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Avant-propos

Le contexte dans lequel j’achève cette contribution m’amène à partager cette réflexion sur le bon sens, une valeur à redécouvrir en cette période du COVID 19. Ce dernier est apparu et le monde entier tremble ; l’Afrique n’est pas en reste. Devant un ennemi invisible, extrêmement puissant et dévastateur le bon sens nous renvoie à ce que nous sommes réellement. Nous nous rendons compte de notre impuissance et de notre petitesse d’êtres humains fragiles, vulnérables et facilement « exterminables ». Des mesures de prévention sont mondialisées. D’Europe, d’Afrique, d’Amérique et d’Asie, ce sont les mêmes consignes. Alors, on se barricade, on s’isole, on se soigne, on gémit, on se plaint, on pleure et …on meurt et on est enterré en vrac sans sépulture, sans messe, sans prière mortuaire. On hésite à parler d’hospitalité. Quelle tristesse. Quelle désolation ! Est-ce la fin de l’hospitalité ?

Pourtant on se croyait fort et puissant. On se sentait à l’abri dans l’illusion du surdéveloppement, de l’abondance et de la démesure en toute chose. C’est l’effondrement de la vision rationnelle et de la puissance économique du monde. Nous ne pouvons plus dire quel pays est touché, mais seulement le nombre de victimes qui augmente jour après jour à travers le monde. Mais, peut-être que le virus n’est qu’un messager du futur. Le message drastique est le suivant : la civilisation humaine est devenue trop dense, trop rapide et surchauffée. Elle court trop vite dans une direction où il n’y a pas d’avenir. Mais elle peut se réinventer. Ce que nous vivons aujourd’hui ne peut pas ne pas avoir un sens, surtout pour des croyants.

Notre bon sens nous pousse à saisir ce temps d’épreuve comme un temps de choix : ce qui importe et ce qui passe, ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas ; réorienter la route de la vie vers les autres et surtout vers Dieu. Notre bon sens doit dépasser l’horizon de l’instant, s’affranchir de l’espace-temps et voir loin, dans le futur, ce qui aura eu du sens. Pour soi, pour la communauté, pour son socle commun qui lui permet d’exister. Proche parent des rêves, des idéaux et des utopies, le bon sens est un monde entier projeté.

Pour cela, il faut redécouvrir le primat des liens sociaux sur les biens matériels ; rallumer la flamme de la foi ; prendre conscience de cette réalité naturelle qu’aucune forme sociale ne peut exister sans une vie simple et donnée, riche en relations. Si en Afrique, les sociétés ont su souvent résister à la pauvreté, elles le doivent avant tout à leur faculté de compter sur la famille, la solidarité, la fraternité et l’hospitalité. Les seules richesses valables sont celles qui sont partagées et l’attention portée à l’autre avec respect. Que nous puissions inventer de nouvelles formes de solidarité pour un « commun vouloir de vie commune ». C’est ce qui me donne la force de repenser l’hospitalité du migrant en fonction des trois pierres du foyer africain : l’accueil, la famille et la solidarité.

Introduction

Aujourd’hui la mobilité humaine est d’une complexité extrême comme nous avons essayé de le montrer ailleurs[1]. On parle toujours de la migration comme d’un problème et d’un problème politique ou social. L’immigré, c’est toujours l’autre, celui qui dérange, celui qui pose problème. Et toute réflexion va risquer de s’ensabler dans des considérations entre les bons et les mauvais immigrés, ces derniers aisément assimilables aux africains.

De façon métaphorique, à la différence des arbres, l’être humain n’a pas de racines mais des jambes. Notre mobilité est donc notre nature. Puisque les hommes et les femmes circulent, une fluidité organisée est indispensable pour éviter les conflits. D’où la nécessité de repenser l’hospitalité comme une forme de vie sociale, une médiation entre moi et l’autre, et, plus largement, entre la structure en place et les gens qui arrivent. Dans l’hospitalité, il y a un accueillant et un accueilli. « Celui qui reçoit » : c’est un geste d’accueil et d’hébergement[2]. L’hospitalité serait ce geste qui dit à l’autre : tu n’es pas mon ennemi, mais mon hôte[3].

