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Introduction

Tout devint mon compagnon par son soupçon / Nul ne chercha chez moi, les mystères en moi.

Roumi, Masnavi, I : 6

C’est ce que Roumi fait dire à son héros personnifié, le Ney, la flûte de roseau, qui se plaint de sa séparation du roselier, son paradis d’origine. Il s’agit aussi d’une préoccupation herméneutique : on cherche très souvent dans un texte ce qu’on peut y voir, voire ce qu’on veut y voir plutôt que ce qui s’y trouve ou ce que l’énonciateur a eu l’intention d’y mettre – à savoir la visée du message. Jalāleddin Mohammad Balḵi, connu communément sous le nom de Mowlānā [notre maître], Mowlavi ou Roumi[1] – nom que nous retiendrons ici – est un théosophe et poète mystique persan du XIIIe siècle parmi les plus connus et le plus traduit en Occident. Sa renommée tient tant à l’immensité de son oeuvre poétique se composant du Masnavi-e ma’navi (couplets spirituels, ouvrage mystico-didactique) et du Divān-e Šams-e Tabrizi (recueil mystico-lyrique d’odes et de quatrains dédiés à son maître bien-aimé, Šams de Tabriz) qu’à l’engouement relativement récent en Amérique anglophone pour ses poèmes de caractère spirituel et lyrique.

Ce qui nous intéressera dans cet exposé est de présenter quelques cas d’incidents, de polémiques et de manipulations d’ordre politique survenus dans la réception de l’oeuvre et de la pensée de Roumi par le biais des traductions, retraductions et adaptations, dans les sphères linguistico-culturelles anglaises et françaises. Notre but sera de comprendre comment les traducteurs ont transféré aux lecteurs dans leur traduction ce qu’ils voyaient ou ce qu’ils voulaient voir dans les textes de ce pilier de la métaphysique soufie. Il s’agit de problèmes qui ont pour origine l’écart séparant l’intention de l’auteur et ce qui est compris et par la suite recréé comme discours de Roumi dans ses traductions. La problématique de la traduction de ce texte est d’autant plus fascinante que la visée du discours gnostique est par nature indicible, car elle transcende tout moyen de communication humain, d’où l’usage de la poésie mystique, langage par excellence du non-dit et de signification à l’infini. Cet article est inspiré d’une recherche plus étendue (Sedaghat, 2015), laquelle s’est appuyée sur un corpus constitué de l’ensemble des traductions françaises et anglaises de l’oeuvre poétique de Roumi[2] dans le but d’analyser les aspects linguistiques, poétiques, sémiotiques, éthiques, herméneutiques et socioculturels de la réception de la pensée mystique iranienne post-islamique. Les exemples examinés dans cet article traiteront de la question de l’interférence du fait politique sur le fait linguistique dans la réception de Roumi en Occident, et ce, à trois niveaux : textuel, paratextuel et institutionnel. Pour analyser ces cas, nous dresserons un tableau sommaire des problématiques herméneutiques du discours soufi avant d’établir le cadre théorique de la recherche en ayant recours à la théorie éthique de la traduction d’Antoine Berman et à celle de la réécriture proposée par André Lefevere.

1. Complexité de la pensée soufie : sa réception problématique

1.1 La pensée mystique dans le monde islamique

Le soufisme est une des doctrines mystiques de l’islam. Selon Henry Corbin, la dimension mystique de l’islam ne se limite aucunement à la « métaphysique du soufisme » ; elle est aussi au coeur de la « théosophie orientale de Sohrawardi » (ešrāq) et de la théosophie chiite (1974, vol. III, p. 1071). Le fondement théologique de la métaphysique soufie repose sur la nécessité d’une démarche herméneutique, laquelle, dans son rapport avec le texte sacré, sait distinguer l’aspect exotérique (ẓāher) de l’aspect ésotérique (bāṭen) de toute réalité[3]. Les mystiques s’opposent à l’interprétation immédiate, littéraliste et légaliste du Coran et de la tradition prophétique et s’attachent à un parcours individuel vers la connaissance[4] de Dieu, aux valeurs de méditation et d’ascèse ainsi qu’à l’oubli et l’abandon de soi. Dans leur démarche gnostique d’amoureux (le connaissant) vers le/la Bien-aimé(e) (le connu), ils adoptent une approche ontologique de l’obtention de la connaissance suprême des vérités, et non une approche intellectuelle dialectique. Dans cette approche, la connaissance n’est possible que par la révélation de la vérité divine à l’âme du mystique, démarche dont la finalité est l’union du connaissant et du connu. C’est la théophanie[5], que Corbin retrouve aussi dans la « théologie spéculative » chrétienne selon laquelle Dieu apparaît au coeur du mystique comme un reflet dans un miroir (speculum) (ibid., vol. III, p. 1097).

Il convient aussi de faire la part des versants théorique et pratique du soufisme. Dans sa dimension métaphysique, le soufisme représente une doctrine du salut personnel par l’acheminement spirituel vers Dieu, ce qui relève d’un retour à la source pour autant que selon la notion panenthéiste de « vahdat-e vojud » (l’unité de l’être), omniprésente chez des penseurs comme Sohrawardi (d’inspiration mazdéenne), Ibn Arabi et Roumi, la source de l’existence est « une » (voir Nicholson, 1898, p. xxx-xxxi). La dimension pratique du soufisme correspond à la tariqat, c’est-à-dire une orthopraxie, parfois antinomiste par rapport à la charia, organisée au sein des confréries sous l’autorité spirituelle d’un chef. Si diverses tariqats ont su cohabiter plus ou moins bien avec les autorités religieuses selon les époques et les rapports de force politiques, les divergences théoriques entre la théosophie mystique et les dogmes légalistes de l’islam restent majeures[6].

1.2 Origines du mysticisme islamique

De nombreux efforts intellectuels de réconciliation ont été faits au cours de l’histoire du soufisme, tantôt par des soufis eux-mêmes, tantôt par des théologiens modérés, attribuant l’origine de cette doctrine éclectique aux enseignements du coeur de l’islam, niant toute contradiction épistémologique entre eux. Cela n’a pourtant pas empêché des persécutions systématiques et des accusations d’hérésie contre les grandes figures de la théosophie soufie d’autant qu’il existe dans la pensée mystique des éléments qui sont fondamentalement exogènes à l’islam[7]. Contrairement à l’avis de certains spécialistes contemporains du soufisme qui, dans le sillage des théologiens soufis et parfois pour des raisons idéologiques, présentent les versets coraniques et les traditions prophétiques comme la véritable source du mysticisme islamique[8], les études comparatives effectuées par les orientalistes plus anciens ont démontré les grandes influences des traditions philosophiques non islamiques sur le mysticisme islamique.

