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Bernhard Gertz l’avait noté assez justement, ce qui reste aujourd’hui la doctrine la plus représentative pour la conscience collective de l’oeuvre d’Erich Przywara, c’est-à-dire sa théorisation de l’analogia entis comme forme fondamentale de la pensée catholique, ne s’est pas élaborée sous le modèle d’une construction systématique solitaire, mais plutôt à la manière d’« un instrument au service de la catholicité de la pensée en vue des débats de l’époque[1] ». Przywara le confessait lui-même, sa confrontation avec la pensée de Scheler avait été décisive pour le développement de l’idée d’analogia entis[2]. Et de manière plus générale, les questions soulevées par les courants philosophiques du temps, la phénoménologie et les différentes formes de néo-kantisme en tête, ainsi qu’une réappropriation constante de l’histoire de la pensée dans sa globalité, ont lentement façonné la structure rythmique que le Père Przywara perçut dans l’analogie.

Si l’on a énormément écrit sur le débat qui opposait K. Barth au Père Przywara, dans une moindre mesure — bien que non négligeable —, sur les rapports qu’entretenait la pensée du Père jésuite avec Heidegger[3], on souligne plus rarement comment Przywara lui-même inscrivait ces discussions dans un débat avec le kantisme et autour du problème que ce dernier avait soulevé concernant la finitude de la pensée. Il existait en tout cas selon Przywara un fil historique et philosophique assez clair qui menait, du tiraillement interne de la philosophie kantienne entre philosophie des lumières et protestantisme luthérien, à la philosophie heideggérienne et, de là, à la pensée de K. Barth.

Durant les célèbres discussions tenues à Davos de 1928 à 1931, le Père jésuite tiendra deux conférences, en 1928 et 1929[4]. Elles furent pour lui l’occasion d’entrer en débat avec la philosophie de la finitude de Heidegger. Le célèbre conflit qui opposa en particulier Heidegger et E. Cassirer dans la petite ville suisse en 1929 est régulièrement évoqué, pour diverses raisons, comme non seulement un signe des temps, mais aussi le moment d’un véritable renversement de paradigme[5]. Essentiellement relatif à l’actualité du kantisme, il avait thématisé de manière radicale la question de la finitude de l’esprit humain.

C’est dans ce contexte, avec un coeur sans doute intrigué, mais loin d’être tout aussi acquis à la cause heideggérienne que ne le fut à cette époque une nouvelle géné- ration de penseurs[6], notamment catholiques[7], que Przywara tenta d’opposer au concept de finitude développé par le philosophe de Fribourg, un projet de « métaphysique créaturelle ». Le Père jésuite l’écrit lui-même dans sa première préface à Analogia entis, c’est en confrontation avec Heidegger, et notamment à l’occasion de conférences tenues à Davos en 1929 et à Fribourg en 1930, que se clarifia pour lui son propre concept de « créaturalité[8] ». En 1940 encore, il affirme que la méthode heideggérienne d’une philosophie de la finitude mise en place par le Kant und das Problem der Metaphysik en 1929 — son meilleur ouvrage, déclarera-t-il plus tard[9] —, partage avec lui la créaturalité comme forme de pensée, tout en se limitant cependant à la « pure finitude[10] ».

La question n’a pas perdu son actualité, si l’on considère comment la critique heideggérienne de l’onto-théologie a ouvert une voie dans laquelle se sont engouffrés nombre de penseurs catholiques du xxe siècle jusqu’aujourd’hui, aussi divers dans leur interprétation de cet événement de pensée que peuvent l’être K. Rahner, G. Siewerth, M. Müller, ou maintenant J.-L. Marion. Le diagnostic posé par Przywara sur les risques de la philosophie heideggérienne et notamment la relativisation du concept qui accompagne la mise en cause de la métaphysique dont il est à l’initiative dans la pensée chrétienne, nous paraissent dignes d’être problématisés à nouveaux frais. Przywara inscrit la juste attitude de la créature dans un dynamisme en constante oscillation entre les extrêmes, qui l’empêche de tomber jamais dans quelque position absolutisante. Dans ce contexte, les faiblesses qu’il décèle dans une pure pensée de la finitude ne feront avec le temps que se révéler à lui de manière toujours plus explicite. Elles mèneront la pensée heideggérienne dans une impasse, au sein de laquelle ne pourront vraisemblablement que s’engouffrer les efforts de ceux qui en partagent les prémisses et la méthode systématique.

Si Przywara inscrit, comme nous l’avons souligné, la pensée de Heidegger dans la ligne des évolutions du kantisme, la première tâche à laquelle nous devons nous atteler afin d’avancer dans cette question nous semble être d’exposer brièvement les termes du débat, pourtant déjà bien connu, qui prit place entre Heidegger et Cassirer à Davos à propos de l’interprétation qu’il fallût donner à la philosophie kantienne.

I. Les conférences de Davos et le débat sur le kantisme comme philosophie de la finitude radicale

Les débats de Davos entre M. Heidegger et E. Cassirer ont lieu en mars et avril 1929. C’est la même année que Heidegger publie son ouvrage sur Kant et le problème de la métaphysique et donne une lecture du kantisme qui, alors qu’elle rompt avec l’interprétation dominante, défendue notamment par l’école de Marbourg, offre en même temps l’occasion d’une mise au point sur les enjeux de la phénoménologie et le projet ontologique qui la sous-tend. C’est simultanément en effet que Heidegger, mettant au jour la finitude radicale selon lui inhérente à la démarche transcendantale kantienne, refuse de réduire la Critique de la raison pure à une théorie de la connaissance scientifique, et pense trouver le moyen de refonder le projet phénoménologique husserlien, encore engoncé dans les catégories d’une mathesis universalis de la conscience de type post-cartésien. Il s’agit pour Heidegger de déceler, au sein de la première Critique, une tentative véritable pour instaurer le fondement de la métaphysique. En posant la question « Qu’est-ce que l’homme ? », Kant s’engageait, selon Heidegger, dans une voie négligée par la métaphysique occidentale et la modernité cartésienne, à savoir celle de l’analyse de ce qui fait précisément l’être-là de l’étant, ou plus précisément encore du mode d’être du Dasein lui-même en tant que lieu propre de la compréhension de l’être. Le philosophe de Königsberg aurait donc échafaudé les prémices d’une démarche qui ne peut être confondue avec une simple analyse de l’acte de conscience, traité en définitive à la manière d’un étant parmi les autres.

