Corps de l’article

Développée par la philosophie, reprise par les sociologues et les anthropologues, la thématique de l’abjection rend compte de la terreur doublée de dégoût ressentie à l’égard d’une situation, d’un objet ou d’une personne. Si le débat critique qui lui est consacré est prolifique, un grand nombre de conclusions restent, à notre connaissance, inspirées des théories de Julia Kristeva et de Georges Bataille. Pour Kristeva, une constante est l’incapacité du sujet à prévenir l’abjection alors qu’elle risque de mettre son identité en péril, le poussant dans un état d’entre-deux, « ni sujet ni objet » (1980, 9). Le vertige occasionné par cet état mixte est décrit plus tôt par Bataille qui met en avant l’idée que, si l’être social a connaissance du danger, il ne possède pas nécessairement les moyens de s’en défendre : « [U]n sentiment de danger […] nous place devant un vide nauséeux. Un vide devant lequel l’être est un plein, menacé de perdre sa plénitude, désirant et craignant également de la perdre » (1976, 88). Cette incapacité à se défendre du vide, voire le désir de s’y perdre, explique en partie le rejet du marginal selon Éleni Varikas : « L’exclusion est étroitement liée à l’abjection, le sentiment de rejet, de honte, de souillure qui entache, de hargne punitive dont le paria est l’objet » (2007, 64). Par ailleurs, force est d’admettre que si les protagonistes sont touchés dans leur intégrité physique, c’est du fait de celle qui leur a donné jour : de la vie in utero à l’allaitement, en passant par le matricide qui, selon Kristeva, parachève la construction identitaire, tout individu serait poreux à l’infection maternelle.

C’est la présence de la mère abjecte et les difficultés que rencontrent les personnages pour s’en préserver qui lie les quatre paires de récits que nous proposons d’analyser. Un homme et son péché (Grignon 1933 ; Binamé 2002) présente la déchéance de Séraphin qui, par avarice, laissera mourir sa femme et plongera subséquemment dans les flammes qui avalent son trésor. Dans Le torrent (Hébert 1950 ; Lavoie 2012), le narrateur homodiégétique, François, est rendu sourd par le coup que lui porte sa mère à la tempe. Claudine est en effet déçue dans son espoir de faire oublier qu’elle a eu cet enfant hors mariage et de le sacrifier au Grand Séminaire. Cette mortification mène le narrateur à occire sa mère. Le collectionneur (Brouillet 1995 ; Beaudin 2002) met en scène un tueur en série, Mike, poursuivi par la détective Maud Graham. Le premier cherche à construire un mobile confectionné à partir de parties prélevées sur ses victimes et dont la pièce ultime sera la tête empaillée de sa mère. Maud, quant à elle, se lie d’amitié pour deux enfants qui seront choisis par Mike pour représenter, sur ce mobile morbide figurant la famille idéale, l’enfant qu’il était. Enfin, Borderline (Labrèche 2000 ; Charlebois 2008) décrit une protagoniste en mal de construction identitaire ; atteinte du trouble de la personnalité limite (dite borderline), cette dernière dit avoir « la peau à l’envers » et impute sa souffrance à sa mère, dépressive et suicidaire.

À partir de ces huit hypotextes et hyperfilms[1] présentant des récits aussi hétéroclites génériquement que thématiquement, nous nous demanderons si la présence de la mère serait symptomatique d’une réémergence de l’abjection aux xxe et xxie siècles. S’agit-il d’une régression contemporaine à des paradigmes anciens concernant les relations intergénérationnelles, d’un retour de marginaux implacablement prisonniers de leur condition ? En d’autres termes, quelle est la fonction de l’envahissement de thématiques, de projections et de sèmes abjects auquel nous assistons dans ces textes et les films qui les transcréent ? Après nous être concentrée d’abord sur certaines applications des théories de l’abjection ayant trait à la mère, nous consacrerons la deuxième partie de notre étude aux systèmes mis à l’oeuvre dans la transcréation[2] afin d’analyser divers encodages cinématographiques de l’abjection.

