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Le concept de placebo passe par une transformation : dans le domaine médical, il n’est plus une contrefaçon, pour être reconnu comme un allié. En effet, dans le contexte des études sur les placebos, on s’interroge aussi sur l’importance et l’efficacité des rites de guérison. On interroge, donc, la dimension et le potentiel thérapeutiques des rites religieux. Déjà dans ce sens, il n’y a aucune raison d’exclure de ce mouvement la liturgie et les sacrements chrétiens, plus particulièrement le sacrement destiné aux malades. Il est donc question de la liturgie comme thérapie, mais aussi de la thérapie comme liturgie. C’est l’idée même de thérapie qui s’élargit pour embrasser le rite et le placebo. Un tel élargissement implique que l’on se tourne vers le noeud de la question. Si le placebo devient un allié de la biomédecine et si les pratiques alternatives et les rituels sont reconnus dans leurs dimensions thérapeutiques, c’est que l’on est en train de concevoir autrement les rapports entre le corps et l’esprit ou l’âme. En mode mineur, la question est celle de la complémentarité des soins médicaux fondés sur une science positive empirique et les « soins spirituels » envisageant l’intériorité de la personne humaine, une complémentarité qui serait mise en oeuvre de façon successive (après avoir pris soin du corps, on doit encore prendre soin de l’esprit) ou parallèle, mais jamais confluente, voire interpénétrée[1]. La possibilité d’une confluence et d’une intégration ne pourra être envisagée que si l’on formule notre questionnement en mode majeur et cela de façon radicale. Ainsi, je soutiendrai que l’effet envisagé par le sacrement chrétien consiste précisément dans la guérison des blessures et des ruptures provoquées par nos traitements palliatifs à morceaux[2]. Autrement dit, l’onction des malades réaffirme et rétablit l’unité fondamentale de la personne — corps animé, esprit incarné, « corps spirituel », c’est-à-dire vivant — comme achèvement symbolique de ce que d’autres procédures partielles ont pu commencer à faire, un achèvement symbolique qui marque le chrétien pour la résurrection.

I. Le placebo, d’une contrefaçon à un allié

En recherche biomédicale, le placebo donne l’opportunité de distinguer la guérison légitime de la guérison illégitime. Il sert de référence de comparaison, dans le but de confirmer les effets mesurables et prévisibles d’un médicament ou d’un traitement. Dans ce sens, le placebo est la contrefaçon en face de laquelle les véritables composantes thérapeutiques peuvent se voir confirmées. Toutefois, le placebo est en train de gagner une plus grande légitimité et, d’une contrefaçon, il se transforme en allié des sciences biomédicales[3]. Ted J. Kaptchuk, par exemple, traite de l’effet placebo comme une forme de guérison rituelle, invitant les deux domaines d’études à se rejoindre[4]. Ceci est possible parce que, dans le domaine de la santé, la causalité instrumentale se montre limitée face à l’efficacité performative. La conclusion est que la guérison est l’acte de guérir. « Healing is the enactment or performance[5] ». Les traitements pharmacologiques habituels se laissent orienter par une causalité instrumentale sans que l’on discute de leurs aspects performatifs. Dans les faits, un tel refoulement de la ritualité finit par renforcer le pouvoir symbolique de la biomédecine. Celle-ci conserve des aspects liés à la ritualité, mais dans le cadre d’un mythe profane, voire sécularisé. La recherche sur les placebos pointe vers l’importance de la performance rituelle dans les traitements. Non seulement on répond à des traitements simulés, mais aussi la performance elle-même est en mesure de provoquer la libération de substances chimiques endogènes avec des effets bénéfiques. On a confirmé aussi l’importance de la ritualité médicale dans le cadre de traitements faits avec des principes médicaux actifs. « It seems that if the mind can be persuaded, the body can sometimes act accordingly[6] ».

Avec Ann M. Ostenfeld-Rosenthal, on pourrait formuler la question suivante : mettre en oeuvre le rituel, faire, plus que croire au rituel, est le noyau de l’effet placebo, mais pourquoi ? Qu’est-ce qui fait fonctionner le rituel[7] ? Le rituel s’adresse simultanément au corps, à l’esprit et aux émotions. L’efficacité performative serait-elle à comprendre en lien avec cet aspect ? Si les symboles ont des effets réels sur le corps, il est possible d’accepter qu’un rituel de guérison ait le potentiel de créer une image persuasive et transformatrice d’une personne saine. Le patient ferait l’expérience de cette image lors du rituel : il deviendrait cette image[8]. L’auteure parle ainsi d’un « bodily-experienced symbolic re-editing of body- and self image[9] ». Le placebo consisterait dans cette « effectiveness of bodily-experienced meaning[10] ».

