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Depuis plusieurs années, le travail social subit de nombreuses transformations qui entrainent une redéfinition de son identité. Au début de ce siècle, Favreau décrivait le travail social comme en proie à une crise d’identité, les professionnels étant tiraillés, notamment, entre l’émergence de nouvelles professions du « social », la place de plus en plus importante de la multidisciplinarité, et de fréquents changements organisationnels (Favreau, 2000). Les choses ne semblent guère avoir changé depuis : en 2015, le Gouvernement adoptait le Projet de loi 10, qui enclenchait de nouveaux changements dans l’organisation des services et modifiait, du même coup, certaines fonctions du travail social, faisant craindre à plusieurs personnes qu’il se retrouve à la remorque du médical (Leblond, 2016). Cette situation soulève des questions sur la façon de pratiquer le travail social dans un contexte changeant et qui favorise parfois les décisions ancrées dans des logiques organisationnelles plutôt que dans les principes et fondements axiologiques de la discipline. En d’autres mots, comment en arriver à un équilibre entre les demandes organisationnelles et disciplinaires à l’heure où la Nouvelle Gestion Publique (NGP) domine les décisions administratives et oriente la pratique professionnelle?

Cet article explore l’idée que l’éthique des vertus offre une direction intéressante pour résoudre la difficulté identitaire à laquelle la pratique du travail social est actuellement confrontée pour trouver sa place comme discipline dans des contextes de plus en plus technicisés et normalisateurs. Dans un premier temps, l’article décrit le contexte actuel de pratique. Ensuite, il introduit brièvement deux concepts clés qui serviront à l’analyse des résultats, soit l’identité professionnelle et l’éthique des vertus. Suit la présentation de la méthodologie et des résultats de deux recherches empiriques sur l’identité professionnelle menées au Québec et qui illustrent un thème commun qu’est la difficulté à trouver un équilibre entre les demandes contradictoires pesant sur le travailleur social. À partir de ces résultats, nous proposons une réflexion sur l’intérêt de la perspective de l’éthique des vertus pour l’atteinte d’une pratique plus éthique du travail social, en dépit de contextes de plus en plus contraignants.

Le contexte actuel de la pratique du travail social

Le contexte de travail est bien connu pour influencer la pratique professionnelle et éthique des travailleurs sociaux (OTSTCFQ, 2015; Pullen Sansfaçon, 2011; Weinberg, 2016). Actuellement, ce contexte est marqué par l’application des principes de la Nouvelle Gestion Publique (NGP) (OTSTCFQ, 2015; Grenier, Bourque et St-Amour, 2016), une forme de gestion du secteur privé transposée au secteur public (Spolanderet al., 2016). La NGP vise notamment l’augmentation de la performance et de la reddition de compte (Spolander, Engelbrecht et Pullen Sansfaçon, 2016), et tend à rendre les milieux de pratique de plus en plus réglementés en favorisant un contrôle plus strict de l’utilisation des ressources (Richard, 2014). D’autre part, on note de plus en plus que ce même contexte est influencé par le concept du knowledge society (Webb, 2001), soit l’idée que la pratique devrait principalement se baser sur des données ayant déjà fait leurs preuves (Sommerfeld, 2005). Cependant, ce concept se heurte à la discipline même du travail social qui tend plutôt à faire appel à plusieurs types de connaissances, tels les savoirs expérientiels (Racine, 2000) et la gestion de la complexité (Boily, 2014). En privilégiant un type de savoirs comme seule clé d’accès au pouvoir professionnel (Sommerfeld, 2005), ce courant a pour effet d’éroder le jugement professionnel des travailleurs sociaux (Webb, 2001).

Ainsi, les travailleurs sociaux sont appelés à travailler dans un contexte de pratique où la place laissée à leur jugement professionnel est de plus en plus marginale, et celui-ci regardé suspicieusement, ce qui peut, avec le temps, user l’identité professionnelle. Ce contexte de plus en plus contraignant a pour effet de restreindre le raisonnement pratique, ainsi que la pratique éthique de manière plus globale (Pullen Sansfaçon, 2011). En effet, la pratique éthique se base sur une réalité bien concrète, et doit faire appel à plusieurs aspects tels que les valeurs disciplinaires, les besoins de la personne et le contexte dans lequel la pratique prend forme. Les éléments structurants décrits plus haut influencent donc la manière dont les travailleurs sociaux peuvent faire face aux enjeux et aux dilemmes éthiques, car leur jugement professionnel se voit contraint. Or, comme l’exprime Soulet, le propre du cadre d’action du travail social est d’être « justement un cadre structurellement marqué par l’incertitude » (Soulet, 2003, p. 139). Dans un tel cadre, les situations incertaines sont courantes (Guay, 2009) et commandent des interventions créatives (Rivard-Leduc, 2009) qui laissent place au jugement professionnel. Il devient alors difficile de réduire l’intervention en travail social à l’application de protocoles et de règles, en raison de l’incertitude présente dans les situations à gérer quotidiennement. Les valeurs associées à ces réalités structurelles et organisationnelles entrent donc en conflit avec les valeurs disciplinaires et les exigences de la pratique du travail social. Comment ces tensions sont-elles vécues dans la pratique? C’est un des aspects que la mise en dialogue de deux projets visant à mieux comprendre l’identité professionnelle des travailleurs sociaux a permis de mettre en lumière.