L’abjection dans tous ses états

De la mère du Collectionneur, clairement identifiée comme la raison de la psychose de Mike, à celle que Kiki, dans Borderline, considère comme l’origine de ses troubles psychiatriques, notre réflexion sur l’abjection touche tout d’abord à la maladie mentale de la progéniture des mères abjectes. François, dans Le torrent, est dépeint comme une victime sacrifiée. C’est une dyade mère/esclave que nous examinerons pour ce récit, tandis que dans l’hyperfilm Un homme et son péché, le personnage maternel, une prostituée, apparaît comme la source de l’avarice de son fils, Séraphin. Il n’est cependant pas nécessaire que la mère soit abjecte pour précipiter son enfant dans l’abjection ; il suffit qu’elle soit marginale. Aussi, que ce soit à travers ses fluides (ces « matières mouvantes et tièdes » [Bataille 1976, 70[3]]) ou sa propension à donner la vie (à « perturber l’identité » [Kristeva 1980, 12]), le sujet féminin représente à lui seul une mosaïque de sèmes abjects.

La problématique maternelle et le matricide

Dans l’ensemble du champ critique portant sur l’abjection, il appert que la mère, de sa grossesse à sa mort en passant par toute la période d’allaitement et d’éducation, met en péril les limites de son enfant. Winfried Menninghaus considère la dyade mère/enfant comme nécessairement abjecte : « [T]here are no longer distinctions of subject and object, inner and outer, “I” and others, but only fluids, heterogeneities, rhythmic streamings of libidinal drives and matter » (2003, 370). L’ensemble des éléments énumérés ici donne un point de départ à notre réflexion qui trouve plusieurs visages dans le corpus choisi. La terreur de l’acte sexuel, où les frontières du corps de la femme sont enfreintes, et qui provoque grossesse et enfantement, parcourt en filigrane les récits : dans Borderline, la mère de Kiki dit avoir été violée, viol dont la narratrice sera le fruit ; la grossesse de Claudine lui vaut l’opprobre public dans Le torrent et signe une marginalisation mortifère pour son fils qui naîtra « dépossédé du monde ». Dans le film Un homme et son péché, plusieurs jeunes femmes, enceintes de l’avare, ne parviennent pas à donner naissance. La première, violée par Séraphin, meurt à la suite de sa tentative d’avortement ; quant à sa femme, Donalda, elle perd leur enfant lors d’une fausse couche. Ces deux morts de foetus semblent signaler que celui qui en aurait été le père est incapable de se reproduire, comme si la tare maternelle se retournait contre le fils. Dans le récit filmique, la mère de Séraphin s’apparente à ce que Bataille appelle une « basse prostituée », se vautrant dans l’abjection en avilissant son sexe dans la seule scène où elle apparaît[4]. Aussi, les difficultés rencontrées pour devenir mère coïncident avec les idées d’« impensable » et d’« intolérable[5] » dont traite Kristeva pour décrire celui qui est souillé par l’abjection, ce qui n’est pas sans rappeler le constat de Julie Ravary-Pilon pour qui l’hyperfilm fonctionne comme une « démythologisation accélérée de la diction nationale proposée par le roman de Grignon par la psychologisation d’un traumatisme directement lié aux agissements de la mère » (2018, 46). Finalement, Mike, le « collectionneur » qui viole et découpe ses victimes, les choisit en fonction de leur similitude avec sa mère, une femme qui lui demande de la photographier dans des positions douteuses.

Étant donné que les mères de Séraphin et de Mike ne prennent corps que dans les hyperfilms, nous nous concentrerons dans la première partie de cette étude sur les récits qui décrivent une relation à la mère entre texte et film : Le torrent, qui présente une dyade insécable François/Claudine, et Borderline, qui développe une relation conflictuelle entre Kiki et sa « mère-folle ».