Notons que c’est de la même racine que viennent les termes « hospes » et « hostis » désignant respectivement l’hôte et l’ennemi[4]. On peut dire que la civilisation commence le jour où l’étranger, d’ennemi devient hôte, le jour où l’étranger s’intègre dans la communauté nouvelle, celui où il est reçu, et où, à partir de ce moment-là, il se déploie dans une nouvelle étape.

Cette réflexion portera sur la conception africaine de l’hospitalité, tout en tenant compte de la pluralité socio-culturelle du continent. En effet, chaque société établit des codes pour vivre l’hospitalité selon ses conditions. « L’être » africain, est tout d’abord un « être avec »[5]. Dès lors, comment penser l’hospitalité aujourd’hui en termes de famille, de solidarité et de don ? Autrement dit, comment l’Afrique peut-elle créer des contextes et des situations nouvelles et aider à redéfinir l’hospitalité à partir des fondamentaux tels que : la primauté des liens sociaux, l’esprit communautaire, le sens de la solidarité, du don et certains mécanismes traditionnels de maintien de l’unité et du « bien vivre » ensemble ? Nous tenterons de répondre à ces questions en trois temps.

En premier lieu, nous indiquerons brièvement le lieu à partir duquel nous parlons de l’hospitalité, car la présente réflexion est très liée à ce contexte. Cette indication permettra de dire ce qui constitue son enjeu principal, et de ce fait, de la mettre en rapport avec la famille africaine qui représente le premier pilier de l’édifice social.

En second lieu, nous allons voir certains aspects de la fécondité de l’hospitalité. Il s’agit du sens que nous donnons au temps, à l’étranger et à la rencontre de l’autre. Vivre en Afrique, c’est cultiver le bon voisinage et les rapports cordiaux dans le respect, la bonne humeur et l’humour. C’est aussi s’entraider, se conseiller et accueillir les invités, les étrangers avec égards et courtoisie.

En troisième lieu, nous verrons la dimension chrétienne de l’hospitalité réciproque pour le bien vivre ensemble en s’ouvrant à la complexité du monde, en accueillant l’hétérogénéité des situations personnelles[6]. Quelles attitudes spirituelles peut-on en dégager quand on sait par exemple que la foi en Jésus Christ rend le chrétien responsable de la vie de l’autre ? Cette représentation de l’hospitalité nous invite d’abord à revisiter notre représentation de l’acte d’hospitalité.

1. Revisiter notre représentation de l’acte d’hospitalité dans la famille africaine

Quand nous parlons ici de l’Afrique, il faut bien savoir qu’elle n’est pas un pays. Cela nous permet d’éviter de tomber dans « le travers de l’essentialisme et de la juxtaposition. S’il faut dire l’Afrique au singulier, ce n’est pas par ignorance de la pluralité constitutive du continent[7]. »

Cette précaution est valable pour la réalité de l’hospitalité, de l’accueil, de la famille et de la solidarité en Afrique.

1.1 Contextes et lieux d’expression de l’acte d’hospitalité en Afrique

La réflexion qui va suivre, est avant tout le fruit d’une conversation avec moi-même. Je la convertis aujourd’hui en une conversation à haute voix avec d’autres. En effet, elle constitue par son contenu et surtout par sa forme, une expérience vécue.

Comme missionnaire, je sais ce que c’est de vivre ailleurs. Sans jamais en souffrir sur le plan social ou économique, j’ai très souvent fait cette expérience du choc culturel de l’étranger qui doit tout réapprendre, trouver des repères, renaître à chaque fois et reconquérir sa place. L’acte d’hospitalité est un échange, un don qui est suivi d’un contre-don. Pourquoi ce mot, si ancien, semble-t-il revenir au coeur des débats contemporains, notamment face à la mobilité humaine[8] ?