Identité professionnelle et éthique des vertus

Bien que le concept d’identité professionnelle puisse être défini de diverses façons, il renvoie ici à un sentiment de conscience de soi qui se développe à travers une identification croissante avec les rôles, les valeurs et l’éthique propre à une profession (Carpenter et Platt, 1997). Étant donné que cette définition inclut les aspects axiologiques d’une discipline, il n’est pas surprenant que plusieurs auteurs aient fait le lien entre l’identité professionnelle et l’éthique en général (Pullen Sansfaçon, 2011; Fitzmaurice, 2011; Crigger et Godfrey, 2014).

De façon plus spécifique, c’est avec l’éthique des vertus que ce concept est relié ici. Selon ce type d’éthique, l’acquisition de traits de personnalité – traits de caractère, dispositions personnelles ou qualités – qu’on peut définir par l’équilibre qu’ils réalisent entre des excès contraires[1], et qui sont cohérents avec une pratique disciplinaire, permet seule d’atteindre l’excellence éthique. Les vertus sont alors comprises comme « un habitus, une manière d’être persistante, dont l’exercice implique discernement, suppose apprentissage et pratique répétée » (Arbouche, 2008, p. 125). Macintyre (1985) explique que les vertus doivent être définies et développées à l’intérieur de communautés de pratique[2], ces dernières « ouvr[ant] aux acteurs la possibilité de viser deux sortes de biens : les biens “externes” du succès, de l’argent, de la victoire, d’un côté, et le bien “interne” du perfectionnement désintéressé de sa maîtrise de cette pratique, de l’autre » (Sharkey 2001, p. 81).

De plus, les vertus trouvent leur force lorsqu’elles se développent simultanément avec d’autres vertus[3] et en faisant appel au raisonnement pratique, et qu’elles favorisent l’épanouissement de soi et des autres. Elles permettent, du point de vue théorique, de développer une pratique plus éthique en travail social, en même temps qu’elles facilitent la gestion de dilemmes éthiques impliquant les exigences structurelles et disciplinaires en permettant de s’ancrer davantage dans la discipline, et ce dans des contextes de plus en plus contraignants. Ainsi, selon cette perspective éthique, un travailleur social ayant développé les qualités ou vertus de la sagesse, de la patience, du courage, de la compassion et de l’humilité agira toujours bien selon ce qui est défini comme tel par sa communauté de pratique (Macintyre, 1985). Ce sont ces concepts d’identité professionnelle et de vertu qui orientent l’analyse et les réflexions qui suivent.

Méthodologie de la présente réflexion

Pour comprendre la démarche qui a mené à la rédaction du présent article, il faut d’abord mentionner que les deux auteures sont impliquées dans les deux projets qui y sont décrits. L’un avait pour objectif de mieux comprendre le développement de l’identité professionnelle chez les travailleurs sociaux de différents milieux de pratique, de la formation à la pratique[4], tandis que l’autre visait à mieux comprendre la perception qu’ont les travailleurs sociaux de leur propre identité professionnelle, à l’intérieur de l’espace structuré du milieu de pratique de la réadaptation en déficience physique[5]. Les deux projets avaient donc pour objet l’identité professionnelle en travail social, dans différents contextes et à différents moments de la carrière.

Les deux projets ont fait appel à un devis qualitatif, s’inspirant des méthodes de la théorisation enracinée, bien que certaines différences méthodologiques soient notables entre les deux recherches, telle l’utilisation de la méthodologie longitudinale pour tracer l’évolution de l’identité professionnelle chez les travailleurs sociaux en formation. Le tableau suivant décrit les différences et similarités méthodologiques entre les deux projets.

Tableau 1

Comparaison des deux projets de recherche

Comparaison des deux projets de recherche

* l’AÉRDPQ a été dissoute en avril 2015, soit après cette première phase de collecte de données, suite aux changements structurels majeurs découlant de l’adoption de la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales (PL-10)

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Comme les deux projets ont des méthodologies et des objets d’études qui se rapprochent, et qu’ils ont été réalisés en parallèle par la même équipe de travail, la comparaison entre leurs résultats était inévitable. Des similitudes entre leurs résultats sont vite apparues, ainsi que quelques contradictions, ce qui nous a décidées à faire un effort plus structuré pour mieux comprendre les unes et les autres.