Le refus de la séparation : François et Claudine

C’est sans conteste dans la nouvelle hébertienne Le torrent que l’étendue de l’emprise de l’abjection sur la dyade mère/enfant est la plus manifeste. Dès les premières pages, le narrateur se remémore son attachement vital à Claudine : « Dans ce temps-là, j’étais si dépendant de ma mère que le moindre mouvement intérieur chez elle se répercutait en moi » (Hébert 1950, 10). Tel un foetus, l’enfant ressent, comme s’il y était encore, les vibrations du corps maternel, ce que Lori Saint-Martin explique en montrant que, dans la nouvelle, « le monde a, très précisément, forme de mère » (1999, 57). Si ce lien ne s’étiole jamais, c’est en revanche avec haine que François le décrit ensuite : « Une phrase hante toutes mes nuits : “Tu es mon fils, tu me continues.” Je suis lié à une damnée. J’ai participé à sa damnation, comme elle, à la mienne… » (Hébert 1950, 38). Même si Claudine est morte au moment où il prononce ces mots, souillure et damnation perdurent pour ce narrateur, sont imprimées en lui à travers la phrase fatidique résonnant plusieurs fois dans la nouvelle et qui est subséquemment l’objet de l’un des cartons du film. Le lien qui soude la dyade mère/esclave est tout aussi délétère qu’il est inaltérable. La parfaite coïncidence entre la damnation maternelle et celle du fils, l’une engendrant l’autre et celle-ci alimentant celle-là, empêche l’émancipation de François, qui serait pourtant la seule manière pour lui de se protéger contre une déperdition dans l’abject pur. Espérant que son fils la rachète en devenant prêtre, Claudine parachève l’assimilation mère/enfant en substituant à coups de crayon rageurs le prénom de son fils au sien sur les cahiers d’école dont il hérite d’elle.

Omniprésente avant la naissance, la mère devient omnipotente au cours de la vie de son garçon, le menant, comme ultime solution, au matricide[6]. En se servant de Perceval, un cheval impétueux que Claudine n’arrivera jamais à dompter, François tue sa mère. Loin de le libérer, cette mort coïncide plutôt avec l’emprise de la folie sur le narrateur. Ainsi, la deuxième partie, postérieure au matricide, commence par : « Je n’ai point de repères. […] Je suis dissous dans le temps » (Hébert 1950, 25). S’ensuit, jusqu’aux derniers paragraphes de la nouvelle, un long effondrement psychologique où François se met à voir le visage de sa mère en tout objet :

La maison, la longue et dure maison, née du sol, se dilue aussi en moi. Je la vois se déformer dans les remous. La chambre de ma mère est renversée. Tous les objets de ma vie se répandent dans l’eau. Ils sont pauvres ! Ah ! Je vois un miroir d’argent qu’on lui a donné ! Son visage est dedans qui me contemple : « François, regarde-moi dans les yeux. »

Je me penche tant que je peux. Je veux voir le gouffre le plus près possible. Je veux me perdre en mon aventure, ma seule et épouvantable richesse.

Hébert 1950, 44

Ces dernières lignes, qui résument la vie du protagoniste, accentuent l’idée de l’inversion : « épouvantable » prend une connotation positive dans un oxymore où la richesse semble inquiétante pour celui qui était, dans la première ligne de la nouvelle, « dépossédé du monde ». De la même manière, l’image de la chambre est explicitement « renversée ». Le haut et le bas sont également inversés à travers la présence du miroir qui flotte sur l’eau. Enfin, les frontières corporelles du narrateur s’estompent suivant son sentiment d’être absorbé par le torrent, « dilué » dans les cataractes dans lesquels il se « perd ».

Il est intéressant que Lavoie ait adapté ces dernières lignes en faisant de François le témoin d’une scène d’allaitement, acte qui est, d’après Rina Arya, intrinsèquement abject :

[I]t is simultaneously a process of moving towards the breast and suckling, and rejecting and withdrawing when satiated. This movement of identification and rejection […] splits the figure of the mother and constitutes the ambivalence that the mother’s breast and body signify.

Arya 2014, 18

Cette alternance entre attirance et dégoût représente les balbutiements de la prise de conscience de l’abjection, qui « s’éprouve dans sa force maximale lorsque, lors de ses vaines tentatives de se reconnaître hors de soi, le sujet trouve l’impossible en lui-même : découvrant qu’il n’est autre qu’abject » (Kristeva 1980, 12). Dépendant du lait maternel, le nourrisson est en réalité à la merci de cet état et doit accepter la communion entre son corps et celui de sa mère.

La dernière séquence du Torrent explicite à l’écran ce qui resterait autrement au stade de la contemplation philosophique et transcrée l’idée d’inversion analysée dans l’excipit. Alors que François se penche au-dessus des cataractes, il aperçoit sa mère qui allaite un nourrisson. Le sentiment d’étrangeté ressenti devant cette séquence finale est initié par la présence du voyeur, terrifié de se reconnaître dans le corps du nouveau-né. Pourtant, le paroxysme du dégoût est atteint au moment où la femme nourricière lève les yeux sur l’adulte-voyeur : il s’agit du visage de la mère tuée et détruite par le feu, non de celui de la jeune femme qui, si la chronologie avait été préservée, aurait dû allaiter le bébé qu’était François. Dans cet anachronisme cauchemardesque, c’est la mère au visage ravagé par le matricide qui est en train d’allaiter le petit François. La transgression de toute temporalité, la mise en regard de scènes jumelles et la présence du voyeur entremêlent plusieurs métathèmes de l’abjection pour les fixer autour de l’acte d’allaitement, lui-même déstabilisant pour la figure maternelle.