Edward Browne (1908, p. 416-422) présente quatre hypothèses concernant les origines du soufisme. La première, la version officielle des soufis, est réfutée par Browne et la majorité de ses contemporains, qui maintiennent que malgré les maintes références aux sources coraniques dans la littérature soufie, la visée et l’approche de celle-ci n’est autre que les courants de la pensée dominante de l’orthodoxie islamique incarnée par le fiqh (la jurisprudence islamique) ou le kalām (la scolastique islamique). La pensée mystique se veut porteuse d’une relecture du texte sacré sous des lumières nouvelles, autres que l’optique littéraliste[9].

La deuxième hypothèse, assez populaire au XIXe siècle, considère le soufisme comme la réaction aryenne des peuples irano-indiens à une invasion religieuse sémitique. C’est surtout l’idée défendue par Edward Henry Palmer (1969, p. ix-xii), quoique peu approuvée par Browne, qui ne voit pas assez de points de contact entre la civilisation indienne et le monde musulman pour laisser une telle empreinte. Cette hypothèse a toutefois regagné de l’attention au cours du XXe siècle : le philosophe iranien Daryoush Shâygân, dans sa thèse intitulée Les relations de l’hindouisme et du soufisme (1979), présente les travaux du prince mystique Moghol Dârâ Shokûh sur les influences profondes des philosophies védiques sur le soufisme. Mostafa Vaziri a récemment montré, dans une monographie sur ce qu’il appelle la rébellion de Roumi et de Šams (2015, p. 137-154), les origines védiques de leur pensée mystique, soulignant l’écho des notions phares de brahman, maya, samsara et atman chez Roumi : l’unité de l’être, la hiérarchie de l’existence, le chagrin de la séparation et le soi.

La troisième hypothèse, soutenue par Reynold Alleyne Nicholson (2001, p. xxv-xxxv), éditeur, traducteur et spécialiste de Roumi, est celle de l’influence du néoplatonisme, vision prisée aussi par Corbin, qui appelle Sohrawardi et ses disciples les « néoplatoniciens de l’Iran », faisant allusion notamment aux origines communes des pensées néoplatoniciennes hellénique et islamique dans l’angélologie mazdéenne (Corbin, 1971-1973, vol. II).

Enfin, la quatrième hypothèse avancée par Browne est celle de l’origine indépendante du soufisme, qui attribue son émergence à la quête spirituelle « commune aux mystiques d’époques, de croyances, et de contrées diverses » (1908, p. 421 ; notre trad.). L’historien iranien Abdolhossein Zarrinkoub fait une synthèse encore plus détaillée des facteurs contribuant à la formation du soufisme – le mazdéisme (via la figure de Salman de Perse), le manichéisme (lui-même un syncrétisme de pensées zoroastriennes, chrétiennes, et bouddhistes), le bouddhisme, le gnosticisme mandéen, le néoplatonisme, etc. – sans pour autant en singulariser un comme la source principale du soufisme (1990, p. 4-28).

Quoi qu’il en soit, même les orientalistes partisans de l’islamité du soufisme, majoritairement eux-mêmes des soufis, comme René Guénon, avouent que « de toutes les doctrines traditionnelles, la doctrine islamique est peut-être celle où est marquée le plus nettement la distinction […] [entre] l’exotérisme et l’ésotérisme » (1973, p. 13). Annemarie Schimmel, spécialiste allemande de Roumi et de la pensée mystique, elle-même une soufie, examine les théories sur l’origine du mysticisme, essayant d’en proposer une définition syncrétique (2011, p. 3-22). Schimmel évoque à son tour diverses hypothèses soulignant l’influence des pensées chrétiennes (ibid., p. 10) et védiques (ibid., p. 11-12) dans la cosmogonie mystique en Islam.

1.3 Le non-dit du discours mystique et les problèmes herméneutiques

La position précaire des gnostiques musulmans d’une part, et la complexité de leur pensée ésotérique de l’autre, ont fait en sorte que le mode d’expression par excellence des grands soufis perses est principalement la poésie, à savoir le domaine du double langage, de la métasémie[10], du non-dit. Pour eux, la poésie est la meilleure manière de dire l’indicible. D’où le foisonnement du langage symbolique dans la littérature mystique persane. Au demeurant, l’art poétique chez Roumi est loin d’être un but en soi. En effet, Roumi ne se considère guère poète,[11] bien qu’il ait composé quelque 62 000 distiques. Ce que cherche Roumi dans la poésie, tout comme une grande majorité des mystiques persans comme Attar, Sanayi, Sa’di, ou Nezami, c’est un langage apte à communiquer son expérience gnostique indicible. Roumi, tout comme Hegel avec son projet philosophique de poésie[12], use de la poésie comme un moyen d’élever et de purifier l’âme pour l’ouvrir à la réception de la vérité ultime. La métaphore qui se diffuse en tous lieux et à tous les niveaux dans la poésie d’un mystique comme Roumi est la seule manière de « dire l’indicible » sans choquer le discours religieux dominant ni être accusé d’hérésie[13].

Le dilemme de dire l’indicible par la voie d’un langage méta est ainsi au coeur des problèmes herméneutiques du discours roumien. Le double sens de ce discours est le corollaire du déploiement d’un langage ésotérique, lourdement chargé de symboles, notamment dans son oeuvre lyrique. D’une part, le traducteur, étant d’abord un lecteur, se trouve devant la tâche incommensurable de l’interprétation d’un texte qui présente des complexités herméneutiques, à la manière des textes sacrés. D’autre part, il ne peut pas s’empêcher – et ceci est compréhensible – de se mettre en position de commentateur du texte pour son lecteur, lequel connaît peu les métaphores ancrées dans une culture éloignée. Or, la lecture proposée par divers traducteurs-commentateurs varie en fonction du temps et du contexte sociopolitique de leur époque ainsi que de leur propre appartenance idéologique. Farzaneh Farahzad évoque dans (Mis)Representation of Sufism through Translation (2009) certaines de ces variantes dans la réception du discours soufi. Elle fait remarquer notamment l’obsession des traducteurs et des orientalistes, dès les premières traductions des textes soufis de l’arabe vers le latin jusqu’à l’époque moderne, par les écrits philosophiques, théologiques, et logique au détriment de la littérature et les textes poétiques surtout en langue persane. Or la grande majorité des grands gnostiques iraniens, sans doute à l’exception de Sohrawardi, ne trouvait que la poésie comme le seul moyen d’exprimer l’expérience unique de la quête de l’Absolue.