Cet effort de structuration a pris la forme d’une analyse de données secondaires des deux projets. Les codes et catégories identifiés lors de l’analyse des données empiriques de chaque projet n’ont pas été revus. En fait, c’est surtout à travers la rédaction de mémos analytiques et d’échanges verbaux que ces codes et catégories ont été réorganisés pour faire ressortir les similitudes et pour mieux comprendre les contradictions qui ressortaient de la comparaison entre les résultats de ces projets. La comparaison constante a été une stratégie d’analyse intéressante pour cette étape.

Le présent article est le fruit d’une réflexion qui mériterait d’être approfondie, puisque son objectif était surtout d’identifier des pistes, des hypothèses d’explication des similitudes et contradictions observées informellement entre les résultats de ces projets. La production de l’article devient pertinente principalement pour souligner l’intérêt d’approfondir les pistes ici soulevées pour voir en quoi elles peuvent être transférées à d’autres réalités. Avant de présenter la mise en commun des résultats des deux projets, nous décrirons les faits saillants de chacun d’eux.

Projet 1 : L’identité professionnelle des travailleurs sociaux, de la formation à la pratique

Deux résultats principaux ressortent de l’étude des trames identitaires des participants à ce projet. Premièrement, il apparait que le processus de construction identitaire ne mène pas toujours au même résultat, ici défini comme le sentiment qu’ont les participants de la force, de la solidité de leur identité professionnelle. Ainsi, à la fin de la collecte de données, alors que certains participants sentent avoir une identité professionnelle forte et solide, d’autres la sentent plutôt faible et mal définie.

Le deuxième résultat est que plusieurs facteurs influencent la construction identitaire. Parmi ces facteurs, les caractéristiques personnelles, les sources de soutien, la reconnaissance reçue et les défis identitaires vécus. L’influence de ces facteurs s’observe de différentes façons, mais principalement en notant à quel point un parcours très différent peut mener à un même sentiment de force identitaire, quand un parcours presque identique peut aboutir à un sentiment de force identitaire bien différent.

Ces deux résultats principaux permettent d’identifier différents éléments à prendre en considération dans la compréhension du processus de construction identitaire. Si un parcours identitaire sans embûches semble être le plus propice au développement d’une identité professionnelle ressentie comme forte et solide, plusieurs autres facteurs entrent également en jeu, tels que la reconnaissance ressentie dans le milieu, le soutien reçu, la confiance en soi, et la cohérence avec l’identité personnelle. La réussite d’une construction identitaire ressentie comme forte ou solide se joue par conséquent dans l’interaction entre ces divers facteurs et les obstacles rencontrés dans le parcours identitaire. Les analyses détaillées du projet 1 ont fait l’objet de trois publications récentes (PullenSansfaçon et Crête, 2016; Crête, PullenSansfaçon et Marchand, 2015; PullenSansfaçon, Marchand et Crête, 2014).

Projet 2 : L’identité professionnelle de travailleurs sociaux oeuvrant en réadaptation en déficience physique

De ce projet, il ressort que les travailleurs sociaux oeuvrant en réadaptation en déficience physique perçoivent leur identité professionnelle comme centrée sur la réadaptation sociale. Il faut comprendre que la réadaptation sociale est conceptualisée comme s’appuyant sur deux pôles identitaires, soit le travail social d’un côté et la réadaptation de l’autre. Leur identité professionnelle est donc perçue comme une rencontre entre leur discipline et leur contexte de travail.

Cette rencontre fait naitre cinq tensions principales. Au pôle du travail social, un débat a lieu pour savoir s’il faut se définir comme spécialiste ou comme généraliste. Au pôle de la réadaptation, la question à trancher est celle de la place qui revient au « social » dans un monde où le « physique » est souvent vu comme central. Dans la rencontre entre ces deux pôles identitaires, une tension existe entre une limitation des interventions à ce qui dérange la réadaptation physique ou leur extension à tout ce qui touche à la déficience physique. Une autre concerne la place à accorder aux proches des usagers dans les interventions en travail social : est-elle celle de clients à part entière ou « par ricochet »? Finalement, une dernière tension est relevée dans la position que doivent occuper les travailleurs sociaux eux-mêmes entre ces deux pôles identitaires. Ils doivent choisir de se définir par leur discipline d’attache ou par leur contexte organisationnel. Les résultats préliminaires de cette recherche ont fait l’objet d’un article (Crête, 2016) et d’une présentation lors d’un congrès (Crête, 2017), et sont détaillés dans une thèse doctorale (Crête, 2018).