Malgré le caractère clairement abject de cette scène qui trouve son origine dans la nouvelle d’Hébert, la distinction que propose Bataille entre l’abjection et la subversion laisse penser que ces excipits sont plutôt le lieu de la libération de François. En effet, la subversion « désigne un renversement (tendanciel ou réel) des deux termes opposés ; le bas devient subversivement le haut et le haut devient le bas ; la subversion exige donc l’abolition des règles que form[e] l’oppression » (Bataille 1970a [1934], 217). Ainsi, puisque s’opèrent effectivement un renversement haut/bas dans la nouvelle et une transgression temporelle dans le film, les deux récits semblent indiquer que François parvient à se libérer de sa mère en opposant à l’abjection de cette dernière sa subversion à lui. Pour aller plus loin encore, cette dernière séquence pourrait également suggérer une lecture de la nouvelle se situant dans la lignée de celle proposée par Saint-Martin, où le récit de Claudine, femme dépossédée du monde avant que ne le soit son fils, « se profile en creux » (1999, 62). Ce dernier regard, mélancolique et triste, que lance la femme tuée à l’homme qu’est devenu son bébé exige un visionnage à rebours du film, une réinterprétation positive du personnage de la grande Claudine.

Faire l’expérience de ses frontières

Le néologisme « autofiction », initialement proposé par Serge Doubrovsky en 1977, est défini comme « la fiction que j’ai décidé en tant qu’écrivain de me donner de moi-même, y incorporant, au sens plein du terme, l’expérience de l’analyse, non point seulement dans la thématique mais dans la production du texte » (Doubrovsky, cité dans Robin 1997, 24). Cette disparition de la frontière traditionnellement établie entre réalité et fiction est transcréée dans plusieurs séquences de Borderline où Kiki écrit son journal intime, lequel portera aussi, à travers une savante mise en abyme, le texte de l’autofiction. De la simple transcréation du genre de l’hypotexte, le film réfléchit donc sur les possibilités réflexives du média cinématographique.

Si l’on observe dans les hypotextes de Labrèche une attirance pour l’accomplissement de la dyade mère/fille, Kiki évoque paradoxalement sa propension à la matrophobie[7]. Plusieurs longs passages témoignent de l’actualité de ce paradoxe à travers les élucubrations masochistes de la narratrice relatant l’anéantissement des frontières féminines :

Les gardiens de sécurité […] entrent tout ce qu’ils trouvent dans le ventre des petites filles. Ils y mettent des crayons, des bouteilles de bière, des matraques. Enfin, tout ce qui leur passe sous la main. Si tu résistes, si tu passes le test, ils te foutent la paix et tu deviens la propriété de certains, jusqu’à tant que tu sortes de là. Mais si tu ne résistes pas, ton ventre éclate et tous les objets sortent par ton nombril.

Labrèche 2000, 39-40

Cédant à une porosité morbide, les fillettes qui ne passent pas le test se vident à partir de l’interface originelle avec la mère, leur nombril. Cette invasion de l’abject, contre laquelle Kiki est encore incapable de se protéger quand elle est enfant, évoluera en une sexualité toxique tout au long de l’adolescence et jusqu’à l’âge adulte.

Dès le générique de début, l’hyperfilm présente la protagoniste à partir de ses bras striés de scarifications. Blessure de l’épiderme qui protège contre les attaques venues de l’extérieur, la scarification équivaut pour d’aucuns à une invitation à l’abjection : « Wrinkles, puckers, warts, and gristle are the least of the “revolting” threats to the uninterrupted skin-line of the softly-blown body » (Menninghaus 2003, 54). Une séquence filmique lie ainsi explicitement la thématique de la sexualité borderline à la présence de scarifications. Un jeu de focale sur plan fixe montre d’abord Kiki, étendue et nue, qui se laisse passivement posséder par une multitude de personnages. Le point est ensuite fait sur les scarifications en premier plan. Cette technique cinématographique évoque l’idée que l’invasion transforme l’épiderme en conséquence, lequel se zèbre de scarifications jusqu’à devenir inefficace pour préserver les frontières corporelles de Kiki.