Ce manque d’analyse de l’expression poétique pourrait en partie expliquer les difficultés de compréhension des modalités de l’expression métaphorique du mysticisme iranien chez certains traducteurs et spécialistes occidentaux, lesquels se veulent aussi commentateurs du soufisme. C’est le cas, par exemple, des débats incessants sur le langage antinomique et bachique de Roumi, ou encore des interprétations manichéennes de la nature sacrée ou profane de l’amour mystique. Or ce qui échappe à ces spécialistes, c’est, à notre sens, le caractère central de l’expression symbolique chez un poète tel Roumi. Le mode de l’expression mystique constitue une métaphore vive diffuse, pour reprendre le dire de Paul Ricoeur (1975), et non une métaphore morte, une allégorie. L’image poétique chez Roumi est déployée de façon à dire une vérité métaphorique : ce qui « est » et « n’est pas » en même temps, à savoir ce que Ricoeur appelle une tension ontologique (ibid., p. 311-321). Pour Roumi, tout est Un, il n’y a pas de distinction entre le profane et le sacré, le corps et l’âme, l’amour charnel et l’amour divin, ou encore Dieu et son épiphanie en la personne de Shams[14]. Ainsi croyons-nous que toute tentative d’interpréter le discours hétérogène et polysémique de Roumi de manière à en fixer la visée et à placer dans une case idéologique et religieuse particulière constitue pour le moins du simplisme épistémologique sinon de la manipulation. Ceci est d’autant plus vrai, nous le montrerons, dans le cas du traducteur qui, au lieu de jouer le franc-jeu et informer le lecteur profane de ces complexités herméneutiques, laisse passer sa propre interprétation pour la réalité du discours source.

2. L’idéologie et son interférence dans le transfert linguistique

L’influence idéologique et politique sur la représentation d’une oeuvre peut s’exercer à trois niveaux : au niveau textuel, par les choix linguistiques et stylistiques des traducteurs ; au niveau du paratexte, notamment à travers les commentaires exégétiques ; et enfin, au niveau institutionnel, par l’interférence des institutions politiques.

2.1 Champ d’interprétation et déformation du message

Pour bien comprendre les modalités de l’interférence latente dans la réception du texte, il convient d’évoquer la théorie de la communication de Karl Bühler et le modèle du signe de Charles Sanders Peirce, sur lesquels s’appuie Michèle Prandi dans sa Grammaire philosophique des tropes. Le schéma de la communication de Prandi repose sur les notions de « symbole », de « système » linguistique et d’« indice » comme composants de la communication langagière (1992, p. 144-146). Au caractère symbolique de l’énoncé, Prandi oppose le caractère indical du message ; autrement dit, l’énoncé composé de signes dans un système langagier entreprend d’indiquer une réalité extralinguistique. Alors que le contenu sémantique de l’énoncé possède une valeur structurale arbitraire qui s’impose par le système (la langue), « l’indice reçoit à chaque emploi une valeur positionnelle contingente » (ibid., p. 146)[15]. C’est cette valeur indicale qui varie entre le moment de la production et celui de la réception de l’énoncé. Bühler appelle « champ d’indication, le champ d’objets et de forces qui confère à l’indice sa valeur positionnelle » au moment de la production du discours (Prandi, 1992, p. 146). Or, à la réception du discours, il existe un champ secondaire, le « champ d’interprétation », lequel gère la valeur du message des énoncés. Il s’agit d’une « sorte de champ de forces de deuxième degré : un développement, spécifique dans sa structure, mais fonctionnellement équivalent d’un champ d’indication primaire » (ibid., p. 148).

Alors qu’idéalement le champ d’interprétation se conforme au champ d’indication dans le cas de la demostratio ad oculos, ces deux champs divergent l’un de l’autre dans le texte écrit, c’est-à-dire dans la communication in absentia, dont la réception est différée, voire réitérée (dans le cas de la traduction). Cette divergence s’échelonne à divers degrés en fonction de l’espace-temps ou encore des données circonstancielles de la réception, à savoir le contexte socioculturel de la sphère d’arrivée. Qui plus est, la réception du discours figuré (le trope) suit un mode opératoire bien différent de celui d’un énoncé ordinaire. L’enjeu de la traduction de la poésie mystique n’est plus simplement la communication in absentia, mais bien la ré-énonciation d’un énoncé appelé « conflictuel » par Prandi (1992, p. 169), c’est-à-dire, d’un énoncé au sens figuré, dont le contenu sémantique est en conflit avec la somme des valeurs sémantiques immédiates des constituants. La traduction de la poésie ésotérique, dans laquelle la métasémie (les tropes) se diffuse à la fois au niveau microstructurel et macrostructurel de l’énonciation, devient alors un cas particulièrement compliqué de communication. Plusieurs facteurs interviennent ensemble : la complexité du champ d’indication de par le déplacement de la visée du message par rapport à la valeur sémantique du symbole, les variations du champ d’interprétation du discours mystique en fonction de la distance spatio-temporelle, et, par-dessus tout, la distance culturelle qui sépare le discours soufi du paradigme interprétatif du lecteur moderne. Dans le cas de la métasémie, « à la différence des énoncés cohérents, le trope présente, à la hauteur d’une ou plusieurs connexions donnant forme à son contenu, un conflit conceptuel – une contradiction. » (ibid., p. 169). S’il y a conflit dans le champ d’indication, il y aura aussi conflit a fortiori au sein du champ d’interprétation. En l’occurrence, le champ d’interprétation est davantage brouillé par les difficultés herméneutiques qui découlent de la charge idéologique et du caractère polémique du discours soufi. Toute intervention du traducteur en vue de clarifier ou d’interpréter le message nuit encore plus au champ d’interprétation du lecteur occidental dans la mesure où cette interprétation par le traducteur apporte des éléments qui n’existaient pas dans le champ d’indication de l’énoncé original. Si cette interférence est fort inévitable dans le cas de toute opération traductive, nous en verrons ci-bas les différents degrés de déformation du champ interprétatif en fonction de la nature de l’intervention du traducteur, qui peut être explicative ou interprétative.

2.2 La déformation au second degré et ses modalités

C’est au niveau du champ d’interprétation, champ secondaire de la communication, que la prise de position idéologique du traducteur constitue un cas de déformation. Le terme « déformation » est inspiré de la théorie éthique des tendances déformantes d’Antoine Berman, dont « l’analytique de la traduction » analyse de façon systématique les causes premières et les modalités de ce qui engendre les traductions ethnocentristes/homogénéisantes. C’est en termes psychanalytiques que Berman qualifie l’échec du décentrement de la culture cible face à l’altérité du texte source : « la défaillance de la traduction » est le produit du refoulement de l’inconscient du traducteur par rapport à la déplaisance de la pénétration du Soi par l’Autre (Berman, 1984, p. 296). Cette défaillance se manifeste sous forme de forces de déformation qui agissent sur le texte à travers l’inconscient du sujet traduisant. Berman distingue douze forces ou tendances déformantes dans la traduction, parmi lesquelles la clarification, la rationalisation, l’allongement, l’ennoblissement et l’homogénéisation (Berman, 1999, p. 52-68). Bien que la démarche bermanienne soit focalisée sur la traduction de la prose, il est facile d’en voir l’utilité pour démontrer la distorsion de la poésie mystique par le discours idéologique dominant.