Résultats de la mise en dialogue de ces deux projets

De cette démarche de réflexion émerge un thème central commun aux deux projets. Il s’agit du désir qu’ont les travailleurs sociaux de se trouver une place et d’atteindre un équilibre dans un contexte qu’ils trouvent souvent déstabilisant, normalisateur, technicisé. Il apparait aussi que la façon de trouver cette place change avec le temps. En fait, les deux projets ont permis d’obtenir des informations sur la manière dont les travailleurs sociaux prennent place à leur arrivée sur le marché du travail (Projet 1) et sur leur situation après plusieurs années en emploi (Projet 2). Cela a permis de noter des variations que nous pourrions qualifier de chronologiques bien qu’elles ne soient pas linéaires et ne concernent pas l’ensemble des participants. Voyons donc en quoi ces deux moments diffèrent dans la façon dont les travailleurs sociaux prennent leur place.

À l’arrivée en emploi

Pour plusieurs travailleurs sociaux, l’arrivée sur le marché du travail est vécue comme une désillusion tant la réalité de la pratique du travail social est éloignée de l’idée qu’ils s’en étaient faite. L’encadrement administratif très présent leur donne l’impression d’être surveillés, de ne pas avoir la liberté de faire les interventions qu’ils jugeraient utiles. Cette désillusion a pour cause le sentiment qu’ils éprouvent d’être non seulement contraints de respecter un encadrement serré, laissant peu de marge de manoeuvre, mais aussi forcés à agir d’une façon qui n’est pas en cohérence avec les valeurs de leur profession et la conception qu’ils s’en font.

J’ai vécu une déception […], car j’ai des contraintes imposées par un organisme qui est subventionné par un État néolibéral, qui ne va pas du tout dans le même sens que les valeurs du travail social.

Laure, Projet 1, Phase 2

Ainsi, plusieurs participants rapportent que leur arrivée sur le marché du travail a été synonyme d’une désillusion face à un contexte de travail qui ne leur permet pas d’exprimer l’identité professionnelle qu’ils avaient commencé à se forger pendant leurs études. Ces contraintes organisationnelles sont si importantes qu’elles en déstabilisent certains. Outre ces contraintes, c’est l’observation concrète de pratiques qui, à leur sens, ne sont pas respectueuses de la clientèle et de ses droits, qui vient vraiment les déstabiliser.

L’autre chose aussi, ça c’est mon dada à moi, mais tout le respect des droits des usagers. Moi, quand on commence à parler d’inaptitude, d’aptitude, est-ce qu’il peut retourner chez lui, ou il ne peut pas retourner chez lui. Quand je suis arrivée, je trouvais qu’il y avait, que les gens avaient des drôles de notions.

Anaïs, Projet 2, Phase 1

Si certains, comme Zoé (Projet 2, Phase 1) affirment avoir été préparés à cette déstabilisation, à cette réalité du marché du travail qui les éloigne des idéaux et des valeurs du travail social, ce n’est pas le cas pour la majorité d’entre eux. C’est pourquoi plusieurs participants disent avoir dû revoir leur conception du travail social pour l’accorder avec la réalité du terrain.

À l’opposé, une minorité de personnes refuse d’abdiquer sa conception du travail social et les valeurs qu’elle y associe. En changeant de milieu de travail, ou en adaptant celui où elles se trouvent, ces personnes s’efforcent de retrouver la cohérence entre leurs idéaux disciplinaires et leur réalité professionnelle quotidienne.

Il y a certaines limitations [en milieu institutionnel], des fois, il faut défoncer les barrières… mais je pense qu’on a les moyens de le faire, c’est juste qu’il faut trouver le chemin pour y parvenir…

Nadine, Projet 1, Phase 2

Le « chemin » dont parle Nadine peut conduire au contraire à adapter sa pratique aux exigences organisationnelles. La plupart des participants rapportent en effet ne pas se battre contre les contraintes organisationnelles leur ayant causé une déception, mais chercher plutôt une façon de s’y conformer sans se perdre au plan identitaire. Ils vont donc simplement réviser leurs préconceptions en termes d’idéaux et de valeurs du travail social et se dire que, finalement, le travail social, ce n’est pas ce qu’ils s’étaient imaginés, mais plutôt ce qu’ils font maintenant.

La situation qu’ils trouvent à leur arrivée sur le marché du travail devient ainsi la norme pour eux. C’est donc en révisant leur conception du travail social que plusieurs des participants font sens des tensions entre la conception du travail social qu’ils s’étaient forgée lors de leur formation initiale et la réalité vécue dans le contexte organisationnel structurant. En bref, l’identité professionnelle du travailleur social est retravaillée en fonction de la réalité organisationnelle.