Or, l’emprunt de cette voie lui aurait été rendu possible par la découverte de la finitude radicale de l’activité spirituelle humaine, toujours conditionnée par la réceptivité d’une intuition. L’unification de la première Critique kantienne, c’est-à-dire la synthèse de la « Logique » (catégories comme formes pures de l’entendement) et de l’« Esthétique » (espace et temps comme formes a priori de la sensibilité) transcendantales, ne peut être produite, selon Heidegger, d’une manière seulement postérieure aux termes mis en présence, mais est en vérité conditionnée par une synthèse plus originaire, formée par l’activité de l’imagination transcendantale et placée par le philosophe de la Forêt-Noire sous les auspices de la temporalité, c’est-à-dire d’un primat dès lors explicite du pôle « esthétique[11] ». Heidegger souligne ainsi l’aspect radical de la finitude de l’activité de conscience théorique en sa totalité. L’imagination oeuvre, selon l’interprétation heideggérienne, sur fond d’une intuition temporelle reçue. Or cette dépendance de l’imagination transcendantale vis-à-vis de l’intuition pure du temps détermine la finitude essentielle de l’esprit humain. La finitude du sujet apparaissait dès lors à Heidegger, avec les termes d’A. Renaut, comme une question « structurelle » et non simplement de degrés[12].

Selon Cassirer, à l’instar d’H. Cohen ou de P. Natorp, la Critique de la raison pure demeure une théorie de la connaissance, destinée à donner l’instrument d’une évaluation critique de la validité des démarches scientifiques. Elle n’est donc pas de soi métaphysique ou ontologie, comme cherche à le montrer Heidegger, et traduit avant tout la spontanéité de l’esprit et du travail des catégories de l’entendement. C’est de la pureté de la raison que Cassirer tire la possibilité d’une percée hors de la finitude[13], applicable tant dans le champ de la raison pratique que dans celui des formes symboliques. Si l’exploration du champ de ces dernières constituera l’effort original de Cassirer, le problème de la raison pratique s’applique plus proprement à l’interprétation de l’oeuvre de Kant lui-même. Or, Cassirer souligne qu’une Idée de la raison telle qu’exemplairement, celle de liberté, permet, chez Kant, de rendre compte de la participation de l’activité de l’esprit à un ordre de réalité nouménal, c’est-à-dire un monde purement intelligible qui dépasse toute inscription dans l’horizon du temps. Le statut nouménal de la liberté doit clairement la distinguer du monde des phénomènes et met en lumière ce qui constitue, selon Cassirer, le nécessaire dualisme de la forme de la raison pure pratique et de la matière de l’intuition. La loi morale ne nécessiterait donc aucune fondation dans l’intuition[14].

Pour Cassirer encore, ce dualisme apparaît corrélatif à la distinction qu’il faut nécessairement effectuer entre la conception kantienne de l’homme d’une part, et de l’être raisonnable fini d’autre part. A. Renaut le résumait excellemment :

La distinction entre l’homme et l’être raisonnable fini, absente dans la première édition de la Critique de la raison pure, intervient implicitement, dans la seconde, dès le § 1 de l’Esthétique transcendantale, où Kant ajoute une précision significative à la phrase : « Cette dernière [= l’intuition] n’intervient que dans la mesure où l’objet nous est donné ; mais cela n’est à son tour, du moins pour nous hommes, possible que parce que l’objet affecte l’esprit sur un certain mode », c’est-à-dire selon les formes spatio-temporelles de la sensibilité (B 33). L’ajout précise ainsi que la finitude spatio-temporelle (sensible) n’est que la forme humaine de la finitude, mais qu’il peut y avoir d’autres êtres raisonnables finis dont la finitude ne prendrait pas la forme de la réceptivité sensible[15].

Et avec les mots mêmes de Cassirer :

[…] c’est là que réside en somme l’objection véritable et essentielle que j’ai à élever contre l’interprétation de Kant par Heidegger. En cherchant à rapporter, voire à réduire tout « pouvoir » de connaître à l’« imagination transcendantale », Heidegger aboutit à ce qu’il ne lui reste plus qu’un seul plan de référence, celui de l’existence temporelle. La distinction entre « phénomènes » et « noumènes » s’efface et se nivelle : tout être en effet appartient désormais à la dimension du temps et par là même à la finitude. Ainsi se trouve écarté le pilier central sur lequel repose l’ensemble de l’édifice de la pensée kantienne, et sans lequel il ne peut que s’écrouler. Kant ne soutient jamais un tel « monisme » de l’imagination ; il s’attache à un dualisme décidé et radical, au dualisme du monde sensible et du monde intelligible. Car son problème n’est pas le problème de l’« être » et du « temps », mais le problème de l’« être » et du « devoir-être » […][16].

En d’autres termes, la question kantienne ne serait pas tant celle de l’homme rivé à une finitude radicale par les rets de l’intuition sensible, que celle de l’esprit fini en général, qu’une conception autonome de la loi dans l’ordre pratique permettrait d’ouvrir à l’infini.

II. E. Przywara et le kantisme

E. Przywara publie, dès l’année qui suit les débats menés à Davos, un Kant heute qui se montre déterminé par la nouvelle opposition cristallisée un an plus tôt dans l’interprétation du kantisme. La perspective globale de l’ouvrage resitue le maître de Königsberg au sein de la tension qui, entre Parménide et Héraclite, Platon et Aristote, rythme depuis son origine l’histoire de la philosophie, en opposant tenants d’une philosophie de l’être et d’une philosophie du devenir, partisans d’un rationalisme apriorique ou d’un empirisme a posteriori. La méthode historique du Père Przywara est déjà fortement marquée par les typologies qui domineront le grand oeuvre qui paraîtra deux ans plus tard : Analogia entis. C’est à un véritable travail d’orfèvre auquel il se livre, constamment affairé à rééquilibrer la tendance dominante qu’il trouve chez un auteur par son opposé. L’effort de Kant apparaît alors déjà aux yeux de Przywara comme un essai de conciliation des deux voies fondamentales qui se sont exprimées au sein de l’histoire de la pensée, bien que le jésuite insiste sur le fait que les apories internes du système kantien trouveront leur équilibre dynamique en confrontation avec Thomas d’Aquin[17]. Le point discriminant des deux tentatives est identifié : il réside dans le rapport entretenu entre Dieu et la créature, un point dont dépend l’ensemble de la pensée du philosophe de Königsberg, radicalement enracinée dans la pensée protestante de la causalité unique et universelle de Dieu (Alleinwirksamkeit Gottes), en quelque sorte travestie en cette thèse : la spontanéité intra-humaine est le divin en l’homme[18].

