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Le vaste recueil encyclopédique connu sous le nom de Sacra Parallela, en raison de la manière dont sont rassemblées et citées dans le troisième livre les auctoritates qu’il invoque, a été transmis sous le nom de Jean Damascène (vers 640-vers 750). Les recherches menées surtout depuis Friedrich Loofs[1] et Karl Holl[2] (1897) ont établi que les Sacra Parallela damascéniens reprennent en fait un florilège antérieur, intitulé Ἱερά ou Sacra, qui comportait trois livres, le premier, consacré à la divinité, le deuxième, à l’homme, le troisième, aux vertus et aux vices. La matière et les titres des deux premiers livres étaient répartis selon l’ordre des lettres de l’alphabet grec, ceux du troisième étaient disposés par paires ou « parallèles », vertu d’abord, vice ensuite, d’où le titre sous lequel l’ensemble de la composition est connu. Ce florilège, qui devait être d’une dimension considérable, a été en quelque sorte victime de sa taille et n’a probablement jamais été recopié dans son intégralité. On en aura plutôt tiré des recueils plus maniables ou des abrégés, dont les Sacra Parallela damascéniens — ou pseudo-damascéniens, comme on le dira à l’instant — sont un bon exemple, même s’il s’agit encore d’un ouvrage de grande ampleur. Le sort des Ἱερά originaux n’est pas sans rappeler celui des Hexaples d’Origène, dont le gigantisme a empêché la transmission intégrale.

La dépendance des Sacra Parallela pseudo-damascéniens d’un modèle préexistant disparu et la complexité de la tradition manuscrite ont singulièrement compliqué la tâche des chercheurs et des utilisateurs d’un ouvrage auquel les historiens de la littérature chrétienne ancienne, à cause de la richesse des matériaux qu’il rassemble, souvent tirés d’oeuvres disparues, ne pouvaient se dispenser de recourir. Marcel Richard, dans son article fondamental consacré aux florilèges grecs, a donné une image claire de la nature et de la composition des Sacra Parallela, tout en apportant compléments et précisions aux résultats de la recherche antérieure[3]. Il a montré que, du premier livre, sur Dieu, ne s’est conservée à l’état indépendant qu’une seule recension abrégée et dans un seul manuscrit, le Parisinus Coislin 276. Pour le deuxième livre, sur l’homme et les affaires humaines, la tradition manuscrite se partage en deux recensions différentes l’une de l’autre : la première, dite vaticane, d’après le manuscrit Vaticanus graecus 1553, la seconde, diversement attestée par plusieurs florilèges, dont le Florilegium Rupefulcanum (du nom du cardinal François de La Rochefoucauld [1558-1645]), c’est-à-dire le manuscrit Berlin, Philipp. 1450, le témoin quantitativement le plus important du deuxième livre, celui-ci étant le plus considérable des Sacra Parallela. Quant au troisième livre, il est moins bien conservé.

Même si cette attribution a été débattue, notamment par Friedrich Loofs, les Sacra Parallela ont été traditionnellement mis sous le nom prestigieux de Jean Damascène, comme le fait une partie non négligeable de la tradition manuscrite. En 1954, Marcel Richard, tout en reconnaissant que « l’étude des différents florilèges damascéniens n’est pas encore assez avancée pour permettre des conclusions certaines », concluait que « le parrainage indéniable de Jean Damascène nous permet de placer au 8e siècle la compilation des Hiera et de localiser celle-ci en Palestine, plutôt qu’à Constantinople[4] ». Dans un important article dans lequel il donne une vue d’ensemble des Sacra Parallela et de leur tradition manuscrite[5], le byzantiniste gantois José Declerck a établi, sur la base de solides arguments, que les Sacra Parallela étaient « nettement antérieurs à Jean Damascène » et qu’ils étaient imputables à un seul auteur, et il a conclu de son analyse que « les Sacra sont l’oeuvre d’un hiéromoine Jean, qui vivait dans un monastère de Jérusalem ou de ses environs, peut-être à la Grande Laure, où, même après le passage des Saracènes (et peut-être aussi des Perses), il pouvait disposer d’une bonne bibliothèque ». Quant à la datation des Sacra Parallela, J. Declerck la situe, sur la base de deux scholies de la seconde recension du deuxième livre[6], qui font allusion à la prise de Jérusalem par les Perses en 614, entre cette date et 630, année où les reliques de la Croix furent restituées à Héraclius par les Perses. Cette réattribution est consacrée par le sous-titre de la présente édition : « Les Sacra du moine Jean (début du viie siècle) autrefois attribués à Jean Damascène ».