L’hypothèse de l’importance de la dimension métaphorique pour la guérison avait déjà été soulevée en 1979, par Daniel E. Moerman[11]. Selon cet auteur, le noeud problématique se trouve dans la façon de conceptualiser l’interaction entre les aspects mentaux et la vie physique. Cette conceptualisation est mal formulée, car l’idée de l’existence de deux niveaux de réalité exige un tiers, une médiation, laquelle ironiquement est toujours d’ordre « spirituel » : l’ego, le « petit homme intérieur », le « fantôme dans la machine ». C’est sur un tel dualisme que la médecine occidentale se fonde. Il est donc nécessaire de restructurer la problématique ; ce que Moerman a fait à partir de l’effet placebo[12]. Il a constaté que l’effet placebo est présent même dans les procédures médicales. Ainsi, celles-ci fonctionnent, mais pas exactement pour les raisons scientifiques invoquées par les médecins. Comment les symboles peuvent-ils affecter la physiologie ? Selon Moerman, cette question relève encore du dualisme et, par conséquent, elle est mal formulée. Pour la formuler de façon correcte, il faut reconstruire le langage et proposer une catégorisation capable de dépasser la différenciation de deux niveaux[13]. Moerman a trouvé son modèle dans l’hypothalamus par la simple raison qu’il opère autant comme organe neural que comme organe endocrinien[14]. Il est ainsi possible d’affirmer l’identité du corps et de l’esprit[15], et de suggérer l’homologie entre la construction d’un symbole rituel et la guérison : « The construction of healing symbols is healing[16] ».

II. Le rite comme thérapie, la thérapie comme rite

En reprenant le titre d’un article de Judith Davis, « Ritual as Therapy, Therapy as Ritual[17] », je désire revenir sur l’enjeu rituel. Le propos semble évident : le rite appartient à l’univers de la maladie et de la guérison non seulement parce que l’on retrouve des rites de guérison dans l’univers des rites, mais aussi parce que les procédures thérapeutiques seraient elles aussi apparentées aux rites et, donc, caractérisées par la ritualisation. Toutefois, la promesse d’un tel titre ne consiste pas seulement dans la récupération et la mise en valeur des rites de guérison ; elle se trouve aussi dans le fait d’annoncer une dialectique nouvelle, une dynamique inédite où le traditionnel et le technologique, le communautaire et l’individuel, le religieux et le médical, le spirituel et le corporel, s’entrecroisent.

Davis travaille avec une notion large de thérapie et notamment de thérapie familiale. Elle interroge le rituel du bat/bar mitzvah comme un exemple d’interaction familiale chargé de potentiel thérapeutique. Sa conception de rituel ou de ritualité est large aussi. Le rituel est contemplé dans ses conséquences sur les trois générations qu’il implique : l’enfant qui est au centre du passage religieux, culturel, communautaire et familial ; les parents qui se voient confrontés au passage plus subtil du cycle des générations ; et les grands-parents, arrivés ou en train d’arriver au moment de la réversion de l’autonomie en dépendance physique[18].

Davis introduit l’idée de la thérapie comme rituel par le biais d’un cas concret, celui de Jack, un enfant « problématique » autant à l’école qu’à la maison. Dans un contexte de thérapie familiale, mise en oeuvre lors d’une rencontre de Jack et sa mère avec un groupe de thérapeutes et d’observateurs, la version violente de l’histoire de Jack a donné lieu à une histoire différente, l’histoire d’un enfant disposé à tout pour protéger sa mère, et l’histoire d’une mère disposée à tout pour garder son enfant. La séance a offert l’occasion de manifester le « nouveau garçon » qui existait dans le « vieux garçon[19] ». Selon Davis, cette histoire de guérison et de transformation met en lumière les parallèles entre le rite et la thérapie. Les deux sont des suspensions ; les deux sont des occasions publiques, structurées par des actions et des procédures prescrites ; les deux se caractérisent par les trois moments du processus rituel (séparation, transition, réintroduction) ; les deux ont lieu à l’intérieur d’espaces physiquement et symboliquement délimités (le sanctuaire ou la clinique) ; les deux utilisent des mots efficaces (des incantations ou des réflexions) ; les deux ont recours à des symboles rituels. Finalement, autant le rituel que la thérapie ont des effets cathartiques, au moins dans le sens où ils déplacent et transforment[20].