S’écartant explicitement des préjugés formalistes à l’oeuvre dans l’interprétation du kantisme, Przywara situe l’entreprise du philosophe de Königsberg parmi ce qu’il appelle pensées d’une « humanité vivante », « réelle » : le sujet transcendantal, conçu comme solution apportée au problème des liens entre l’universel et l’individu, ou plus précisément à l’émergence possible de lois universelles applicables aux sujets concrets singuliers, n’apparaît point dans le but simplement formel d’élaborer des lois valides en elles-mêmes, mais bien dans une attention renouvelée au singulier et à l’effectif, et à leur profit. Le nerf du kantisme réside selon le Père jésuite avant tout dans une compréhension de l’homme placée au fondement de l’unité recherchée entre la connaissance de la réalité rationnelle et la connaissance de la réalité en soi[19].

Le « progrès infini » au sein duquel le monde réalise (verwirklicht) l’« universel » dans l’« individuel », a son unité dans le « progrès infini » par lequel, en l’homme, l’« humanité » devient « homme » : le monde (au sens supérieur) dans et par l’homme comme son « démiurge », en une « progression infinie », le monde par l’« humanité dans l’homme »[20].

Le kantisme scientifique de Marbourg paraît donc devoir être partiellement écarté, au profit d’une compréhension métaphysique de l’être humain. Przywara préserve néanmoins une distinction entre l’« homme concret » et l’« Homme en soi ». Il voit dès lors le « tragique » du projet kantien cristallisé dans la tension infinie qui demeure, en sa philosophie, entre l’homme concret et vivant au sein duquel s’enracine chaque acte de pensée, et l’homme en soi considéré comme fondement de l’objectivité de la connaissance vraie. La pensée comme réceptivité, écrit Przywara, est ancrée en l’homme à la manière d’une simple apparence de l’« Homme en soi », universel et immuable[21].

L’analyse historique de la crise à laquelle cette tentative de conciliation a conduit, mènera, selon le Père jésuite, à pouvoir en discerner le caractère contradictoire[22]. En émergeront alors une figure aporétique de la philosophie de Kant et « la mort du Kant systématique[23] ». L’histoire du kantisme en effet, a vu se déployer les oppositions internes de la pensée du maître, jusqu’à nous montrer, de la manière la plus claire, l’opposition des termes en présence. Car du coeur même du projet kantien,

une opposition émerge entre cet élément rationaliste originaire, dans lequel la « raison pure », c’est-à-dire la raison de l’humanité, apparaît comme la lumière au sein de laquelle s’« éclaire » (sich « aufklärt ») à la clarté du midi, un monde assombri par un « supranaturalisme crépusculaire » — et cet élément luthérien originaire, incontournable en dépit de tout rationalisme, au sein duquel ce même monde se dévoile comme le monde de l’inéluctable péché originel et de la démonie originaire. [Un monde] qui peut être si peu éclairé par une « raison pure », que cette prétendue « raison pure » n’est que l’expression la plus aiguë (schneidendste) de son péché originel et de sa démonie originaire, la « raison prostituée », tandis que la raison de l’humanité, c’est-à-dire la conscience humaine, n’est que la conscience la plus marquée (schärfste) de la damnation originaire de ce monde[24].

Przywara voit à l’oeuvre dans la philosophie de Kant, l’opposition d’un universalisme des lois de la raison d’une part, présidé par le devoir-être d’une humanité élevée à la divinité, et un individualisme révolutionnaire de la liberté d’autre part, caractérisé par l’inimitié de l’homme avec Dieu telle que l’a mise au jour le luthéranisme originel[25]. Przywara réintègre en quelque sorte la dualité kantienne de l’« esprit fini » et de la « sensibilité » à l’étude de l’être humain comme tel, et la transpose dans les catégories, d’une part de l’esprit ou de la raison pure, d’autre part de l’animal blessé par le mal radical, raison pécheresse d’influence luthérienne, entachée par la faute. À une puissance en quelque sorte supérieure, l’opposition se manifeste encore entre une humanité élevée de manière commune à la divinité par sa raison, et l’absolu d’une relation individuelle à Dieu caractérisée par la damnation et la grâce.

On ne s’étonnera donc pas que dans son Kant heute, Przywara prenne pour représentants de la contradiction qui se joue de manière interne au kantisme, plutôt que le célèbre débat qui opposa Heidegger et Cassirer, ce qui sur certains points constitue malgré tout, nous allons le voir, l’un de ses ersatz, à savoir les interprétations du kantisme offertes par M. Heidegger et E. Herrigel[26]. Si ce dernier se montre certes proche de la veine d’interprétation développée par E. Lask dans la foulée du kantisme de Bade surtout, il est vrai que les termes de la discussion mis en avant par Przywara soulignent comment, de fait, Heidegger s’opposait à ce qu’avait de commun le néokantisme de son temps. Il faut encore noter qu’E. Lask avait tâché, sur les traces d’H. Rickert, de réorienter vers la logique de la connaissance et l’épistémologie la théorie des valeurs du kantisme de Bade, redonnant ainsi ses droits à une théorie plus « concrète » des catégories, axée sur la valeur au sens du primat de la validité des jugements, plutôt que sur un monde présumé d’Idées touchant seules et de manière séparée l’être et la vérité, selon le modèle platonicien[27]. Aussi les voies prises par ces représentants du néo-kantisme étaient-elles sans doute plus à même d’expliquer ce que la logique kantienne et sa conception de la synthèse a priori pouvaient avoir de concret et comment elles se développaient « au profit de l’humanité réelle ».

Le jésuite fait alors mine de considérer la dispute au sujet du caractère métaphysique de la pensée de Kant comme dépassée. Le temps où l’on ne voulait admettre de kantisme que des « sciences de la nature » ou de la « théorie de la connaissance pure » semble à Przywara révolu. L’est également selon lui, l’époque où l’on pensait devoir refuser de considérer la pensée du philosophe de Königsberg à l’aune d’une métaphysique théorique, pour n’admettre de métaphysique que pratique et volontariste. La situation du kantisme telle que Przywara veut bien l’envisager oppose les essais de Heidegger et de Herrigel pour enfin poser la question de Kant et de la métaphysique « en sa forme propre », à savoir « la métaphysique immanente de la question kantienne fondamentale “Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?”[28] », transposant ainsi les termes de l’ancienne opposition du Kant sensualiste-empiriste et du Kant idéaliste des formes aprioriques de la raison en une opposition entre « métaphysique de la finitude » chez Heidegger, et « métaphysique de l’infinitude » chez Herrigel[29].