S’il y a un trait légendaire dans la figure des Africains, c’est bien l’hospitalité. On accueille et héberge facilement chez soi. Née au Sénégal, pays de la « Teranga » et de l’hospitalité, j’ai rencontré au Mali, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, une autre forme d’hospitalité. Il s’agit du « Jatigiya » malien, du « saando » burkindi, du « Kwabo » ivoirien… Des mots qui expriment la même réalité socio-culturelle : le sens de l’accueil, mais aussi des mots qui évoquent la tradition ancestrale de l’acte d’hospitalité[9]. Depuis les temps immémoriaux, nos ancêtres ont toujours accueilli les étrangers, et cela sans arrière-pensées.

L’africain est celui qui donne, reçoit et accueille avec respect toute personne en dépit de sa pauvreté et ses différences. L’enfant d’autrui que l’on porte sur ses genoux dans les taxi-bus, le fait de placer des denrées alimentaires dans le congélateur du voisin chez qui le courant électrique n´est pas encore coupé ; là il y a toujours une chambre pour celui qui passe, ici l’étranger peut rester trois jours, ici dix ou douze, parfois on attend de lui un travail ou une participation à la vie collective… De plus en plus, dans certains lieux de culte, on a introduit l’habitude d’accueillir les nouveaux venus ou les étrangers ; on les fait se lever et on les salue. Prévoir cette place dans chaque culte, c’est attirer l’attention sur cette valeur, appelée à s’élargir à toute personne, quelle qu’elle soit. Ces règles ont pour fonction d’éviter le chaos qui advient si chacun regarde l’autre comme un ennemi. Ce qui est mis en avant, ce sont les liens sociaux.

1.2 L’hospitalité, ou le primat des liens sociaux sur les biens matériels

Le choc culturel est violent à l’arrivée en Afrique : « La première image est bien sûr celle de la pauvreté apparente, mais très vite celle de la joie de vivre prend le dessus[10]. » Ils sont nombreux ceux qui retrouvent la réconciliation avec eux-mêmes, l’espoir ou l’espérance, la joie de vivre ou tout simplement un sens à leur vie. II arrive que dans le domaine de la solidarité, on puisse faire une expérience qui procure un sentiment d’accomplissement intérieur, une capacité de relation vraie. « Ton étranger est ton dieu » avons-nous l’habitude de dire ou, mieux encore, il n’y a pas de plus grand bonheur que la venue d’un hôte dans la paix et l’amitié. Ce constat permet de dévoiler le sens du don, dans les schèmes de pensée et les attitudes des africains.

Il convient de comprendre le lien social comme ce qui maintient et entretient une solidarité entre les membres d’une même communauté, comme ce qui permet la vie en commun. Cela vient du fait que nos cultures sont celles de l’alliance et non de la conquête. Or, l’alliance suppose l’accueil de l’autre différent de soi. L’alliance comporte un risque, car on ne sait pas toujours ce qui habite le partenaire. Alors l’hospitalité devient une précaution importante : en accueillant bien l’étranger, on prend à témoin l’au-delà de ses bonnes intentions, et on conjure ainsi l’éventuel mauvais dessein que porterait le visiteur. En d’autres termes la seule arme de défense consiste pour qui accueille à être bien disposé, afin que l’Au-delà prenne lui-même sa défense.

De plus, au-delà du fait de recevoir, l’hospitalité est un comportement naturel chez tout africain. Les familles sont élargies et cohabitent ensemble. Les cultures africaines ont un sens aigu de la solidarité et de la vie communautaire. On ne conçoit pas en Afrique une fête sans partage avec tout le village. De fait, la vie communautaire est une expression de la famille élargie.