Dans la notice consacrée à Jean Damascène dans le Dictionnaire des philosophes antiques (t. III, Paris, 2000, p. 1 007), Vassa Kontouma classait les Sacra Parallela parmi les oeuvres du Damascène ne bénéficiant pas d’une édition critique et elle écrivait n’avoir aucune information récente concernant une édition critique de ce qui reste des Hiera. Ce qui était sans aucune doute exact à cette époque, mais qui n’allait pas tarder à ne plus l’être, puisque c’est à partir du début des années 2000 que José Declerck s’est résolument attelé à la tâche d’une nouvelle édition des Sacra Parallela. C’est du moins ce que l’on déduit du Vorwort du premier volume paru de l’édition (3, p. xxx). Celui-ci, prémices de l’entreprise[7], portait sur la deuxième recension du deuxième livre des Sacra Parallela, la première recension étant éditée par le Dr Tobias Thum, collaborateur scientifique de la Bayerische Akademie der Wissenschaften de Munich. Toujours dans le même avant-propos (p. xx), J. Declerck mentionne que l’édition a commencé par la seconde recension du livre central des Sacra Parallela parce que c’était celui pour lequel le travail était le plus avancé. Quoi qu’il en soit de l’attribution traditionnelle des Sacra Parallela et pour obéir à une logique éditoriale tout à fait justifiée, cette édition paraît dans la collection des écrits de Jean Damascène sous l’égide de l’académie bavaroise.

Voici les références des cinq volumes qui constituent l’édition du deuxième livre, Περὶ συστάσεως καὶ καταστάσεως τῶν ἀνθρωπίνων πραγμάτων, des Sacra Parallela pseudo-damascéniens, que nous présenterons brièvement :

  1. Thum, Tobias, Die Schriften des Johannes von Damaskos. VIII/4. Iohannis monachi (VII saeculo ineunte) Sacra olim Iohanni Damasceno attributa. Liber II. De rerum humanarum natura et statu. Erste Rezension. Erster Halbband. Α-Ε (II11-1000), Berlin, Boston, Walter de Gruyter (coll. « Patristische Texte und Studien », 74), 2018, cxliii-586 p.

  2. Thum, Tobias, Die Schriften des Johannes von Damaskos. VIII/5. Iohannis monachi (VII saeculo ineunte) Sacra olim Iohanni Damasceno attributa. Liber II. De rerum humanarum natura et statu. Erste Rezension. Zweiter Halbband. Ζ-Ω (II11001-2293), Berlin, Boston, Walter de Gruyter (coll. « Patristische Texte und Studien », 75), 2018, ix p. et p. 587-1 194.

  3. Declerck, José, Die Schriften des Johannes von Damaskos. VIII/6. Iohannis monachi (VII saeculo ineunte) Sacra olim Iohanni Damasceno attributa. Liber II. De rerum humanarum natura et statu. Zweite Rezension. Erster Halbband. Α-Ε (*II21-1592), Berlin, Boston, Walter de Gruyter (coll. « Patristische Texte und Studien », 76), 2018, cxi-730 p.

  4. Declerck, José, Die Schriften des Johannes von Damaskos. VIII/7. Iohannis monachi (VII saeculo ineunte) Sacra olim Iohanni Damasceno attributa. Liber II. De rerum humanarum natura et statu. Zweite Rezension. Zweiter Halbband. Ζ-Ω (*II21593-2907), Berlin, Boston, Walter de Gruyter (coll. « Patristische Texte und Studien », 77), 2018, p. et p. 731-1 295.

  5. Declerck, José, Thum, Tobias, Die Schriften des Johannes von Damaskos. VIII/8. Iohannis monachi (VII saeculo ineunte) Sacra olim Iohanni Damasceno attributa. Liber II. De rerum humanarum natura et statu. Supplementa. Appendices. Indices, Berlin, Boston, Walter de Gruyter (coll. « Patristische Texte und Studien », 78), 2019, lxxi-723 p.