D’une part, la problématique kantienne de la structure métaphysique a priorique qui précède toute expérience et repose au fondement de toute Realwissenschaft, contraint à poser l’indépendance de la métaphysique. Aussi cette dernière ne peut-elle jamais être réduite à une simple théorie des sciences naturelles. D’autre part, le caractère synthétique du jugement que le philosophe de Königsberg met en question montre « que cette structure doit être considérée dans un lien interne avec le monde de l’expérience existant[30] ». Aussi la métaphysique doit-elle assumer également un rôle de « métaphysique interne des sciences du réel ». C’est au sein de cette tension interne à la possibilité d’un jugement à la fois synthétique et a priori que réside la dialectique de la métaphysique kantienne :

[…] le questionnement de Kant mène donc d’abord (dans la réduction à la question du jugement) à une métaphysique critique, c’est-à-dire à une métaphysique qui ne va pas simplement naïvement aux objets, mais met d’abord à l’épreuve ses possibilités et limites théoriques. Elle mène cependant, deuxièmement, à une telle métaphysique critique en un double sens. En une « métaphysique en face des sciences du réel » réside la direction d’une métaphysique critique des formes aprioriques qui précèdent l’existentialité finie de ce monde : métaphysique critique de l’infinitude. Dans une « métaphysique comme métaphysique interne des sciences du réel » se conçoit la direction d’une métaphysique critique de ce monde existant fini : une métaphysique critique de la finitude[31].

Przywara définit la méthode utilisée dans son petit ouvrage, Kant heute, avec les mots suivants :

Nous conduisons, à partir de Kant et par Heidegger-Herrigel, le problème d’une métaphysique de la finitude ou de l’infinitude jusqu’au point où la question d’une métaphysique de l’analogia entis surgit immédiatement[32].

La perspective propre de la métaphysique de l’analogia entis naîtra donc de la problématique même de l’alternative posée entre métaphysique de la finitude ou de l’infinitude[33].

III. La métaphysique heideggérienne de la finitude

Attardons-nous donc à la manière dont Przywara rend compte de la « métaphysique critique de la finitude » développée par Heidegger. Le passage de la phénoménologie husserlienne à l’ontologie fondamentale de Heidegger advient, explique Przywara, avec la prise de conscience du « est » qu’implique l’objectivité noématique des essences intentionnelles. C’est que toujours le quelque chose visé, « est » bon, vrai ou beau. Aussi l’objet de conscience est-il bien un « transcendental » (au sens médiéval), en cette mesure où toujours, il concerne l’être noématique et transcendant. Le vrai, le bien et le beau sont maintenant considérés comme les auto-manifestations de l’être même[34]. Toutes les oppositions qui, jusque-là, avaient rythmé le kantisme, sont dès lors ramenées au problème de l’être même et, avec les mots de Przywara, à la tension qui, en lui, règne entre l’être-tel (Sosein) et l’être-là (Dasein)[35]. Heidegger n’a rien fait d’autre que de rapatrier dans l’être l’unité synthétique du moi qui, chez Kant, harmonisait dans une « idéalité en acte », le penser, le vouloir et le juger (Fühlen) ainsi que leurs objets[36].

Mais Heidegger devait de la sorte mener le kantisme vers une forme ultérieure de tension. Si d’une part, l’être du Moi devenait en effet Welt-sein, ou n’était plus compris que dans le référent du monde, l’être du monde quant à lui, devenait à l’inverse l’être du moi[37]. Or en définitive, cette identification dans l’être était précisément, écrit Przywara, ce qui résidait au coeur de l’intuition kantienne : « L’idéalité (dans le Moi) éprouvée dans la réalité (du monde) et la réalité (du monde) qui, en tant que matière, tend à l’idéalité (dans le Moi)[38] ». Il sourd ainsi, dans les résultats obtenus par Heidegger, un retournement que le philosophe de la Forêt-Noire lui-même n’avait pas prévu :

Si le vrai, le bien et le beau sont ramenés à l’être, l’être est chez lui, tel qu’il se donne de manière immédiate et d’abord dans l’être du moi : non un être idéal, au repos, mais l’être-en-devenir et en tension entre l’être-tel (Sosein) et l’être-là (Dasein). Heidegger cherche alors à assurer l’absolu, qui réside dans le vrai, le bien et le beau, dans la mesure où il le mue en un nouvel absolu dynamique, le dynamisme interne et absolu de cet être-en-devenir qui en tant qu’il est « dans le monde », se résout sans repos. Mais c’est manifestement là une solution dans la tension vers (Zu-griff) plutôt que dans le concept (Be-griff). Car Heidegger doit conséquemment concéder lui-même que son être-en-devenir, pour autant que l’on prenne sa fermeture en soi-même au sérieux, se tient dans le néant comme dans son fondement d’être. Aussi son retour du vrai-bien-beau sur l’être n’est-il en définitive qu’un retour sur le néant, c’est-à-dire sur la contradiction pure et simple de ce qui est affirmé dans le vrai-bon-beau[39].

La mise au second plan heideggérienne du Be-griff finit par occulter un large pan de ce à quoi tient, selon Przywara, la méthode philosophique, et comme il l’indique quelques années plus tard (1956) au sein d’une belle conférence consacrée à retracer les médiations qui rythment l’oscillation du parcours de l’image au logos — image, parabole, symbole, mythe, mystère, logos — et inversement, la pensée heideggérienne tire son essence du discours mythique. La racine « my » en effet, que l’on trouve au fondement des termes « mythe » et « mystère », provient, nous explique le jésuite allemand, du verbe myo, qui signifie « fermer les yeux et la bouche ». Il s’oppose à l’intelligible clarté du « logos » et suggère que c’est au sein des ténèbres et sous quelque voilement seulement, que peut s’opérer l’initiation au divin, provoquant ainsi la naissance de la lumière à partir du coeur même des ténèbres.

Ce […] que Heidegger veut, écrit Przywara, quant à la forme de sa « vérité en logos dans la pensée », à savoir le rythme ternaire entre un caché et un dévoilé retournant à un ultime voilement (qui n’est levé que dans l’avent d’une « advenue de l’être »), porte vraiment les traits du my du mythe et du mystère. Que Heidegger ait pris ces traits pour ceux de sa « vérité en logos dans la pensée » trouve sa revanche, dès le début mais surtout chez le dernier Heidegger, dans le fait qu’on n’y rencontre pas le travail de pensée d’une « philosophie du logos », mais la tentative d’un nouveau « mythe et mystère » auquel il « initie » ses disciples en véritable « mystagogue », ce qui inviterait à voir dans la « démythologisation » d’un « mythe chrétien » selon Bultmann une « initiation ultérieure » à ce nouveau « mythe et mystère » de Heidegger qu’est alors pour Bultmann le pur christianisme amythique, où il n’y a plus que la « lumière surgie des ténèbres » […][40].

