Corps de l’article

S’inscrivant dans le champ de la traduction littéraire, Rachel Weissbrod et Ayelet Kohn prennent acte de la nouvelle circulation des oeuvres, non seulement d’un pays à l’autre et d’une langue à l’autre, mais d’un média à l’autre. Les productions culturelles contemporaines sont en effet de plus en plus protéiformes, associant musique, vidéo et danse (This ain’t Europe) ou encore texte, illustration et peinture (Ezekiel’s World), mais un recueil de poèmes peut aussi successivement se transformer en album pour enfants, être mis en musique et monté sur scène (The Sixteenth Sheep). Dans la lignée des précédentes recherches menées par Weissbrod (2004), l’ouvrage Translating the Visual. A Multimodal Perspective s’intéresse à de multiples formes de transferts et fait délibérément le choix d’écarter la traduction interlinguistique pour se concentrer uniquement sur l’intrasémiotique. Un choix radical, en ce qu’il élargit le concept de traduction (et de traducteur) à l’extrême, jusqu’en des contrées nouvelles, dont Weissbrod et Kohn proposent un intéressant défrichage.

Comme le rappellent les deux autrices, elles ne sont pas tout à fait pionnières en la matière. Elles s’inscrivent même dans une double lignée de traductologues et sémioticiens qui commence avec le texte fondateur de Roman Jakobson (1959) et se poursuit avec les travaux de Gideon Toury (1994) jusqu’aux ouvrages fondamentaux de Gunther Kress et Theo von Leeuwen (2001) d’un côté, d’Yves Gambier et Henrik Gottlieb (2001) de l’autre, auxquels on peut ajouter les publications ultérieures de Klaus Kaindl (2013). L’apport de Weissbrod et Kohn à l’actuel tournant transmédial de la traductologie est d’augmenter cette généalogie de quelques ramifications secondaires (notamment Freud) et de parentés plus lointaines (Bhabha), comme pour apporter la preuve que « la traductologie est l’unique point de départ de ce livre et la discipline principale dans laquelle s’ancrent ses analyses » (p. 214 ; ma trad.). La traduction intersémiotique n’est pas un greffon importé d’autres disciplines par quelques apprentis sorciers ; elle est solidement implantée dans l’histoire et la théorie traductologiques dont elle affute les outils en les confrontant à de nouveaux corpus originaux et complexes.

Translating the Visual compte huit sections, chacune consacrée à une étude de cas, c’est-à-dire à l’analyse d’une oeuvre multimodale et de ses traductions. Le corpus examiné est exclusivement contemporain (des années 1970 à nos jours) et exclusivement israélien. La traduction interlinguistique est donc volontairement écartée, même quand certaines des oeuvres commentées comportent une partie traduite (de l’hébreu vers l’anglais ; voir notamment les sections II.5 ou II.6). Ces huit sections sont regroupées en trois grandes parties, non titrées, dont l’introduction éclaire l’unité à la fois thématique et théorique.

La première partie est consacrée à la littérature jeunesse et au rapport texte-images au sein d’un album au gré de ses republications et ré-illustrations. Kohn et Weissbrod veulent prouver que la modification d’un élément (visuel) impacte l’ensemble de l’oeuvre. Non seulement le texte se trouve modifié par son association à de nouvelles images, mais les relations texte/images évoluent, de même que les références intertextuelles et interpicturales avec d’autres oeuvres. Les albums discutés sont Uri Cadduri, Mr. Fibber the Storyteller, Anonymous Bluffer the Great et A Tale of Five Balloons. L’objectif de Kohn et Weissbrod est ici de montrer que les différents modes sémiotiques présents au sein d’une oeuvre se traduisent l’un l’autre (le texte traduit les images, et les images traduisent le texte). Or, comme tous les exemples relèvent de la coprésence ou de la double présentation entre objet traduit et objet traduisant, les autrices sont conduites à interroger non seulement la pertinence des notions classiques de source et de cible, mais aussi la distinction entre traduction et adaptation. La définition de la traduction subit une première révision en ce que l’objet traduisant n’est plus destiné à tenir lieu de l’objet traduit, mais le reformule et l’interprète avec tous les effets de surplus et de perte de sens qu’on connaissait de la traduction textuelle interlinguistique.