Après plusieurs années en emploi

Cette adaptation identitaire permet donc aux participants de trouver une cohérence entre leur identité professionnelle et la demande du milieu. Au cours des années, toutefois, le contexte de travail change à plusieurs reprises, en sorte que ce qu’ils conceptualisaient comme étant la norme – la situation qui prévalait à leur arrivée sur le marché du travail – n’est plus d’actualité. Ils ont donc dû régulièrement se repositionner face aux changements organisationnels, ce qui inclut entre autres des adaptations au plan identitaire. Ces changements sont vécus comme des pertes par plusieurs, qui souvent trouvent le cadre organisationnel de plus en plus contraignant. Ils cherchent donc une façon de revenir à ce qu’ils considèrent encore comme la norme, soit ce qu’ils ont connu à leurs débuts comme travailleurs sociaux.

Ça, c’est la partie qui est moins satisfaisante, je trouve. Cette année, je suis un peu essoufflée. Je me dis, « me semble que j’avais trouvé ma place ». Comme, un peu une zone de confort […]. Il faut que je justifie la place de la travailleuse sociale. Pas parce que les gens n’y croient pas, mais parce que le contexte fait qu’il faut comme travailler différemment.

Léa, Projet 2, Phase 1

Ils ne cherchent plus à s’adapter au contexte, mais plutôt à retrouver un contexte qui leur convient, celui qui les a forgés au plan identitaire comme nouvel intervenant. Cela fait en sorte que ce ne sont plus leurs conceptions du travail social et de ses valeurs qui sont remises en question, mais bien leur conception de ce que devrait leur permettre leur contexte organisationnel. Ils se sentent plus interpellés par les changements, qu’ils vivent souvent comme des pertes, et sont plus enclins à défendre ce qu’ils avaient, ce qu’ils sentaient avoir acquis.

Dans la dernière année, avec tous les changements qui sont arrivés et tous les changements qui s’en viennent, là, j’ai été une des premières à dire « ça serait le fun qu’on [les TS] recommence à se consulter plus, à se dire ce qu’il se passe ». […] Chacun essaie de se regrouper avec sa discipline parce que ça demande des réajustements sur notre type de travail et, ça, je ne peux pas aller chercher le soutien des autres membres de mon équipe, parce qu’on n’a pas le même travail à faire.

Léa, Projet 2, Phase 1

À ce moment, on observe un rapprochement avec l’identité de leur profession plutôt qu’avec celle de leur organisation. Par exemple, lorsqu’ils ont besoin de soutien pour défendre ce qu’ils considèrent comme leur droit, leur terrain d’intervention ou leur marge de manoeuvre, ce sera plus souvent vers d’autres travailleurs sociaux qu’ils se tourneront, alors qu’en début de carrière, le soutien venait de leurs collègues de toutes disciplines. De ce fait, leur questionnement en lien avec ce qu’ils ont à apporter à la clientèle, à leur organisme employeur, ne consiste plus à comprendre ce qui est attendu d’eux mais plutôt à mieux cerner ce que sera leur apport disciplinaire.

Je commençais à être plus vieille et à prendre plus d’expérience aussi. J’ai changé la formulation de l’entrevue d’accueil. [...] J’avais arrêté de faire le canevas qu’ils m’avaient donné au début par habitudes de vie[6], parce que c’est complètement [le rôle de] l’ergo[thérapeute]. Ça fait que quand je suis arrivée [à l’autre programme], il y avait une autre unité et une autre TS qui avait été là avant moi. On lui avait donné un canevas qui était encore « habitudes de vie  »… Moi, j’ai enlevé ça aussi. Surtout que l’ergo passe avant moi et va tout vérifier ses habitudes de vie… alors j’avais le malaise d’y aller par habitudes [de vie]. C’est pour ça que je suis retournée à la base de l’évaluation du fonctionnement social.

Rose, Projet 2, Phase 1

Ainsi, par un rapprochement tant avec les autres travailleurs sociaux qu’avec les idéaux disciplinaires, leur identité professionnelle et la façon dont elle s’exprime dans le contexte de travail tendent à se rapprocher graduellement du discours des autres acteurs de cette discipline plutôt que de ce qu’en disent les acteurs d’autres disciplines.

Mise en dialogue des projets : échantillons distincts, luttes communes

À partir des résultats qui viennent d’être présentés, il apparaît que pour plusieurs personnes l’équilibre entre les exigences disciplinaires et les exigences contextuelles est obtenu au terme d’un processus similaire. Rappelons toutefois que ce processus n’est pas représentatif de l’ensemble des parcours suivis par les participants et que plusieurs façons existent de faire sa place et de trouver un équilibre entre ces exigences souvent contraires.

