bien que les deux modèles divergent énormément, ils déteignent l’un sur l’autre. Il résulte de tout cela une interprétation des textes sacrés qui va très loin – parfois, nous aurions probablement envie de dire un peu trop loin. Mais les hypothèses sont néanmoins dignes d’intérêt, c’est absolument certain.

Alors que nous pourrions croire que le modèle classique doit être éliminé parce qu’il nous oblige à dire que Jésus est insensé, Augustin le récupère. Il espère ainsi pénétrer des lieux théologiques sur lesquels l’Écriture a peu de choses à dire relativement à la valeur morale des passions. Les interprétations se déploient à travers une rhétorique sûre d’elle-même, mais trahissant malgré tout un caractère hypothétique. Augustin a-t-il raison ? Se trompe-t-il ? Au-delà du contenu, il faut reconnaître que les nouvelles pistes qu’ouvre ce type de travail afin de relancer aujourd’hui le questionnement lié aux passions dans la Bible sont à la fois originales et très stimulantes intellectuellement. Mais, le contenu fait aussi réfléchir. Nous terminons par quelques remarques qui sont destinées moins à évaluer la qualité des arguments par rapport à d’autres pistes qu’à prendre conscience du fait que le modèle du sage ne s’imposait pas simplement pour des raisons rationnelles.

Nous l’avons mentionné, Augustin traite la Bible comme un livre de culture. Ainsi, il choisit le modèle du sage à cause de sa vocation et son statut culturels. À son époque, le modèle du sage ne constitue qu’un des modèles d’intelligibilité culturelle parmi d’autres disponibles pour interpréter toutes sortes de sujets. Certes, ce modèle est logique, sérieux et basé sur une longue tradition. Mais, il est aussi une production rhétorique. Dans l’imaginaire antique, le sage joue un rôle édifiant, véhiculant les valeurs austères traditionnelles. Dans le texte à l’étude, l’image du sage était incarnée par Socrate qui interrogeait Alcibiade. Cette anecdote montre que le modèle n’est pas simplement choisi pour des raisons logiques, mais aussi pour des raisons de mémoire culturelle. Nous tenions à rappeler ceci afin que nous ne pensions pas que, vu que le cadre exégétique est philosophique, les résultats des interprétations sont purement basés sur des raisonnements. En fait, ces résultats relèvent aussi de l’esthétique, car les modèles du sage et du fou sont également issus de la littérature : tandis que le sage est porté aux nues et mythifié, l’homme insensé est ridiculisé.

Pensons, par exemple, à la manière dont la figure du sage a été construite et diffusée à travers des anecdotes drôles et ironiques, des récits, des souvenirs, des épisodes de vie de personnes ayant existé réellement ou mythiquement. Pour décrire le rôle de ces genres littéraires, Foucault parle d’une « traditionalité d’existence » qui permet de « restituer la force d’une conduite par-delà un affaiblissement moral »[50]. Ainsi, la transmission littéraire de la conduite du sage constitue pour le lecteur-philosophe des « matrices d’attitudes »[51] légendaires. Or, il faut souligner que, dans le passage d’Augustin que nous avons commenté, le caractère légendaire du modèle conduit à une analyse abstraite et mentale. À la vérité, ne sentons-nous pas qu’Augustin nous entraîne souvent loin d’une expérience concrète des passions ? Cela explique probablement l’efficacité du modèle du sage pour interroger des lieux loin de l’expérience de la vie de tous les jours, à savoir le ciel, le paradis terrestre et la dispensatio certa dans l’Incarnation.

Si nous nous étions appuyés sur d’autres types de modèles culturels, sur des modèles au style plus expressif, nous n’aurions probablement pas atteint les mêmes points d’arrivée théologiques. Pour rester à l’époque et dans l’univers culturel d’Augustin, il serait utile de chercher à savoir ce qu’aurait pu apporter le modèle du héros avec son caractère paradoxal. De la même manière, vers quels lieux théologiques nous conduirait une interprétation en dialogue avec les modèles de la poésie charnelle ? Pour un sujet concret comme celui des passions, ces modèles auraient été plus tangibles que celui de la philosophie. Ces questions n’ont pas à recevoir de réponses ici, mais elles servent de repoussoirs mettant en relief une question que nous ne devons pas éviter. Face à des langues plus vivantes, pourquoi choisir la rigueur de langue spécialisée de la philosophie et l’évidence de la langue commune ? Quel est l’avantage théologique et exégétique à prendre ces deux  locutiones comme seuls outils linguistiques destinés à l’interprétation des passions chez les justes, chez Jésus, et chez Jésus précisément au sujet de la dispensatio certa ?