La deuxième partie s’intéresse au roman graphique et à la question de l’autotraduction collaborative. Les objets culturels étudiés gagnent en complexité par rapport à la partie précédente. Il ne s’agit plus simplement de textes illustrés, mais d’une association texte-images plus étroite et plus systématique, à laquelle s’ajoute l’utilisation d’images animées : Valse avec Bachir est un film d’animation devenu roman graphique ; Ezekiel’s World est un roman graphique nourri des poèmes du père et des tableaux du fils ; Pizzeria Kamikaze était initialement une nouvelle sans illustrations. Ce qui justifie de parler d’autotraduction, c’est la participation des auteurs à l’adaptation de leur travail, en collaboration avec d’autres artistes. Mais Weissbrod et Kohn envisagent aussi l’autotraduction comme transformation d’un état psychologique en oeuvre d’art, s’appuyant en cela principalement sur Freud mais aussi sur la notion de transmutation qu’on trouve chez Jakobson (1959). Ainsi le film d’animation Valse avec Bachir est la traduction de souvenirs traumatiques – et même de souvenirs absents car refoulés – en langage visuel. Ezekiel’s World est la traduction en images de la mémoire de l’Holocauste en même temps que de la post-mémoire, puisque la collaboration se fait ici sur trois générations. À ces deux dimensions de la traduction, les autrices en adjoignent une troisième, métadiscursive en quelque sorte, puisqu’elles considèrent avec Steven Mailloux (1995) que leur propre interprétation de ces oeuvres est à son tour une forme de traduction. La définition de la traduction est élargie dans cette section à celle de l’interprétation (Belingard et al., 2017) et à la négociation entre l’individuel (autotraduction) et le collectif (traduction collaborative).

La troisième partie se distingue à plus d’un titre des deux autres. Elle ne comporte d’abord que deux études de cas et présente une cohérence générique moindre. Les objets étudiés font de nouveau monter la complexité multimodale d’un cran. La combinaison texte-images est augmentée d’une dimension musicale et performative : il s’agit d’une part de The Sixteenth Sheep, qui évoque pour tout Israélien un ensemble de poèmes, mais aussi un album illustré (par au moins deux dessinateurs), un album de chansons ainsi que des images du spectacle qui en a été tiré ; et d’autre part, du clip vidéo du groupe Arisa, This ain’t Europe, mixant culture gay occidentale et musique mizrahi traditionnelle interprétée en playback par une drag queen. Pour la première fois, la traduction est aussi interculturelle, puisque le clip présente un phénomène d’hybridation entre deux codifications différentes en la personne du chanteur Uriel Yekutiel, mais aussi de la bande-son et du texte. La référence théorique principale de cette section est Homi Bhabha, notamment pour la notion de « third space » et de « traduction incomplète » (p. 198 ; ma trad.), le corps de l’artiste laissant apparaître un certain nombre d’« incongruités » (p. 209 ; ma trad.), rendant visible le processus de traduction (masculin/féminin, oriental/occidental, hétéronormé/gay). La notion de traduction retrouve finalement dans cette section une composante presque traditionnelle, en ce qu’il s’agit de négocier un passage entre deux cultures (qui, soit dit en passant, sont deux franges de la même société). Mais l’interculturel et le transculturel sont abordés une nouvelle fois par un biais inattendu, c’est-à-dire anthropologique puisque l’objet traduit et traduisant est l’homme lui-même, dans lequel « coexistent une multiplicité d’identités » (p. 209 ; ma trad.). L’autotraduction va plus loin par rapport à la deuxième partie, qui avait préparé le terrain par la question de la traduction du traumatisme et de la médiation des affects individuels. Même si le propos de Weissbrod et Kohn reste assez implicite à ce sujet, elles semblent envisager la possibilité de considérer l’homme lui-même comme l’oeuvre multimodale ultime, en permanente négociation avec d’autres systèmes de signes. L’homme contemporain qui navigue entre les langues, les cultures et les genres est traduit et se traduit. Une place lui revient donc dans la chaîne de plus en plus complexe des productions multimodales et interculturelles contemporaines.