Le système de déformation qui s’opère dans la traduction (ré-énonciation) des énoncés conflictuels à grande charge idéologique est de nature d’autant plus insidieuse qu’il agit à la fois sur le texte (son champ d’indication) et sur sa réception (son champ d’interprétation). On appellera cette dernière déformation au second degré ; c’est celle qui se produit dans le champ secondaire, celui de la réception du sens en contaminant le champ secondaire d’interprétation. La déformation se produit alors à deux niveaux : au niveau textuel (choix traductifs) et au niveau du paratexte. Le premier niveau, on le verra, apparaît chez bon nombre de traducteurs de Roumi, notamment dans leur effacement de la féminité de l’objet de l’amour diégétique par le choix du masculin (Cf. section 5.2). Si la déformation bermanienne trouve son origine dans l’inconscient annexionniste et ethnocentriste du traducteur, elle se produit aussi sous l’effet de son appartenance idéologique. La déformation au second degré, elle, s’opère dans le paratexte traductif, c’est-à-dire dans la périphérie du texte ainsi que dans le choix et l’organisation typographique des extraits à traduire. Gérard Genette (1987) divise le paratexte en péritexte (les préfaces, les postfaces, les notes du traducteur) et en épitexte (le choix de titres, les entretiens, divers types de critique et commentaires publiés séparément). Au-delà du paratexte, il faut souligner les dispositifs prétextuels, qui agissent sur le champ d’interprétation en amont de la traduction. Il s’agit, entre autres, du choix des textes à traduire, de la recontextualisation et de l’organisation des passages selon des thèmes arbitrairement choisis.

Comme l’indique Berman, « [c]ommentaire, critique et traduction sont trois destins des oeuvres » (Berman, cité dans Cordonnier, 1995, p. 184). On ne peut pas nier que l’interprétation du texte est la base même de la traduction, tout comme elle l’est dans le commentaire du texte. Cependant, ce qui différencie ces deux activités métatextuelles, c’est leur visée : comprendre pour traduire ou comprendre pour expliciter ? Alors que l’explicitation est la visée du commentaire, nous argumentons, à la manière de Berman, qu’elle ne doit pas être celle de la traduction. La traduction a la tâche de rendre accessible le texte dans une langue autre que celle de l’original. Il ne lui appartient pas de rendre le texte plus accessible ou compréhensible. D’un point de vue éthique, le traducteur n’a pas à fixer l’intention de l’auteur alors que celui-ci l’a délibérément rendue hermétique. Si l’oeuvre de Roumi est muette dans sa langue originale, elle doit le rester dans sa traduction. En enrichissant le champ d’interprétation de la communication par des éléments absents du champ d’indication, le traducteur peut déformer sinon l’énoncé, du moins la réception de celui-ci.

Il existe pourtant une catégorie de commentaires et de notes du traducteur qui s’avère indispensable à une traduction étrangéisante et instructive (Cordonnier, 1995, p. 179). Ainsi, Pascale Sardin, dans son article sur le paratexte traductif (2007), fait un distinguo entre les notes métatraductives, qui traitent des problèmes de la traduction elle-même, et les notes exégétiques, qui se tiennent aux faits historico-culturels de la genèse du texte sans y apporter de jugement de valeur. Il faut bien faire la part entre ces notes exégétiques et celles qui interprètent le texte pour le lecteur à la manière du psychologue ou de l’historien. Cette distinction correspond à celle très nette de Wilhelm Dilthey (cité dans Ricoeur, 1986, p. 154-163) entre l’explication et la compréhension comme deux versants de l’herméneutique. La distinction au sein des notes exégétiques se fait entre les commentaires explicatifs et interprétatifs, ceux qui se limitent aux faits objectifs et ceux qui introduisent des éléments nouveaux aux textes afin de faire comprendre le texte au lecteur. Les notes interprétatives ramenant des éléments exogènes et surtout à charge idéologique au champ d’interprétation relèvent de l’acte de « compréhension » alors que les notes métatraductives et explicatives qui présentent des éléments factuels sur les circonstances de la genèse du texte ou de la traduction (cadres historiques, problèmes linguistiques, etc.) appartiennent au domaine de l’« explication ». Tandis que les notes explicatives sont indispensables à une traduction qui se donne pour mission l’« éducation à l’étrangeté » (Berman, 1999, p. 86), l’intrusion de notes interprétatives idéologisantes est une violation de l’intégrité du texte et constitue une déformation au second degré.

Comme les exemples ci-dessous tirés d’une vaste analyse textuelle contrastive le montrent, l’intrication de l’interprétation et de la traduction est à son comble dans la réception moderne de la poésie mystique persane. (Voir Sedaghat, 2015) Elle est liée aux caractéristiques discursives et aux complexités herméneutiques de cette poésie ainsi qu’au profil des traducteurs orientalistes, lesquels sont soit dotés d’une grille de lecture que nous appelons islamisante, soit influencés par une approche romantique simpliste. Il s’agit de cette représentation fautive qui consiste à opposer le sacré au profane partout dans la métaphore mystique. L’embarras de la réception de la poésie de Roumi est que son texte est rarement transmis sans interférence des exégèses idéologiquement chargées de ces « experts » qui s’interposent entre l’auteur et son lecteur pour interpréter le texte. Rappelons que le discours mystique est ancré dans le non-dit et le double sens. En apportant au champ d’interprétation des éléments inexistants dans le texte original, en se mettant en position de commentateur du texte, en tendant à orienter l’interprétation du lecteur dans un sens ou dans l’autre, de nombreux traducteurs de Roumi ont, nous semble-t-il, déformé son discours.

2.3 Versant idéologique de la déformation

La déformation au second degré dans son optique idéologique dépasse le sujet traduisant pour prendre des dimensions sociolinguistiques. L’interférence des enjeux idéologiques dans la traduction doit être analysée à l’aide de théories qui vont au-delà du niveau textuel ou de celui de la psyché du traducteur. La théorie des polysystèmes d’Itamar Even-Zohar et de Gideon Toury (1981) examine les enjeux externes au texte dans le processus de sa réception, en tenant compte de l’ensemble des données systémiques de l’espace d’arrivée dans sa multiplicité linguistique, culturelle, sociétale, politique et économique. Ce super-système sémiotique se nomme polysystème (Even-Zohar, 1990). Il faut aussi évoquer les travaux de Susan Bassnett et André Lefevere (1998) ainsi que ceux d’Annie Brisset (1990), dont les réflexions se focalisent sur les facteurs extratextuels de la traduction : les enjeux idéologiques et politiques qui mènent aux décisions des traducteurs.

Selon Lefevere, le patronage du système d’arrivée – notion apparentée aux institutions dans la théorie du polysystème – dicte l’idéologie dominante, alors que les professionnels s’occupent des normes poétiques, soit le canon esthétique en vigueur dans le système d’arrivée – notion apparentée au répertoire du polysystème. L’idéologie dominante dans le polysystème d’arrivée a, certes, une influence considérable sur l’inconscient du traducteur, ce qui se reflète dans ses orientations exégétiques et ses choix linguistiques ou stylistiques. Lefevere remarque qu’un choix fait sous l’emprise des vecteurs idéologiques ou poétologiques du polysystème d’arrivée l’emporte presque toujours sur un choix dicté par les contraintes linguistiques ou discursives (1992, p. 39).