L’ensemble s’ouvre, comme il se doit, par l’édition de la première recension (Sacra II1) des Sacra Parallela réalisée par T. Thum (volumes 1 et 2). L’introduction, qui figure en tête du premier volume (1, p. xix-cxliii), comporte deux parties. La première présente les Sacra Parallela, l’oeuvre et l’édition. L’éditeur décrit, d’une façon claire et succincte, l’oeuvre originelle et son auteur présumé (le moine Jean), sa transmission en trois versions abrégées (1. le Florilegium Vaticanum, qui contient des Kephalaia tirés des trois livres des Hiera ; 2. trois florilèges, dont chacun fournit des extraits d’un seul des trois livres ; 3. des florilèges mixtes, dans lesquels les recensions préexistantes ont été fusionnées), qui ont conservé plus ou moins intacte la structure, alphabétique (livres I et II) et antithétique (livre III), de l’oeuvre originelle, les éditions existantes et la présente édition. Pour la réalisation de celle-ci, les éditeurs se trouvaient face à une alternative : soit éditer séparément les différents florilèges issus des Sacra originaux, soit, comme cela avait été préconisé par K. Holl dès 1897, tenter une reconstruction des Sacra Parallela mais « uniquement dans la mesure où elle est garantie par les sources » (1, p. xxiv). Comme l’écrit T. Thum, « la présente édition tente de reconstruire chacun des trois livres des Sacra, bien que les exigences de Holl ne puissent être entièrement satisfaites, car la reconstruction complète des différents chapitres est particulièrement problématique dans la mesure où le mélange complet de toutes les citations contenues dans les différentes sources créerait des chapitres artificiels qui ne pourraient se réclamer d’aucun manuscrit conservé » (ibid.). Voilà qui décrit bien le but à la fois ambitieux et réaliste poursuivi par les deux éditeurs. La seconde partie de l’introduction du volume 1 (p. xxviii-cxxxviii) est spécifiquement consacrée à la première recension du livre II des Sacra Parallela : présentation détaillée des florilèges et de leurs témoins manuscrits, la transmission de la première recension, sa relation à la deuxième recension et le stemma des témoins des Sacra II1 ; le texte des Sacra II1 ; et, finalement, la ratio edendi. Il est important de garder en tête l’avertissement de l’éditeur : « L’objectif de l’édition était de reconstruire le texte transmis dans les Sacra, et non le texte des auteurs ou des oeuvres cités, bien que ces derniers aient été systématiquement pris en compte » (1, p. cxli). Le reste du volume 1 (lettres Α-Ε) et la totalité du volume 2 (lettres Ζ-Ω) sont dévolus à l’édition du « Liber II. Recensio prior » des Sacra Parallela. L’ensemble totalise 2 293 kephalaia ou éléments. Cette numérotation continue facilitera grandement l’utilisation de l’édition et le référencement. Elle n’est qu’un exemple de la grande qualité éditoriale et typographique de ces cinq volumes. L’édition de la matière propre à chacune des lettres de l’alphabet grec est précédée de celle des pièces introductives attribuables à l’auteur ou au compilateur des Sacra Parallela : un bref prologue suivi de la liste (pinax) et de la répartition des τίτλοι selon les lettres (στοιχεῖον) de l’alphabet, avec, pour chacune, les παραπομπαί ou renvois selon un système imaginé par le compilateur pour signaler les notices se rapportant à tel ou tel sujet mais qui ne figuraient pas comme tels dans le pinax des titres[8], ainsi que la liste des kephalaia apparents dans le livre III, les Parallela proprement dits. Chaque citation peut être accompagnée d’un maximum de cinq apparats (cf. 1, p. xxvi-xxvii) : le premier contient l’identification des passages de la Bible, des Pères de l’Église et des auteurs païens cités dans les Titloi et dans les citations ; le deuxième identifie l’origine des citations ; le troisième mentionne les manuscrits qui transmettent les Titloi et les citations, et ceux qui ne les attestent pas ; le quatrième documente les attributions des citations selon les florilèges ; le cinquième, l’apparat critique proprement dit, signale les variantes et les fautes des manuscrits.