Le primat du lien social rejoint cette réalité naturelle qu’aucune forme sociale ne peut exister sans la mise en commun des habiletés et une vie simple, riche en relations. Si, en Afrique, les sociétés ont su souvent résister à la pauvreté, elles le doivent avant tout à leur faculté de compter sur la famille et leur propre richesse relationnelle. Les seules richesses valables sont celles qui sont partagées avec le groupe, à commencer par la famille élargie. L’idée du partage est donc naturelle et ne résulte pas d’une pression sociale. Mais, l’on peut évoquer une forme de violence, une asymétrie dans la relation et surtout le caractère provisoire de l’hospitalité. Car, force est d’admettre que l’étranger qui arrive est un intrus, puisqu’il n’était pas là auparavant.

1.3 L’hospitalité entre épreuve, violence, asymétrique et provisoire

L’hospitalité est une épreuve. En effet, il est difficile d’accueillir chez soi une personne différente, dans son apparence parfois, dans son langage, sa culture et ses habitudes. « Entre et sois le bienvenu, toi que je ne connais pas »[11] illustre bien l’acte inconditionnel de l’hospitalité. Ce principe d’accueillir celui que l’on ne connaît pas au sein de sa maison, alors même qu’il peut être un ennemi, est une injonction éthique qui conserve un caractère profondément mystérieux : « Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; car en agissant ainsi, ce sont des charbons ardents que tu amasseras sur sa tête[12] » ; et encore :

« N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges[13]. » Par implication, ceux qui ont hébergé des anges sans le savoir ont hébergé des étrangers, dont Dieu nous dit : « Vous aimerez l’émigré, car au pays d’Egypte vous étiez des émigrés[14]. »

Tout accueil est aussi une violence : à la fois pour qui loge l’étranger chez lui, et pour qui dort chez un inconnu. La relation qui se tisse entre les deux, profondément inégalitaire, est marquée par un ensemble de codes, d’obligations qui rendent l’accueil possible. Mais cette hospitalité est par nature, temporaire, et l’étranger, perpétuellement relégué à la marge, est toujours sur le point de partir : « L’étranger n’a point passé la nuit dehors ; j’ai ouvert ma porte au passant[15]. »

La relation est forcément asymétrique : l’accueillant et l’accueilli ne peuvent pas être égaux au même moment puisque l’un donne une faveur que l’autre reçoit. Il est « impossible pour celui qui donne et celui qui reçoit l’hospitalité d’être égaux au même moment[16]. » Celui qui est accueilli est redevable à son hôte, qui en retour tente de l’intégrer à son tissu social. La relation fragile qui le lie à son hébergeur est censée ne prendre fin que lorsque l’étranger est incorporé à la société, ou lorsqu’au contraire en est rejeté et doit partir. C’est dire que l’altérité de l’étranger est une source d’inquiétude qui peut mettre en jeu l’identité de la communauté.

Chez les migrants et commerçants haoussas d’Afrique de l’Ouest, installés notamment à Lomé, capitale du Togo, par exemple, les mots qui expriment cette asymétrie sont successivement variés. D’abord, le yaro (qui signifie aussi enfant) désigne celui que l’on accueille et protège ; le maigida est le chef de maison qui le prend en charge. Entre eux se noue une relation appelée zumunci, que l’on traduirait par « quasi-parenté ». Elle est provisoire, comme toute relation d’hospitalité. Elle prend fin soit au départ de l’étranger, soit parce qu’il est inclus, sous une forme ou une autre, dans le groupe qui l’a accueilli (souvent par un mariage organisé par le maigida). C’est ce que nous retrouvons avec la figure de Moïse qui s’enfuit de chez Pharaon et s’établit en terre de Madiân.

Or un prêtre de Madiân avait sept filles. Elles vinrent puiser et remplir les auges pour abreuver le petit bétail de leur père. Des bergers survinrent et les chassèrent. Moïse se leva, vint à leur secours et abreuva le petit bétail. Elles revinrent auprès de Réuel, leur père, qui leur dit :
« Pourquoi revenez-vous si tôt aujourd’hui ? » Elles lui dirent : « Un Égyptien nous a tirées des mains des bergers ; il a même puisé pour nous et abreuvé le petit bétail. » Il dit à ses filles :
« Mais, où est-il ? Pourquoi avez-vous laissé là cet homme ? Appelez-le ! Qu’il mange ! » Et
Moïse accepta de s’établir près de cet homme, qui lui avait donné Çippora, sa fille[17].