Aussi le paradoxe est-il atteint selon lequel la démythologisation du christianisme ne fait que répondre à la logique interne du mythe.

En vérité, selon Przywara, Heidegger rabat le plan des essences sur l’existence, ou identifie l’essentiel des choses à ce qui, en elles, est existential. Il déduit l’essence de l’existence, il va du mythe au logos, de l’ombre à la lumière, du Dasein au Sosein[41], négligeant également par là, la distinction « réelle » mise en avant par Thomas d’Aquin[42]. Il faut donc, selon Przywara, en quelque sorte rééquilibrer la pensée heideggérienne, au sein de laquelle tout trait essentiel, quidditatif, logique, ne fait que répondre aux mouvements de l’existence (philosophie de la finitude), et réinstaurer tant une juste distinction qu’une juste relation des raisons propres de l’essence et de l’existence. Or il semble, à prendre un instant le recul nécessaire à l’interprétation, que Przywara réinstaure cette distinction par un double geste de renforcement : renforcement d’une part de l’ordre des essences par la promotion d’une sorte de mathesis, si vertement écartée par la tentative heideggérienne ; et renforcement d’autre part de la fragilité de l’existence par la remise en évidence d’un concept de potentia oboedientialis (materia prima ou potentia pura) au coeur des étants, jusqu’à provoquer la transformation de la philosophie de la finitude en métaphysique proprement créaturelle[43].

1. Mathesis

Penchons-nous d’abord brièvement sur le premier geste. Le logos heideggérien n’apparaît en définitive à Przywara que comme un succédané de l’Un-et-Tout métaphysique romantique, passé au crible du néant éprouvé à l’aune de la phénoménalité. Or la rythmique formelle mise en avant par Przywara sous le nom d’analogia entis n’a pas une telle prétention d’unitotalité métaphysique, qui court toujours le risque de l’absolutisme. La forme de l’analogie, rythmée par une oscillation constante ou un mouvement perpétuel de va-et-vient, doit plutôt être rapprochée d’une sorte de calcul proportionnel ou de géométrie de rapports. Elle est, selon l’expression même de Przywara, le metron hapantôn, « la mesure et la règle universelle de tout mouvement d’une philosophie possible[44] ». Le logos n’apparaît plus ici comme un concept instrumentalisé au profit du dévoilement de l’être authentique, rassemblement visant à l’unitotalité de l’être et de la pensée ; il est bien plutôt « calcul », c’est-à-dire, selon Przywara, dénombrement dans la prudence, qui met au contraire « à distance » et ne se laisse pas passivement intégrer.

Legein, dans logos, signifie certainement aussi « ramasser » et « sélectionner », mais comme « nombrer » et « compter », et ainsi comme un « estimer » tel qu’en lui sont critiquement actifs une « raison intelligente » et un « entendement attentif à tout[45] ».

Przywara assume donc parfaitement la « simple » formalité de la structure analogique qu’il propose[46]. En un passage qui, à lui seul, pourrait bien fournir l’icône visible de la pensée przywarienne, il écrit en effet :

Cette coordination par rythmes, elle-même différenciée en progression et régression, n’est finalement presque plus que le « schéma géométrique » qui (comme les figurations géométriques chez Dürer, Altdorfer, etc.) ne se « colore » que dans les « couleurs » particulières des membres intermédiaires de la série « parabole, symbole, mythe, mystère »[47].

L’ana-logie du P. Przywara se présentera dès lors comme une tentative de mise en ordre du mouvement incessant de l’existence, tiraillée entre la distance infinie, ou l’impossibilité, éprouvée de facto, de rejoindre le principe qui rend possible l’identité avec soi, et la pourtant intarissable soif de s’unir avec ce dernier.

L’« analogie » est l’équilibre interne de ces errances : elle passe du défi de la scission à l’humble consentement à se distinguer, et de la volonté de fusion passionnée à l’aimant don de soi. Elle surpasse alors l’opposition entre logique et dialectique : ni « dialectique logique » (qui, avec Hegel, fait de la dialectique une logique du divin), ni « logique dialectique » (qui, avec Heidegger, ne reconnaît de vérité que comme mobilité de la créature en elle-même autonome), mais « logique créaturelle » comme méthode immanente (la plus formelle) de la « métaphysique créaturelle »[48].

Si legein signifie originairement compter et rassembler, dénombrer, le ana comporte la dimension du über, d’un au-dessus, de ce selon quoi tout sera mesuré. Or cette relation de la mise en série et de l’au-dessus doit être entendue en un double sens, prend soin de préciser Przywara :

D’un côté, c’est un fait que la série a son principe dans l’en-haut : comme mouvement « vers » l’origine : la « remontée du fleuve » comme ana potamon. Mais d’autre part, le principe agissant dans l’en-haut agit lui-même sur la mise-en-série (Reihung) puisque toute mise-en-série s’effectue « conformément » à lui[49].

« L’analogizesthai de l’analogie dit alors par son ana : penser, en tant que soumission distanciée au logos (ana comme “selon” un “en-haut”) est l’omni-efficience du logos (ana comme “en-haut ordonnateur”)[50] ». Cet aspect de l’analogie permet de préserver la validité ordonnatrice du primat accordé à l’Un par Parménide, à la limite formelle appliquée à l’indéterminé matériel par Aristote, ou au versant platonico-mathématique encore qui perdure dans la doctrine de l’âme augustinienne[51], pour laquelle, écrit Przywara en renvoyant au De quantitate animae, la sagesse ou la vérité correspondent au « mode de l’âme… où l’âme se pondère[52] ».

Selon Przywara, la mise en ordre de la structure analogique de l’être par un terme supérieur comporte cependant deux risques, représentés par deux positions extrêmes dans la manière d’appréhender les relations entre Dieu et la créature. Si de ces deux positions extrêmes, seule la première est explicitement attribuée à la pensée heideggérienne, cette dernière comporte un certain nombre de virtualités menant également vers l’autre branche de l’alternative. Soulignons pour l’instant comment Przywara voit, dans ce que nous avons appelé un deuxième « geste », consistant à rappeler à la pensée l’ancienne notion de potentia oboedientialis, une voie possible permettant d’éviter les deux extrêmes en question.