Il ne faut pas non plus oublier le rôle du polysystème de départ. L’idéologie dominante dans le polysystème de départ pèse aussi sur les choix délibérés du traducteur. Comme on le verra, dans le cas de la réception de la poésie soufie à travers toutes les époques, il n’y a jamais eu de consensus épistémologique sur la nature et la visée du discours mystique au sein de la langue-culture persane, voire dans le répertoire canonique soufi à l’intérieur du monde islamique. Cette absence est au moins en partie responsable de l’existence d’un champ d’interprétation confus qui a pu (re)diriger les tendances herméneutiques des traducteurs et des spécialistes de Roumi vers l’un ou l’autre des extrêmes : la lecture islamisante ou profane de ses textes.

3. Traces de l’influence politique sur la traduction de Roumi

3.1 Idéologie, enjeux économiques et choix textuels

Le premier exemple du contrôle du patronage peut s’observer dans le choix des textes à traduire. Il ne s’agit pas d’une déformation du texte, mais plutôt du choix des textes reflété par les variations quantitatives de la réception de Roumi dans le monde anglophone. La distribution chronologique de la parution des traductions anglaises se révèle fort intéressante dans la mesure où les vagues de publication des traductions suivent une courbe instable. Elle semble être le corollaire de deux variantes principales : l’époque et le profil du traducteur. Depuis le début et jusqu’aux années 1970, la quasi-totalité des traducteurs se composait d’orientalistes et d’universitaires spécialistes du monde iranien. À partir des années 1980, un nouveau groupe, qu’on peut appeler celui des amateurs d’autant qu’ils ne sont ni spécialistes des études islamiques ni doctes en langue et littérature persanes, entre en jeu pour prendre les devants de la scène. Le phénomène de rumania dont parle Franklin D. Lewis (2007, p. 1-5) voit le jour principalement grâce à ces traducteurs, lesquels soit retraduisent les poèmes de Roumi à partir des versions de deux spécialistes éminents, Reynold Alleyne Nicholson et Arthur John Arberry, soit travaillent en collaboration avec un persanophone pour comprendre le texte source. Le succès de ces traductions popularisantes, notamment en Amérique du Nord, a poussé encore un plus grand nombre d’amateurs vers cette entreprise. Parmi ces traducteurs non spécialistes ou non persanophones, on compte entre autres Coleman Barks, Kabir Helminsli et Nevit O. Ergin. Il s’agit de poètes anglophones qui se sont ouvert un marché niche dans le polysystème nord-américain grâce à des retraductions et adaptations produites en conformité avec les normes poétologiques du polysystème d’arrivée nord-américain, des textes qui « se lisent bien »[16].

Cependant, ces publications entrent dans une période de récession au tournant du XXIe siècle, sans doute sous l’effet des événements du 11 Septembre et de l’émergence d’une vague d’islamophobie aux États-Unis. L’engouement du marché pour un auteur issu du monde musulman recule en dépit de l’écart qui sépare sa pensée de l’islam orthodoxe et a fortiori de sa forme extrémiste. Il faut toutefois préciser que ce ralentissement dans le processus de la réception de Roumi ne concerne pas véritablement les traducteurs qui s’étaient déjà spécialisés dans le domaine, qu’ils soient universitaires ou traducteurs de best-sellers. L’hypothèse que nous favorisons pour expliquer ce fait est que la volonté d’universitaires tels que Jawid Mojaddedi et Alan Williams n’est aucunement affectée par les conjonctures du marché. Quant aux traducteurs popularisants, ils n’ont jamais eu l’intention de présenter Roumi comme un poète mystique musulman. Leur priorité a été de souligner l’aspect lyrique, voire romantique, de la poésie roumienne et les dimensions universelles de sa philosophie. Les tableaux ci-dessous illustrent la distribution chronologique des travaux des principaux traducteurs de Roumi. Le tableau 1 catégorise les traductions françaises selon la date de leur parution[17].

Tableau 1

Traductions françaises de Roumi selon les époques

Traductions françaises de Roumi selon les époques

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Les tableaux 2 et 3 proposent pour leur part une typologie des traductions directes en anglais basée sur les critères de l’époque et le profil du traducteur, c’est-à-dire, son appartenance aux groupes des orientalistes, des universitaires spécialisés et des traducteurs littéraires.

Tableau 2

Traductions anglaises classiques de Roumi

Traductions anglaises classiques de Roumi

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Tableau 3

Traductions anglaises modernes de Roumi

Traductions anglaises modernes de Roumi

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Les normes poétologiques imposées par les professionnels à la réception de l’oeuvre peuvent aussi s’imposer, au niveau de la préférence des éditeurs par exemple, dans le choix des textes à traduire. Un regard sur l’ensemble des traductions des textes de Roumi effectuées par les Occidentaux révèle une nette préférence pour le recueil mystico-didactique du Masnavi. On compte ainsi une traduction intégrale de cet ouvrage en anglais par Nicholson, une version française par Eva de Vitray-Meyerovitch, trois traductions anglaises partielles (du Livre I) parues dès le milieu du XIXe siècle ainsi que deux projets en cours entrepris par les anglophones Mojaddedi et Williams pour retraduire l’ensemble de ce « Coran persan ». En contrepartie, seule une part infime des 35 000 ghazals mystico-lyriques du Divān ont été traduits ; pourtant, le Divān représente l’apogée de l’art poétique de Roumi[18]. Peut-on attribuer la fréquence plus élevée des publications du Masnavi à la meilleure compatibilité de celui-ci aux idées que les professionnels du système d’arrivée anglophone se font d’un maître soufi sobre avec un système de pensée cohérente ? Le contenu des ghazals au langage profane, aux images bachiques et aux propos extravagants du Divān est-il plus difficile à digérer pour un public plus habitué à la sagesse des mystiques d’Orient ?

La réception de Roumi a donc été sous l’emprise à la fois des normes idéologiques du polysystème de départ et des normes poétologiques du polysystème d’arrivée anglophone (nord-américain ou britannique). Les normes idéologiques de la culture d’origine se forment autour d’un débat polarisé sur la caractérisation du discours soufi, son appartenance à la marge ou au centre du monde islamique, etc. Il s’agit d’un conflit entre des attitudes qui, dans un continuum idéologique, vont de l’islamisation du discours poético-mystique à l’effacement total de son caractère spirituel en soulignant son éclectisme et anticonformisme par rapport à l’orthodoxie musulmane[19].