La promesse d’une articulation dialectique et dynamique entre le rite et la procédure médicale est loin d’être confirmée. L’élargissement de la notion de rite ainsi que celle de thérapie a créé un piège. Il est vrai que le rite a déjà été une thérapie et même la seule thérapie disponible. De même, la médicalisation scientifique commence à prendre ses distances de l’objectivation mécaniciste de l’être humain et s’ouvre à la possibilité d’entrer en relation avec le monde religieux et les connaissances traditionnelles. Dans le but de développer la dialectique inscrite dans le titre de l’étude de Judith Davis, je vais me référer à deux contributions, l’une d’un spécialiste en études rituelles, Ronald L. Grimes, et l’autre d’un théologien, Andrea Grillo.

1. La maladie comme incorporation rituelle de la santé (R.L. Grimes)

Le danger d’une notion trop élargie de rituel est d’en réduire la portée critique et d’utiliser la notion comme une référence vague. Pour les études rituelles, au contraire, il s’agit de mettre en valeur les capacités critiques et constructives du rituel[21]. Ceci implique aussi la reconnaissance du métaphorique et du symbolique. Dans ce sens critique et constructif, la métaphore apparaît comme un acte symbolique radical : elle incorpore ce qu’elle signifie. De ce point de vue, tout acte d’incorporation d’une signification est un acte rituel. Le rite est une métaphore somatique. En effet, le corps humain est à l’origine de la métaphorisation du monde : une institution est aussi un organisme, quelqu’un touche au coeur du problème, le Christ est la tête de l’Église et celle-ci son corps. La maladie, elle aussi, n’est pas seulement un phénomène physiologique, mais aussi symbolique. Les métaphores sont des identifications à travers différentes strates. Dans le cas de la maladie, on traverse la strate somatique, pour arriver à la strate psychosociale et parfois aussi religieuse. Ainsi, la maladie est une source de connaissance en lien avec le caractère sacré du corps humain, c’est-à-dire avec le fait que le corps permet d’investir le monde de signification en même temps qu’il est toujours culturellement investi, voire construit. Ainsi, la maladie et la mort ne sont pas seulement des épreuves qui mettent la vie en danger, mais elles sont aussi des expressions de la vie. La maladie n’est pas seulement le contraire de la santé : elle est aussi une façon métaphorique d’incorporer la santé. « Illness is also health somatized metaphorically[22] ». Ceci veut dire que le rétablissement d’une maladie se donne quand on commence à incorporer un style de vie sain, à vivre en santé. On comprend, alors, que le lien entre rituel et maladie n’est pas seulement un lien d’analogie, mais, plus profondément, un lien « d’identification métaphorique[23] ». Considérée rituellement, la maladie est un état de haute réceptivité dans lequel le patient a besoin de procédures médicales, oui, mais aussi et davantage d’un contexte communautaire où les valeurs de la personne sont reconnues et renforcées.

Dans l’optique de la biomédecine, la maladie est interprétée comme une conséquence ; dans la perspective du rituel, l’infirmité est une expression. « Disease is literal ; illness is symbolic[24] ». Grimes en tire des conséquences concrètes. Une conséquence de cette vision symbolique est la suivante : ceux qui désirent concourir à la santé des autres doivent eux-mêmes incorporer la santé. Ceci ne veut pas dire rayonner du bien-être, mais conduit sûrement à repenser les rapports entre le personnel médical et les intervenants et/ou ministres religieux, entre autres. Il n’est d’aucune aide que le médecin et le prêtre s’approchent d’un malade en étant convaincus qu’ils soignent des domaines distincts. Ils ne peuvent simplement livrer des soins de santé. Selon Grimes, la séparation des domaines est elle-même à l’origine de la maladie, de même que la distance entre les rites d’interaction dans les centres de santé, les rites religieux dans les églises, et les rites domestiques dans les maisons. L’autre proposition pratique de Ronald L. Grimes surgit en lien avec cette dispersion rituelle. Il propose la création de « sanctuaires de guérison », imaginés comme nids où les malades seraient soignés en contact corporel avec les représentations de la santé de leur culture et religion. Ces sanctuaires seraient des espaces de rencontre et de collaboration entre le personnel médical et les agents religieux, accueillant les différentes ritualités impliquées dans les processus de guérison.