Kiki ne reste cependant pas paralysée dans ce stade abject : elle s’émancipe en consolidant sa peau trouée à travers la métaphore du clown. Bien que celle-ci témoigne d’une nouvelle atteinte subie par l’épiderme, et qu’elle trouve une forme violente dans l’hypotexte[8], l’hyperfilm impose le rictus du clown à un autre personnage : celui de Tcheky, amant et professeur de littérature de la protagoniste, que cette dernière avilira en le maquillant. Par ce travestissement, Kiki transfère son absence de frontières sur un autre, en une sorte de passation de l’abject, et coupe donc métaphoriquement le cordon ombilical qui l’attachait à Tcheky.

À travers l’analyse de l’emprise de l’abjection maternelle sur François et Kiki, nous avons tenu compte de deux discours qui expriment l’émancipation de l’enfant marginal. Ces récits, qui présentent une grande variété de sèmes abjects, associent parallèlement mère et mort, allant dans le sens de l’analyse de Kristeva sur le cadavre, cette « mort infestant la vie », ce « rejeté dont on ne se sépare pas », cette « étrangeté imaginaire et menace réelle, [qui] nous appelle et finit par nous engloutir » (Kristeva 1980, 12). S’il peut arriver que certains personnages parviennent à rejeter la dyade mère/enfant, à se séparer d’une mère qui chercherait à les engloutir et à se construire une identité propre, les étapes menant à leur libération sont nombreuses et souvent jalonnées d’échecs[9].

L’abjection disséminée

Notre analyse des visages de l’abjection resterait incomplète si nous nous contentions des descriptions et présentations de l’abject diégétique. En effet, certains procédés filmiques ne sont pas étrangers à cette thématique, et les transcréations démultiplient les prises abjectes. Afin de mener à bien notre investigation, nous présenterons d’abord rapidement la théorie des narrateurs filmiques d’André Gaudreault, laquelle souligne certains phénomènes cinématographiques discrets qui nous permettront d’approfondir l’étude de l’abjection filmique au-delà de la diégèse.

Dans Du littéraire au filmique (1988), Gaudreault présente tout d’abord l’instance suprême du film, le « méga-narrateur filmique », une instance neutre qui réalise la fusion des deux modes filmiques que sont la narration et la monstration. Ce méga-narrateur délègue la parole d’une part au « méga-monstrateur filmique », lui-même composé de deux instances respectivement chargées du tournage (le « monstrateur profilmique ») et du cadrage (le « monstrateur filmographique ») ; d’autre part à un « narrateur filmographique » chargé de tout ce qui a trait au montage. L’intérêt d’une telle partition est loin d’être négligeable puisqu’elle engage à transcender rigoureusement l’analyse de la simple diégèse. L’erreur serait en effet de s’arrêter aux seules représentations de sèmes abjects, alors que cette thématique protéiforme prend des tournures moins étudiées – et moins évidentes – à travers son infection des strates filmiques. Ainsi, présente dans les (pré)génériques (notamment celui du Collectionneur), elle peut parasiter la mise en scène (comme nous l’analyserons pour Borderline), se situer dans les choix de cadrage (comme l’étude d’une séquence du Torrent le montrera) ou être tapie dans les choix de montage (ce à quoi on assiste dans Un homme et son péché). Dans chacun de ces cas, la transcréation dédouble la thématique qui, dépassant le niveau diégétique, investit la forme.

Le collectionneur : les continuations paraleptiques

Avant d’entrer dans l’analyse des procédés mis en place dans les différentes strates de monstration et de narration, nous nous intéresserons tout d’abord au « hors-d’oeuvre » du Collectionneur. En effet, il est commun de n’accéder au contenu d’un récit littéraire qu’après avoir ouvert le livre et tenu compte de son paratexte. De la même manière, il n’est pas surprenant d’accéder à un film après avoir visionné le générique de début. Cependant, certains films retardent le moment où le générique débutera. Ils autorisent à entrer directement dans la strate diégétique à travers ce que nous nommerons un « prégénérique[10] », lequel est suivi du défilement des noms de l’équipe, du générique. Diégétique, le prégénérique présente généralement des éléments utiles pour amorcer ce récit dans lequel il nous tarde d’entrer, d’où la métaphore du « hors-d’oeuvre » empruntée à Nicole de Mourgues (1994, 21). Dans le cas du Collectionneur, le public est confronté à un seuil atypique et déroutant.