3.2 Choix stylistiques et discursifs

Les cas de déformation (dans l’acception bermanienne du terme) se produisent surtout au niveau textuel, où la manipulation du message a trait à la tendance poétologique des professionnels, façonnée ou non par l’idéologie imposée par le patronage. Le premier exemple est celui de la traduction intégrale du Masnavi par Nicholson. Restreint par les normes victoriennes de bienséance, le traducteur a choisi de rendre en latin les passages jugés indécents, dans lesquels l’auteur parle explicitement d’actes et d’organes sexuels. Le choix du latin plutôt que de l’anglais constitue un cas d’autocensure pour rendre le texte conforme aux normes poétologiques de l’époque (Cf. Masnavi, IV : 1334-8 et V : 511). Les tendances déformantes s’illustrent aussi dans les choix traductifs, tels que celui du genre grammatical pour traduire le neutre persan ou encore les options typographiques telles que la majuscule (marque de divinité) pour les termes anaphoriques y renvoyant, conformément à l’interprétation islamisante des textes soufis. Ce simple choix textuel a pour effet l’acheminement de l’interprétation du texte vers la sacralisation d’un discours imagé visiblement antinomique et profane. L’exemple reproduit au tableau 4 montre la variation de ces choix en fonction de l’époque et de la langue d’arrivée.

Tableau 4

Masnavi, Livre II, distiques 138-139[20]

Masnavi, Livre II, distiques 138-13920

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L’extrait cité au tableau 4 correspond à un dialogue – ou un monologue intérieur – au sujet de la révélation de l’ineffable nature de l’amour. La métaphore de la nudité de la bien-aimée fait allusion à l’impossibilité de parler franchement des secrets divins. Même si les secrets peuvent être de nature divine, l’objet d’amour de cette allégorie reste une femme, « idole », d’après les données indicales du texte source. Le distique 138 contient des images tropologiques déployées à deux étapes jouant sur la figure de style persane du kenāye (périphrase) fondée sur le sens du mot berehne, « nu » comme adjectif, « franchement » comme adverbe. Le double sens de « parler nu » est donc repris dans le distique suivant par une analogie expressive évoquant une scène érotique : « je ne couche pas avec ma belle en portant ma chemise ». Sanam signifie littéralement « idole », signifiant par périphrase une femme ravissante, digne d’être adorée. Cette imagerie poétique est reprise dans la métonymie de miān ([ton] milieu) pour désigner l’organe sexuel : « si mon bien-aimé / ma bien-aimée se met à nu, [par éblouissement] tu disparaîtras, tes côtes et ton milieu ensemble ! ».

Or cette imagerie du texte de départ subit une destruction quasi totale dans la plupart des traductions, ce qui donne lieu à une déformation du texte sous l’effet des normes idéologiques et esthétiques imposées par les polysystèmes d’arrivée, francophone ou anglophone. Toutefois, le degré de cette déformation varie en fonction des époques, ce qui peut refléter les tendances idéologiques et poétologiques de chaque polysystème. Il s’agit du conflit causé par l’incompatibilité d’images érotiques avec un texte de caractère mystique, donc supposément relevant du répertoire religieux, principe idéologique originaire du polysystème de départ qui semble influencer les polysystèmes d’arrivée, notamment à l’époque victorienne. Cette vision dogmatique ne semble pas orienter le choix de l’orientaliste James W. Redhouse : il n’a pas eu peur de féminiser « le bien-aimé » du poète. Cette emprise déformante entre en jeu avec Edward Henry Whinfield, qui divinise « l’idole » avec la lettre majuscule « B » : Beloved. À la divinisation s’ajoute la masculinisation des termes renvoyant à l’objet d’amour avec Nicholson, imité par Vitray-Meyerovitch[21]. La masculinisation des termes interprétés comme se référant à Dieu renvoie aux traditions religieuses abrahamiques où Dieu est de genre masculin[22]. Williams opte pour le genre neutre anglais avec lover pour préserver l’implicite du texte original, quoique le masculin ne soit pas évité plus loin dans le texte. L’universitaire persanophone Mojaddedi a de quoi satisfaire les critères d’une traduction éthique avec la pertinence du pronom her ainsi qu’en faisant l’usage du neutre anglais, beloved.

3.3 Le soufisme de Roumi comme quintessence de l’islam

L’exemple précédent met au jour l’emprise de l’idéologie dominante dans le choix linguistique des traducteurs, phénomène qui s’apparente aux tendances déformantes bermaniennes de clarification et explicitation. Cependant, la forme la plus insidieuse de déformation, qui se produit au second degré, prend naissance non dans le texte mais en sa marge. Un cas probant de cette déformation de second degré se manifeste dans un processus que nous pouvons nommer l’islamisation du discours mystique de Roumi. Il consiste à reconstruire – ou à réécrire – l’image détériorée de l’islam en Occident en présentant la figure de Roumi, sa poésie et sa pensée comme la représentation authentique de cette religion. Ce phénomène est illustré, entre autres, dans la préface de l’anthologie traduite par l’universitaire française Leili Anvar, dont les premières lignes insistent sur les origines coraniques du soufisme :

« J’étais un Trésor caché, j’ai voulu être connu ; c’est pourquoi j’ai créé les créatures afin qu’elles me connaissent. » C’est en ces termes que l’une des traditions religieuses de l’islam fait parler Dieu. […] L’ensemble de l’univers créé est donc le Livre de Dieu où chacun peut lire la splendeur des attributs divins. Le Coran lui-même et tous les textes sacrés et spirituels ne sont que les miroirs réfléchissants de ce grand Livre des réalités divines.

2009, p. 7

Des orientalistes modernes du soufisme tels que l’éminent philosophe irano-américain Seyyed Hossein Nasr, William Chittick, Leonard Lewisohn ou Eva de Vitray-Meyerovitch, la traductrice française de Roumi, défendent l’idée selon laquelle les origines métaphysiques du mysticisme ne se trouvent qu’au sein des enseignements de l’islam, thèse qui aurait pu bien choquer de nombreux islamologues plus anciens comme Edward Palmer, Reynold Nicholson ou même Edward Browne. (Cf. 1.2) L’attitude islamisante s’exprime chez de nombreux traducteurs qui adhèrent eux-mêmes à des confréries soufies. La clef de voûte de l’argument des partisans de la thèse islamisante est l’appartenance des soufis au giron du monde musulman, appartenance étayée par les nombreuses références et allusions dans l’oeuvre de Roumi issues du Coran. Or, l’éclectisme et l’universalité du message de Roumi défient à notre avis toute tentative de classification hâtive. Les orientalistes classiques attribuent plutôt les références omniprésentes dans la littérature mystique aux vestiges d’un accord tacite entre les soufis et l’orthodoxie religieuse, une sorte de modus vivendi au sein du monde musulman, qui a permis aux pensées mystiques d’y survivre, voire de s’épanouir.