2. Potentia oboedientialis

Le premier risque est rendu possible par le fait de ramener et réduire entièrement la créature, face au supérieur qui l’ordonne, à son propre statut de possibilité :

L’un des extrêmes serait que le « est (vaut) » créaturel s’enferme dans la négativité de son retour à la « pure possibilité » (dunamis) qui, en tant que préalable à l’être, accentue le non-être. C’est-à-dire que si le créaturel (ontique et noétique), tendant à cette fermeture sur soi, veut avoir fondement-en-soi (ein In-sich-Gründen will), il ne le peut que dans la mesure où le non-être devient son fondement d’être (comme Heidegger l’enseigne fort logiquement)[53].

Le deuxième extrême réside en une tendance théopaniste, prise de l’accent placé sur une mise en ordre issue du seul supérieur :

Le « pur être-donné » du « est (vaut) » (dans l’aller divino-créaturel) devient un « se-donner » immédiat du Est (Vérité, etc.) de Dieu ; l’« être de Dieu en toutes choses » glisse vers un « être de Dieu comme être des choses »[54].

Le point d’équilibre doit alors être trouvé, selon Przywara, dans une relation « analogique » rétablie

entre le niveau inférieur de l’analogie intra-créaturelle, la « pure possibilité » (dunamis), et le niveau supérieur de l’analogie divino-créaturelle, le Est divin en soi, car c’est ici que l’unité des deux analogies connaît sa tension la plus forte et la plus ample. C’est l’amplitude de la vision de Thomas d’Aquin : entre pura potentialitas et actus purus[55].

La résolution des tensions persistant au sein des deux dangers mentionnés semble donc, selon Przywara, résider plus particulièrement dans une compréhension retrouvée de la potentialité, qui l’éloigne de toute appropriation de Dieu par le fini :

Dans cet espace de tension, il s’agit d’éviter que la potentialité du créaturel à l’égard de Dieu ne soit une appropriation de Dieu. C’était bien une telle appropriation qui faisait le sens des couples d’extrêmes que nous avons étudiés. Aussi est-ce en eux que se produisit la dissolution des deux pôles en tension. Dieu n’était pas Dieu, c’est-à-dire le véritable Est (Vérité, etc.), tel qu’il paraît nécessaire vu du principe de contradiction — car il était fonction de la potentialité. En cela donc, la potentialité n’était pas une potentialité qui « nécessite Dieu », mais une actualité larvée qui « maîtrise » Dieu[56].

Or, éviter toute mainmise de la potentialité créaturelle sur l’Être divin demandait de ne plus poser cette potentialité en quelque sorte face à l’acte supérieur censé lui donner sens — ce qui advient dans les deux dangers signalés —, mais bien plutôt, en Lui. Le fait de poser la potentialité, tant matérielle que formelle, de la création, en Dieu même, permet de « penser » ce dernier au-delà de ce qui a procédé de lui, « sinon il serait le corrélat interne de ses propres créations, l’“acte” qui est “là” “en vue” de leur actuation[57] ». C’est, écrit le P. Przywara, un point qui doit permettre de répondre tant à ce qu’il dénomme encore « panthéisme (actif) de la créature » qu’au « théopanisme », certes plus passif, mais « qui interprète la “possibilité” au point de la faire dégénérer en “magie de l’impuissance”[58] ».

C’est précisément parce que la potentialité matérielle et formelle de la créature repose si profondément « en Dieu », qu’elle ne signifie pas simplement un « néant impuissant ». Du fait qu’elle vient matériellement et formellement du Est (Vérité, etc.), elle respire déjà cet air de positivité du Est (Vérité, etc.) pur. C’est pourquoi — premièrement — le « est (vaut) » créaturel, en vertu de sa potentialité interne permanente, n’est pas de soi « orienté vers le néant », mais tend vers de toujours nouveaux « est (vaut) »[59].

IV. Vers une métaphysique créaturelle comme tension entre métaphysique de la finitude et de l’infinitude

L’acte formel de la métaphysique de la finitude est déterminé par le schématisme spatio-temporel ou l’imagination transcendantale. Aussi son objet s’épanouit-il, non plus dans la « structure intelligible » du monde sensible, mais dans des affects vécus, tels l’angoisse, l’ennui et le souci[60], qui donneront encore leur matière au mythe et à la poésie qui affectera la tonalité particulière de la dernière pensée heideggérienne. C’est en définitive, par le biais de la structure de la temporalité notamment, dans le néant que la métaphysique de la finitude trouve son ultime fondement. La métaphysique de l’infinitude de Herrigel prend au contraire son acte formel de la pureté d’un entendement paradigmatique qui, en ses synthèses originaires, « engendre des mondes[61] ». Face à la métaphysique de la finitude heideggérienne[62], qui ramène tout à l’imagination sensible, au temps et à l’affect, la métaphysique de l’infinitude de Herrigel prend son impulsion de la réalité nouménale reconnue au monde intelligible. L’entendement endosse alors le rôle de forme pure de la connaissance avant d’être proprement nôtre[63]. L’objet formel de cette métaphysique apparaît ainsi établi. L’entendement pur, compris comme ce qui tient lieu en nous d’intellect originaire, ne peut prendre pour corrélat de ses synthèses qu’une matière elle-même « absolue », la matière comme telle ou matière pure. La forme pure de l’entendement ne s’appliquera qu’à une « materia prima », « infinitum potentiale », pour reprendre à la suite de Przywara l’intuition thomasienne[64]. L’acte fondamental de cette métaphysique apparaît en conséquence comme une exigence de conformité de notre connaissance avec la connaissance pure et paradigmatique, fondée dans la pure volonté de l’essence spirituelle, vue comme source de tout être ; son objet, comme le fini, certes, mais vu à partir de l’infini[65]. Aussi les livres de Heidegger et Herrigel se répondent-ils « coup pour coup », affirmera à nouveau Przywara quelques années plus tard (Humanitas, 1952). Pour Herrigel, même la deuxième édition de la Critique de la raison pure ne répond pas encore à l’intention la plus propre de Kant, puisqu’elle ne montre pas suffisamment à quel point le mundus sensibilis, nature sensible comme facultés sensibles, ne peut faire que révéler la seule vérité du mundus intelligibilis et de ses synthèses originaires. La subjectivité transcendantale kantienne n’est pas notre connaissance, mais un être sur-logique (überlogisches Sein) pur et simple ; la table des catégories, seulement une manifestation de ses synthèses originaires pensées comme lois absolument pures[66]. Aussi Kant ménagerait-il une ouverture vers un idéal absolu au-delà du Moi.

