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Le cinéma contemporain se caractérise par une dissémination des films sur tous les supports, qui s’accompagne du maintien de régimes stylistiques empruntés aux différentes périodes du cinéma, tandis que de nouvelles formes interactives et transmédiatiques modifient nos pratiques d’écoute et de visionnage. Toutes les étapes du canon cinématographique en sont affectées : pellicule, long métrage (de fiction), salles obscures. À la manière d’un corps dont on aurait remplacé tous les organes, mais qui poursuit son existence, on continue pourtant à parler de « cinéma », l’empreinte culturelle de ce média étant profonde. C’est ce qui a poussé Francesco Casetti (2012, 7-8 ; notre traduction) à distinguer le « dispositif » du cinéma et l’« expérience » cinématographique. La « relocalisation » du cinéma chez soi, sur son téléphone, dans la rue, etc., peut continuer à fonctionner quasiment comme une expérience de cinéma, à la condition que le spectateur investisse les différents « assemblages » contemporains pour inclure dans son implication spectatorielle « les éléments les plus proches d’une sphère traditionnelle [d’expérience] » (17) : « une relation avec des images en mouvement, reproduites mécaniquement et projetées sur un écran ; une intensité sensorielle, principalement liée au composant visuel » (18), etc. Mais Casetti n’aborde finalement pas les autres types d’expériences dérivées du cinéma – expériences pour lesquelles nous ne « retrouvons » pas l’expérience cinématographique, ou expériences incertaines ayant quelque chose du cinéma, mais aussi autrechose. Or, elles font partie du paysage : pensons à l’impact des jeux vidéo sur les images et les scénarios, ou à celui des données numériques dans le champ documentaire. En un mot, l’expérience cinématographique (traditionnelle) n’est pas la seule expérience de référence que nous mobilisons lorsque nous sommes face à des images mouvantes et sonorisées. De plus, si l’on relativise, à la manière d’André Gaudreault et de Philippe Marion (2013), le dispositif « traditionnel » qui a produit cette expérience « traditionnelle », on ne peut pas dire qu’il y a une seule expérience cinématographique : un même nom (« cinéma ») sert peut-être à décrire des expériences différentes selon les dispositifs qui se sont succédé dans l’histoire. Partant de l’hypothèse voulant qu’il y ait plusieurs formes de cinéma – plusieurs régimes de perception et d’implication, ainsi que plusieurs dispositifs parallèles, comme le cinéma scientifique, pornographique, éducatif, amateur, anthropologique, sportif, muséal, musical, militant… –, le projet de ce dossier est de partir d’une conception ouverte des formes du cinéma – comme des relations entre formes et dispositifs, et des relations entre dispositifs eux-mêmes – pour interroger l’efficacité de nos outils théoriques face aux changements contemporains.

Parce que nous confrontons la théorie à ces zones décentralisées, nous recourons au concept de « cinéma éclaté », inauguré en 2012 lors d’une journée d’étude[1], pour réfléchir sur les mutations contemporaines du cinéma en nous distinguant d’une forme de médiacentrisme. Nous résistons aussi, par là, à ce que nous avons appelé une « ontologie élastique » du cinéma (présente dans les formules « cinéma élargi » ou « cinéma étendu »)[2]. Il faut plutôt relocaliser le cinéma lui-même au sein des médias qui l’entourent aujourd’hui, tout en veillant à ne pas user de concepts hérités de la « théorie du cinéma » sans les interroger. Il s’agit ainsi de faire appel à la théorie pour reconsidérer les problèmes actuels, selon une conception « modeste » et confiante dans sa capacité « heuristique » (Odin 2007, 30 et 21). Ce dossier vise donc à éprouver des notions fortes pour déterminer les lignes de fracture qui caractérisent la situation contemporaine, et réciproquement.

