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Le livre de Lucio Castracani, issu d’une recherche doctorale, aborde une question de grande pertinence et actualité dans le contexte sociétal québécois, marqué par la présence de nouveaux flux migratoires et par des métamorphoses importantes de la composition de la population active et des modes de production et d’organisation du travail, notamment dans le secteur agricole. En effet, l’auteur s’attache à décrire l’expérience de vie et de travail des ouvriers latino-américains qui arrivent au Québec dans le cadre des programmes de migration temporaire mis en place pour pallier la rareté de main-d’oeuvre dans les exploitations agricoles. Selon les données présentées par Castracani, ces programmes, qui ont connu un fort essor à partir des années 2000, ont amené au Québec, en 2017, environ 10 000 travailleurs, dont la majorité (97 %) provient du Mexique et du Guatemala. L’introduction et le premier chapitre posent le cadre théorique de l’analyse et décrivent la logique des programmes de migration temporaire, fondée sur « la marchandisation du travail, à travers la séparation de la force de travail de sa composante humaine, résumée dans la phrase “importer le travail sans le travailleur” » (p. 12) ; une logique qui s’inscrit dans une tendance lourde du capitalisme actuel caractérisé par la dépersonnalisation du travail (le rôle professionnel transcende la personne humaine). Des références aux auteurs classiques comme Marx ou Foucault et aux études postcoloniales sont mobilisées pour souligner la marchandisation des personnes, processus propulsé actuellement par « l’intervention régulatrice, voir coercitive de l’État » (p. 15). Si l’on fait des rapprochements de perspectives avec des processus plus anciens, on peut considérer qu’à la différence de la traite qui arrachait l’esclave à ses racines, l’actuel afflux de travailleurs migrants saisonniers est organisé de façon à maintenir ces travailleurs en lien avec leur pays d’origine et répond à des choix politiques et économiques assumés. Dans le chapitre 2, l’auteur expose la méthodologie de sa recherche fondée sur des entrevues semi-dirigées avec des travailleurs migrants et des chefs d’exploitations agricoles de même que sur l’observation participante. Castaracani a fait lui-même l’expérience du travail agricole, ce qui donne à son enquête une forte plus-value, qui ressort essentiellement dans la description quasi littéraire des situations de travail vécues et observées. Quatre autres chapitres structurent l’ouvrage, exposant les résultats de la recherche. Ces chapitres analysent les problèmes des agriculteurs soumis à la « pénurie » de la main-d’oeuvre, à la pression de la concurrence et à l’absence de relève, leurs attentes et représentations de la force de travail migrante, et l’expérience des ouvriers migrants pris entre les exigences des employeurs et la réglementation gouvernementale qui les encadre.

En traitant de ces questions, l’auteur apporte des informations inédites sur le processus d’importation temporaire de la main-d’oeuvre immigrée et sur les personnes faiblement ou non qualifiées qui travaillent dans l’économie agricole québécoise : « une main-d’oeuvre très hétérogène qui s’inscrit dans un contexte encore plus hétérogène » (p. 109) ; des individus (majoritairement des hommes), travaillant souvent dans des conditions très dures, privés de facto de droits et de protections juridiques et, dans une certaine mesure, de l’exercice de la liberté de mouvement (les migrants ont des contrats nominatifs et sont confinés aux fermes dans lesquelles ils travaillent), soumis à un « contrôle paternaliste » par leurs employeurs et sans possibilité de profiter de l’opportunité d’un meilleur emploi ou de l’accès à la résidence permanente canadienne. Les histoires de vie racontées dans le livre nous font vivre le destin presque héroïque de quelques travailleurs migrants. L’aventure des déplacements pour le travail ne date pas d’aujourd’hui, mais les histoires des travailleurs que Castracani met devant nous rendent palpable leur souffrance, leur envie de vivre en dignité et de rêver d’une vie meilleure. Le livre nous fait aussi réfléchir à certains sujets sensibles au Québec, ceux relatifs à la différence, à l’étranger à l’identité québécoise supposément menacée par ces migrants qui viendraient non seulement travailler, mais aussi « profiter du système ». L’angoisse des sociétés développées face à la complexité du monde migratoire apparaît bien illustrée dans les descriptions qui font état des interactions entre les migrants et les institutions québécoises.

Cet ouvrage m’apparaît important pour au moins trois raisons : 1) parce qu’il constitue une polygraphie du monde agricole et de ses problèmes dans le contexte de la mondialisation, en présentant avec plasticité les expériences des migrants saisonniers confrontés à l’implacable logique économique et privés de leur subjectivité ; 2) parce qu’il permet de dévoiler l’utilisation de réglementations privatives de liberté dans le processus d’importation de la main-d’oeuvre organisé par les États ; 3) parce qu’il soulève des questions d’ordre juridique quant à l’encadrement de ce processus. On apprécie la qualité de l’écriture de Castracani, l’originalité des interprétations, la volonté affirmée de « faire bouger les choses ». Un livre qui s’inscrit dans une perspective cohérente et assumée de militantisme social, remarquable par sa qualité descriptive.