Le film s’ouvre en effet après pas moins de six fragments prégénériques, tous à portée abjecte[11], comme s’il était besoin d’expliquer la psychose de Mike. Or, comme le texte de Brouillet est loin d’être aussi explicite, nous emprunterons ici à Genette le terme de « continuations paraleptiques » pour désigner ces passages « chargés de combler d’éventuelles paralipses ou ellipses latérales » (1982, 242). À travers un crescendo de violence, les six paralipses de ce film populaire présagent du genre de sévices que Mike fera subir à ses victimes, éclairent les raisons de sa dérive psychiatrique et l’avènement de son don de taxidermiste. Le dernier fragment prégénérique résume les autres : dans un laboratoire, l’apprenti psychopathe taxidermiste s’entraîne à transformer le vivant en simulacre de vivant.

La psychopathologie de Mike trouve donc sa genèse dans le hors-d’oeuvre du film, ajouté par Beaudin comme s’il voulait pallier un manque du roman. En décrivant l’enfance de Mike comme abjecte, abjection qui découlerait principalement d’une relation malsaine avec sa génitrice, le réalisateur dépasse le discours de l’auteure de l’hypotexte et réfléchit, dès le seuil de l’hyperfilm, sur la position du public face à l’abjection, bien conscient que, comme l’a formulé Barbara Creed, « [v]iewing the horror film signifies a desire not only to perverse pleasure […] but also a desire, once having been filled with perversity, taken pleasure in perversity, to throw up, throw out, eject the abject (from the safety of the spectator’s seat) » (1993, 10).

Borderline : l’hétérochronotopie

Maintenant que nous avons consommé le hors-d’oeuvre, nous proposons de nous pencher sur le rôle du « monstrateur profilmique » en ce qui a trait à la prise en charge, à travers le tournage, des conséquences de l’abjection maternelle et de la matrophobie de la protagoniste dans Borderline. Essentiel pour rendre compte d’un phénomène récurrent à l’écran, le néologisme « hétérochronotopie » doit tout d’abord être défini. Ce mot-valise conjugue le concept d’« hétérotopie » formulé par Michel Foucault pour désigner ces lieux « absolument différents », « qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier » (2009 [1966], 24), et celui de « chronotope » de Mikhaïl Bakhtine (1970), qui exprime l’unité et l’insécabilité de l’espace-temps dans les romans. L’hétérochronotopie nous permet ainsi de rendre compte de l’entrelacement de plusieurs chronotopes, que ce soit par l’intrusion d’un élément spatial ou celle d’un élément temporel dans un chronotope déjà établi. Ce procédé visant à déséquilibrer l’espace-temps est largement employé afin de révéler l’absence de frontières de la protagoniste dans Borderline, et témoigne de la contamination du monstrateur profilmique par l’abject ; comme l’indique Kristeva, « ce n’est pas l’absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte » (1980, 12).

La séquence qui nous intéresse s’ouvre sur Kiki adolescente qui, dans un état d’ébriété extrême, se sépare violemment de son petit-ami et s’enfuit chez sa grand-mère. Sur son chemin, elle croise tour à tour celle qu’elle sera adulte et l’enfant qu’elle était, tiraillée entre sa « mère-folle » et sa grand-mère. Jouant donc sur le chevauchement de trois temporalités, cette séquence donne l’impression de pouvoir se déplacer librement dans le chronos tout en étant paradoxalement prisonnier du topos : quel que soit l’âge de Kiki, le lieu d’arrivée unique est en effet la maison pleine de coquerelles de son enfance, soulignant une constante, une fatalité. Par ailleurs, dans chacun de ces trois chronotopes, un événement perturbant pour l’identité de Kiki se produit : la première rencontre avec son « papa-méchant » pour l’enfant, la perte de contrôle totale pour l’adolescente qui se découvre borderline, et la mort de sa grand-mère, seule instance structurante, pour l’adulte.