2. L’acte rituel comme réconciliation avec les actes de soin (A. Grillo)

Dans son étude sur la liturgie comme thérapie[25], Andrea Grillo nous propose une entrée dans les aspects qui pourront être investis dans le but de mettre en valeur l’incidence thérapeutique de toute action liturgique en général, ainsi que du sacrement de l’onction des malades en particulier.

Un premier aspect concerne le fait que l’on a encore de la difficulté à accepter que notre intériorité soit intimement liée à notre corps, c’est-à-dire que le corps est la manifestation de notre intériorité[26]. Dans ce sens, on est loin d’activer le sens qui est à l’origine de la liturgie : le tact. La liturgie s’enracine dans le toucher significatif, quand le fait de toucher autrui produit du sens. Selon Andrea Grillo, un regard sur le passé dans l’optique du concile Vatican II, montre comment la continuité de la tradition se donne à travers la discontinuité condensée dans l’idée de réforme. La tradition connaît trois registres, trois manières de se référer à la liturgie et aux sacrements : le langage dogmatique-disciplinaire, le langage spirituel et le langage symbolique. Les sacrements et la liturgie étaient sous la domination du langage dogmatique et disciplinaire. La liturgie restait sans doute marquée par le langage symbolique et par le langage spirituel, mais la suprématie du dogme et de la morale en réduisait les conditions de possibilité. D’ailleurs, le langage symbolique liturgique et le langage spirituel se sont ainsi éloignés. La liturgie est devenue champ d’application et de surveillance dogmatique, alors que le langage spirituel est devenu celui de la subjectivité plus au moins privée. Vatican II a récupéré non seulement le registre liturgique et le registre spirituel, mais aussi leur lien intrinsèque : le rite n’est plus l’aspect dogmatiquement institué, ni seulement l’occasion pour une expérience spirituelle comprise comme démarche subjective, mais le langage de tous, langage commun.

Dans ce contexte, pourquoi la liturgie doit-elle devenir thérapie[27] ? Le discours sur la liturgie comme thérapie, c’est le discours sur l’initiation chrétienne, parce que la guérison chrétienne n’est que se laisser initier à la relation intime avec le Christ dans l’Église ; c’est entrer, par l’initiation, dans le langage de cette relation : le langage de la prière qui découle du baptême, du chrême et de l’eucharistie[28]. Initier à la guérison est donc la médiation d’un processus complexe, d’un chemin qui conduit le baptisé à vivre l’appartenance chrétienne selon des pratiques rituelles eucharistiques qui débouchent sur la vie[29]. On peut ainsi récupérer la lecture des sacrements comme remèdes, comme formes de guérison en tant qu’apprentissage de la louange, de la gratitude et de la bénédiction. Toutefois, au sein de cette expérience, il y a des crises, notamment les crises provoquées par la maladie et par le péché. Ici, la démarcation se trouve dans la présence ou dans l’absence de coulpe. L’Église a ainsi développé une stratégie d’accompagnement du malade grave dans la perspective de la résurrection. L’onction des malades répond à la crise au sein de laquelle la maladie est née[30]. Pour comprendre cette perspective comme optique de lecture de l’onction des malades et de la dimension thérapeutique de la liturgie, il faut recommencer par le tact, par l’expérience de « surabondance rituelle[31] » qui est aussi expression de la « grâce coopérante[32] ».

L’autre aspect qui rend difficile l’accès à la liturgie comme thérapie est relié à la naissance de la clinique, quand le médecin a pris en charge le soin du corps, laissant au prêtre le soin de l’âme. Grillo ne laisse pas de remarquer comment cette rupture a trouvé appui sur des théories théologiques inadéquates, pour attirer l’attention vers le sens profond de la tradition liturgique et de la guérison sacramentelle, laquelle « s’occupe de l’unité Âme-Corps[33] », tandis que la biomédecine travaille par domaine de spécialisation sans réussir une compréhension intégrale de la maladie et du malade. Le passage de l’extrême-onction à l’onction des malades implique que le sacrement n’est plus destiné aux mourants, mais à des personnes malades en crise avec le corps et l’âme. Par conséquent, selon Andrea Grillo, on est appelé à changer la pastorale de la santé, les relations avec les hôpitaux et les propres hôpitaux. On est appelé à entamer le chemin par lequel le malade grave est soigné autant selon les logiques médicales que selon les logiques spirituelles[34].