L’édition de la seconde recension du Livre II des Sacra Parallela (volumes 3 et 4), signée par José Declerck, renferme 2 007 notices qui suivent le πίναξ initial, réparties, sauf la dernière — qui contient un extrait « de Josippe [Pseudo-Flavius Josèphe] tiré du traité intitulé “Contre Platon, au sujet de la cause du tout” » —, selon les 23 lettres (la seconde recension semble n’avoir rien eu pour le στοιχεῖον ζ) de l’alphabet grec. L’introduction de l’édition porte spécifiquement sur la seconde recension du livre II des Sacra Parallela[9]. On y trouvera tout d’abord la présentation des florilèges et de leurs manuscrits (Florilegia Thessalonicense, Hierosolymitanum, Rupefucaldinum, Laurentianuma, Parisinum-Marcianum-Laurentianumb, Mutinense, Laurentianumc), et celle des manuscrits du traité du Pseudo-Flavius Josèphe. Vient ensuite la présentation de la tradition manuscrite de *II2 et de sa reconstruction. La quatrième et dernière partie de l’introduction porte sur le texte des Sacra Parallela *II2, ce qu’illustre le stemma bifide de la p. cv, qui postule deux hyparchétypes ζ et η. J. Declerck s’exprime également sur le statut et l’entreprise du moine Jean qu’il considère comme l’auteur des Sacra Parallela : « L’éditeur des Sacra, écrit-il, était à la fois auteur et copiste. La sélection des citations, les retouches qu’il a parfois dû faire sur celles-ci, la répartition des citations entre les chapitres, la disposition des chapitres dans les livres, les Titloi, les παραπομπαί et les scholies, tout cela fait partie des tâches d’un auteur créatif. Dès qu’il reproduit les textes qu’il a sélectionnés, l’auteur devient copiste et, comme tout copiste, dépend de ses sources, qui sont dans son cas extrêmement nombreuses » (3, p. lxxxix). Ce portrait montre bien l’ampleur de la tâche qui était celle des éditeurs des Sacra Parallela. La Ratio edendi qui figure aux p. cix-cxi reproduit celle du volume 1, et rappelle que « le but de l’édition était de reconstruire le texte transmis dans les Sacra, et non pas le texte des auteurs ou des oeuvres cités ». J. Declerck a donné une belle illustration de ce sain principe dans son édition des extraits du Contre les manichéens de Titus de Bostra conservés dans les Sacra Parallela[10].

L’édition des deux recensions du livre II des Sacra Parallela s’achève par un fort volume (5) de suppléments, d’appendices et d’index. Les suppléments sont au nombre de trois : celui au livre II1 (422 kephalaia), celui au livre *II2 (38 kephalaia) et le supplément du florilège PMLb au livre II (175 kephalaia). Un premier appendice est consacré au compilateur, le moine Jean, « lui-même un Sabaïte » (5, p. 333), et à l’origine des Sacra Parallela, et revient, avec de nouveaux arguments, sur la portée des deux scholies mentionnées ci-dessus, qui ont permis à J. Declerck de dater les Sacra Parallela d’avant 630, les privant ainsi de leur patronage damascénien. Le deuxième appendice apporte des compléments à la tradition manuscrite du livre II des Sacra Parallela alors que le troisième est consacré à l’extrait du De universo du Pseudo-Flavius Josèphe par lequel se termine la recension *II2 des Sacra Parallela (éd. 4, p. 1 290-1 295). Suit une double synopse (II1 → *II2, et *II2 → II1) des titres des deux recensions du livre II des Sacra Parallela. La seconde partie de l’ouvrage (p. 407-720) sera particulièrement utile à tous ceux qui fréquentent les Sacra Parallela en raison de leur richesse littéraire et doctrinale. On y trouve tout d’abord un index des « lieux » cités dans le livre II : Ancien et Nouveau Testament, auteurs chrétiens, auteurs juifs (dont une riche moisson philonienne), auteurs païens (cinq seulement) et dix citations apparaissant sans nom d’auteur ni titre d’oeuvre, qui n’ont pu être identifiées. Les index des auteurs répertorient également toutes celles qui sont bien attribuées à un auteur ou à une oeuvre mais qui ne sont pas repérables dans les éditions existantes. Le dernier index est celui des Initia, précieux, entre autres choses, pour repérer les doublets.

L’achèvement de cette édition partielle des Sacra Parallela marque d’une pierre blanche l’histoire de la recherche sur cette oeuvre monumentale. On ne peut qu’exprimer notre reconnaissance aux deux vaillants éditeurs et souhaiter qu’elle soit bientôt poursuivie et menée à terme.