Exercer l’hospitalité, c’est donc faire entrer chez soi celui qu’on ne connaît pas, dans un contexte où tout voyage comporte un danger : danger parfois pour ceux qui voient apparaître des voyageurs dont les intentions ne sont pas toujours claires, danger surtout pour celui qui s’aventure plus ou moins seul sur des routes où il ne dispose pas de l’aide des siens. Le motif du voyage est donc probablement grave et le voyageur peut se révéler un homme important. Quoi qu’il en soit, la responsabilité de l’hôte est d’offrir une protection totale au voyageur aussi longtemps qu’il demeurera sous son toit, même s’il découvre qu’il s’agit d’un invité peu désirable. On constate alors que la tradition d’hospitalité a un rôle de régulation des rapports sociaux entre inconnus. Quant à la mesure de l’accueil, bien avant d’honorer le voyageur, elle est le signe de l’importance de l’hôte : on se doit donc d’y être d’une grande générosité.

2. La famille africaine lieu de solidarité et de communion vitale

Comme partout ailleurs, « il faut accepter l’idée que la famille est une réalité multiforme, variable et (…) ambivalente, d’une part ; et de l’autre, que la conception africaine de la famille a un caractère spécifique[18] ». Pour Bénézet Bujo, « cette famille est toujours tridimensionnelle : elle comprend les vivants, les morts et les non-encore-nés[19] ».

Dans le quotidien, les gens vivent tous comme des parents. Un parent est quelqu’un qui est proche, avec qui l’on vit en harmonie, quelqu’un que l’on protège. Le sentiment communautaire est enraciné dans la conviction que c’est seulement en appartenant à la communauté que la personne peut être ce qu’elle est. La communauté n’est pas seulement une relation consanguine. Elle est une communauté de personnes liées entre elles par l’affection, d’où germe une solidarité vivante, saine et affectueuse. En Afrique, l’individu est éduqué à l’intégration et à l’hospitalité par la tradition familiale.

La vie est donc dans la symbiose de la communauté. L’accent est surtout mis sur l’attention à l’autre, la solidarité, la chaleur des relations, l’accueil, le dialogue et la confiance. Il s’agit de repenser la responsabilité qu’a chacun envers l’autre. Puisque je suis responsable de ce qu’il advient de l’autre, comme il est responsable de ce qui m’arrive, comment puis-je ne pas l’accueillir ? « Exercez l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmures[20]. » L’histoire de Ruth, la Moabite, l’étrangère originaire d’un peuple qui fut hostile à Israël, mais que Booz accueille avec bienveillance, est éloquente et montre que l’amour fait dépasser les principes et les mentalités[21]. N’oublions pas l’acte de foi et de courage de Ruth : « où tu iras, j’irai, où tu demeureras, je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple et ton dieu sera mon dieu »[22].

La communion vitale fondement de la solidarité africaine

L’exemple des vases communicants est toujours suggestif à ce sujet. Ce qui touche la vie de mon frère, de ma soeur, de mon cousin, ou d’un autre membre du clan, me touche intégralement. C’est pour cela que l’exploit réalisé par mon frère est tout aussi bien mon exploit et celui de toute sa famille. Mais aussi, la culpabilité du mal commis par mon frère m’incombe totalement au point de m’impliquer dans les frais de réparation.

Hier et aujourd’hui, cette solidarité rejaillit sur la vie de la société : on voit tout le quartier participer au deuil du voisin ; ceux qui vendent ensemble de la farine au coin de la rue, on les voit se prêter la mesure, surveiller et même vendre la marchandise du voisin quand celui-ci s’absente pour un petit moment. On le voit sur les routes, quand le véhicule s’embourbe et qu’un autre véhicule arrive : l’entraide pour en sortir est souvent frappante.