Grillo ne clôt pas son discours sans ouvrir des perspectives et sans poser de saines provocations. Chacun de nous sait, dit-il, que la table, le lit et la toilette configurent des moments originaires de communion au sein de la famille, et que, précisément pour cette raison, notre autosuffisance ne devrait pas se débarrasser trop rapidement du souvenir de ses conditions communes[35]. Comparer la liturgie aux actions qu’une famille concrétise à la table est encore raisonnable, mais tirer jusqu’au lit et à la salle de bains !? En vérité, cette provocation est d’une grande urgence et opportunité. Il s’agit de faire du rite « il luogo che riconcilia con le logiche complesse del guarire, dove Dio e il prossimo ci incontrano con consolazione, con misericordia, con capacità di ascolto[36] ». Le foyer est imaginé ici comme « nid sacramentel », pour rejoindre l’image proposée par Grimes. Si l’on est autonome dans les actes de manger, de dormir et de l’hygiène, c’est que quelqu’un nous a initié à cette gestualité et à ce langage originaires. L’assiette, le lit et la cuvette sont des lieux d’initiation aux relations dans l’amour par le langage du soin eu égard aux enfants, aux vieillards et à toute personne en situation de dépendance physique. Si l’on pense à l’eucharistie, on voit immédiatement qu’il y a là une reprise symbolique des actes de la nourriture. Le baptême en fait de même avec la gestuelle du bain et du lavage. Pour sa part, le mariage est consommé dans le lit[37]. L’aspect à retenir, c’est que la reprise sacramentelle met les croyants — adultes et autonomes — dans une situation de dépendance : on nous donne le pain béni à manger ; on est conduit au baptistère pour se faire laver ; on ne couche pas ensemble sans un serment public de fidélité, entraide et amour « dans le Seigneur ». La suggestion est claire : dans l’onction des malades, il ne s’agit pas d’une guérison spirituelle[38], mais d’une ritualisation des actes humains de soin et des actes divins de guérison, d’une symbolisation qui concerne l’unité de l’être humain pour la rétablir et la consacrer en vue de la résurrection.

III. L’onction des malades : un symbole du futur

En ajoutant la clé utopique à mon discours, je désire rendre hommage à Gregory Baum, décédé le 18 octobre 2017, et montrer que sa théologie critique se nourrit d’une théologie sacramentelle tacite qu’il s’agit ici d’expliciter. Cela me permettra de revenir, dans un second moment, sur l’utopie sacramentelle du concile Vatican II ainsi que sur ses conséquences pour le sacrement de l’onction des malades.

1. L’eschatologie chrétienne comme utopie selon Gregory Baum

Selon Gregory Baum, si l’eschatologie chrétienne n’est pas utopique, elle devient idéologique[39]. Plus spécifiquement, la doctrine chrétienne sur la vie éternelle doit assumer la forme d’une utopie concrète qui libère de l’obsession autour du sort individuel pour renvoyer au destin commun de l’humanité et à une représentation de la résurrection purifiée du dualisme qui sépare l’âme et le corps[40]. Notre attitude devant la mort dépend de notre imagination de l’avenir. Une imagination collective tend à représenter la mort de façon positive, mais une imagination individualiste tombe dans l’angoisse et la peur[41]. Pour ceux qui croient en la résurrection, il ne doit pas être très difficile de mourir. Ainsi, l’eschatologie chrétienne, loin de conduire à l’angoisse devant la mort, libère pour un amour plus grand et pour une responsabilité plus réveillée. La théologie chrétienne doit ainsi prendre au sérieux les dimensions politiques de la mort[42]. Un petit nombre d’êtres humains meurent à la maison, dans le lit, mais la plupart sont victimes de la violence, de la guerre, d’accidents, de maladies prolongées à l’hôpital ou très simplement dans l’isolement d’une résidence pour les aînés.

