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Le livre Explorer le social est issu d’un colloque tenu en 2017 à l’Université du Québec à Chicoutimi et regroupant plusieurs chercheurs proches de la « famille BALSAC »[1] qui discutent de l’oeuvre de Gérard Bouchard. Dirigé par la démographe Hélène Vézina et la politologue Geneviève Nootens, le collectif ne constitue toutefois pas un bloc homogène. Le livre réunit, bien au contraire, une pléthore de spécialistes en démographie et en génétique des populations, en géographie, en histoire et en sociologie, en science politique et en droit, en littérature et en philosophie. Cette diversité disciplinaire, qui manifeste éloquemment l’hétérogénéité des champs d’analyse de Bouchard, souvent appelé le sociologue-historien (ou l’inverse), structure le découpage du livre en six parties excluant la conclusion synthétique.

L’historien François Guérard, l’anthropologue Pierre-André Tremblay et les directrices nous rappellent rapidement en introduction le parcours scientifique et intellectuel de Bouchard depuis son doctorat en histoire de l’Université Paris Nanterre jusqu’à sa retraite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a été professeur plus de 45 ans. Les auteurs mentionnent également la diversité de ses recherches tout en soulignant plus particulièrement « le respect profond et réel pour ce que d’autres ont appelé “les gens ordinaires” » (p. 2). Comme chez Fernand Dumont, la dualité entre culture populaire et culture savante serait « l’un des grands fils conducteurs de l’oeuvre » (p. 2), au même titre que la part mythique de la culture.

La première partie d’Explorer le social, qui est aussi la plus volumineuse, n’aborde pas directement la question des imaginaires collectifs, mais plutôt l’étude interdisciplinaire des populations. Les auteur.e.s reviennent entre autres sur la constitution et le développement de l’impressionnant fichier de population BALSAC que crée Bouchard au début des années 1970, après avoir produit, dans le cadre de sa formation doctorale en France, une monographie de village dans une perspective d’« histoire totale » héritée de l’école des Annales. Dans son texte, la démographe Danielle Gauvreau distingue deux périodes dans les études bouchardiennes en histoire des populations dont la césure se situerait en 1996 avec la parution du Quelques arpents d’Amérique. Dans le sien, Marc Saint-Hilaire souligne lui aussi cette coupure de 1996, ajoutant que Bouchard délaisse progressivement l’histoire sociale pour l’étude des imaginaires collectifs, des cultures nationales et de l’interculturalisme (p. 40). Outre le rappel des onze composantes du projet d’histoire sociale de Bouchard dont il souhaite la réactualisation, Saint-Hilaire développe sur les deux legs fondamentaux que seraient le fichier de population BALSAC et la « synthèse novatrice de l’évolution des sociétés rurales québécoises » (p. 35).

Hélène Vézina et Claude Bhérer discutent toutes les deux de l’importance du fichier de population BALSAC et reviennent sur « l’effet fondateur », c’est-à-dire sur les conséquences génétiques du peuplement par un nombre réduit de « fondateurs ». À l’inverse de ce que nous pourrions penser, elles soulignent entre autres que la diversité génétique d’ici est comparable à celle d’une grande population comme la France et que la fréquence plus élevée des maladies héréditaires dans l’est du Québec renverrait davantage à l’histoire du peuplement qu’à une particularité génétique.

Dans la seconde partie, Simon Langlois poursuit l’analyse statistique des classes sociales de Bouchard en montrant notamment que, même si la classe ouvrière perd en importance numériquement, comme dans les autres régions québécoises, sa part relative, par rapport aux cadres et aux professionnels, est plus grande au Saguenay. Le texte de Daniel Poitras et François-Olivier Dorais porte sur les travaux du « deuxième Gérard Bouchard » – plus directement au coeur des analyses de la suite du livre – traitant de la refondation de la nation québécoise et de la formation des imaginaires collectifs, pour reprendre les termes de François Rocher en conclusion. Les auteurs soutiennent que Bouchard aurait alors quitté la sociologie, jugée trop déterministe, pour l’histoire plus sensible au mouvement (p. 106). Selon ces historiens, la trajectoire de recherche de Bouchard suit le déplacement des Annales « du socio-économique au culturel » (p. 11), la culture permettant de mettre en mouvement les structures sociales et économiques.