Cette réserve faite, le processus identifié ici suggère qu’après une période de désillusion, la majorité des participants commencent à trouver leur place en adaptant leurs attentes et conceptions de leur travail et de leur discipline à ce que demande leur milieu, et qu’ensuite, ayant vécu les changements organisationnels comme des contraintes grandissantes du milieu, ils se rattachent de plus en plus aux aspects caractéristiques de leur discipline et se rapprochent des membres de leur profession. Autrement dit, l’atteinte d’un équilibre entre exigences disciplinaires et exigences organisationnelles passe par une première phase où l’on se plie aux secondes pour se rapprocher ensuite graduellement des premières.

À travers ce processus, que ce soit en début de carrière ou plus tard, on voit que le désir des travailleurs sociaux d’atteindre un équilibre dans des contextes organisationnels de plus en plus normalisateurs ne peut être satisfait qu’au moyen de luttes communes. Ces luttes sont au nombre de trois. Premièrement, il s’agit de pouvoir se définir soi-même plutôt que d’être défini par d’autres. Deuxièmement, on craint et veut éviter de se voir confiné à un rôle d’exécutant. Finalement, il faut répondre à l’exigence de s’adapter à des réalités organisationnelles changeantes et à des changements organisationnels non souhaités. La suite de l’article vise à définir ces luttes, avant de proposer, en faisant appel à l’éthique des vertus, des pistes de solutions pour les gérer en développant un sentiment d’identité professionnelle plus fort.

En ce qui concerne la première lutte, celle que les travailleurs sociaux mènent pour se définir eux-mêmes plutôt que d’être définis par d’autres, l’enjeu est principalement d’arriver à se voir reconnaitre une identité professionnelle qui soit la plus fidèle, la plus proche possible de l’identité professionnelle souhaitée. Dubar (2000) avance que l’identité professionnelle est double, en distinguant l’identité professionnelle pour soi de l’identité professionnelle pour autrui. L’identité pour soi représente l’identité réelle de l’individu, ce qu’il croit ou souhaite être, son processus biographique, dans son rapport à soi. Pour sa part, l’identité pour autrui renvoie à son identité virtuelle, celle qui lui est attribuée par d’autres, dans un processus relationnel. De ce fait, la lutte pour arriver à se définir soi-même peut être vue comme la lutte entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui.

Sachant que la reconnaissance de l’identité d’une personne est importante pour une socialisation positive, cet enjeu devient en fait très important (Grimaldi, 2005). En réalité, il s’agit non plus uniquement d’une lutte entre l’identité pour soi et celle pour autrui, mais aussi d’une façon de faire reconnaitre l’identité pour soi, l’identité réelle, souhaitée par les participants. Puisque c’est la reconnaissance de cette identité qui est nécessaire pour éviter la marginalisation de l’identité (Desaulnierset al., 2003; Honneth, 2004), cette lutte est non seulement centrale, mais prend une signification très importante au plan identitaire.

Cela nous amène à parler de la deuxième lutte, qui se joue dans l’arrimage entre les exigences disciplinaires et organisationnelles, et dont l’enjeu est la crainte de se voir confiné à un rôle d’exécutant. Cette lutte est en grande partie reliée aux enjeux d’autonomie professionnelle. À ce sujet, il faut d’abord préciser que c’est « la relation au pouvoir qui détermine le degré d’autonomie dans l’exercice de la profession » (Desaulnierset al., 2003, p. 133). Cela signifie que peu d’autonomie professionnelle sera ressentie comme un manque de pouvoir sur sa pratique. En fait, Dubar (2000) suggère que le pouvoir scientifique provient des savoirs spécialisés, ce qui permet ensuite d’obtenir une certaine autonomie professionnelle. Dans ce sens, les travailleurs sociaux détiennent des savoirs disciplinaires – scientifiques – qui leur sont propres et devraient leur donner accès à un certain pouvoir professionnel. Plusieurs auteurs soulignent que des luttes de pouvoir demeurent nécessaires pour faire augmenter la marge d’autonomie détenue par les praticiens (Holcman, 2006), puisque celle-ci est souvent limitée par la structure organisationnelle (Prud’homme, 2008). En fait, ces limites proviennent en grande partie du courant de « technicisation du jugement professionnel » (Desaulnierset al., 2003, p. 203), où l’autonomie professionnelle est diminuée.