Baum ne cache pas sa préférence pour l’espérance d’Ernst Bloch ; il ne cache pas non plus ses critiques à Freud et à son intimisme bourgeois. On peut parler d’utopie seulement quand l’imagination introduit un élément qualitativement nouveau dans la forme de vie humaine, un élément qui s’enracine dans la nature matérielle, voire corporelle, de l’être humain[43]. Le message du Royaume est utopique parce qu’il révèle la présence du péché dans le monde et parce qu’il oblige à agir. L’utopie chrétienne est proclamée en termes qui dépassent les dichotomies entre ciel et terre, âme et corps, personne et société, mais ce discours ne peut se réduire à une doctrine : il a besoin de prendre vie pour vivifier, et ceci se passe seulement quand l’utopie règne sur l’imagination de l’Église comme symbole et entre dans la dynamique de la rédemption de l’histoire[44]. Autrement, on assistera à la perte de la substance religieuse chez les chrétiens politiquement actifs. Une Église qui perd le contact avec les actes sauveurs de Dieu, les célébrations liturgiques et la spiritualité, perd le contact avec l’Esprit qui l’anime et l’envoie en mission[45]. La clé à laquelle Baum renvoie est le symbole, parce que les symboles du futur ont le pouvoir de restaurer la société[46], même s’il est impossible d’identifier complètement les symboles chrétiens avec l’ordre social[47]. L’Église doit ainsi être autocritique par rapport à ses propres symboles. Surtout, il faut accepter que l’élément cognitif (la doctrine), par lui-même, ne médiatise pas le salut. Le dogme dérive des symboles et il est destiné à y retourner[48]. La production et la communication d’un nouveau symbole religieux présupposent et enrichissent l’expérience religieuse. Celle-ci est médiatisée par les symboles et devient la référence pour une nouvelle réinterprétation du message religieux[49]. La traduction matérielle de ce discours formel sur le symbole ne sera que la description de l’utopie sacramentelle chrétienne. Celle-ci est particulièrement importante et nécessaire en tout ce qui concerne l’onction des malades, notamment dans le sens de la dynamique que ce sacrement est appelé à retrouver aujourd’hui, à la suite de la réforme liturgique du concile Vatican II.

2. L’utopie sacramentelle de Vatican II

Les propositions de Gregory Baum sont particulièrement pertinentes pour compléter notre approche. Il ne s’agit pas « d’appliquer » ses affirmations au sacrement de l’onction de malades, mais de voir dans ce sacrement une articulation concrète, de premier ordre, d’un discours comme celui de Gregory Baum, de second ordre. Ce premier ordre d’articulation est symbolique et performatif et il correspond aussi à un premier sens de l’utopie sacramentelle, celle de Vatican II. Jusqu’à la réforme de la liturgie, notre sacrement était connu par le nom d’extrême-onction et il était pensé et pratiqué comme le sacrement des mourants. On attendait même la perte de la conscience pour l’administrer, par peur d’une retombée dans le péché. Le sacrement avait gagné la signification d’une dernière purification des sens corporels, portes et occasion de péché. Le sacrement s’était privatisé, de la même façon que la mort. On avait crainte de cette cérémonie, de la même façon que l’on avait peur de la mort.

Sacrosanctum Concilium 62 reconnaît qu’« au cours des âges sont entrés, dans les rites des sacrements et des sacramentaux, des éléments qui, à notre époque, ne permettent pas d’en voir assez clairement la nature et la fin ». On peut lire aussi Sacrosanctum Concilium 21, dans le même sens d’un exercice d’autocritique, comme dirait Gregory Baum. En cohérence avec cela, les adaptations demandées par le Concile pour notre sacrement découlent des expressions théologiques et des témoignages liturgiques suggérant non un sacrement pour les mourants, mais une célébration pour des personnes atteintes par l’infirmité. Au contraire des prescriptions qui retardaient le plus possible l’administration du sacrement, le Concile affirme que « le temps opportun pour le recevoir est déjà certainement arrivé lorsque le fidèle commence à être en danger de mort par suite d’affaiblissement physique ou de vieillesse » (SC 73)[50]. Le pape Paul VI en a tiré une première conséquence, en accord avec la tradition ancienne. « Ce sacrement peut être réitéré si le malade, qui a reçu l’onction et s’est rétabli, redevient malade ou si, durant la même maladie, le péril devient plus grave » (Constitution apostolique « Sacram Unctionem »).

L’autre changement important concerne la succession et l’ordre des sacrements destinés aux mourants. L’onction n’est plus le dernier sacrement, mais l’eucharistie-viatique[51]. La référence à la mort se voit ainsi relativisée, sans disparaître complètement. La mort du chrétien est davantage une affaire eucharistique et, donc, de participation à la mort du Christ, tel que Lumen Gentium 11 expliquera, sans oublier la résurrection[52]. Finalement, Sacrosanctum Concilium 75 demande qu’autant le geste de l’onction que la formule de la prière de supplication soient adaptés aux circonstances et à la situation de la personne. Ainsi, la formule sacramentelle a été modifiée « pour qu’elle exprime mieux les effets du sacrement, en employant les paroles de saint Jacques » (Constitution apostolique « Sacram Unctionem »). Pour sa part, on suggère que l’onction se fasse désormais sur le front et sur les mains avec huile d’olive ou quelque autre huile extraite de plantes.

