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Ce petit livre de six chapitres introduit la question cruciale de la fuite du monde sensible vers l’Intelligible et l’Un chez Plotin, notamment en insistant sur la notion d’individualité ou de « nous [ήμεῖς] », que le premier chapitre s’attarde à définir avec rigueur. Le « nous » se comprend comme ce qu’il faut détacher de l’âme pour opérer la fuite vers les principes suprêmes. L’auteur fournit tous les passages nécessaires à même les Ennéades permettant de cerner cette distinction que Plotin opère entre « nous » et « âme ». C. Tresnie prend également soin de distancer le « nous » de l’« animalité [ζῷον] » (p. 26) et de le situer entre l’âme et l’animalité, ce qui lui donne un rôle « d’illumination formatrice d’une part, d’appréhension affective et épistémique d’autre part » (p. 36). L’auteur met en relief ce schéma que l’on trouve chez Plotin en abordant deux paradoxes (p. 43-51) émergeant de cette théorie du « nous » et se propose de régler les difficultés qu’ils impliquent, ce qui sera fait avec brio dans les deux chapitres suivants.

Le premier paradoxe est développé au deuxième chapitre et concerne la question du déterminisme. La fuite du monde chez Plotin se trouve liée à l’abandon du « nous », ce qui nous libère des nécessités sensibles. Cette libération doit s’opérer par la faculté dianoétique, et l’auteur distingue bien ici les deux types de remontée, à savoir celle vers l’Intelligible et celle vers l’Un (p. 64-69). Le paradoxe surgit du fait que Plotin prétend que toute âme possède une faculté dianoétique lui permettant d’accéder à la contemplation de l’Intelligible, et éventuellement, avec de la chance, de s’unir à l’Un, mais que les âmes inférieures, étant esclaves des désirs, ne semblent avoir aucun moyen de s’affranchir de leur servitude (p. 53). C. Tresnie règle cette difficulté par l’« argument de la Grâce » (p. 58-60), qui consiste essentiellement à supposer que tout individu, étant rattaché à l’Un, peut contempler même si son âme provient d’un rang inférieur et ainsi changer de statut ontologique. Cependant, l’auteur concède que cela n’est pas suffisant pour écarter toute ambiguïté et qu’il faut donc traiter du second paradoxe avant de bien comprendre comment une âme peut changer de statut ontologique.

Le troisième chapitre s’intéresse donc au second paradoxe, à savoir que le « nous » est lié au corps et que son abandon pour s’élever vers les principes signifie sa destruction, ce qui va nécessairement à l’encontre de notre volonté en tant qu’être humain (p. 75). L’auteur nous rappelle que le délaissement du « nous » n’équivaut pas au suicide dans la philosophie plotinienne. De plus, la descente de l’âme individuelle dans le corps implique que nous continuions de l’illuminer. En bref, le détachement du corps n’implique pas de radicalement abandonner notre partie animale, mais signifie plutôt qu’il faut se libérer des passions corporelles.

Le quatrième chapitre touche au coeur de la question en s’attardant précisément à la fuite du monde. Celle-ci consiste à contempler. À cet égard, C. Tresnie fait une nouvelle fois très bien la distinction entre l’ascension intellective et l’expérience d’union avec l’Un. S’inspirant notamment du brillant commentaire au traité 20 (I 3) Sur la dialectique de Jean-Baptiste Gourinat (Paris, Vrin, 2016), l’auteur reprend les étapes de l’ascension contemplative et différencie bien l’aspect dianoétique de la remontée vers l’Intelligence, qui requiert le langage et qui constitue la première étape du parcours vers les principes suprêmes, du caractère ineffable et indicible de l’Un.

Les cinquième et sixième chapitres abordent respectivement la dimension éthique de la fuite ainsi que le bonheur. C. Tresnie présente habilement l’éthique du sage comme une purification des passions qui le mène à un antinomisme. En effet, la véritable sagesse repose dans une complète libération à l’égard des passions, si bien que « [l]e sage n’est soumis à aucune obligation, et la tempérance ici mobilisée est un outil plus descriptif que normatif : les règles dont on parle sont ce que fait le sage naturellement s’il est vraiment un sage » (p. 164). La personne sage se rallie donc à la providence et exécute naturellement le bien. C’est en ce sens que le « nous » est détruit, puisque l’identité personnelle se dissout dans l’Intelligence, l’individu réellement sage s’accordant ainsi avec les principes suprêmes et leurs gestes providentiels.

Ce livre vaut le détour et permet d’affronter certains écueils qu’un lecteur ou une lectrice de Plotin pourrait avoir rencontrés dans son étude des Ennéades. L’essai de C. Tresnie comporte toutefois quelques défauts, mais nos critiques ne concernent pas tant la thèse de l’auteur, qui est très bien défendue, que certains aspects méthodologiques. D’abord, C. Tresnie nous propose une introduction historique de la fuite fort intéressante, mais celle-ci ne sert pas vraiment son propos, puisqu’il ne l’exploite pas dans les sections suivantes pour mieux cerner la pensée de Plotin, laquelle a été influencée par ses prédécesseurs sur certaines de ces questions. Ensuite, l’auteur avoue lui-même dans sa méthode qu’il considère « la pensée de Plotin à l’époque où il enseigne et met par écrit ses traités comme globalement unifiée et cohérente » (p. 21), et remet en doute la chronologie porphyrienne, ce qui le mène parfois à rapidement évacuer toute hypothèse évolutionniste de la pensée du néoplatonicien. Bien que cette méthode herméneutique se défende d’un point de vue logique, elle aurait dû être utilisée avec parcimonie et de manière plus nuancée à certains endroits, notamment lors du traitement de la question du mal (p. 79-84) et du suicide (p. 97-101), où la perspective évolutionniste est ignorée et laissée de côté sans être considérée sérieusement.

Du point de vue de la langue, l’auteur fournit ses propres traductions des passages cités de Plotin. Celles-ci sont le plus souvent justes et claires, coupant certaines particules qui alourdiraient le texte et qui ne servent pas le propos initial. L’ouvrage est soigné, malgré certaines rares redites (par exemple : cela… cela, p. 29) et formulations répétitives tout au long de l’ouvrage (il est, il y a, si l’on) qui alourdissent quelque peu le texte. Ces lacunes n’affectent toutefois pas la compréhension du texte en lui-même. Le propos de l’auteur aurait néanmoins pu être éclairci par de meilleures transitions entre les paragraphes et les sous-sections. Parfois, on comprend mal l’enchaînement entre les parties d’un même chapitre, ce qui aurait facilement pu être réglé en ajoutant ici et là des phrases de transition. L’ouvrage n’en demeure pas moins d’une grande qualité, est accessible au grand public tout en étant suffisamment approfondi pour s’adresser aux chercheurs et chercheu-ses plus aguerri-e-s, et constitue une introduction courte, mais très complète, à la question de la fuite du monde dans les traités de Plotin.