Nous l’avons vu, la métaphysique heideggérienne de la finitude est une métaphysique qui, selon Przywara, prend sa source et, de ce fait, aboutit au « néant ». La finitude, conçue dans le pur devenir entre ce qui était et ce qui n’est pas encore, se caractérise par une intensité infinie, qui s’enfonce toujours plus dans l’« infinité » d’un « néant productif [67] ». C’est en outre à partir du néant même, que tout être se dévoile et advient. L’acte formel même de cette métaphysique, comme maintien d’une ouverture sur le néant et, avec lui, sur la transcendance, s’accomplit donc dans une identité de l’être et du néant, comprise comme auto-compréhension, au bout du compte identitaire, de l’être même[68]. Il reste que l’être ne s’y dévoile qu’au prix et au sein même d’un acte de néantisation du sujet, constamment renouvelé[69]. Le philosophe-démiurge heideggérien, écrira Przywara dans sa synthèse anthropologique monumentale Humanitas, tend ses efforts « héroïques » vers la finitude, et à ne vouloir rien d’autre que le fini[70]. Heidegger place un néant productif en lieu et place du Dieu comme être[71].

À l’inverse, une métaphysique de l’infinitude insiste sur l’être qui persiste dans le devenir. Qu’il s’agisse du n’être pas encore ou de l’être passé, nous avons en effet toujours affaire à un être, et par là, à la participation, par un être fini, d’un être absolu transcendant, d’un « Être » pur. L’acte formel de cette métaphysique s’accomplit dans la revendication d’une connaissance épistémique de la vérité paradigmatique inconditionnée ou dans la possibilité d’une « connaissance pure », dont l’objet ne peut être que l’être dans son absoluité, fût-il considéré encore à la manière d’un objet seulement possible, c’est-à-dire comme l’infinitum potentiale d’une matière pure et indéterminée. Cette métaphysique trouve son point d’achèvement théorique dans l’identité parménidienne de l’être et du connaître, laissée sans reste[72].

Cette prétention à la vérité inconditionnée de la métaphysique de l’infinitude se heurte à la finitude attachée à l’acte de pensée humain, mise en évidence par la métaphysique de la finitude. Une fois cette finitude conscientisée, l’acte de la métaphysique apparaît comme une recherche de la vérité inconditionnée, reçue subjectivement dans le néant ou le fait de ne pas être cet inconditionné. Close sur elle-même, la métaphysique de l’infinitude s’efforce de dériver le néant noétique du sujet récepteur à partir de la vérité inconditionnée. La métaphysique de la finitude, quant à elle, s’efforce de rejoindre la vérité inconditionnée à partir du néant récepteur qui se mue noétiquement en néant productif et tombe par là dans ce que Hegel appelait un « mauvais infini ».

Mais nous assistons manifestement là à la naissance d’une dialectique et des éléments structurels communs peuvent être décelés dans ces deux tendances apparemment opposées de la métaphysique. On y trouve à chaque fois une finalité identitaire tout d’abord, ou une auto-compréhension sans reste de l’être comme finalité de la métaphysique, qui trouve son moteur de manière diversifiée cependant, dans l’identification de l’être avec son fondement néantisant d’une part, et dans la stabilité de formes pures transcendantes d’autre part. Ce qui ne fait que révéler de manière encore plus frappante le deuxième point commun, c’est-à-dire leur accord à cantonner la finitude dans le néant. C’est ce qui constitue d’ailleurs pour Przywara le noeud le plus révélateur de l’insuffisance de la pensée allemande de son temps. La tension existant dans le kantisme moderne, diagnostique alors le jésuite, ne fait que répondre à l’homme de la dynamique absolue tel que Husserl le mit au jour. Le problème est en effet identique et n’est autre que celui qui repose au fondement de toute philosophie : « […] comment une vérité infinie éternelle peut apparaître dans l’homme mortel fini[73] » ? « Comment peut-on concevoir qu’en son indéniable finitude, il y ait de l’infinitude ? Est-ce que cela veut dire que l’infinitude prend sa source dans la finitude ? Ou plutôt qu’il n’est que le théâtre passif d’une infinitude qui se manifeste[74] ? » Le dynamisme est au coeur de l’inquiétude d’un homme qui serait d’une part lieu d’un raptus veritatis, d’autre part d’une angoisse incessante devant une fin qu’il ne peut atteindre ; un homme posé devant sa décision ultime, et chaque branche de l’alternative semble menaçante. Dès lors, si le débat Herrigel-Heidegger signifie bien une renaissance de Kant, ce n’est pas celui de la « fière humanité de l’Aufklärung[75] », mais bien plutôt « de l’heure solitaire du regard dans la nuit étoilée : l’apeiron négatif, l’“infinitum potentia” thomiste, l’abîme du néant de la finitude, — et l’apeiron positif, l’“infinitum actu” thomiste, l’incommensurabilité de la plénitude de l’infini. “Abyssus abyssum invocat” : l’abîme du néant face à l’abîme de Dieu[76] ».

Il est à cet égard tout à fait frappant de constater que toute dialectique visant à l’identité tend en général à obtenir cette dernière par la prédominance de l’un des pôles sur son opposé et par là, à s’échafauder sur l’admission d’une inimitié foncière — telle que Przywara l’avait diagnostiquée de Luther à Heidegger par la médiation de Kant —, entre les pôles ainsi posés face à face. C’est ainsi que selon Przywara, la seule alternative restant pour admettre la légitimité, l’autonomie et la positivité ontologique de la finitude elle-même, n’est pas de les poser en face de l’absolu, comme entrant en quelque lutte avec lui, mais d’admettre qu’elles sont intimement reçues de lui, c’est-à-dire admettre un pôle supérieur qui échappe à cette corrélation de la forme et de la matière de la philosophie, ce qui revient en quelque sorte à consentir à ce que l’essence même de la tension entre métaphysique de la finitude et de l’infinitude repose en une métaphysique « de créature ». L’aporie interne à la tension existant entre métaphysique de la finitude et métaphysique de l’infinitude mène ainsi, selon Przywara, de soi à l’analogie.

Ces deux métaphysiques se caractérisent par l’unilatéralité de leurs points de départ et laissent échapper la complexité du phénomène ou de la chose même, écrit Przywara[77]. Car c’est l’aporie, tant sur le plan du sujet ou de l’acte (noétique) que de l’objet (ontique), qui nécessairement a le dernier mot : d’une part manifestation de l’Être premier dans le néant de la créature finie, par laquelle tant l’Être que l’être acquièrent leur effectivité, et donc manifestation de la différence à partir de l’unité originaire ; d’autre part, inadéquation irréductible entre l’Être et l’être auquel il se communique, infinitum actuale d’une inépuisabilité sans fond face à l’infinitum potentiale, c’est-à-dire la potentialité négative d’un non-être fini qui ne peut que projeter son identité avec l’Être fondateur, tension vers l’unité fondée dans l’irréductible différence. L’unité formelle de l’acte et de l’objet de la métaphysique ne devient pleinement claire que dans la manifestation de leur différence ; la pleine conscience de cette différence ou de l’inaccessibilité de la fin dernière ne se révèle qu’au sein de l’effort tendu vers l’unité formelle de l’identité. Or ce n’est là rien d’autre que « l’essence même de l’analogia entis : au sein de toute tanta similitudo, toujours une maior dissimilitudo[78] ». Ce hiatus persistant entre l’être et sa manifestation, entre le sujet et l’unité idéale de son objet, assoit le caractère abyssal de tout rapport entre Dieu et la créature, entre révélation divine et métaphysique créaturelle. Car si Dieu se trouvait véritablement intégré dans une corrélation identitaire, il ne serait tout simplement plus Dieu[79].