Retirer les prescriptions conciliaires sur le renouveau de l’onction des malades du contexte plus large de la Constitution conciliaire sur la liturgie et même de l’ensemble du corpus conciliaire, serait une grave erreur herméneutique[53]. Ceci équivaut à resituer l’onction dans le contexte du septénaire et de la globalité du système rituel de l’Église, mais cela implique aussi de ramener la célébration rituelle au statut de « source » (SC 10) : source de vie — articulation de premier ordre — et source de théologie — articulation de second ordre. Sur le premier ordre, celui performatif, les changements déjà mentionnés concernant l’onction des malades (le moment de la célébration, la nouvelle position du sacrement par rapport aux derniers sacrements, la révision du geste et de la prière, l’adéquation de l’administration du sacrement à la situation de la personne) requièrent l’appropriation du reste des aspects exigés par Sacrosanctum Concilium, notamment : la participation active de tous à la même action liturgique (SC 14), la diversification ministérielle (SC 26), l’amplification de la dynamique du sacrement stricto sensu par l’enchaînement de gestes et de paroles (SC 5, 6, 24, 48) qui l’encadre — tout ceci comme façon de « greffer » le sacrement, par la célébration rituelle, au mystère pascal (SC 6). Le sacrement et ceux qui le célèbrent, naturellement.

Dans la réforme d’un sacrement est impliquée la réforme de toute la liturgie et de toute l’Église. Andrea Grillo l’exprime en attirant notre attention sur l’importance de lire la liturgie sur le registre symbolique, et non seulement dans un registre dogmatique-disciplinaire ou spirituel-subjectif. Les propos de Gregory Baum ne sont pas différents, renvoyant à l’horizon eschatologique ouvert par la résurrection, dans un sens politique présent aussi dans la participation active. L’utopie sacramentelle gagne ainsi un second sens plus précis. Toutefois, les deux sens que je donne à cette utopie ne sont pas déconnectés, parce que le symbole concret de l’entrée dans la dynamique de la résurrection est la performance rituelle. Dans le cas de l’onction des malades, cette dynamique redevient aussi la clé de lecture théologique de second ordre qu’il faut privilégier, conservant le défi d’arriver à donner corps au premier ordre d’articulation. La performativité rituelle n’est plus à comprendre dans l’ordre du placebo-contrefaçon, mais dans celui du placebo-allié quand la construction symbolique passe à faire partie de la guérison. Dans ce sens, une prise de conscience de notre difficulté à mettre en oeuvre la façon dont le Concile a ré-imaginé la liturgie est encore nécessaire. L’utopie sacramentelle du Concile n’appartient pas au passé ; au contraire, elle est notre avenir. Elle est plus avancée que la perception que nous en avons. Elle reste là, devant nous, comme un horizon de compréhension et d’action, toujours neuf. Cette utopie sacramentelle est aussi la concrétisation symbolique de l’utopie eschatologique chrétienne. Elle radicalise donc l’aspect pascal de la participation active au sacrement ; ce qui augmente la distance entre ce que nous sommes déjà capables de faire et ce que l’on est appelé à mettre en oeuvre. Il n’y a ici aucun idéalisme, mais retour critique sur les représentations théologiques et liturgiques actuelles, à partir de l’inactualité de la réforme liturgique et des symboles du futur que sont les sacrements. En ce qui concerne le sacrement de l’onction des malades, ce regard implique notamment :

  • La critique de la persistance de la tendance à lire l’onction des malades comme sacrement des mourants.

  • La critique de la persistance de la tendance à spiritualiser l’effet de l’onction des malades.

  • La critique de la persistance de la tendance à confondre le plan rituel de la célébration avec le plan des prescriptions textuelles.

  • La critique de la persistance de la tendance à condenser le sacrement, à penser qu’il suffit de passer les doigts avec un petit peu d’huile sur les mains et le front de la personne en murmurant la formule prescrite pour faire le sacrement.

  • La critique de la persistance de la tendance à soumettre le sacrement à des critères dogmatiques, juridiques, moralisants, de spiritualité privée.

  • La critique, enfin, du manque de créativité authentique, de cette audace qui provient de l’Esprit Saint et qui permet de mettre en question le statu quo, l’inertie établie, le maniérisme.