L’une des remarques que l’on peut faire en rapport avec l’acte d’hospitalité en Afrique concerne sa gratuité. Car, si l’on y est hospitalier, c’est surtout par mesure de prudence, pour se protéger, et disposer en sa faveur les forces de l’au-delà. Comme le dit l’un de nos proverbes, « donner c’est déposer en lieu sûr : lorsque tu seras dans le besoin, tu retrouveras ce que tu auras donné ». Ainsi l’aide est conçue comme une sorte d’épargne : en donnant, on s’assure d’une aide potentielle en retour lorsqu’on sera dans le besoin.

Mais peut-être notre hospitalité, souvent limitée au niveau du clan, pourrait-elle se dilater et déboucher dans la construction de l’Église, peuple de Dieu, où ceux qui jadis étaient loin deviennent désormais proches quand ils se découvrent enfants de Dieu, et surtout sauvés par le même sang du Christ. Car, dans le Christ, le don doit être gratuit pour pouvoir être fécond : « Si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs prêtent à des pécheurs, afin de recevoir l’équivalent (…) ; au contraire, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très- Haut. » (Lc 6,34)

3. La fécondité spirituelle de l’acte d’hospitalité d’Abraham

Certains textes spécifiques dans la Bible, de l’Ancien et du Nouveau Testament, sont considérés comme des textes-clés concernant l’hospitalité et ont fait l’objet de multiples études. Retenons que la rencontre de la personne qui accueille et de celle qui est accueillie apparaît dans un bon nombre de ces textes comme source de bonheur, comme occasion d’approfondissement de la foi et lieu de créativité théologique[23]. Que ce soit Abraham au chêne de Mambré[24], Moïse le réfugié trouvant une famille dans son exil[25] ou l’accueil de Ruth la moabite, ces trois cas apparaissent comme des types de l’attitude croyante, attitude féconde au niveau spirituel. Voyons plus en détail l’acte d’hospitalité d’Abraham.

L’exemple de ce dernier au chêne de Mambré n’est pas du tout surprenant pour l’Africain. Imaginons le chêne de Mambré comme un lieu de passage, à la manière d’une gare routière où Abraham s’était installé. Tout est ouvert. Et imaginons un étranger qui arrive sans prévenir. Une femme lui apporte « l’eau de bienvenue » et un siège pour s’asseoir. Puis commencent les salutations centrées notamment sur la famille. Même simples, elles sont spirituelles, chargées de sens, de tolérance et d’acceptation de l’autre. Dans les tribus du nord du Natal en Afrique du Sud, on utilise pour se saluer le mot « Sawabona ». Ce qui signifie « je te vois », comme pour dire : « Je te respecte et te reconnais pour celui que tu es. » En retour les gens disent « Sikbona », ce qui signifie « je suis ici », comme pour dire : « Quand vous me voyez, vous me faites exister. »

Personne n’oserait commencer le repas sans annoncer que vous êtes invité. De plus le repas est amélioré pour l’hôte, tout est mis à sa disposition pour son bien-être. L’étranger, qu’il soit un passant, un invité ou un visiteur a droit à un accueil enthousiaste car il est sans défense, comme cela se vérifie dans le récit d’Abraham à Mambré. Celui-ci voit trois hommes… près de lui ; et pourtant, ajoute le texte, « dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre » (Gn 18,2). Les hommes sont proches… sans l’être ; et le seul désir d’Abraham est de se rapprocher d’eux au maximum. Abraham est loin d’eux quant à la connaissance qu’il en a (il ne reconnaît pas Dieu), mais il sait se faire proche d’eux par son désir de se rendre hospitalier. Lui qui est un vieillard, à l’heure la plus chaude du jour, il court à leur rencontre, de la tente à l’arbre, et il se prosterne jusqu’à terre. La précipitation d’Abraham à servir ses hôtes ne s’arrêtera pas à ce premier geste d’accueil : après avoir couru à la rencontre de ses hôtes, il cherchera à communiquer sa hâte à Sara : « Prends vite… » (18,6), puis au serviteur qui s’empresse de préparer le veau (18,7). Bref, il semblerait qu’il n’ait de cesse de se hâter jusqu’à qu’il se tienne debout sous l’arbre, pendant que mangent ses hôtes (18,8).