Pour Bouchard, le culturel serait d’abord constitué par le mythe (p. 256), principal objet des analyses des parties 3 et 4 de l’ouvrage. Le philosophe Daniel D. Jacques y réfute l’idée de Bouchard selon laquelle les mythes mèneraient le monde bien plus que les idées (la raison). Jacques affirme que si l’efficacité symbolique ou la « vérité du mythe » renvoie bien à la pertinence des émotions, celle-ci est elle-même relative à sa « concordance » ou à sa « résonance » (p. 126) avec le social ou la « réalité vécue », laquelle serait établie par la raison (p. 131). Jean-Jacques Wunenburger propose par ailleurs une anthropologie historique du politique dans laquelle le mythe aurait une valeur fondatrice tandis que Nootens aborde aussi la dimension mythique du politique à travers la construction de l’État européen, en refusant toutefois d’accorder aux mythes une causalité fondatrice, position à laquelle Bouchard continue de s’opposer en conclusion.

Les textes de Pierre Bosset, comme celui d’Alain-G. Gagnon et Raffaele Iacovino, en 5e partie, abordent plus spécifiquement la gestion politique de la diversité culturelle à partir des travaux de Bouchard sur l’interculturalisme. Le premier cherche à définir des fondements juridiques à l’interculturalisme (« politique publique qui encourage l’interaction féconde entre les cultures ») à partir de la reconnaissance des droits culturels, tandis que les seconds montrent que l’interculturalisme existait bien avant le mot, dès la Révolution tranquille, tout en insistant sur l’importance de la langue.

L’une des contributions les plus importantes de ce livre est la mise en relief des « deux Bouchard » (Rocher, p. 280), que Jacques Pelletier et Rita Olivieri-Godet tentent de comprendre dans la sixième partie de l’ouvrage en proposant une analyse littéraire de sa trilogie romanesque, comme si, finalement, l’articulation entre les deux Bouchard ne pouvait se faire qu’à partir de la fiction. Pelletier écrit que la science historique et la sociologie ne peuvent rendre compte du « ressenti » et du « vécu » (p. 221), reprenant en cela les idées de Bouchard. Même constat chez Olivieri-Godet, qui ouvre d’ailleurs son texte par une citation de Bouchard pour qui le projet romanesque est né « d’un même problème, à savoir, la difficulté des sciences sociales à faire écho aux émotions et au vécu des acteurs » (p. 223). Pour ces auteurs, les sciences sociales seraient incapables, contrairement aux romans, de rendre compte de la « puissance créatrice du langage » (p. 234).

La lecture d’Explorer le social est fascinante, car elle permet de saisir le projet intellectuel de Bouchard qu’il explicite lui-même plus longuement dans une intéressante conclusion qui revient sur chacune des contributions du livre. Ce texte est important en ce que l’auteur reprend son propre parcours scientifique en le situant par rapport aux différentes contributions du livre, ce qui permet un plus grand approfondissement de l’idée des deux Bouchard (sociologue-historien).

Bouchard fait d’ailleurs une remarque intrigante à la fin de l’exercice qui lui est dédié, et qui ouvre des pistes interprétatives heuristiques sur l’énigme des deux Bouchard. L’intellectuel avoue n’avoir pas remarqué jusqu’alors que la « thématique de l’impuissance court en filigrane dans [s]es travaux » (p. 265). Pourquoi Bouchard considère-t-il que la pensée et les mythes sont impuissants ? Je pense qu’une voie de compréhension se loge au coeur même de l’ambivalence de l’auteur entre l’imprévisibilité du mouvement des sociétés étudiées et sa prévisibilité souhaitée. Cette ambivalence renvoie peut-être à sa conception « parallèle » du social (le 1er Bouchard sociologue) et du culturel (le 2nd Bouchard historien) :