Laurent Jullier met à plat, tout d’abord, un certain nombre de questions relatives aux notions de « médium » et de « média » à l’endroit du cinéma, questions au coeur de la présente discussion. Comment résoudre la tension entre le fait que les médiums sont toujours saisis à travers des médias qui assurent, notamment, un maintien des règles de lecture (Soulez et Kitsopanidou 2015) et le fait qu’institutions et intellectuels, entre autres, cherchent à définir le cinéma à travers son caractère de « médium » spécifique ? Surgissent alors d’autres enjeux liés à l’hétérogénéité du cinéma, qui nous conduisent aux usages du cinéma, au cinéma comme média. Les usages permettent ainsi de classer les pratiques spectatorielles selon leur relation différenciée au(x) médium(s) et au(x) média(s). Cette première clarification est suivie d’une nouvelle relecture de l’histoire du cinéma proposée par André Gaudreault et Philippe Marion, relecture qui, dans la continuité de leur réflexion sur le « vidéocinéma » (Gaudreault et Marion 2013, 205-8 ; Gaudreault 2016), s’appuie sur le bélinographe. Projet de transport et de transformation de l’image « en l’atomisant », le bélinographe permettrait d’envisager le fait que « la télévision, la vidéographie et l’image numérique découleraient toutes d’un même principe, qui serait le socle technologique sur lequel reposerait le paradigme du vidéocinéma, et qui représenterait la condition d’existence de cette troisième naissance du cinéma [celle à laquelle nous assistons avec le cinéma numérique] dont il est ici question » (Gaudreault et Marion, dans ce dossier). Derrière la puissance du média télévision se dévoile ainsi l’importance technique du « médium », ancêtre de la digitalisation.

Frank Kessler et moi-même revenons tous deux sur la notion de dispositif, terme clé de la tradition théorique. Kessler préconise d’historiciser et de pluraliser la notion plutôt que de partir du dispositif canonique légué par la théorie du cinéma (comme s’il n’existait qu’un seul dispositif possible du cinéma). En proposant dans son article ce qu’on pourrait appeler une définition relationnelle du dispositif fondée sur trois pôles, l’un des objectifs de Kessler est de nous pousser à nous interroger sur notre usage de la théorie à l’endroit du dispositif. Les transformations actuelles pouvant être analysées comme l’effet des médias, en tant qu’organisations sociales et professionnelles, sur les formes audiovisuelles, mon hypothèse est que la notion de dispositif, au carrefour entre théorie du cinéma et théorie des médias, et telle que Pierre Schaeffer (avant Jean-Louis Baudry) en a proposé une première élaboration, permet de penser les évolutions contemporaines. Contre la réduction ontologique mcluhanienne (« le médium est le message »), Schaeffer souligne l’importance de la fonction de médiation du dispositif entre médiums, professionnels et publics ; en proposant une approche que je qualifie de « scalaire », je poursuis sa démarche en montrant que le dispositif joue un rôle de régulation entre média(s) et médium(s), et que par suite, à travers une pensée de l’usage – à nouveau –, un média peut être étudié comme un réglage de dispositifs hétérogènes. Ce n’est pas une expérience qui demeure (ou qui cherche à persister) malgré de nouveaux dispositifs (thèse de Casetti), mais ce sont les dispositifs qui se réarticulent de façon différente au sein des médias pour permettre le déplacement des yeux et des oreilles.

Le dernier article de ce dossier nous propose un saut dans le temps : Olivier Asselin envisage l’hypothèse d’un cinéma du futur proprement « neuronal » (fonctionnant à l’aide d’implants), tout en retraçant le parcours de technologies de plus en plus immersives. Sa démarche l’amène ainsi à explorer d’autres modèles que les modèles historiques qui prédominent dans la théorie, en s’inspirant du rhizome et des théories interactionnistes : ce qu’on appelle cinéma, écrit-il, ne serait « qu’une partie d’un vaste réseau sociotechnique, qui communique lui-même avec d’autres réseaux et avec l’ensemble du réseau social » (Asselin, dans ce dossier). Prolongeant la réévaluation de la dimension technique du cinéma dans le cadre d’une histoire des possibles, on renoue peut-être ici avec la fameuse « intelligence d’une machine » : le cerveau sera-t-il le lieu ultime où le cinéma demeurera, quand il n’y aura plus ni salle ni écran ?

Les cinq articles de ce dossier nous incitent donc à nous interroger sur les notions héritées de la théorie du cinéma que nous employons, sans pour autant tomber dans une théorie des médias trop générale : il s’agit de contrôler ce travail critique sur les notions par la prise en compte des principes techniques et des pratiques réellement à l’oeuvre chez les inventeurs/créateurs et les spectateurs/usagers. Cette clarification, espérons-nous, permet de mieux comprendre la situation contemporaine : tension entre offre médiatique et expérience(s) du cinéma ; pluralité et jeux d’échelle des dispositifs ; relation entre expérience et physiologie incorporée dans les technologies. Ainsi, entre expériences et assemblages multiples, le cinéma appartient désormais, en quelque sorte, à moitié à l’usage et à moitié au dispositif. Le deuxième siècle du cinéma s’annonce passionnant !