La scène se termine par un repas. Celui-ci favorise les échanges et la connaissance mutuelle. Abraham a fait préparer à manger pour ses hôtes, mais il n’a pas mangé avec eux. C’est l’attitude du serviteur. C’est toute la maisonnée qui se met en branle et prend part à son hospitalité. Tous se retrouvent dans des positions à l’opposé de celles de départ : Abraham est d’abord assis à l’entrée de la tente et il voit des hommes debout près de lui ; Abraham se retrouve ensuite debout sous l’arbre, près des hommes qui mangent assis. La transformation opérée dans ce récit est provoquée par la parole d’invitation et le désir d’hospitalité d’Abraham en tant qu’ils sont acceptés par ses hôtes : « qu’il fasse comme il a dit » (Gn 18,5).

Conclusion

Hier et aujourd’hui, l’hospitalité est une attitude vivante, mais qui change de forme. Elle se concrétise dans des gestes parfois inattendus, comme nous l’avons souligné. La famille africaine est l’endroit où la valeur profonde de la vie prend naissance, est protégée et nourrie, un lieu d’appartenance où le partage et la solidarité sont au coeur de la vie quotidienne et où tous et toutes se sentent eux-mêmes, vraiment chez eux. Selon les éléments structurants de la famille, le don confère un sens à la vie. Cette dernière est un don. Elle n’a ni poids ni fécondité si elle n’est pas donnée. Vie et don sont inséparables pour l’Africain. De ce fait, le sujet qui se reçoit d’une origine comme don, doit à son tour recevoir l’autre comme don et se donner. Cette réciprocité obligatoire s’exerce dans le cercle de la parenté où « l’être-ensemble » dicte sa loi. Ainsi, le don structure l’individu dans la famille africaine, où le « nouvel arrivant » à l’existence est salué comme « mystère du don de la vie » : il est don (donné), il donne et il se donne[26].

Ce parcours nous révèle que l’hospitalité est à la fois un geste de compensation, de mise à égalité mais aussi de protection, dans un monde où l’étranger n’a pas originellement de place. Ainsi être hospitalier revient à donner une place de choix en permettant à l’accueilli de se sentir partie intégrante de son lieu d’accueil. Le geste d’hospitalité implique donc obligatoirement le franchissement d’un espace et la mise en place d’un rituel d’accueil. Pratiquer l’hospitalité, c’est faire un don de soi.

L’hospitalité, en d’autres termes, implique une interaction communautaire et devient « une manière de vivre ensemble, régie par les règles, des rites, des lois et des gestes » [27]. Le geste d’hospitalité consiste à mettre à l’écart l’hostilité latente de tout acte d’hospitalité, car l’hôte, l’étranger apparaît souvent comme réservoir d’hostilité. Un des grands aspects d’une mystique actuelle des migrations est le rassemblement de l’humanité, non plus la rencontre des diversités complémentaires, mais la prise de conscience par les hommes et les femmes de ce qu’ils constituent une seule famille, la prise de conscience de la solidarité de l’humanité.

Dans son livre L’homme nomade, Jacques Attali retrace l’histoire de l’humanité pour en conclure que l’installation et la sédentarisation ne sont qu’une brève parenthèse de son évolution. Le nomadisme, le voyage, le chemin sont les expériences qui ont modelé l’être humain et caractérisé ses vicissitudes dans le monde ; aujourd’hui les nouvelles technologies qui facilitent incroyablement le voyage tant réel que virtuel ouvrent des scénarios nouveaux et inédits pour cette humanité nomade[28]. La mobilité humaine fait prendre conscience à l’être humain de sa condition pérégrinante. L’hospitalité fait bouger les lignes de fractures socio- politiques, culturelles et religieuses.