La métaphysique de l’analogia entis refuse donc toute mainmise sur le divin. Elle échappe aux absolutismes du théopanisme et du panthéisme, tout en faisant surgir la perspective du créaturel immédiatement des insuffisances des métaphysiques de la finitude et de l’infinitude. Installée de fait dans le « l’un-à-l’autre » du sujet connaissant et de l’être connu, elle se refuse à poser dogmatiquement le primat de l’Être ou du sujet, pour partir des rapports entre forme et matière de la connaissance. C’est là une perspective irrémédiablement liée à l’activité du sujet humain, à la fois finie et ouverte à la transcendance, possibilisée par cette dernière et s’épanouissant en son être dans la reconnaissance lucide de sa propre altérité. Le dynamisme de son activité s’épanouit dans le l’un-à-l’autre d’une métaphysique de l’identité en puissance entre l’être et l’Être, et d’une phénoménologie qui se soumet de manière radicale au donné[80]. Tension métaphysique incessante et dynamisme d’une existence de créature ordonnée à l’unité qu’elle désire et voit incarnée dans son Dieu, l’activité spirituelle humaine est toujours dans l’entre-deux de l’analogie, dans son mouvement d’aller et retour, en tension et ressourcement.

Métaphysiques de la finitude et de l’infinitude fonctionnent toutes deux sous le postulat d’une corrélation de l’identité et de la différence, d’une raison divinisée face à une matière pure et d’une matière absolutisée face aux catégories du sujet. Mais dans ce face-à-face, c’est toujours bien la potentialité qui tend à revendiquer le remplissement de sa propre indétermination ; indétermination à la fois d’un concept qui cherche son remplissement et d’une puissance en quête d’achèvement. Une raison pure divinisée a besoin de la matière pour être remplie ; une raison dont les catégories sont forgées par le dynamisme matériel est déterminée par celui-ci. Échapper à cette « inimitié » foncière de la matière et de l’esprit demande de s’en référer à un point de vue supérieur, duquel surgit ce couple à la fois antagoniste et complémentaire. Mais si le dynamisme et la tension existant entre les deux tendances fondamentales de l’esprit exprimées par les métaphysiques de l’infinitude et de la finitude trouvent leur origine dans une unité fondamentale, seule apte à manifester qu’il y ait véritable déchirement au sein de cette tension, sans doute pourra-t-on admettre également que le concept « négatif » de potentialité puisse se transformer en un concept « positif ». Face au pur dynamisme existentiel d’un néant revenu à soi-même, selon l’image du temps dévorant continuellement ses enfants, caractéristique d’une pensée de la pure finitude, Przywara recourt à la pura potentia, corrélative à l’hypothèse d’une raison infinie.

Le « néant productif » heideggérien trouve sa source exemplaire dans la dunamis aristotélicienne, nous dit Przywara. Cette dernière en effet, en dépit de son caractère second par rapport à l’acte, est pour le jésuite, origine en elle-même. Elle est

le parfait prototype du « néant productif » de Heidegger : le néant de la possibilité pure comme totalité in fieri : comme « lieu de tous les contraires en un » (tauton tanantia), le contrôle du véritable tout, en tant qu’équilibre mouvant des oppositions réalisées dans l’éternelle circulation (kuklophoria). Or, […] [il] se produit un radical « crépuscule » de cette « matrice totale » théomorphe. Dans sa réalité dernière, elle n’est plus que pure possibilité : potentia passiva. Elle n’a pas pour fonction d’être une « puissance féconde » (potentia activa), mais d’être un « libre don d’en haut », en vertu du « service » auquel est appelé le néant de l’« impuissance ». […] Le couronnement que Thomas d’Aquin apporte à notre potentialité totale est la doctrine des causes secondes : le « (est) vaut » créaturel est si profondément enraciné dans le divin Est (Vérité, etc.) qu’il a une efficacité propre[81].

Au sein d’un dernier retournement, la parfaite conscience de la pure possibilité inhérente à la materia mène Przywara à considérer la libération dans l’amour de la créature par son créateur. Ainsi l’infinie distance de l’analogie de proportionnalité, aboutie dans l’être propre attribué tant à Dieu qu’à la créature, reprend-elle la dernière main[82]. L’inimitié convenue entre matière et forme, corps et esprit, symbolisée par toute dialectique identitaire qui recherche une résolution des tensions inhérentes à ces couples dans la prévalence de l’un des pôles, doit être vaincue par l’analogie de l’amour, seule apte à maintenir la pleine validité de chacun des termes en présence. L’être créaturel acquiert, par l’instance de son enracinement dans l’Être éternel même, une efficacité propre.

C’est à cet effet que Przywara invoque la notion de potentia oboedientialis, qu’il caractérise très justement comme une « disposition propre et directe opérée par Dieu » dans l’homme :

Mais d’autre part — et c’est en cela que cette potentialité la plus fortement négative tourne en potentialité positive —, ce « sur-naturel » s’insère parfaitement dans la structure de référence du naturel, à savoir dans le système de la fin et du moyen : le surnaturel « concerne la fin elle-même » (circa finem), le naturel est « en vue de la fin » (ad finem) […] ; dans le système relationnel du comment et du quoi : dans le surnaturel repose la « juste façon » (modus conveniens), dans le naturel le « bon contenu » (substantia actus) […]. Il s’ensuit nécessairement que le plus proprement surnaturel, la vision de Dieu comme vie éternelle, devient l’« ultime accomplissement » du naturel : subjectivement, pour l’esprit, en ce que son naturale desiderium ne trouve que là son repos […] ; objectivement, pour la création en général, qui dans cet accomplissement de l’esprit atteint au but qui correspond à son point de départ […]. Cette compénétration de l’« au-dessus de la nature » et du « dans la nature » s’exprime à plein dans la potentia oboedientialis[83].