En effet, ce que les intellectuels qui sont partisans du parfait alignement de la pensée gnostique sur les enseignements profonds de l’islam veulent porter au crédit de cette religion légaliste ce qui relève d’un phénomène spirituel situé, au mieux, en marge de la tradition théologique islamique et, au pire, en opposition frontale avec son dogme littéraliste. Comme on l’a expliqué plus haut, il s’agit d’une théosophie dont les contours épistémologiques ne prennent forme qu’en en cherchant les origines dans des traditions philosophiques telles que le néoplatonisme, christianisme, mazdéisme et le védisme. La référenciation, dans l’oeuvre de Roumi ou d’autres mystiques (supposément) musulmans, aux versets et récits coraniques ou aux traditions prophétiques ne signifie pas l’adhésion pure et simple de ces penseurs au dogme religieux de leur époque ; elle reflète simplement le contexte historico-culturel dans lequel ils vivaient, enseignaient et écrivaient. Cette présence thématique est plus vraisemblablement le recyclage de l’ensemble des traditions orales et écrites communes aux trois religions du Livre. Après tout, le Coran ne reprend-il pas lui-même grand nombre de récits bibliques pour les refaçonner dans la lignée des religions abrahamiques ? Bon nombre des références dites coraniques de Roumi peuvent aussi bien avoir été puisées dans des sources préislamiques, car elles favorisent parfois la version biblique des récits aux dépens de la narration coranique[23]. Voir en Roumi un représentant pur et simple de la pensée islamique, c’est soit ignorer la réalité textuelle de son oeuvre, soit caricaturer les principes théologiques et juridiques de l’islam. L’attitude réconciliatrice des orientalistes islamisants face aux conflits interconfessionnels de nos temps est certes louable, mais les répercussions déformantes[24] de leur acte sur le texte source laissent penser à l’adage : « l’enfer est pavé de bonnes intentions. »

3.4 Roumi et le nationalisme turc

Les efforts systématiques de certaines institutions politiques ou poétologiques turques pour annexer le poète persan au giron turc constituent un cas moins insidieux, car plus flagrant, d’interférence. Il existe chez certains traducteurs turcophones une tendance idéologique islamo-laïque kémaliste et nationaliste ; cette tendance s’observe dans le polysystème turc depuis longtemps, mais elle s’est renforcée avec l’arrivée des islamo-conservateurs au pouvoir. Leur position consiste à idéaliser l’opposition qui existe entre le soufisme de Roumi et la charia dogmatique de l’islam, sans tenir compte du contexte plus large de la métaphysique soufie, afin d’associer la naissance de ces idées progressistes à un contexte favorable à l’épanouissement intellectuel grâce à la tolérance religieuse et la bonne gouvernance du sultanat seldjoukide de Roum, erronément pris pour l’ancêtre de la Turquie actuelle. Ces idées se font déjà entendre en 1950 dans la préface des traductions françaises par Assaf Hâlet Tchelebi.

Ce point de vue historiquement caricatural a également un écho chez Nevit O. Ergin, traducteur turco-américain, et son collaborateur Will Johnson, en marge d’un recueil qui porte le titre ostentatoire The Forbidden Rumi : The Suppressed Poems of Rumi on Love, Heresy, and Intoxication. Les traducteurs prétendent qu’il s’agit de poèmes antinomiques et bachiques faisant l’objet de censure ; pourtant, tous les ghazals qui y figurent avaient déjà été publiés à plusieurs reprises dans les éditions persanes du Divān. Ergin ne sachant pas le persan, il traduit à partir de l’édition turque de Gölpinarli, traducteur turc du Divān. Il évoque à juste titre le financement de son projet par le gouvernement turc, financement qui aurait été coupé pour empêcher la parution de ces « poèmes interdits ». La conclusion très contestable qu’en tire Ergin est qu’il existe un complot pour censurer Roumi. Il fait alors l’éloge de la tolérance de la culture turque de Konya, qui a accueilli Roumi à bras ouverts, contrairement à sa terre natale persane ! Cette distorsion de la réalité historique semble d’autant plus invraisemblable que l’anachronisme de ce mythe évoque un état nation qui n’existait pas à l’époque et une ville multiethnique et multilingue où seule l’élite militaro-politique était turcophone.

Rumi let go of many of the precepts of formal religion, insisting instead that only a complete personal dissolving into the larger energies of God can provide the satisfaction that the heart so desperately seeks. It is a testament to how well loved Rumi was in his adopted community of Konya, Turkey, that he encountered no reprisals for pronouncements that would almost certainly have gotten him into very hot water indeed had they been uttered instead in present day Iran or in Afghanistan under the Taliban. […]

Ergin, 2006, p. 3-4

The second thing to know about these poems is the story of intrigue that has kept them from finding their way to their audience in the West.

ibid., p. 5

Un coup d’oeil aux versions de Nicholson et d’Arberry dans lesquelles figurent ces poèmes falsifie facilement les affirmations du traducteur ayant trait à une stratégie du marketing pour un produit culturel dernier cri. Ailleurs, Ergin loue l’éclectisme religieux de Roumi :

While Rumi remained a devout Muslim throughout his life, he was nonetheless a beacon to all people, regardless of the religious tradition into which they had been born.

ibid., p. 6

Premièrement, personne ne peut se prononcer sur les convictions religieuses d’un poète qui, à plusieurs reprises, a affirmé n’appartenir à aucune religion[25]. Deuxièmement, l’idée d’être libéral tout en restant musulman est caractéristique du discours islamo-conservateur moderne, de type Frères musulmans, dominant dans un pays qui, d’une part, s’approprie le poète persan et, de l’autre, promeut son ouverture d’esprit aux traits innés de la nation turque. Cet annexionnisme promulgué par les politiques nationalistes est d’ailleurs dénoncé par Franklin D. Lewis, qui a repéré un ouvrage faisant office de guide touristique publié à l’initiative du ministère turc de la culture par un dénommé Mehmet Önder : Mevlana Jelaleddin Rumi :

This book published by the Turkish Ministry of Culture, displays an extremely exuberant ignorance, or an ethnocentric agenda. In the introduction, Önder refers to Rumi as « the great Turkish mystic » and « a great Turkish intellectual. » […] In any case, we can forgive the linguistic chauvinism of poets and authors who believe their language to be the best since Babel, but Önder must surely know that Rumi wrote and spoke Persian. Therefore, we can only surmise that his cultural jingoism represents a conscious effort to rob Rumi of his Persian and Iranian heritage, and claim him for Turkish literature, ethnicity and nationalism.

Lewis, 2007, p. 548-549

Les cas cités exemplifient le phénomène que Lefevere nomme « réécriture », la traduction y occupant la place centrale. Il s’agit de manipulations qui résultent souvent des aspirations du patronage, à savoir de ceux qui financent les projets de traduction, et des (pseudo-)professionnels, soit les traducteurs et les éditeurs qui entreprennent la tâche. Ce qui en résulte, c’est l’exploitation de l’oeuvre d’une figure mondialement connue pour avancer les intérêts politiques de groupes particuliers et la promotion du génie culturel d’une jeune nation à la recherche de renommée.

3.5 Roumi antisémite ?

Le contexte politique du polysystème d’accueil peut avoir un impact sur la réception de l’oeuvre indépendamment du rôle joué par le traducteur. C’est le cas de la réception ratée du discours mystique par un lectorat dont le champ d’interprétation avait été contaminé par un climat historico-politique toxique. Il s’agit de la traduction en prose de quelques récits du Masnavi par Arberry au Royaume-Uni de l’après-guerre. Malgré son accueil plutôt positif dans les milieux intellectuels, certains lecteurs ont accusé Roumi et son traducteur d’antisémitisme en raison du contenu d’un des récits du Livre I intitulé « Le roi juif qui tuait les chrétiens » (Arberry, 1961, p. 31-39).