On relèvera pour finir trois aspects importants de cette publication. Le resserrement de son corpus à une question qu’on pourrait juger marginale au sein de la traductologie, empruntant beaucoup à des disciplines voisines (études visuelles et postcoloniales, psychologie) et s’emparant principalement de cas limites de traduction au sens classique, permet aux autrices d’ouvrir réellement la réflexion à des enjeux théoriques majeurs et centraux de la traductologie contemporaine : l’obsolescence potentielle des notions de source et de cible ou même de celle d’adaptation ; la traduction de l’humour (qui constitue un fil rouge discret entre les oeuvres discutées) et le potentiel subversif et critique de la traduction ; et – ce que les autrices mettent elles-mêmes en avant – la traduction collaborative et l’auto-traduction, qu’elles pensent systématiquement en corrélation. On peut toutefois estimer que le postulat de départ de Weissbrod et Kohn, à savoir le parallèle entre langage et média, ne va pas tout à fait de soi. Faute de l’avoir justifié peut-être davantage en introduction, des énoncés ultérieurs tels que « if we replace ‘language’ with ‘medium’ » (p. 148) peuvent surprendre. Des notions connexes telles que le support, le dispositif ou le genre, sont abordées (I.2), mais un peu trop superficiellement au profit d’une discussion plus proprement traductologique.

Du point de vue méthodologique, l’ouvrage est d’une grande clarté. La bibliographie qui figure à la fin de chaque étude de cas révèle que Translating the Visual est l’aboutissement d’un travail collaboratif de longue haleine entre Rachel Weissbrod et Ayelet Kohn. À l’exception des deux dernières sections, toutes les autres avaient fait l’objet d’une publication indépendante entre 2012 et 2018. La cohérence de l’ouvrage n’en est que plus remarquable. Il présente une réelle progression logique et théorique entre la première et la dernière partie, avec des objets d’étude de plus en plus complexes, examinés à la lumière d’un ou deux concepts clés. Alors que la variété des exemples pour la plupart peu connus à l’étranger pourrait rapidement saturer l’attention, une structure rigoureuse permet d’entrer facilement dans le propos : chaque artiste et chaque oeuvre font l’objet d’une brève présentation, suivie d’une analyse d’ensemble et d’une discussion détaillée. Des références à d’autres oeuvres de la culture mondiale (Chagal, van Gogh, Magritte, Wilhelm Busch, etc.) offrent d’ailleurs régulièrement des points d’appui aux lecteurs et lectrices non-israéliens.

Parmi les apports plus discrets ou peut-être secondaires de l’ouvrage, on se doit de souligner le travail de passeuses des autrices, qui donnent ici accès à des oeuvres israéliennes d’une grande richesse, malheureusement peu diffusées à l’étranger, peut-être parce qu’elles appartiennent à des genres populaires (littérature jeunesse, bande dessinée, film d’animation, clip vidéo), lesquels se trouvent en pleine réévaluation et revalorisation mais ne figurent pas forcément dans le canon national ou les échanges internationaux. On imagine que les oeuvres réunies par les autrices recomposent tout à la fois la bibliothèque (idéale ?) d’une famille israélienne et la trajectoire politique et culturelle d’une société. Les deux premières oeuvres évoquées ont paru initialement dans les années 1930 et 1940, avant la fondation de l’État d’Israël, tandis que les romans graphiques abordent la Shoah et la guerre du Liban ou encore le mal-être dans les grandes villes postmodernes. Nombre des oeuvres mises en lumière traitent également des influences croisées de l’Occident et de l’Orient sur la culture israélienne. Les autrices ont d’ailleurs à coeur d’ouvrir régulièrement la perspective au-delà des frontières nationales et de négocier un permanent aller-retour entre le particulier et l’universel.