Conclusion

Le sacrement de l’onction des malades est destiné à des personnes vivantes qui doivent y participer activement, même si faibles ou déjà malades. Il peut être réitéré, notamment dans le contexte d’une relation plus flexible avec les soins des personnes, sans oublier la prière et la présence de la communauté chrétienne. S’il peut être réitéré, il pourra aussi être célébré de façon graduelle, respectant et se reliant aux différentes procédures médicales. Par exemple, lors d’une intervention médicale particulièrement importante, la célébration pourrait commencer avant sous la forme d’une Liturgie de la Parole, et se poursuivre après l’intervention avec une célébration centrée sur l’onction et la prière de supplication, prolongés par d’autres gestes et d’autres prières. De cette façon, le sacrement manifesterait que, dans son caractère pascal, il concerne l’unité de l’être humain et qu’il contribue à sa restauration. Le rite religieux surgirait ainsi comme l’achèvement symbolique de l’intervention médicale, comme un placebo capable de compléter et d’humaniser les différentes procédures médicales.

Le sacrement a son moment opportun, auquel il faut être attentif, mais il doit devenir aussi architecte de son propre espace. La proposition d’un sanctuaire-nid, de Ronald L. Grimes, et celle d’un foyer initiatique, d’Andrea Grillo, sont très suggestives. Elles pointent vers une logique rituelle différente de celle qui caractérise les hôpitaux et les églises. Les hôpitaux ressemblent plutôt à des prisons ; les églises, elles sont davantage comme des écoles. Recommencer les choses à partir des rites de guérison et de la guérison comme rituel pourrait donner lieu à des hôpitaux plus accueillants ainsi qu’à des églises plus réunificatrices.

Le sacrement se déploie dans sa dynamique de parole-action et englobe l’ensemble des éléments liturgiques qui façonnent la célébration, depuis le début jusqu’à la fin, de façon à amplifier la structure fondamentale du sacrement par une liturgie de la Parole ainsi que par la louange, la supplication, la prière, la participation au sein d’une assemblée si petite ou domestique soit-elle. Le sacrement est le langage de la participation à l’oeuvre du salut per ritus et preces. Dans le cas de l’onction, le langage de l’implication arrive très loin dans la mesure où il s’agit de toucher le corps. Or, qui a l’autorité de toucher une personne déjà affectée par la maladie, la souffrance, la vieillesse ? Voici un enjeu de formation humaine de nos ministres, un enjeu très délicat sur lequel se joue la vérité du sacrement.

Le sacrement vise l’unité de l’être humain. Le sacrement ne vise pas la guérison physique au sens de la biomédecine. La prière de supplication l’exprime demandant la guérison du corps et de l’âme, mais il faut revenir sur la structure fondamentale du sacrement qui est celle de parole-action. À partir d’un toucher autorisé par un amour profond et palpable, l’onction — lente, vigoureuse, parfumée — excède les mots concrétisant plus que ce qu’ils ont pu exprimer. Le geste renvoie les paroles à l’horizon du silence pour « dire » le fondamental de la seule façon possible. Si le ministre doit acquérir l’autorité de l’amour, le sacrement permet une ministérialité partagée, une ministérialité qui pourra être assumée par tous ceux qui possèdent déjà une telle autorisation amoureuse pour toucher la personne, ceux qui sont avec la personne dans sa maladie et dans sa souffrance : familiers, amis, infirmiers, médecins[54].

La participation à l’oeuvre du salut per ritus et preces implique non seulement la situation présente, le kairós du sacrement du point de vue biographique, mais aussi le souvenir, l’anamnèse du salut de Dieu, ainsi que l’avenir, l’anticipation proleptique du futur eschatologique. L’onction avec l’huile d’olive ou au moins végétale remplit cette fonction par rapport à la première alliance, mais plus radicalement, par rapport à l’existence « en Christ », l’oint de Dieu, qui est don du baptême et du chrême[55]. Cette dimension royale est déclinée par l’onction des malades comme mémoire et participation à l’activité de guérison du Christ, signe de la présence du Royaume. Si les lectures bibliques et les prières activent la mémoire des guérisons opérées par Jésus, l’onction et la performance rituelle font cette anamnèse, c’est-à-dire rendent présentes les oeuvres salutaires du Messie et attestent l’arrivée du Royaume. L’anticipation eschatologique est ainsi le coeur battant de ce sacrement et elle consiste dans le marquage du corps du croyant pour la résurrection. De la même façon que la résurrection n’est pas une réanimation, la guérison réalisée par le sacrement n’est pas un rétablissement ; c’est une préparation, un renforcement, une anticipation de la condition future dans la foi. L’onction des malades est donc un sacrement du futur axé sur une expérience corporelle et symbolique qui inculque dans le croyant une image christologique de la santé par la mise en scène du salut en Jésus-Christ. Bref, un « placebo céleste ».