D’un côté, on peut faire l’histoire des changements sociaux et culturels, faire ressortir les différences dans les parcours ou les structures des sociétés, et rendre compte des uns et des autres. Mais en parallèle tous ces phénomènes activent des archétypes universels largement affranchis du mouvement social. Ce sont des invariants symboliques (certains auteurs parlent à ce propos d’« imaginal ») qui semblent avoir leur vie propre et qui défient l’analyse sociologique. Tout se passe comme s’il existait deux univers parallèles qui entretiennent cependant de mystérieux lieux de rencontre.

p. 252

La conception « parallèle » de Bouchard n’est pas sans rappeler celle de Durkheim, puis de Fernand Dumont qui soutenait qu’à la suite de la Conquête, les Canadiens français, à défaut de posséder les moyens de production capitaliste, s’étaient exilés dans un univers parallèle, celui de la spéculation et du rêve. À certains moments, la définition bouchardienne du mythe s’est éloignée légèrement de cette conception d’univers parallèles, notamment lorsqu’il affirme que le mythe, « c’est l’idée rationnelle abstraite, trempée dans le bouillonnement de la vie sociale et de l’émotion » (p. 257-258). Dans cette perspective, le mythe (ou la culture) trouverait son fondement dans les relations sociales. Ainsi, la Conquête aurait pu avoir comme effet de créer des univers parallèles entre le politico-économique (dominés par les Britanniques) et le culturel (pris en charge par l’Église), dont la frontière se serait érodée avec l’appropriation politique et économique des Canadiens français lors de la Révolution tranquille. Si les Canadiens français s’exilent dans l’univers parallèle de la spéculation et du rêve, ce serait en raison d’une situation de dominés. À partir du moment où cette situation se transforme, la manière même de se définir culturellement se transforme (de Canadien français à Québécois, par exemple).

Le statut que Gérard Bouchard donne aux « données orales » est aussi révélateur d’une conception « parallèle » du culturel et du social. À son avis, les données orales sont « un riche complément » (p. 246) aux données quantitatives du fichier de population.

Au moment où je préparais mon livre Quelques arpents d’Amérique, j’avais pensé jumeler ces données très riches avec les données en provenance du fichier BALSAC. Mais je n’ai pas su effectuer cette soudure qui appauvrissait les données orales. Je tenais à préserver la langue très libre et inventive des informateurs, tout comme les émotions très vives qui se dégageaient de ces témoignages. Finalement, j’ai renoncé, décidant plutôt à recourir au genre romanesque. C’est ainsi que naquirent Mistouk et plus tard Pikauba. (p. 246-247)

Bien que Bouchard saisisse bien toute la « richesse » des données orales, il demeure fondamentalement un durkheimien, non seulement en reconduisant l’idée de fait social total mais aussi en concevant la morphologie sociale (le 1er Bouchard socio-démographe) comme séparée de la dimension symbolique, et en peinant à articuler sociologiquement ces deux dimensions du social.

Plusieurs auteurs de l’ouvrage étudié ont souligné une certaine réorientation de ses travaux d’histoire sociale vers les études culturelles, même si Bouchard mentionne lui-même que les secondes étaient réalisées dans l’esprit des premières. La solution bouchardienne sera finalement de considérer la dimension culturelle, ou plus généralement symbolique, non comme une composante transversale ou constitutive du fait humain ou de toute activité humaine, mais dans son aspect mythique. Comme si finalement la difficulté d’articuler données statistiques et données orales se traduisait par la pensée mythique ou la pensée impuissante.

À travers les clefs de lecture qu’il nous donne généreusement, Gérard Bouchard nous invite à réarticuler les dimensions « matérielles » et symboliques dans l’intention de ne pas les hiérarchiser, et l’un des moyens serait peut-être de considérer le mythe ou la dimension symbolique (culturelle), non seulement comme une dimension transversale – le social est par définition symbolique – mais aussi comme une forme de connaissance, comme le propose Pelletier pour la littérature. La lecture de l’oeuvre de Bouchard est stimulante et nécessaire à la réflexion sur la construction de la connaissance sociologique et historienne. Celle de ce livre d’hommage l’est également.