Le protagoniste, un roi juif, fait massacrer les chrétiens en semant la zizanie dans leur communauté et en renforçant leurs différends religieux à l’aide de ses agents infiltrés. Le caractère allégorique du récit est d’autant plus évident que le texte narratif de Roumi, de même que la grande majorité des fictions du Masnavi, ne possède aucune historicité. Il s’agit de fictions enracinées soit dans les folklores védiques, sémitiques ou iraniens – d’avant et d’après l’invasion musulmane – soit dans la pure imagination de l’auteur. Qui plus est, l’image du judaïsme est généralement loin d’être négative dans l’oeuvre de Roumi, où le portrait des grandes figures de l’Ancien Testament telles que Moïse est omniprésent. Les critiques de l’auteur prennent pour cible les querelles religieuses et sectaires qui dévient les fidèles du chemin de la vérité divine. Roumi ne s’attaque pas à une religion ou à une communauté spécifique. S’il y a attaque, elle est à l’endroit du sectarisme et des concurrences interconfessionnelles comme celles qui existent entre les confréries soufies elles-mêmes, d’où le caractère autocritique du texte. Le mal, dans ce récit, n’a aucunement son origine dans les manipulations du roi juif, mais dans l’aveuglement des disciples chrétiens par leur soumission à l’autorité des chefs soi-disant spirituels aux dépens d’une quête individuelle et intériorisée de la vérité. La critique de l’allégorie de Roumi est donc à l’égard des pratiques des sectes et des confréries religieuses et soufies.

Face à ces accusations d’antisémitisme, résultat d’une lecture hâtive et d’une interprétation fautive, le traducteur s’est vu dans l’obligation d’expliquer le contexte de la genèse de l’oeuvre originale et la visée de son auteur. De fait, cette anecdote montre non pas une déformation du discours par le traducteur ni l’interférence du traducteur dans le champ d’indication du message, mais la variation du champ d’interprétation du lecteur, bouleversé par des enjeux politiques propres au contexte historique de la réception, contaminé par une hypersensibilité à la propagande antisémite et aux tragédies de la Guerre en Europe.

Conclusion

Le caractère ambigu et le statut controversé du discours de Roumi dans le monde islamique rendent la tâche herméneutique du traducteur extrêmement lourde, si bien que le traducteur de Roumi n’est souvent pas à même de rester neutre et de se tenir à l’écart des querelles sur la légitimité du soufisme comme doctrine mystique de l’islam d’une part, et de la construction de l’image de l’islam en Occident de l’autre. Les polémiques autour de la vraie nature du discours mystique dans le polysystème de départ, et par la suite dans les polysystèmes d’arrivée, ont créé une confusion qui a profondément marqué l’esprit de tout traducteur qui n’a souvent pas su éviter de prendre position. À son arrivée en Occident, l’oeuvre de Roumi s’est affrontée aux normes poétologiques du polysystème d’arrivée concernant les règles de bienséance et de l’esthétique classique qui rejettent la « dyscohérence » discursive de la poésie mystique, lui imposant des orientations exégétiques variées en fonction des données conjoncturelles de la réception. L’emprise de ces normes s’avère assez grande pour que même le choix stylistique du traducteur en garde le stigmate : l’effacement des traces du langage profane de l’auteur, la divinisation de son objet d’amour, etc.

Les enjeux politiques de la réception de la pensée de Roumi mettent en lumière le rôle joué par les institutions politiques et le patronage dans la réécriture du discours au détriment ou au profit d’une idéologie. De même, les institutions poétologiques et les professionnels du domaine culturel, lorsqu’ils imposent le canon esthétique, ont pour effet l’établissement des normes annexionnistes qui dirigent les choix textuels et stylistiques de l’auteur. Il ne faut pas non plus négliger l’impact du contexte historique et des conjonctures sociopolitiques de l’accueil sur la réception de l’oeuvre. Ainsi, les soupçons d’antisémitisme portés sur Roumi et sur son traducteur, par manque de connaissances préalables de la pensée de Roumi, montrent bien les risques de contamination du champ d’interprétation par les conjonctures défavorables dans la culture cible.

Par ailleurs, emportés par l’air du temps et malgré leur devoir éthique, certains traducteurs sont tombés dans le piège du parti pris idéologique. Avec le discours mystique roumien à l’appui, ils ont essayé de réécrire une version douce, pluraliste et pacifiste de l’islam afin d’en faire une religion d’amour et de tolérance, combattant ainsi les caricatures dessinées par l’islamophobie. Comme s’ils se sentaient investis d’une tâche morale envers une culture ou une croyance particulière. Or, Berman le précise bien dans son projet éthique de la traduction, le seul engagement du traducteur doit être envers l’auteur et le texte original tel qu’il est dans son étrangéité. Si le traducteur est l’enfant de son époque et sa pensée le corollaire des tendances idéologiques de son espace-temps culturel, et qu’il ne peut point être le passeur impartial de l’énoncé original dans toute sa signifiance, on pourrait quand même s’attendre à ce qu’il se maintienne autant que possible à l’écart des tentatives exégétiques idéologisantes lesquelles portent atteinte à l’intégralité du message transmis au lecteur. On dit bien « autant que possible », car il est difficile d’imaginer comment l’opération traduisante pourrait échapper aux perturbations dans le « champ de l’interprétation » du texte original et comment les traducteurs pourraient sortir indemne de toutes les batailles idéologiques et herméneutiques qui enrobent un texte comme celui de Roumi. Toutefois, si la traduction parfaite et impartiale n’existe pas, le traducteur de Roumi peut toujours tendre, dans toute la mesure du possible, vers ce point asymptotique de la vérité textuelle en présentant une traduction étrangéisante, certes pleine de notes explicatives, mais dépourvue d’interprétation et orientation personnelles.

Nous avons tenté de montrer comment la mise en valeur d’aspects particuliers du texte pour orienter l’interprétation du lecteur, par quelques moyens (textuels ou paratextuels) que ce soit, constitue une sorte de déformation latente, au second degré. Cette forme insidieuse de déformation apparaît chez de nombreux traducteurs de Roumi qui, consciemment ou inconsciemment, de bonne volonté ou de mauvaise foi, aveuglés par l’idéologie dominante du polysystème de départ ou prisonniers du canon esthétique du polysystème d’arrivée, sous l’influence du contexte sociopolitique ou sous le joug d’un commanditaire propagandiste, se sont approprié la pensée mystique de Roumi en imposant leur grille de lecture au destinataire occidental du texte dans un sens ou l’autre. Ceci dit, il reste des traductions qui s’en tiennent aux données énonciatives du texte source, enrichies par des notes explicatives – et non interprétatives – effectuées notamment par des spécialistes doctes en la matière, destinées à un lectorat à l’aise dans l’étrangéité de l’oeuvre de Roumi.