Devant cette tendance au rétrécissement des marges de manoeuvre et à l’amoindrissement de l’autonomie professionnelle, l’enjeu devient celui de la perte de sens du travail. De ce point de vue, en termes d’identité, on peut dire que les contraintes organisationnelles deviennent une façon d’imposer une identité pour autrui aux travailleurs sociaux. De ce fait, c’est la marginalisation de leur identité qui devient un enjeu. Cette imposition de l’identité pour autrui sur l’identité pour soi entraine en outre chez ces personnes « le sentiment de ne pas faire leur travail de façon complète ou de se voir en quelque sorte dépossédées de leur raison d’être » (Berthiaume, 2009, p. 195). Ainsi, leur identité est non seulement menacée de marginalisation par cette deuxième lutte, mais une menace pèse aussi sur le sens à donner à leur travail. En fait, l’autonomie professionnelle devient alors une façon d’exprimer leur identité pour soi, en trouvant une façon de devenir « thérapeutes de biais » (Prud’homme, 2011, p. 107), d’accomplir les tâches qui donnent sens à leur travail.

Finalement, la troisième lutte dans laquelle ces intervenants s’engagent est l’obligation de s’adapter à des réalités organisationnelles changeantes et à des changements organisationnels non souhaités. Pour comprendre cette lutte, il faut d’abord savoir que tout changement apporté à la réalité organisationnelle influence, dans une relation circulaire, l’identité professionnelle des individus, qui à son tour influencera l’évolution de cette réalité organisationnelle (Wiles, 2012).

Dans ce sens, certaines caractéristiques identitaires peuvent être affectées par les caractéristiques organisationnelles, parfois au détriment de cette identité. Par exemple, en travail social, sachant que la relation à l’autre est centrale, les tensions entre les exigences structurelles et la réponse aux besoins des usagers peuvent devenir des tensions identitaires très prégnantes (Pelchatet al., 2004).

De la même façon, certaines caractéristiques organisationnelles sont plus à même de causer des tensions identitaires. L’adaptation aux démarches en vue d’améliorer la qualité nécessite par exemple l’utilisation de transactions identitaires influençant la construction éthique de l’identité professionnelle (Grimaldi, 2005). De plus, l’appropriation d’un cadre normatif complexe et la judiciarisation de la pratique compliquent la construction identitaire des travailleurs sociaux (Fortin, 2003).

Tout cela fait en sorte que les modes privilégiés de gestion favorisent le déplacement de l’espace d’identification à la profession (métier) vers celui de l’établissement (fonction) (Beddoe, 2013). Cela revient à affirmer que les modes de gestion forcent les travailleurs sociaux à s’éloigner de leurs caractéristiques identitaires disciplinaires, les mettant de côté pour favoriser la réponse aux exigences organisationnelles. Ainsi, les changements organisationnels constants font en sorte, non seulement que l’identité pour autrui s’impose au détriment de l’identité pour soi, mais qu’insensiblement l’identité pour soi se voit elle-même modifiée pour se conformer de plus en plus à l’identité pour autrui, puisque dans l’exercice de leur fonction les travailleurs ne sentent pas avoir de prise réelle sur la définition de leur identité (Pelchatet al., 2004).

Au plan identitaire, cette lutte a des effets à travers la modification de l’espace d’identification, en plus de créer des tensions identitaires parfois importantes. Tous ces enjeux identitaires peuvent être traduits en enjeux éthiques. En effet, puisque le travail réalisé ne reflète plus nécessairement la formation disciplinaire, le mouvement dans l’espace d’identification peut avoir un impact réel sur la possibilité d’une pratique éthique.

Vers le développement d’une pratique éthique et un ancrage plus fort dans la discipline

Les données suggèrent que l’arrivée sur le marché du travail débouche sur une remise en question des idéaux disciplinaires des travailleurs sociaux, entre autres en priorisant les exigences organisationnelles par rapport aux exigences disciplinaires. Après quelques années, un certain malaise s’installe chez les travailleurs sociaux, faisant en sorte qu’ils souhaitent un retour vers les idéaux disciplinaires. Nous développons maintenant l’idée que l’éthique des vertus offre des pistes de solutions intéressantes pour favoriser le développement d’une identité professionnelle plus conforme aux attentes disciplinaires et considérée plus éthique.

Comme il a été mentionné en début d’article, l’éthique des vertus est proposée ici parce qu’elle facilite un meilleur ancrage disciplinaire, et ce même dans un contexte qui ne le favorise pas nécessairement (McBeath et Webb, 2002). Premièrement, faisant régulièrement appel au raisonnement pratique, cette perspective éthique permet aux professionnels de se définir eux-mêmes et non d’être définis par les autres ou par le contexte où ils évoluent.