Si la maison de la grand-mère est le point d’ancrage de l’hétérochronotopie, il est intéressant par ailleurs de remarquer le comportement métafictionnel de ce personnage « atemporel ». Alors qu’elle appartient au chronotope initial de l’enfance, laissée derrière par sa fille et sa petite-fille prises d’épouvante devant l’apparition du père, la grand-mère arrive essoufflée devant chez elle. Soudain, elle s’adresse à l’adolescente qui l’attendait sur le pas de la porte, et derrière laquelle les témoins du chronotope précédent disparaissent. L’hétérochronotopie est ici extrêmement déroutante si l’on refuse de considérer la grand-mère comme un passeur entre deux temps, un personnage immuable et capable de transcender les chronotopes, à l’instar de ce qui se passe dans l’hypotexte : « Ma grand-mère est comme Dieu. Elle est partout à la fois. Elle est omniprésente » (Labrèche 2000, 32).

Jalonnant le film, ce travail de mise en scène hétérochronotopique permet à un type d’abjection (le mixte, le discontinu du chronotope) d’apparaître à l’écran, et ce, dans chacune des séquences où la mère de Kiki la réduit au statut d’objet ou d’embryon. Cela dit, si l’on tient compte de la définition des hétérotopies de Foucault, du fait qu’elles peuvent mener à la purification, la présence récurrente de la maison de la grand-mère, exemple par excellence de ces lieux « absolument différents », peut être envisagée comme une prélecture de la libération à laquelle accède finalement la protagoniste.

Le torrent : une inquiétante focalisation

Procédons maintenant à l’analyse du rôle du « monstrateur filmographique », chargé du cadrage selon la typologie de Gaudreault. Un exemple suffira pour montrer l’importance et l’impact de tels procédés sur la réception d’un film, quel qu’il soit. Pour ce faire, nous avons choisi la séquence clé du Torrent où François brûle le cadavre de sa mère afin de ne laisser aucune trace du meurtre qu’il vient de perpétrer.

Plusieurs effets de cadrage s’accumulent pour renforcer l’impact abject de ce qui est montré à l’écran (la présence du cadavre maternel et le dégoût du personnage). Tout d’abord, la séquence est filmée à l’aide d’une caméra portée qui est volontairement non stabilisée, ce qui donne une impression de vertige. En outre, le point de vue représenté est trop élevé, et l’avancée trop lente et saccadée pour que ce plan subjectif représente une focalisation humaine. Jusqu’au plan où la réponse lui est donnée, le public se questionne donc sur la nature de l’instance qui s’approche ainsi du sourd. C’est avec surprise que l’on envisage l’origine de la focalisation après avoir attendu que prenne fin un lent panoramique ascendant à partir du bûcher : il s’agit d’un cheval noir qui, immobile et présenté en une contre-plongée très marquée, semble fort menaçant.

Redoublant l’oeuvre du monstrateur filmographique sur laquelle nous venons de nous pencher, les acouphènes, « extrême exemple du son subjectif » (Chion 1985, 54), participent au malaise du public ; augmentant progressivement avec le panoramique, ils se soldent dans l’horreur quand la focale est finalement faite sur le cheval. D’après le François de l’hypotexte, Perceval est une instance diabolique qui l’aurait poussé à désirer le matricide et aidé à le commettre : c’est en effet sous les sabots du cheval qu’expire Claudine.

La monstration filmographique de cette scène placée sous l’égide de la focale équestre, ainsi que l’impression que ce cheval, effectivement mû par une conscience diabolique, voulait s’assurer que François détruise bien le cadavre, voilà autant d’éléments qui situent l’humain en dessous du règne animal, rappelant ici encore l’expérience abjecte telle que décrite par Kristeva :

L’abject nous confronte, d’une part, à ces états fragiles où l’homme erre dans les territoires de l’animal […], d’autre part, et cette fois dans notre archéologie personnelle, à nos tentatives les plus anciennes de nous démarquer de l’entité maternelle avant même que d’exister en dehors d’elle grâce à l’autonomie du langage.

Kristeva 1980, 20

Cette séquence inoubliable dépeint par ailleurs le moment où le corps de la mère est détruit définitivement, moment éludé par la nouvellière, et capture le malaise ressenti par le public devant l’intrusion du fantastique, avec des êtres et animaux diaboliques[12] qui poussent ce narrateur candide aux pires actions.