Deuxièmement, cette perspective permet aux travailleurs sociaux d’être mieux équipés pour pratiquer dans la contrainte organisationnelle, car favoriser le développement des vertus permet l’atteinte des biens internes à la pratique plutôt que des biens externes (Macintyre, 1985). En effet, les travailleurs sociaux en formation, bien qu’ils commencent à intégrer certaines valeurs, habiletés et connaissances en travail social, le font déjà principalement par la poursuite de « biens externes » (Macintyre, 1985), notamment à travers celle de l’excellence académique par les notes inscrites au relevé. À l’arrivée au travail, la cible change, mais les professionnels continuent de poursuivre les biens externes en se conformant aux pressions des règles organisationnelles dans le but de bien s’intégrer au milieu. Ces contraintes sont vécues comme déstabilisantes, certes, mais ne font que remplacer un bien externe (la performance académique) par un autre (la performance organisationnelle et l’intégration au milieu). Or, la poursuite de biens externes est considérée comme dangereuse pour la pratique éthique : lorsqu’un acteur ne bénéficie pas de suffisamment d’opportunités pour développer des biens internes (ceux qui promeuvent la vie bonne collective et sont désintéressés), l’activité en question cesse d’être une « pratique » au sens de MacIntyre, car, pour ce dernier, ce dont il s’agit n’est pas le succès visible de l’activité mais son mérite intrinsèque. Ce qui caractérise le mérite intrinsèque est qu’il n’est pas une ressource rare (contrairement au succès et à la gloire) pouvant rentrer dans l’arène publique des contestations et des réclamations politiques : n’importe qui, quel que soit son niveau de compétence, peut profiter lui-même, ou faire profiter son entourage, de sa détermination et de son désintéressement à promouvoir le bien d’une « pratique » (Sharkey, 2001, p. 82). Suivant cette logique, il importe donc d’encourager les travailleurs sociaux à se recentrer sur la poursuite du bien interne, et de pratiquer le travail selon les valeurs et les principes de la discipline.

Troisièmement, étant donné que l’éthique des vertus requiert également que lesdites qualités soient définies et développées au sein d’une relation entre les membres d’une même communauté de pratique (Macintyre, 1985), ce processus permet le développement de l’identité professionnelle (et non organisationnelle) par le dialogue avec d’autres professionnels qui partagent des valeurs, des connaissances et des bases disciplinaires communes, aspects essentiels au développement de l’autonomie professionnelle. Comme le précise Sharkey (2001), la socialisation avec d’autres travailleurs sociaux qui ont déjà une identité professionnelle forte devient essentielle, car elle permet l’enseignement des normes de la pratique, le développement de stratégies. Ceci permet au travailleur social de renforcer son sentiment d’autonomie professionnelle, ce qui en retour, permet au travailleur social utilisant une posture d’éthique des vertus de mieux trouver sa place dans un contexte qui laisse peu d’espace au jugement professionnel. Notons également que le processus menant au développement de ces vertus, qui s’effectue collectivement (Pullen Sansfaçon, 2010), permet aussi de développer des stratégies collectives de résistance pouvant être déployées si les contraintes organisationnelles deviennent trop lourdes et empêchent les travailleurs sociaux de pratiquer selon leur ancrage disciplinaire.

Dès lors, les vertus propres à la discipline du travail social que sont la sagesse professionnelle, le respect, le courage, la confiance, la justice et l’intégrité (Banks et Gallagher, 2009) permettent aux travailleurs sociaux de mieux affronter les situations qui leur demandent de mettre de côté leurs caractéristiques identitaires disciplinaires pour favoriser l’atteinte des biens externes définis par les exigences organisationnelles.

Ainsi, nous proposons qu’un travailleur social ayant développé des vertus peut mieux respecter ses ancrages disciplinaires, rendant ceux-ci plus forts dans les contextes de pratique actuels qui favorisent d’autres types de valeurs ou modes d’organisation, tels que la NGP. Cette perspective éthique, bien qu’elle n’élimine pas la présence de luttes, offre tout de même une piste intéressante, selon nous, pour mieux les gérer.

En travail social, plusieurs auteurs ont défendu l’idée que la pratique éthique devrait reposer sur l’atteinte d’un certain équilibre entre les demandes organisationnelles et disciplinaires à travers le développement de dispositions personnelles ou qualités professionnelles favorisant l’épanouissement tant de soi que des autres (McBeath et Webb, 2002). La mise en dialogue de deux projets portant sur l’identité professionnelle nous a permis de constater que cet équilibre n’est pas toujours facile à atteindre dans le contexte toujours changeant du travail social, et qu’il met en jeu des luttes, parfois internes à la personne, parfois externes. Qu’il s’agisse d’éviter d’être défini par d’autres ou de devoir s’adapter à des contextes qui laissent peu de place à l’ancrage disciplinaire en travail social, l’éthique des vertus devient appropriée pour continuer de former des travailleurs sociaux qui sont mieux outillés pour gérer les luttes identitaires, et ainsi accéder à cet équilibre si difficile à atteindre dans un contexte déséquilibrant.