Un homme et son péché : une bande sonore abjecte

Enfin, un sème abject parcourt en filigrane l’oeuvre du « narrateur filmographique » dans la transcréation d’Un homme et son péché, sème qui trouve cette fois son origine explicite dans le récit littéraire de Grignon : il s’agit des mouches, utilisées pour souligner la vilenie de Séraphin. Dans plusieurs passages, elles apparaissent en effet lorsque l’avare fait signer des contrats de prêt malhonnêtes qui pousseront ceux qui y souscrivent à différents types de comportements désespérés[13]. Cependant, ces descriptions ponctuelles passent aisément pour un souci de réalisme de la part du narrateur omniscient, qui oppose le lourd silence de Séraphin à un bourdonnement volubile, illustrant l’adage « entendre les mouches voler ».

S’emparant de cet élément, le « narrateur filmographique » l’intègre à la bande sonore dès le prégénérique de l’hyperfilm, qui apparaît comme un autre exemple de continuation paraleptique. Alors que se démultiplient les sèmes abjects à l’écran, le bruit des mouches étourdit le public, car il est trop fort par rapport au point d’écoute[14] (l’enfant Séraphin qui regarde la charogne). En lui accordant une telle importance, la bande sonore induit l’idée que ce bourdonnement n’est pas un simple témoin de la présence d’une charogne : il doit également être considéré métaphoriquement. Ainsi, dans plusieurs séquences ultérieures où Séraphin se conduit comme un parasite ou un charognard[15], la bande sonore rejoue le bruit des mouches du prégénérique, doublé ou non de l’insert de la charogne de castor.

Ce « témoin » auditif est donc un signe complexe de l’abjection puisqu’il se rattache littéralement à la présence de la charogne, par extension à la thématique de la prostitution maternelle, et métaphoriquement, en filigrane dans tout le film, à l’avarice mortifère de Séraphin. Fantomatique, cette composante sonore ne prend tout son sens qu’à la fin du film, quand Séraphin est trouvé mort après l’incendie de sa grange. Sa main crispée renferme une pièce d’or, et le couteau qu’il avait laissé tomber d’horreur lorsque, enfant, il avait compris que sa mère se prostituait. Lues en miroir, ces deux séquences expliquent l’avarice de Séraphin par ce traumatisme d’avoir vu sa mère se vendre pour quelques pièces. Le bruit des volatiles charognards, abject, envahit une strate filmique à laquelle le public ne fait pas toujours attention, et agit dès le hors-d’oeuvre paraleptique du film de Binamé.

Conclusion

Éduquées par leur mère dans l’abject, le plus souvent de manière involontaire de la part de cette dernière, plusieurs figures phares de marginaux dans la production littéraire québécoise en conserveront des structures mentales perturbées, voire déviantes. À jamais relégués aux marges, ceux qui auront échoué l’entreprise du matricide symbolique seront à jamais « dépossédés du monde », à l’instar de la formule du Torrent. Si les hypotextes représentent différents rapports à la mère en ce qu’ils appartiennent à des époques et à des genres littéraires distincts, une constante s’observe toutefois : le besoin semble-t-il irrépressible des réalisateurs des hyperfilms de décupler la présence de l’abjection jusque dans le corps filmique. Les textes font certes honneur à la thématique à travers une gamme de descriptions et de symboles variés, mais, dans les hyperfilms, ce sont toutes les strates, qu’elles soient narratives ou monstratives, qui sont touchées. De plus, les réalisateurs Beaudin et Binamé ajoutent, à travers des séquences paraleptiques, des explications aux comportements abjects de leurs personnages.

Notre question initiale trouve donc deux réponses possibles : soit le fait de montrer l’abjection a une portée moindre à l’écran, nécessitant des moyens plus sophistiqués – parfois moins subtils – pour en rendre compte, soit les réalisateurs estiment que l’endurance du public du xxie siècle est telle qu’il devient nécessaire, afin d’obtenir le même effet que des textes plus anciens, de déployer une méta-abjection dans les films. Il est à se demander ce qui a tant changé depuis ces paroles de Bataille :

De même que certains insectes, en des conditions données, se dirigent ensemble vers un rai de lumière, nous nous dirigeons tous à l’opposé d’une région où domine la mort. Le ressort de l’activité humaine est généralement le désir d’atteindre un point le plus éloigné du domaine funèbre (que distinguent le pourri, le sale, l’impur).

Bataille 1979 [1957], 212-13

À la lumière des exemples mis en relief dans cet article, il ne semble pas erroné de dire, en effet, que les textes et les films de la transcréation québécoise s’ingénient à le contredire.